Plon (p. 1-50).

VISAGES DE FEMMES


JACQUELINE PASCAL


Dans le petit musée qu’on a installé — peut-être inopportunément — sur la dévastation du monastère, à Port-Royal-des-Champs, un portrait séduit nos regards et les retient. Le portrait d’une religieuse. Elle a le costume des Bernardines de l’ordre de Citeaux, la robe de laine beige, aux amples et lourdes manches. Sur la poitrine, plate comme celle d’un garçon, tombe le scapulaire où est cousue la croix, rigide et rouge : un cœur saignant qui a la forme d’une croix. La guimpe de toile blanche engonce le cou, monte aux oreilles et aux tempes, ceint le front. Le voile noir coiffe la tête et pend sur les épaules. La religieuse est assise dans un fauteuil et garde la pose que le peintre lui indiqua. La main droite tient le rosaire, et la main gauche, un livre de prières.

On connaît beaucoup de ces portraits de nonnes. Quand ils sont de Philippe de Champaigne, la parfaite beauté de l’art se joint à la beauté religieuse des physionomies pour composer une admirable image. Celui-ci n’est pas de Philippe de Champaigne. Le peintre : anonyme, et d’un talent modeste. Aucune virtuosité ; peu d’habileté, même : la simple et attentive copie d’un visage.

Mais, pour nous alarmer, ce visage a le plus émouvant caractère : il ressemble à celui de Pascal.

Le même nez, en bec d’aigle ; des yeux pareils, grands et noirs, peut— être moins vifs ; une bouche pareille, aux lèvres larges et dont le dessin fait une courbe fine et compliquée ; le même ovale de la figure. Et je n’ose dire la même expression, car le génie de Pascal est un feu qui n’a pas éclairé un autre visage que le sien ; mais un air analogue, une évidente parenté. Cette religieuse est la sœur de Sainte-Euphémie, Jacqueline Pascal.

Et, aussitôt, ne sommes-nous pas touchés de voir en elle le reflet de lui ? Plus encore que son reflet : son double. On dirait parfois que la nature crée les âmes deux par deux, l’une plus forte et qui aura tout le génie, l’une et l’autre du même type et de la même étoffe : Maurice de Guérin et sa sœur Eugénie, Chateaubriand et sa sœur Lucile, Pascal et sa sœur Jacqueline. J’ai pitié de ces pauvres filles. Les frères suffisaient ; et ils ont la gloire. Elles n’ont guère été qu’à la souffrance, à l’inutile souffrance d’une intelligence et d’une sensibilité que seuls les frères ont fait amplement rayonner. Douleur perdue !

Mais, en vérité, ces héroïnes malheureuses avaient ici-bas leur rôle ; et elles accomplissaient leur destinée. Qui analysera l’influence que durent exercer Eugénie de Guérin, Lucile de Chateaubriand, Jacqueline Pascal sur leurs frères étonnants ? Puis, eux morts, elles aussi, elles ont leur rôle encore ; et leur sacrifice obligeant continue leur dévouement. Plus proches de nous que leurs frères étonnants, elles nous accordent, pour aller à eux, leur entremise et comme leur intercession. Elles nous conduisent à eux ; et alors, eux, nous les abordons plus facilement.

Il y a, dans Pascal, de quoi nous déconcerter. Je ne fais pas allusion seulement à l’extraordinaire prodige de sa pensée ; mais sa vie même, les circonstances de sa vie et le détail de son activité nous déroutent plus d’une fois. Je le suis d’année en année ; soudain, je le perds et je m’égare : Jacqueline me ramène à lui. Cette petite servante — servante par la tendresse et par l’humilité — sait où est son maître.


Elle naquit le 5 octobre 1625, la plus jeune des enfants d’Étienne Pascal et d’Antoinette Bégon. Gilberte, l’aînée, avait cinq ans ; et Blaise était dans sa troisième année. Antoinette Bégon, femme Pascal, avait vingt-neuf ans. Elle mourut l’année suivante. C’est tout ce que nous savons d’elle. Gilberte l’avait un peu oubliée, probablement, à l’époque où elle composa la Vie de M. Pascal, son frère : Gilberte la nomme et dit qu’elle mourut en 1626. Voilà tout ; et l’on regrette, il me semble, de tant ignorer cette femme qui fut la mère de Pascal. Nous nous prenons à rêver autour d’elle et à nous dire qu’elle eût peut-être été, pour sa jeune famille, la raison calme et la douceur tranquillisante.

M. Pascal le père, excellent homme, était, à Clermont-Ferrand, conseiller pour le roi en l’élection du Bas-Auvergne. Il avait le goût des mathématiques et la renommée d’un savant. Il résolut de gouverner sa maison et donna tout son zèle à bien élever ses enfants.

Le petit Blaise, dès qu’il sut parler, montra une singulière vivacité d’esprit. M. Pascal le père, émerveillé, voulut se consacrer entièrement à lui. Donc, il vendit sa charge de président à la cour des aides, qu’il avait récemment acquise ; et, l’année 1631, l’on vint à Paris.

Blaise Pascal, jeune garçon qu’il fallait ménager et à qui son père cachait les mathématiques, les inventa. Il s’avança tout seul jusqu’à la trente-deuxième proposition d’Euclide. Son père, un jour, s’en aperçut et fut épouvanté.

Charmante anecdote ! M. Pascal le père, épouvanté du génie de son fils, ne peut garder pour lui tant d’émoi. Il ne dit pas un mot à son fils ; et il sort. Il va trouver son bon ami, l’intelligent et gai M. Le Pailleur. Il verse quelques larmes ; ensuite, il avoue qu’il pleure de joie. M. Le Pailleur admire l’aventure et conseille de ne pas « captiver » davantage une âme si magnifiquement curieuse : le petit Pascal eut des livres ; et, à seize ans, il écrivait un Traité des Coniques, si remarquable qu’on disait « que, depuis Archimède, on n’avait rien vu de cette force ».

Pendant ce temps, que devient Jacqueline ? Elle est douce et gentille ; elle est « parfaitement belle ». Ses qualités « la font souhaiter partout », de sorte qu’elle ne demeure pas beaucoup à la maison. Elle a sept ans ; et il s’agit d’apprendre à lire. Gilberte, qui a douze ans, lui enseignera cet art difficile. Mais Gilberte, là-dessus, a mille ennuis, Jacqueline affichant, à l’égard de la lecture, une grande aversion. Or, un jour, Gilberte lisait à haute voix un poème. Jacqueline fut enchantée de ce rythme qui balançait les mots et annonça :

— Faites-moi lire dans un livre de vers ; je dirai ma leçon tant que vous voudrez !

A huit ans, elle ne savait pas lire ; mais elle improvisait de petits poèmes, « qui n’étaient point mauvais », au dire indulgent de sa sœur. Elle avait pour amies les deux filles de Mme Saintot.

En 1636, quand Jacqueline était âgée de neuf ans, M. Pascal dut faire un voyage en Auvergne : il emmena Gilberte et Blaise ; et il confia Jacqueline à Mme Saintot. Mme Saintot, ne manquons pas de le noter, était une aimable femme, sœur du poète Dalibray et plus célèbre comme la maîtresse éperdue de Voiture. On le voit, M. Pascal le père n’était pas un homme de terrible austérité ; l’enfance des petits Pascal ne fut pas sombre, morose et telle que la feraient imaginer d’autres signes.

Chez Mme Saintot, pendant le voyage de M. Pascal, de Gilberte et de Blaise, les trois petites filles, ayant réuni leurs talents, composèrent une comédie en cinq actes et en vers, « divisée par scènes et où tout était observé ». Elles la jouèrent, avec d’autres acteurs et actrices de leur âge. Il y eut grande compagnie ; et ce devint, si l’on en croit Gilberte, l’entretien de tout Paris durant un long temps.

La comédie est perdue. Mais nous avons plusieurs poèmes de la douzième année de Jacqueline. Ce sont des rondeaux, une chanson sur l’air d’une sarabande ; ce sont des stances, des acrostiches, des sonnets. Et l’on s’attend à de bien jolies choses, de la part de cette petite fille si spontanée, si ardente, si aimablement capricieuse ; et l’on s’attend à de jolies choses un peu imparfaites, un peu maladroites, où se révèle une exquise puérilité. Pas du tout ! Jacqueline, à douze ans, connait son métier ; voire, elle a toute la dextérité, la rouerie d’un vieux poète fort malin. Et, quant aux idées, ce n’est rien : les idées de Voiture ou d’un autre ; enfin, des idées de madrigal et de galanterie fieffée. Cette petite fille ! Et, sans nulle difficulté, elle se met à la place du poète amoureux et badin qui soupire élégamment pour Mélite, puis (songeant à la rime) pour Crisolite. Elle dit à Mélite :

Mais, auprez de votre beauté,
La douceur de la nouveauté
Ne peut rien avoir qui m’excite…

La douceur de la nouveauté !… Cette petite fille connait le cœur mol et changeant des hommes ? Non : tout simplement, elle écrit selon l’usage des rondeaux et des madrigaux.

