Texte établi par Les Éditions du Zodiaque (p. 152-172).

Camarades.

Ils sont à six réunis dans la vaste pièce : quatre hommes, deux femmes. L’intérêt repose sur un de ces hommes. À cause de lui, on serait tenté de dire : il n’y a là qu’un homme. Et ces deux femmes, à cause de lui, font nombre. Elles forment un cercle large, fermé, une chaîne d’yeux admiratifs, de bouches palpitantes, de cœurs tendus.

L’homme est assis sur un large divan, écroulé plutôt, écrasant de son poids les coussins, fripant la housse. Sa tête rejetée en arrière a l’air de vouloir s’enfoncer dans le mur et de poser sur un bloc de pierre sa fatigue. Son visage exprime une détente, du contentement et de la bonhommie. L’air distingué ? Il s’en fiche ! Dans sa pose abandonnée, son plastron bombe, prêt à éclater par l’ouverture du gilet de cérémonie, son col de chemise fléchit. Cet intellectuel doit sentir la sueur. Il y aura une tache huileuse demain, sur la tapisserie claire, à l’endroit où il appuya sa tête. Le torse tirebouchonne. Les jambes longues, élégantes, s’abandonnent, entr’ouvertes, comme s’il en ruisselait une fatigue nerveuse. Aucune pose. Nulle envie de parler, encore moins de parler dans son style elliptique et cinglant : plutôt celle de s’allonger complètement sur le divan, de faire un somme. Ces apparitions en public l’exténuent.

Il s’est laissé emmener, à la fin de la conférence, dans cet appartement de femme. De quelle femme ? Il n’en sait rien. Il venait de descendre de l’estrade et trouvait devant lui, comme d’habitude, un barrage de hauts fonctionnaires, de représentants de la presse, et de détestables quémandeurs d’autographes, parmi lesquels cette jolie fille brune qui lui présentait crânement son stylo et le livre à signer de ce nom connu : Duc Lurcain. L’air d’une étudiante. Elle porte sous son bras sa serviette de peau de porc. Parisienne évidemment. Que fait-elle dans ce glacial pays ? Elle s’est présentée. Il a souri. Il a dit d’un ton chaleureux, n’ayant retenu que son prénom : « Ah ! Marie-Louise ! Parfaitement ! » Il lui a serré la main comme s’il la connaissait, tournant le dos au président de l’Alliance française qui citait les Grecs, Molière, Anatole France et Monsieur Gilson. Il a plaqué là le président de la Bonne-Entente qui bombait son torse d’ancien cuirassier, celui du Carnegie Institute qui exhibait un ruban rouge tout neuf, le Vice-Chancelier de l’Université anglaise, des tas de gens munis de présidences et de rosettes, tous pareils : smoking, sourire, importance et banalité. Il pressentait l’invitation au champagne en petit comité, les femmes de ces messieurs, le souper indigeste, le retour en limousine.

Marie-Louise regardait son poignet, — est-ce son pouls ou une montre invisible ? — et disait de son air crâne :

— Il n’est que dix heures. Si j’osais vous prier de venir… Je suis avec une amie qui habite tout près… Il y a un petit groupe de camarades qui seraient enchantés…

Ces mots : une amie… petit groupe… camarades, étaient frais à entendre, faisaient l’effet d’un sorbet à sa langue desséchée. Il se tournait vers eux : amie, petit groupe, camarades. L’échappatoire ! Duc Lurcain fonce au milieu du tas d’officiels dressé devant lui comme une grosse bedaine, et se faufile hors du Ritz, mêlé à la foule que fendaient les talons acérés et volontaires de Marie-Louise. La porte tournante, manœuvrée par un jeune groom sportif, débitait le public avec une régularité de machine automatique, et happa sans plus de façon le conférencier. Il se retrouva sur le trottoir comme s’il venait d’être bousculé, un peu ahuri, séparé par accident de quelqu’un. Marie-Louise l’avait devancé et se retourna, ayant l’air de venir au-devant de lui. Elle se tenait grave, souriante, au milieu du « petit groupe ». Elle présentait l’amie dont le nom s’effilocha dans la rafale. Il ne retint que l’impression qu’il l’avait déjà entendu, qu’il devait être cousin de celui de Marie-Louise. Il marcha entre les deux femmes comme s’il les eût prises par le bras. Il avait besoin d’être soutenu et réchauffé. Il était arrivé le matin en ce pays étranger, avait passé la journée en visites officielles, de sorte que la ville à peine entrevue ressemblait à un logement nouveau où l’on débarque à la nuit. Il se heurtait aux choses et aux gens. L’air était glacial comme une porte de corridor et lui battait au visage. Sur le trottoir, les dernières neiges roulaient, pelaient, s’écrasaient au souffle acide du vent. On pataugeait dans le jus gras et blafard de cette vendange de printemps.

Lurcain a froid. Il y a huit jours, il parlait à Cuba, devant un auditoire en dentelle, dans une atmosphère éventée par les palmes. Il y avait quelque chose