Elle a trouvé, une fois, ce doux vers que voici :

Pour vous j’abandonnay mon cœur…

Et puis, c’est un rondeau pareil à d’autres. Je crois qu’on éprouve un peu de tristesse à constater qu’une petite fille, émue de poésie prématurée, écrit de ces vieux poèmes. Hélas ! à douze ans, l’on n’est pas simple encore ; on le devient plus tard, beaucoup plus tard, à force d’art et d’attentive étude : on arrive à la spontanéité quand on n’est plus jeune et quand on a bien travaillé. Aussi la littérature est-elle, habituellement, si dépourvue de fraicheur.

Au mois de mai 1638, la reine étant grosse, Jacqueline écrivit un sonnet « sur le sujet de la grossesse de la reine ». Je veux bien y remarquer une certaine fermeté de style. Jacqueline prie Dieu de prendre la reine en sa protection,

Puisque la conserver, c’est conserver la France !

Bonne coupe du vers. Et, même ainsi, le sonnet ne vaut quasi rien. Le sujet dit « de la grossesse de la reine » ne convenait pas très bien à cette petite fille, sans doute. Mais Jacqueline fut menée à Saint-Germain, pour être présentée à la reine. Pendant l’attente, Mademoiselle, qui sera la Grande Mademoiselle et qui est toute petite encore, — elle a onze ans, — lui demanda :

— Puisque vous faites si bien des vers, faites en pour moi !

Jacqueline se retira dans un coin ; et elle fit une épigramme sur le commandement que lui avait adressé Mademoiselle.

— Faites-en aussi pour Mme de Hautefort !

Et Jacqueline fit, pour Mme de Hautefort, une épigramme. Elle fut présentée à la reine et admirée de tout le monde. « Depuis ce jour-là, dit Gilberte, elle fut souvent à la cour, et toujours caressée du roi, de la reine, de Mademoiselle et de tous ceux qui la voyaient. Elle eut même l’honneur de servir la reine quand la reine mangeait en particulier, Mademoiselle tenant la place de premier maître d’hôtel. »

Voilà une petite fille qui n’est pas sotte et qui fait son chemin. Et l’on croit qu’elle fait son chemin : personne assurément ne devine où la conduit ce chemin de futilité mondaine et de vanité ; ce chemin la conduit, sans qu’elle-même s’en doute, au couvent le plus rigoureux, à l’ascétisme et au cilice. Elle ne le sait pas. Je la compare à la jeune Camille, de Virgile, guerrière charmante qui, toute à l’ardeur du combat, ne voit pas un trait dans l’air, un trait dont elle sera percée et tuée. Jacqueline, pareillement, ne voit pas qu’approche le trait de la grâce, qui la fera mourir au monde : elle s’amuse, fait de petits vers et joue à la poupée.

Au mois de mars de cette année 1638, où Jacqueline est si bien en cour, M. Pascal le père commit une fâcheuse imprudence. On avait réduit le taux de la rente, à l’hôtel de ville. Or, M. Pascal avait placé là son argent et il détesta de voir diminuer ses revenus. Avec plusieurs rentiers, il prononça des paroles très véhémentes ; même il y eut, avoue Gilberte, « quelques actions un peu violentes et séditieuses ». Le cardinal, homme d’ordre, fit loger à la Bastille deux ou trois amis de M. Pascal ; et M. Pascal sentit, avec beaucoup de discernement, que le plus sûr était de s’en aller. Il se cacha et l’on ne sut le découvrir.

Les trois enfants, gardés par une bonne femme, demeurèrent sans lui pendant des mois.

Vers l’automne, Jacqueline eut la petite vérole. On parvint à la guérir ; mais son joli visage fut « tout gâté ». Jacqueline de quatorze ans ne sera plus belle ; Jacqueline qu’on admirait et en qui nous aimions cette beauté qui, plus tard, a pris le voile. Or, elle avait, écrit sa sœur, « l’esprit assez avancé pour aimer la beauté et être fâchée de l’avoir perdue ». Comment prit-elle ce désastre ? Eh ! bien, elle n’en fut pas « touchée » le moins du monde. « Au contraire, dit Gilberte, elle le considéra comme une faveur et fit des vers pour en remercier Dieu, où elle disait, entre autres choses, qu’elle regardait ses creux comme les gardiens de son innocence et pour des marques indubitables que Dieu la lui vouloit conserver ; et tout cela venoit de son propre mouvement. Elle passa tout l’hiver sans sortir de la maison, n’étant pas en état d’aller parmi le monde. Elle ne s’ennuya pas du tout, en s’occupant fort de ses poupées et de ses bijoux. »

Voilà une singulière petite fille, si singulière qu’on peut, un instant, se demander si Gilberte, écrivant tout cela beaucoup plus tard, ne teinte pas de jansenisme ultérieur une anecdote ancienne. Mais non. Gilberte est scrupuleusement exacte dans ses récits. D’ailleurs, si singulière que soit cette petite fille, ne la voyons-nous pas en vérité comme nous la montre Gilberte, s’occupant fort de ses poupées, de ses bijoux, divertissant ainsi quelque regret de coquetterie anodine, refusant de sortir et, quand elle a une fois mis en vers le paradoxe de son remerciement à Dieu, observant assidûment l’attitude qu’elle a vite adoptée par piété, je n’en doute pas, et par enfantine fierté, par poésie aussi : car il y a, chez elle, de la littérature.

Mais elle a treize ans ; et elle parle, en prose et en vers, de son innocence. Cela est drôle et presque un peu choquant : il semblerait si naturel que la vraie innocence ne dût pas s’apercevoir d’elle-même ! Et la précocité de Jacqueline, la voilà. On peut admirer la précocité ; on peut aussi, tout en l’admirant, ne l’aimer guère. Un enfant très avancé pour son âge me fait penser à ces images de l’Enfant Jésus que tiennent dans leurs bras les Vierges des peintres et des sculpteurs archaïques. Les Vierges sont sublimes ; les Enfants Jésus, tout petits et, avec cela, rabougris, ne sont pas des enfants, mais de vieux hommes et des nains. Je sais bien que les sculpteurs et les peintres ont ainsi voulu représenter les contrastes que suppose un enfant divin, le bébé qui est le sauveur du monde. Ils l’ont voulu. Mais leurs Enfants Jésus sont laids et comme un peu désagréables.

Revenons à Jacqueline. En cette année 1638, quand elle a treize ans, on imprime un mince volume in-quarto, intitulé Vers de la Petite Pascal ; et il commence par une belle épitre dédicatoire de Jacqueline à Sa Majesté la reine. Le volume est perdu. A la même époque, Blaise Pascal, âgé de quinze ou seize ans, a déjà le renom d’un mathématicien : les sociétés de savants tiennent compte de ses idées. Ces deux enfants, le frère et la sœur, luttent de génie. Gilberte, qui a dix-huit ans, est plus raisonnable ; elle veille à la maison, elle est une simple jeune fille : elle se mariera.

Du reste, Jacqueline est charmante, malgré toute la jeune littérature qui la pourrait accabler. A quinze ans, elle jouait avec ses poupées, les habillait et les déshabillait tout le jour ; elle « bаdinait comme un petit enfant ». On lui en faisait reproche, hélas ! et elle préférait ce divertissement « aux plus grandes compagnies de la ville, quoiqu’elle y eût un applaudissement général ». Quand elle arrivait « en quelque compagnie où on ne l’attendait pas, on voyait tout le monde se réjouir de sa venue, un petit murmure s’élevait et elle satisfaisait toujours ceux qui s’attendaient de lui voir dire quelque chose de beau ». Mais elle n’avait « nul attachement pour la gloire ». Les poupées de Jacqueline Pascal plaisent à l’imagination, la reposent de concevoir une trop extraordinaire singularité de l’esprit ; et elles font pitié : quand Jacqueline eut quinze ans, ne sut-on pas la détourner de cet amusement gracieux ?

Avant cela, au mois de février 1639, les petits Pascal étaient à Paris sans leur père : celui-ci, à cause de la Bastille inquiétante, se tenait éloigné. M. le cardinal, qui aux heures de relâché aimait les chats, le spectacle et une fine gaminerie, souhaita que lui fût donnée une comédie par des enfants. L’on s’adressa donc à Mme Saintot, pour ses filles, et à Gilberte Pascal pour Jacqueline. Mais, au gentilhomme qu’avait envoyé Mme d’Aiguillon, Gilberte répondit que Jacqueline « était à Paris sans père ni mère, avec son frère et sa sœur, bien affligée de l’absence de son père et qu’ils n’avaient pas assez de joie ni de gaieté pour donner du plaisir à M. le cardinal, ni les uns ni les autres ». Voilà une réponse toute pleine de dignité, de liberté mesurée, de sage désinvolture et qui (avec bien d’autres anecdotes) nous engage à considérer comme une fable républicaine cet asservissement des caractères causé par la monarchie absolue. L’ancienne monarchie n’était pas une tyrannie : et, si elle abaissa des caractères, ces caractères étaient bas, premièrement. Les autres et, par exemple, dans ces bonnes familles parlementaires à l’une desquelles appartenaient les petits Pascal, avaient la plus élégante fierté ; même, ils l’avaient avec une simplicité que la rhétorique républicaine ne vaut pas.

Mme d’Aiguillon reçut la réponse de Gilberte Pascal. Et elle insista. Elle envoya de nouveau le gentilhomme dire qu’on avait tort, que l’occasion serait excellente de faire revenir M. Pascal le père : M. le cardinal, si Jacqueline lui donnait du plaisir, accorderait assurément ce qu’on lui demanderait. Gilberte consentit alors ; et Jacqueline apprit son rôle.

Le jour de la représentation, la petite Pascal « fit son personnage d’une manière si surprenante qu’elle eut un applaudissement extraordinaire ». On la vit « paraître tout d’un coup sur le théâtre, essoufflée, saisie et effrayée comme venant d’apprendre une mauvaise nouvelle qui la surprenait, d’autres fois pleurant et affligée et se plaignant d’un malheur ; enfin c’était la meilleure actrice de toute celte pièce ». La pièce finie, M. le cardinal se levait de son fauteuil ; et l’on négligeait de lui présenter la petite Pascal. Mais alors la petite Pascal descendit du théâtre et se présenta elle-même. M. le cardinal la prit sur ses genoux, la caressa et lui dit mille choses obligeantes. Elle écouta et commença de jouer « un autre personnage ». Cet autre personnage, c’était à la vérité elle-même, la petite Pascal. Elle pleura et dit la désolation où était sa famille de n’avoir pas auprès d’elle son père. M. le cardinal n’entendait pas trop ce qu’elle racontait, parce qu’elle sanglotait pour de bon : et voilà très exactement la différence de l’art et de la vérité. Jacqueline répéta ce qu’elle avait dit. M. le cardinal répondit que M. Pascal le père pouvait revenir en toute assurance. Jacqueline voulait de mander encore une grâce… « Demande-moi tout ce que tu voudras, dit M. le cardinal ; tu es trop jolie, je ne saurais te rien refuser ! » Elle priait que M. le cardinal consentit à recevoir M. Pascal le père… « Mandez-lui qu’il vienne me voir et m’amène toute sa famille ! » La petite Pascal avait gagné son procès.

Blaise Pascal était là. Et c’est l’année de son adolescence où il écrivait le Traité des Coniques. Il était là, et Jacqueline, et Richelieu ; ajoutons Mme d’Aiguillon et l’acteur Mondory ; ajoutons une société la plus délicate de la plus belle époque. Et il y a de ces journées, dans l’histoire que nous lisons, de ces journées si poignantes et jolies que nous donnerions beaucoup de notre courte durée pour les rattraper, au milieu de l’oubli perdu, et les voir un peu.

A la suite de la gentille manigance que Jacqueline avait organisée, M. Pascal le père fut adjoint à M. de Paris, lequel était, à Rouen, l’intendant de la Normandie. Et voici la famille Pascal installée à Rouen, ville savante et mondaine ; installée en très bonne place dans une société qui, sans imiter la capitale, rivalisait heureusement avec elle. C’est peut-être la période la plus singulière de l’existence des Pascal.

M. Pascal le père avait, pour la répartition des taxes, de grands et difficiles calculs à faire. Blaise Pascal inventa la machine à calculer. Il l’inventa, sans doute aisément, d’un coup d’esprit ingénieux ; mais il eut beaucoup de peine à la réaliser, combina plus de cinquante modèles, dirigeant les ouvriers et, pour parer à des inconvénients pratiques, trouvant de malins systèmes.

Jacqueline composait maints poèmes. Et l’on recevait familièrement à la maison le jeune M. Corneille, « avocat du roi dans les juridictions des eaux et forêts et de l’amirauté, à la table de marbre de Rouen », le jeune M. Corneille, au teur de ravissantes comédies, Mélite, la Veuve, la Galerie du Palais, la Place Royale, et d’une tragicomédie que les uns avaient dénigrée et les autres portée aux nues, où elle demeura, le Cid. M. Corneille apprécia le talent de Jacqueline et l’encouragea, la conseilla peut-être. Aux Palinods de 1640, Jacqueline eut le prix de la poésie : elle avait célébré la Conception de la Vierge. Or, le jour de la distribution des récompenses, elle n’était pas là : pour remercier en son nom, qui se leva et fit, en vers, un compliment de gratitude ? M. Corneille. Pourquoi, nous demandons-nous, Jacqueline ne fut-elle pas à la cérémonie ? Il est difficile de le dire précisément. On le devine tout de même. Après la cérémonie, en grande pompe, avec des trompettes et des tambours, on lui apporta le prix qu’elle avait mérité. Mme Perier note qu’ « elle reçut cela avec une indifférence admirable ». Laissons admirable : c’est, plus tard, l’opinion de la janséniste Gilberte. Mais le fait subsiste, et à sa date de 1640, où Jacqueline a quinze ans : le fait de l’indifférence est, avec la véracité de Gilberte, certifié encore par cet autre fait que Jacqueline ne soit pas allée recevoir, aux Palinods, sa récompense de gloire. La drôle de petite fille !… Si elle écrit des vers, eh ! bien, il suffit de lire ses vers pour être sûr qu’elle n’y est pas contrainte par un impérieux génie : ce ne sont que des vers adroits. Elle s’y amuse ? Oui ; mais aussi elle les montre, elle les envoie aux Palinods : elle désire évidemment la gloire. Il n’est pas de littérature et d’art sans quelque vanité. Elle désire la gloire ; et puis elle ne la désire pas : étant sur le point de l’atteindre, elle n’en a plus envie. Cette contradiction n’est pas inhumaine ; cette contradiction secrète et intime que nous apercevons, identiquement la même, dans le cœur et l’esprit de Blaise Pascal ; cette contradiction de la vive ardeur et du prompt désabusement qui est, je crois, au plus profond de l’âme, dans les grands mystiques, le principe à la fois de leur zèle fougueux et de leur farouche renoncement.

Remarquons-le : en 1640, la famille Pascal est pieuse et parfaitement soumise aux croyances et aux pratiques de la religion. Elle n’aura point à se convertir, selon le sens rigoureux du mot. Ce pendant elle vit dans le monde, avec toute la liberté permise et sans nulle austérité. Elle n’a pas encore reçu le coup de la grâce. Bref, l’ « indifférence » de Jacqueline à la gloire des Palinods, comme l’indifférence qu’elle eut à subir l’effacement de sa beauté, cette indifférence n’est pas de qualité religieuse : elle est au juste le mouvement naturel et, pour ainsi parler, l’instinct de son jeune esprit. Il y a, dans Jacqueline et dans Blaise Pascal, une velléité spontanée de mourir à soi-même, cela au plus fort de l’entrain que donne la vie. Ils sont, dès l’enfance, prédestinés à leur aventure.

On pensait marier Jacqueline. Plusieurs partis, et dignes d’elle, se présentèrent. Il y eut toujours quelque empêchement. Ce n’est pas qu’elle eût, contre le mariage, aucune répulsion : elle avait, dit Mme Perier, de l’indifférence ; elle ne montrait, dans la rencontre de ses prétendants, « ni attache ni aversion », et elle était « soumise à la volonté de son père ». Nous avons de la peine, il me semble, à concilier, dans l’âme de Jacqueline, cette perpétuelle « indifférence » et tant de vivacité. N’allons— nous pas soupçonner que cette fille si promptement désabusée est sur le point de renoncer au monde ? Il est si naturel de le soupçonner que sa sœur, aussitôt après nous avoir indiqué le sentiment de Jacqueline à l’égard du mariage, répond à la question qui nous venait aux lèvres. Non, Jacqueline n’avait « aucune pensée pour la religion » — c’est le couvent ; voire elle avait, pour le couvent, « un grand éloignement et même du mépris ». Du mépris ? « Elle croyait qu’on y pratiquait des choses qui n’étaient pas capables de satisfaire un esprit raisonnable. » Que c’est étrange !… Dans cette déclaration, si nette que sans doute Gilberte se rappelle et cite exactement les paroles de Jacqueline, ne sentons nous pas l’influence des savants au milieu des quels vit cette jeune fille ? Étienne Pascal et Blaise Pascal sont des savants qui ont donné leur confiance à la raison, comme on dira plus tard en un sens nouveau : mais il y a déjà quelque chose de cela dans la manière dont Gilberte oppose à la discipline des couvents les volontés d’un « esprit raisonnable ». Étienne et Blaise Pascal sont — en quelque mesure, et bien que le mot n’existe pas encore — des positivistes, par leur zèle de mathématiciens et l’importance qu’ils attribuent volontiers aux diverses applications de la science. Jacqueline, auprès d’eux, maintient les prérogatives de son « esprit raisonnable ».

Mais on éprouve une véritable surprise à la voir, maintes fois, affirmer le contraire, précisément le contraire de ce qu’on attendait. Nous nous trompions ; et nous croyions la deviner : elle est tout autre. Il y a là (dirait-on), de sa part, une sorte de paradoxe dont la continuité est bizarre. Nous nous trompions ; ou, plutôt, elle nous trompait ; ou bien est-ce maintenant qu’elle nous induit en erreur ? Ne mettons pas en doute son évidente sincérité ; mais, sincère, elle se tourmente, elle se martyrise : elle impose à ses velléités des contraintes et, au moment où elle dénigre les couvents, elle est toute prête à leur discipline.

Personne ne lui parle d’entrer au couvent : il est question de la marier. Et elle affirme son hostilité vive à l’égard du couvent, — où elle entrera ; — c’est une sorte de pressentiment. Et c’est le pressentiment d’une âme qui se violente : un pressentiment à l’envers.

Jacqueline Pascal est, ainsi, prête à recevoir l’émoi religieux, à recevoir le coup de la grâce. Il advint au mois de janvier 1646. Blaise Pascal avait vingt-trois ans bientôt, Jacqueline vingt et un.

M. Pascal le père sut que, dans un faubourg de Rouen, deux gentilshommes « s’étaient donné un signal pour se battre en duel ». Or, par le froid de l’hiver, la ville « n’était qu’une glace » ; on n’y pouvait circuler en carrosse. M. Pascal décida, bon magistrat de police, d’aller à pied, d’empêcher le combat. Mais il glissa, tomba et se démit la cuisse. Il commanda qu’on le portât chez lui et qu’on priât de venir à son aide M. Deslandes et M. de la Bouteillerie.

M. Deslandes et M. de la Bouteillerie étaient deux frères, distingués et honorés de tout le monde, qui avaient longtemps mené la vie futile, voire une vie de bretteurs, jusqu’au jour où l’abbé Guillebert, curé de Rouville (un village proche de Rouen) les convertit. L’abbé Guillebert, « grand serviteur de Dieu » et qui gouvernait sa paroisse avec « une piété solide », faisait des prônes si admirables que, de tout le voisinage, on venait l’entendre ; les gentilshommes et les officiers de Rouen louaient des chambres au village de Rouville et arrivaient le samedi soir, afin d’être là pour le sermon du dimanche. L’abbé Guillebert était lié avec M. Arnauld, M. de Saint-Cyran, M. de Saci. Et il toucha M. Deslandes et M. de la Bouteillerie, lesquels résolurent « de ne plus songer qu’à Dieu, à leur salut et à la charité pour le prochain ». Ils firent bâtir, au bout de leur parc, un hôpital où ils reçurent les malades pauvres. Ils étaient, de jeunesse et par un nouvel effort, bons chirurgiens et bons médecins. On les appelait, comme des rebouteux éminents. M. Pascal le père leur voulut confier sa cuisse. Ils étaient alors à dix lieues de Rouen. M. Pascal le père les attendit ; et le mal empira. Pour le soigner, ils demeurèrent chez lui pendant trois mois.

Or, ces messieurs n’avaient pas moins de zèle et de charité pour le bien spirituel du prochain que pour le temporel ; et, s’ils furent assidus à la cuisse de M. Pascal le père, ils ne le furent pas moins à l’âme de M. Pascal le fils. Ils la trouvèrent « très solide et très bonne » et se promirent de la détourner, loin des sciences humaines dont ils connaissaient le néant, vers la science divine.

Ils engagèrent ce jeune homme à lire les ouvrages de M. Jansenius, de M. Arnauld, les petits traités de M. de Saint-Cyran, et autres écrits de même sorte. Ainsi pénétra dans la famille l’influence de Port-Royal. Et elle date de l’année 1646. Mais, comme le petit Pascal, devançant les livres, avait deviné les mathématiques jusqu’à la trente deuxième proposition d’Euclide, ne peut-on dire que Jacqueline avait elle-même devancé la venue de MM. Deslandes et de la Bouteillerie et deviné la mystique prochaine?

Aussi l’effet fut-il extrêmement rapide. En peu de semaines toute la famille nous apparait comme, ne disons pas convertie, - elle n’avait point à se convertir, mais consacrée. Quand Blaise Pascal eut commencé de « goûter Dieu », il persuada bientôt son entourage. Il fit goûter Dieu à son père. Gilberte, qui avait épousé quelques années plus tôt M. Florin Perier, vint avec son mari à Rouen : le ménage subit la contagion de la ferveur où il trouva toute la maison. Gilberte renonça pour elle et ses enfants aux parures et ajustements inutiles; et, à la mort de Florin Perier, en 1672, on connut qu’il portait aux reins une ceinture de fer, tout armée de pointes. Mais la plus passionnément touchée, ce fut Jacqueline.

On a discuté sur le point de savoir qui, dans la famille Pascal, sentit d’abord la grâce et la communiqua. Marguerite Perier, fille de Gilberte,

raconte la divine aventure telle que je viens de la résumer et attribue à Blaise Pascal l’initiative de la persuasion. Mais une lettre de Jacqueline ferait penser que M. Pascal le père céda premièrement aux instances de MM. Deslandes et de la Bouteillerie, aux avertissements enflammés de l’abbé Guillebert, sous la conduite de qui toute la fa mille s’était rangée. La famille, si intimement liée de cœur et d’esprit, dut éprouver la même secousse de l’âme toute ensemble. Je crois pour tant que Blaise et Jacqueline, l’un par l’esprit et l’autre par le cœur, étaient plus excitables et qu’attachés l’un à l’autre d’un fort sentiment fraternel, ce jeune homme et cette jeune fille s’animèrent mutuellement.

Si l’on veut voir l’effet que produisit, en Blaise Pascal, cet événement, l’année suivante il dénonce à l’autorité religieuse un ancien capucin, le frère Saint-Ange, qui enseigne à Rouen la théologie et dont l’orthodoxie lui paraît suspecte. Il mène l’affaire très rudement et montre un zèle de néophyte mal commode. Cependant, s’il exige que la raison ne se mêle pas de la foi, il continue de la laisser libre dans le domaine de la science. C’est l’époque où il s’éprend de la physique et dépense un grand génie à tirer des expériences de Torricelli, qu’il refait et qu’il améliore, une valable théorie du vide. Je l’appelais un positiviste; il est encore un positiviste quand il sépare si nettement le terrain de la science et le terrain du mystère où domine la foi et quand, dédoublant son génie, il l’exalte ici et là, dans la science et dans la foi. Il n’est pas arrivé à ce moment de son évolution mentale où il fera le sacrifice de la science : il la conserve et tient, selon le mot de Bossuet, les deux bouts de la chaine.

Ainsi (et dans un ordre de choses bien différent), Chateaubriand et sa sœur Lucile sont adonnés à la même sensibilité frémissante, depuis les jours de Combourg et de la révolution. Mais Chateaubriand garde le goût de l’activité, qui le fortifie et l’empêche de mourir, tandis que Lucile, toute à ses alarmes seules, succombera. Et, semblablement, Pascal tardera, mais non Jacqueline, à mourir au monde.

Jacqueline ne fit aucune résistance : elle fut prise tout entière et à jamais. En 1646, elle se préparait à recevoir le sacrement de la confirmation; et, dit sa sœur, « on peut croire qu’elle y reçut véritablement le Saint-Esprit, car depuis cette heure-là elle fut toute changée ». Dès que Dieu lui eut « tourné le cœur », elle appartint à Dieu, uniquement. Quelle soudaineté, quelle violence et, disons, quelle brutalité de la passion!... Elle résolut d’abandonner « tous les avantages qu’elle avait tant aimés jusqu’alors » : tant aimés, — elle n’aimait pas à demi, Jacqueline, le monde ou le mépris du monde.

Blaise Pascal, à vingt-quatre ans, était incroyablement malade, comme si la flamme de sa pensée lui avait consumé le corps. Une « douleur de tête comme insupportable, une chaleur d’entrailles et beaucoup d’autres maux »; on devait le purger tous les deux jours; et, comme il ne pouvait rien avaler que de tiède et goutte à goutte, ces remèdes étaient « un supplice » : « ceux qui étaient auprès de lui en avaient horreur, seulement à les voir ». Il ne se plaignait pas. Durant cette maladie, il conçut que la souffrance, envoyée par Dieu, le rachetait et il n’admit plus de science que celle du salut.

Mais il obtint, de ses remèdes, un peu de soulagement; et le voici bientôt qui se reprend à la vie. Il ne s’est pas donné à toute l’exigence de Dieu, comme Jacqueline; il a des hauts et des bas de renoncement : et il se donne, mais parfois se dispute à Dieu.

Les médecins prescrivirent le repos et le divertissement de l’esprit : Pascal éviterait « toute occupation d’esprit qui eût quelque suite » et rechercherait « les conversations ordinaires du monde »; il irait à Paris. On lui persuada que la santé est un dépôt dont Dieu commande que nous ayons soin.

Et il partit pour Paris, avec Jacqueline.

Ils passèrent quelques mois de ferveur singulière, à s’exalter mutuellement. Ils allaient tous deux entendre M. Singlin, qui, en leur parlant de la véritable vie chrétienne, les ravissait hors de la vie. Jacqueline ne tenait plus au monde que par les dernières attaches qui vous empêchent de vous enclore au monastère; et, contre le monastère, elle gardait son aversion de jadis. Mais, quoi! M. Singlin n’était-il pas le directeur de Port-Royal? Alors, « on pouvait être là dedans religieuse raisonnablement ». Elle argumentait ainsi, en bonne logique, et ne s’apercevait pas qu’une idée en elle avait changé : l’idée de la raison et, avec l’idée, l’objet de la raison.

Si Jacqueline eut quelques doutes encore, touchant la discipline religieuse, elle consulta son frère. Il l’aimait d’une extrême tendresse. Et il était dans les mêmes sentiments qu’elle; de sorte qu’il l’approuva et fortifia son dessein.

Il va donner sa sœur à Dieu; non la donner : l’abandonner à Dieu qui la possède déjà. Il sent qu’elle est une sainte prédestinée. Il l’aime; et, dans la fureur du sacrifice, il la donnera.

Tâchons d’imaginer l’entrain sacré de ces deux êtres, jeunes et qui préparent l’abnégation, leurs courses dans Paris et la hâte de leurs démarches. Premièrement, ils s’avisent de M. Guillebert : c’est de lui que viennent leurs alarmes pieuses et il est un ami de Port-Royal. M. Guillebert les conduit à la mère Angélique : elle les reçoit avec beaucoup d’« agrément ». Et Jacqueline désormais vit la mère Angélique le plus souvent qu’elle le put. Mais, pour savoir si l’état de religieuse lui convenait, Jacqueline devait s’adresser à M. Singlin. Pascal la conduisit à M. Singlin; et, après un entretien de quelque temps, M. Singlin déclara que jamais il n’avait vu si grandes marques de vocation.

De journée en journée, Jacqueline s’approche du couvent.

Il restait à obtenir le consentement de M. Pascal le père. On n’osait pas trop lui écrire. Mais il vint à Paris vers le mois de mai 1648, peu de semaines après la visite faite à M. Singlin. Blaise Pascal eut à présenter la requête de Jacqueline. M. Pascal le père, tout de go, se fâcha. Il n’admettait pas qu’on eût poussé si loin les choses sans même s’informer de son avis; et il adressa de vifs reproches à son fils, qui avait tout fomenté, n’est- ce pas? Eh! bien, non, Jacqueline n’entrerait pas au couvent. M. Pascal le père était assurément pieux, et dévot peut-être, depuis que lui avaient réparé la cuisse et sanctifié l’âme MM. Deslandes et de la Bouteillerie; mais on lui demandait trop! Jamais il ne consentirait à se séparer de Jacqueline, jamais : car il adorait Jacqueline! Et jamais il n’admettrait non plus qu’on traitât légèrement son autorité paternelle, jamais! Et, puisque la rébellion s’était mise dans sa famille, il veillerait, on pouvait y compter! Une vieille domestique, Louise Deffaud, qui avait élevé les enfants, reçut l’ordre formel d’épier avec soin Blaise et Jacqueline, de prendre garde à leurs actions et de les dire à M. Pascal. Depuis lors, Jacqueline vécut « dans une grande contrainte ». Elle ne cessa pas tout à fait d’aller à Port-Royal, mais en cachette; et, si elle vit encore M. Singlin, ce fut « par adresse et par invention ».

Voilà un drame de famille bien touchant et qui met en conflit des sentiments doux, graves et forts : la tendresse paternelle, le respect filial, consacrés par la religion, — et par la religion de Celui qui a dit : « Je séparerai le père et le fils, la mère et la fille. » Que d’angoisse, à concilier ces deux termes du commandement évangélique : l’amour humain, l’amour divin! Et M. Pascal le père eût volontiers relâché la rudesse de la doctrine, à son profit de pauvre homme demeuré veuf et qui a dévoué à ses enfants tout le souci de son existence; Blaise et Jacqueline sont d’une autre sorte et, impitoyables logiciens, férus de se tyranniser, vont d’un trait au paroxysme de la loi qui veut qu’on déchire, derrière soi, le monde. « Étouffons autant qu’il nous sera possible tous les sentiments de la nature », écrira plus tard Jacqueline.

M. Pascal le père est plus aimant; ou bien il l’est de façon plus modeste et humaine. Quand Jacqueline aura pris le voile, elle écrira : « Dieu sait que j’aime plus ma sœur, sans comparaison, que je ne faisais lorsque nous étions toutes deux du monde, quoiqu’il me semblât en ce temps que l’on ne pouvait rien ajouter à l’affection que j’avais pour elle. » Mme Perier, quand Jacqueline écrivait ainsi à Florin Perier, se trouvait en péril de mort. Jacqueline redoutait qu’on lui apportât cette nouvelle; et, disait-elle, « dès qu’on me regarde pour me parler, il me prend un tremblement tel que je ne puis me soutenir ». Donc elle n’a pas étouffé en elle les sentiments de la nature : elle les a transposés, selon la règle difficile et admirable du mysticisme chrétien qui fait qu’on aime en Dieu la créature. M. Pascal le père, lui, aimait Dieu dans ses enfants.

Tel fut le débat de ces âmes, religieuses et douloureuses.

L’opposition de M. Pascal ne dérangea pas Jacqueline de son projet. Docile aux volontés de son père, elle ne quitta point la maison. Mais elle s’écarta peu à peu des compagnies, rompit absolument toutes ses habitudes, se retira de la conversation domestique et organisa son exacte solitude. Elle s’enfermait toute la journée dans son cabinet. On l’y laissait, et M. Pascal lui-même ne l’y importunait pas, sachant qu’elle avait — comme Marie, sœur de Lazare, dans l’Évangile, — choisi la meilleure part. Jacqueline était obstinée, dit sa sœur, « avec adresse »; et, en réservant sa volonté farouche, elle savait réussir à ne point offenser son père. Elle continua d’être en correspondance fréquente avec Port-Royal et, grâce à d’angéliques roueries, put le cacher. M. Pascal fut bien ému de la voir si obéissante.

Il voyait qu’elle n’appartenait plus au monde. Il lui dit, avec tout son chagrin, qu’il l’approuvait de tout son cœur. Il lui promit de ne plus chercher à la marier. Mais qu’elle consentît à ne le point abandonner : « sa vie ne serait possible pas encore bien longue et il la priait d’avoir cette patience; cependant il lui donnait la liberté de vivre comme elle voudrait dans sa maison ». Jacqueline le remercia : elle lui dit qu’il n’aurait pas à se plaindre de sa désobéissance.

Nous croyons l’entendre, un peu sèche, très déférante, un peu lointaine, et plus lointaine même qu’elle ne le semble, enfermée dans son rêve et qui, pour entendre les paroles du dehors et puis répondre, s’est mise un instant à la fenêtre de son rêve : elle y va rentrer, elle a grande hâte d’y rentrer.

Le 19 juin 1648, ses méditations, ses lectures et enfin toute son intrigue mystique avaient abouti à lui faire désirer de passer quelques jours à Port-Royal, dans la retraite; seulement quelques jours, et ne fût-ce que pour savoir si, en définitive, c’était en ce lieu-là que Dieu la voulait. Or, son père l’a suppliée de ne pas entrer au monastère avant qu’il ne mourut, et d’attendre, et d’avoir cette courte patience. Elle le sait bien, ne l’oublie pas; mais elle admet cette éventualité de la mort, simplement, et ne parle d’abord que d’une épreuve : elle saura si, à la mort de son père, Dieu la recevra. Elle ne craint pas la réalité des choses et des paroles.

Elle écrivit à son père; et sa lettre, on l’a justement comparée à la prière que, dans Racine, adresse au roi des rois la jeune et tremblante Iphigénie. « Monsieur mon père... Avant toutes choses, je vous conjure, au nom de Dieu (que nous devons seul considérer en toutes matières, mais particulièrement en celle-ci), de ne vous point étonner de la prière que je vous vais faire, puisqu’elle ne choque en rien la volonté que vous m’avez témoigné que vous aviez. Je vous conjure aussi, par tout ce qu’il y a de plus saint, de vous ressouvenir de la prompte obéissance que je vous ai rendue sur la chose du monde qui me touche le plus et dont je souhaite l’accomplissement avec le plus d’ardeur. Vous n’avez pas oublié sans doute cette soumission si exacte; vous en parûtes trop satisfait pour qu’elle soit si tôt sortie de votre esprit... » Ainsi parle Iphigénie, avec maintes précautions de pensée et de langage : elle organise un discours, peureux, attentif et résolu; elle ne va pas tout de suite au fait et sans avoir adouci les chemins de la persuasion difficile. Jacqueline demande quinze jours, comme en prennent à l’ordinaire les personnes de toutes les conditions, et même engagées dans le monde, pour se recueillir, à l’approche des grandes fêtes et pour s’entretenir avec Dieu seul parmi des personnes qui ne soient qu’à lui. Son père voudra-t-il lui refuser une chose si peu extravagante?... Son père doit, précisément, s’absenter, aller passer deux semaines à Rouen : elle a choisi le temps de son absence, où elle ne peut lui être utile... « C’est pourquoi je vous conjure, si j’ai jamais été assez heureuse pour vous satisfaire en quelque chose, de m’accorder promptement ce que je vous demande. S’il y avait quelque conjuration plus forte que l’amour de Dieu, pour vous obliger de m’accorder en sa faveur cette petite prière, je l’employerais en une occasion pour laquelle j’ai tant d’affection et qui me fait vous conjurer d’accorder ma demande ou à ma faiblesse ou à mes raisons, puisque vous devez être certain que vos commandements me sont des lois et que, toutes les fois qu’il s’agira de votre satisfaction, au préjudice même du repos de toute ma vie, vous connaitrez, par la promptitude avec laquelle j’y courrai, que c’est par reconnaissance et par affection plutôt que par le devoir et que, quand je vous accordai ce que vous me demandiez, c’était par pure affection à votre service... » Elle ajoute : « à votre service (selon Dieu), — lequel vous me dites être la cause pourquoi vous me reteniez auprès de vous... ». Et elle ajoute : « J’espère en Dieu qu’il vous fera connaître quelque jour combien plus je vous pourrai servir auprès de Lui qu’auprès de vous... » Et : « Je suis, monsieur mon père, votre très humble et très obéissante fille et servante, Jacqueline Pascal. »

C’est assez bien l’Iphigénie de Racine; et, pour leurs prières différentes, les deux héroïnes emploient presque les mêmes mots de soumission, de respect; les deux prières ont à peu près le même son. L’Iphigénie de Racine; et, certes, non celle d’Euripide, plus enfant, plus impétueuse, plus ardente à réclamer le meilleur plaisir de voir la lumière : celle de Racine, plus attentive a observer la règle de la déférence filiale. Encore celle-ci ne néglige-t-elle pas de rappeler qu’elle fut la première, dans la famille, à prononcer le doux nom de père; et, autour de ses souvenirs enfantins, elle s’attarde avec tendresse. Jacqueline est beaucoup plus lointaine. — « Très humble et très obéissante fille et servante » : — c’est la formule consacrée; et Jacqueline l’emploie sans y rien ajouter de plus vif. Iphigénie demande à vivre, à éviter la mort. Et, pareillement, Jacqueline; mais, par le sublime renversement chrétien de toutes choses, ce qu’elle regarde comme la véritable mort, c’est la vie : et vivre est, pour elle, mourir à ce qu’on nomme la vie. Transposant le fervent désir de la princesse mycénienne, elle dirait : « Il est doux de voir la lumière de Dieu ! » La certitude qui l’anime est d’une qualité dogmatique et telle qu’il y a, dans l’obéissance et l’humilité même de Jacqueline, un zèle rigoureux, voire des remontrances, que la politesse de la phrase enveloppe sans les rendre moins nettes. Et Jacqueline se soumet à la volonté de son père assurément, parce que Dieu, qui la réclame, a commandé aussi qu’une fille honorât son père.

On ne sait pas ce que répondit à la lettre de Jacqueline M. Pascal le père, et si Jacqueline put aller faire à Port- Royal cette retraite. Mais, bien avant la cérémonie de sa vêture, elle a pris le voile, mentalement.

Au mois de mai 1649, M. Pascal décida que ses enfants et lui s’éloigneraient de Paris quelque temps : peut-être désirait-il de mettre une distance opportune entre Port-Royal et Jacqueline. La famille alla s’installer à Clermont, près des Perier; elle y demeura dix-huit mois. Mais, où qu’on aille, on emporte avec soi son cœur. S’il est frivole, les paysages le divertiront, et la nouveauté de l’existence; s’il est occupé d’une passion forte, il ne connaitra pas le changement. Tel fut le cœur consacré de Jacqueline.

A Clermont, loin de Port-Royal, Jacqueline continua de vivre comme une religieuse. « Vous êtes déjà religieuse, lui écrivait la mère Agnès, parce que vous adhérez de tout votre cœur à la volonté que Dieu vous a donnée. » Telle était Jacqueline, morte à la terre, à ses plaisirs et à ses attachements.

Elle s’habillait « comme une femme âgée dans une grande modestie ». Résolue à la retraite, elle pria Gilberte Perier d’annoncer autour d’elle son propos : car elle redoutait « la multitude des parents et des compagnies où l’on est exposé dans les petites villes ». Cependant, à son arrivée, elle fit les « visites de civilité » ; puis elle organisa son existence de recluse. Elle se retira dans une petite chambre qu’on lui avait ménagée et qui était une pauvre petite chambre sans cheminée, assez froide. Mais elle ne se plaignait pas. Même, elle utilisait pour sa pénitence toutes les privations : et ainsi, quand il y avait du feu dans une pièce où elle se trouvait, elle s’en tenait écartée, cherchant avec soin les mortifications. Aux repas, elle mangeait les mêmes viandes que les autres personnes, mais en très petite quantité; et, comme elle était déjà fort délicate, l’abstinence où elle se condamnait diminua ses forces. Bientôt, son estomac vint à se rebiffer; et si, sur les conseils de l’entourage, elle cédait à prendre un peu plus de nourriture, elle ne le pouvait plus. Elle achevait de tourmenter son corps et son esprit par des veilles extraordinaires et dont témoignait, pour sa famille, la quantité des chandelles qu’elle brûlait.

On la voyait seulement aux heures des courts repas. Et alors, elle avait un soin touchant de ne paraître pas chagrine, mais affable, de sorte que son aspect ne rendit pas désagréable autour d’elle sa piété. Sur ses minces lèvres, nous devinons le sourire, un peu plus triste à regarder que nulles larmes, le sourire contraint et obligeant des êtres dont la pensée est réfugiée fort loin de nous et qui nous donnent ce sourire avec une difficile et complaisante bonté. C’est, à nous accordée, l’aumône de la gaité qu’ils n’ont plus : ils n’en ont gardé que le signe; et le voici, pour nous. Les manières de Jacqueline, nous les devinons, un peu sèches et comme évasives : quand elle est sur le point de frôler le plus simple bonheur d’ici-bas, elle s’écarte et, au plus simple bonheur d’ici-bas, répète le Noli me tangere du Maitre. Elle s’écarte, et de façon que ne soit pas vue sa précaution craintive : elle craint l’orgueil et les apparences du pharisaïsme. De jour en jour, elle sent mieux et plus amèrement l’incommodité perpétuelle d’accomplir son rêve de sainteté hors d’une solitude où l’on n’a que Dieu pour témoin, pour juge clairvoyant. Le plus gênant, pour elle, est de parler. Il lui faut alors venir en hâte, du cloitre où est son âme, vers la fausse réalité quotidienne. Gilberte s’en aperçut; et elle évita de lui adresser la parole sans nécessité, non que Jacqueline refusât l’entretien : mais elle s’y prêtait avec un effort douloureux. Gilberte se fit un petit agenda où elle notait ce qu’elle avait à dire, pour le dire plus tard, aux moments les moins inopportuns : c’était, en général, sur le chemin de l’église, où elles allaient ensemble tous les jours. Mais, l’église n’étant pas loin de la maison, la causerie ne durait pas. Au cours habituel des journées, Jacqueline était comme absente. On la voyait davantage, et alors active, naturelle, en cas de malheur et si l’on avait besoin d’elle. Aussitôt, cette Marie devenait Marthe et multipliait ses bons offices. Gilberte Perier fut malade; et Jacqueline, assidue auprès d’elle. Les enfants Perier furent très malades, notamment une petite fille, Marie Perier, qui mourut de la petite vérole pourprée; et Jacqueline « servait les enfants avec une charité admirable ». Auprès de Marie, elle passa quatorze jours et plusieurs nuits sans se coucher; elle l’assista jusqu’à l’arrivée de la mort. Elle n’allait point dans sa chambre, que pour dire son office : « encore prenait-elle son temps lorsque l’enfant n’était pas dans les grands accidents de son mal ».

Si elle n’avait pas sa sœur ou ses neveux à soigner, Jacqueline sortait quelquefois, pour visiter les pauvres et les malades. Elle ne manquait point aux œuvres de miséricorde, qui sont de la prière en état d’activité . Mais elle préférait la solitude de sa chambre, on peut dire, de sa cellule. Là, elle priait, disait son office, lisait les livres saints, les livres dévots, et en copiait des passages dont elle fit maints recueils. Puis (car il faut que se relâche la pensée) elle travaillait de ses doigts et, pour les indigents, tricotait des bas de grosse laine, cousait aussi des camisoles et « d’autres petits accommodements ». Elle portait tout cela, elle-même, à un hôpital d’enfants pauvres.

Tant de soins dans la pratique et dans la méditation ne lui donnaient pas encore le sentiment d’être parvenue au degré d’humaine sainteté où Dieu lui devrait (si l’on peut ainsi parler) le cloitre. Elle se préparait.

Elle savait que « l’habit de religion, dans les différences qu’il a de celui du monde, donne quelques difficultés qui, faisant de la peine au corps, empêchent l’esprit de se perfectionner ». Alors, elle s’avisa de prévenir cet inconvénient et, par avance, de s’accoutumer à ce qui d’abord la gênerait le plus. Elle porta des souliers fort bas, elle s’habilla sans corps de jupe, elle coupa ses cheveux et, sur sa tête, elle eut de grandes coiffes, même trop grandes et plus embarrassantes que le voile. Ainsi, quand elle entrerait au couvent, plus tard, elle ne s’apercevrait pas de l’habit. Son âme serait toute libre, pour Dieu. Elle voulait, dès l’heure où Dieu lui accorderait son désir, être toute prête et, de cette manière, gagner par sa promptitude le temps qu’elle aurait perdu dans la longue attente.

Cela est la préparation corporelle. Mais, à la préparation spirituelle, Jacqueline donnait encore plus de diligence. Elle avait besoin, là, d’être guidée et, pour ce, en cachette, elle entretenait une correspondance fréquente avec la mère Agnès; M. Singlin, malgré tant d’occupations, lui écrivit quelquefois. Les lettres de la mère Agnès ont été, en partie, conservées. Elles sont fort belles et, avec la douceur d’une âme qui s’adresse à une âme, extrêmement rigoureuses. Jacqueline voyait, assez souvent, un Père de l’Oratoire, homme de bien, dont la vie était exemplaire et qui venait lui tenir des discours édifiants. Ce bon Père eut un jour une idée : puisque l’esprit de Jacqueline avait jadis travaillé pour le monde, il devait maintenant travailler pour Dieu; elle avait composé des vers mondains et n’allait-elle pas sanctifier son talent de poésie en composant des vers à la gloire de Dieu? Il raisonnait bien et persuada Jacqueline. Donc, il traduisit en prose quelques hymnes de l’Église : Jacqueline les mettrait en vers. Et elle mit en vers (qui ne sont ni admirables ni mauvais) l’hymne de l’Ascension. Mais alors, Jacqueline, que félicitait le bon Père, fut prise d’un scrupule. Sans doute, comme dans sa petite enfance, éprouva-t-elle un vif plaisir au choix des mots et à leur rythme. Ainsi, dans les Confessions, saint Augustin, qu’émeuvent les chants liturgiques, se tourmente à l’idée que le charment peut-être davantage les voix qui chantent que l’objet divin qui est chanté. Dans la terrible austérité de sa vie, d’où elle avait durement chassé tout le plaisir des sens, la musique des vers lui fut probablement une trop douce alarme : et elle eut peur de céder à une tentation périlleuse, la concupiscence de la littérature. Le bon Père l’engageait à continuer sa tâche poétique. Elle s’y refusa; et elle écrivit à la mère Agnès, pour lui demander l’avis de M. Singlin. M. Singlin fit répondre : « Il vaut mieux que cette personne cache le talent qu’elle a pour cela (pour la poésie), car Dieu ne lui en demandera pas compte. » Jacqueline eut à « ensevelir » son talent et à retourner aux deux obligations principales : l’humilité et le silence.

Elle s’était si bien déprise de toutes les idées qui sont étrangères à Dieu que nous ne voyons pas ce qu’on pouvait encore ôter à sa rêverie pour la rendre plus parfaitement pure. Mais voici l’impitoyable et sublime exigence de Port-Royal. Dans l’âme de Jacqueline subsistait un désir, une impatience : elle avait une grande hâte d’entrer au couvent. Désir de sainteté, désir cependant. Et la mère Agnès veut que Jacqueline attende avec simplicité le décret de la Providence. Elle ne doit pas même désirer le cloitre. Elle a fait, auprès de son père, de nouvelles démarches, vainement. Or, ces empêchements que Dieu permet, Dieu les veut : et ainsi le désir de Jacqueline est une rébellion. Qu’elle se soumette. Le 4 novembre 1650, la mère Agnès écrit à Jacqueline : « Je loue Dieu de ce qu’il vous a délivrée de l’attache que vous aviez pour nous. » Après cela, est-il possible d’aller plus loin dans le renoncement ?

Mais, en définitive, à partir du moment où est cherchée la perfection morale, il faut aller au bout; la perfection n’a pas de plus ou de moins : elle est un absolu. Elle dépend d’une logique, et telle qu’avec elle on n’a point d’accommode ments. Pour notre faiblesse mondaine, la volonté de Port-Royal est effrayante : nous avons pitié de nous-mêmes, à qui l’on refuse de consentir aucun adoucissement de la doctrine. Mais si, au lieu de regarder du dehors la doctrine et sa rigueur, nous faisons l’effort de nous placer au dedans, il me semble que tout est changé : nous admirons alors ce qu’il y a d’humain dans la volonté de ces dogmatistes, et comme ils ont ménagé les approches de leur idéal, et comme ils savaient, sans rien relâcher de leur idéal, y amener humainement les âmes, par des chemins, oui très durs, mais où ils vous conduisaient. La vie, ils la voyaient comme une image du calvaire; mais, au long de ce calvaire, ils vous étaient de bons Samaritains.

Au mois de novembre 1650, M. Pascal le père, Blaise Pascal et Jacqueline rentrèrent à Paris, laissant à Clermont les Perier.

Jacqueline, à Paris, continua de vivre comme en Auvergne, maintenant avec Port-Royal ses communications difficiles et observant, à la maison, la règle religieuse qu’elle s’était imposée provisoirement. Elle composa un traité mystique, sur le Mystère de la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C’est une sorte de méditation dialectique dans laquelle toutes les circonstances de la mort de Jésus sont exposées d’abord et puis commentées selon la méthode ancienne du symbolisme chrétien. L’idée de ce symbolisme est que les Écritures ont une double signification, premièrement littérale et secondement emblématique : il n’est rien raconté qui ne soit l’authentique récit des événements et qui ne soit destiné à notre enseignement perpétuel. « Jésus est mort... » de telle et telle façon : « cela m’apprend... », dit Jacqueline; et, de chaque détail des faits, elle tire une conséquence, une leçon. Bref, elle déchiffre les « figures » de la vérité; elle traduit le prodigieux rébus de la révélation.

On a comparé cet écrit de Jacqueline Pascal avec le Mystère de Jésus, qui est de Pascal. Assurément le Mystère de Jésus signale un autre génie. — « Console-toi; tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. J’ai pensé à toi dans mon agonie, j’ai versé telles gouttes de sang pour toi... Veux-tu qu’il me coûte toujours du sang de mon humanité sans que tu donnes des larmes?... Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur... » Entre la créature pécheresse et le rédempteur crucifié , quel dialogue! Mais, au moment où Jacqueline écrit son commentaire de la mort de Jésus, elle possède pleinement sa certitude. Pascal aussi, au moment où il écrit le Mystère de Jésus; je ne crois pas qu’il ait jamais été dans le doute : seulement il n’a jamais cessé de sentir ce que la certitude avait pour lui de pathétique. C’est le caractère de sa foi. Jacqueline est, en quelque manière, plus reposée; et quand elle épilogue sur l’enseignement du Calvaire, elle n’est plus à démontrer cet enseignement : elle dédie à la divine évidence l’exercice de sa pensée, comme saint Anselme, combinant la preuve ontologique, faisait à Dieu l’hommage de son ingéniosité.

Au mois de septembre 1651, M. Pascal le père fut malade; et Jacqueline « s’appliqua à lui rendre service avec tout le soin imaginable, jour et nuit ». Lorsqu’elle était moins nécessaire au près de lui, « elle se retirait dans son cabinet où elle était prosternée en larmes, priant sans cesse pour lui ». Mais Dieu disposa selon sa volonté; et M. Pascal le père mourut le 24 septembre. Gilberte n’avait pu venir à Paris : elle était en couches; elle arriva seulement vers la fin de novembre.

Cette mort fut un grand chagrin pour les enfants de M. Pascal. Mais, le 17 octobre, Blaise Pascal avait trouvé les arguments de la consolation. Il les avait trouvés dans les exacts principes de la foi. Il écrivit à sa sœur Gilberte et à son beau—frère; et il leur déduisit les prémisses de son raisonnement « consolatif ». Il les invitait à ne pas considérer la mort comme un effet du hasard, ni non plus comme une nécessité fatale de la nature, ni non plus comme le jouet des éléments et des parties qui composent l’homme, — et il répudiait tout ce qu’ont dit là-dessus les plus sages des païens, — mais comme une suite indispensable et juste d’un arrêt, conçu par Dieu de toute éternité. Pour que le subtil et fort système d’idées que constitue cette lettre de Pascal, sans nul recours à l’ordre du sentiment, l’ait consolé, il faut que la logique ait été pour lui, en même temps qu’une passion de l’esprit, une passion du cœur. Et, tout le système de consolation logique dépendant de l’affirmation chrétienne et au sur plus n’étant valable qu’à partir de là, il faut qu’en 1651 Pascal ait eu, en certitude implicite, la totalité de la foi. Or, il est alors dans le plein de sa période mondaine, comme on dit; et notons-le.

Au début de sa lettre du 17 octobre, il fait allusion à une autre lettre, précédemment écrite, sur le même sujet, dans le même esprit et, cette première lettre, écrite ensemble par Blaise et Jacqueline. Ils ne l’ont pas achevée; Jacqueline l’a envoyée ainsi. Pascal la reprend et il la continue; il répétera et développera ce que la première lettre énonçait; et il « tirera les conséquences », cela en attendant une autre lettre, de Jacqueline. Ainsi, nous savons certainement, avec toutes les preuves, qu’à cette date de l’automne 1651, Blaise Pascal et sa sœur Jacqueline sont en par faite communion d’idées sur la religion, et sur toute la rigueur de la religion, et sur ce qu’a de plus pressant la foi, de plus tyrannique pour l’esprit et le cœur. La certitude de l’un et la certitude de l’autre sont identiques; notons-le.

Or, le 19 octobre, surlendemain du jour qu’il avait écrit sa lettre de pieuse consolation, Pascal signait, « par-devant Jean de Monhenault et André Guyon, notaires garde-notes du roi au Châtelet de Paris », un acte aux termes duquel il assurait à sa sœur Jacqueline sept cents livres tournois de rente et pension viagère. Deux jours plus tard, et par-devant les mêmes notaires, Jacqueline faisait à son frère donation pure, simple et irrévocable de huit mille livres tournois. Les deux actes sont évidemment corrélatifs. Et c’est à dire que, sur la succession de M. Pascal le père, Jacqueline abandonnait à son frère sa part, moyennant le payement d’une rente viagère. Une telle convention n’est pas surprenante : Jacqueline, ayant la volonté de rester fille et ne possédant ni, comme Gilberte, par son mari Florin Perier ni, comme Blaise, par ses entreprises, un surcroît de fortune, pouvait souhaiter, sa vie durant, un meilleur revenu.

Mais où l’étonnement commence et devient très vif, c’est à l’examen des clauses qu’a formulées Blaise dans l’acte de rente. Deux clauses. Premièrement, si Jacqueline se marie et si elle meurt avant son époux, la rente est réversible à cet époux. Secondement, si Jacqueline entre jamais en religion, la rente cesse; elle est « éteinte et amortie » au jour de la profession.

Or, Pascal savait à merveille et ne pouvait aucunement ignorer que Jacqueline ne se marierait pas; de sorte que sa générosité, qui prolonge sa dette, est sans valeur. Il savait à merveille et ne pouvait aucunement ignorer que Jacqueline avait résolu d’entrer le plus tôt possible en religion; de sorte que — voici le problème — ne dupe-t-il pas sa sœur Jacqueline ? Problème inquiétant. Réservons-le. Mais nous l’avons posé. Pour le moment, constatons au moins que Pascal est, à l’automne 1651, très occupé de soucis mondains et d’argent.

Jacqueline, comment put-elle accepter le marché bizarre qu’elle a signé devant notaires? Eh bien, Jacqueline, dès la mort de son père, ne songe qu’à réaliser enfin sa volonté constante, qui est de prendre, à Port-Royal, le voile des religieuses. L’empêchement n’existe plus : elle est libre d’aller à Dieu.

Mais, précisément, si elle ne songe qu’à cela, comment ne voit-elle pas, elle mieux que personne, qu’elle signe une duperie? On peut admettre qu’elle ne le voit pas, ne voyant que Dieu et le bonheur de la définitive retraite. Il faut tenir compte aussi d’un autre fait, que nous devons au témoignage de Gilberte, et qui, en l’occurrence, complique le personnage de Pascal — le complique et, à mon avis, le corrige très bien, — mais qui, en tout cas, rend le personnage de Jacqueline parfaitement clair.

Après la mort de M. Pascal le père, Blaise Pascal était « sensiblement affligé » ; il « recevait beaucoup de consolation de Jacqueline » et il espéra que, par charité, Jacqueline consentirait à ne pas l’abandonner, qu’au moins elle demeurerait auprès de lui pendant un an pour l’aider à a se résoudre dans le malheur ». Sous les mots atténués de l’ancien langage et sous les tours nets et peu insistants d’autrefois, nous apercevons la détresse où est alors le cœur de Pascal, le besoin qu’il éprouve d’une compagnie fraternelle et sa peur de la solitude.

Il en dit quelque chose à Jacqueline, et « d’une manière qui faisait voir qu’il s’en tenait assuré ». Jacqueline « n’osa le contredire, de crainte de redoubler sa douleur ». Elle se tut et eut l’air de consentir. Nous savons, par l’astuce avec laquelle, durant la vie de son père, elle combina le secret de ses relations avec Port-Royal, qu’elle avait l’art de se cacher. Elle dissimula ses intentions prochaines et attendit l’arrivée de Gilberte.

Pascal, ainsi, put-il croire que Jacqueline avait, pour lui, renoncé à Port-Royal et, par suite, formulé avec bonne foi l’inquiétante condition? J’ai peine à me le figurer. Mais il crut gagner du temps; et, dans une angoisse cruelle, on observe le malentendu qui donne un court délai.

Si Jacqueline craignit de détromper son frère avant l’arrivée de Gilberte — car Gilberte serait, au frère qu’elle abandonnait, la compagnie dont il avait besoin, faute d’elle — on peut alors concevoir qu’elle ait accepté le marché bizarre : n’eût-elle pas tout accepté?

Mais, lui, Pascal? Ce qu’il a machiné, nous tâcherons de l’interpréter ensuite. Notons seulement qu’il refuse de laisser Jacqueline se faire nonne. Et c’est lui, cependant, qui jadis l’y encourageait : M. Pascal l’avait bien deviné; c’est lui qui, la menant à la mère Agnès et à M. Singlin, c’est lui qui avait fomenté ce dessein de vie religieuse, auquel maintenant il s’oppose tout de même qu’alors M. Pascal! Notons ce retournement; et notons que Pascal, lors de ce retournement, révèle (par sa lettre du 17 octobre) une piété remarquable. Notons qu’il est, en tout cela, fort singulier.

Dès l’arrivée des Perier, Jacqueline dit à Gilberte son projet d’entrer bientôt en religion. Elle y entrerait dès que les partages seraient faits. Seulement, elle voulait « épargner son frère » ; et, pour le ménager, car elle avait pitié de sa douleur, elle le laisserait croire qu’elle s’en allait pour peu de semaines, afin d’accomplir là-bas une retraite.

Elle organisa ce mensonge avec finesse.

Les partages furent signés le dernier jour de décembre; et Jacqueline disposa toutes choses pour quitter la maison le 4 janvier.

Le 3 janvier, Jacqueline pria Gilberte d’informer un peu leur frère le soir, « afin qu’il ne fût pas si surpris ». Gilberte le fit, avec beaucoup de précaution. Pascal s’en montra « fort touché », — fort ému ; — Gilberte avait beau lui dire qu’il s’agissait « d’une retraite pour connaitre un peu cette sorte de vie », il comprenait. Il se retira fort triste dans sa chambre, sans voir Jacqueline, qui était dans le cabinet où elle avait accoutumé de prier. Jacqueline ne se montrait pas à son frère, craignant « que sa vue lui donnât au cœur ». Gilberte lui rapporta les « paroles de tendresse » qu’il avait dites pour elle. Puis, Jacqueline se coucha.

Gilberte consentait au départ de Jacqueline; mais « la grandeur de cette résolution » lui tourmentait l’esprit et elle ne dormit pas. Le matin du 4 janvier, sur les sept heures, Gilberte ne voyant pas que sa sœur fût levée, se demanda si elle était malade. Gilberte alla donc au lit de Jacqueline. Elle la trouva « fort endormie ». Jacqueline se réveilla, demanda l’heure qu’il était. Gilberte lui demanda comment elle se portait et si elle avait bien dormi. Elle répondit qu’elle se portait bien et qu’elle avait bien dormi. Elle se leva. Elle s’habilla.

Et puis elle s’en alla, « faisant cette action comme toutes les autres, dans une tranquillité et une égalité d’esprit inconcevables ». Jacqueline et Gilberte évitèrent de se dire adieu, de crainte de s’attendrir l’une l’autre. Gilberte se détourna du passage de Jacqueline, quand elle la vit prête à sortir. « Voilà de quelle manière elle quitta le monde. Ce fut le 4 janvier 1652, étant alors âgée de vingt-six ans et trois mois. »

Gilberte, dans le mémoire qu’elle a écrit, touchant la vie de sa sœur Jacqueline, s’arrête là.

Il n’y a plus Jacqueline Pascal. Elle est morte. Il y aura, dans un monastère, une religieuse vêtue de laine beige, coiffée d’une guimpe blanche et d’un voile noir et portant sur sa poitrine une croix rouge comme un cœur qui saigne.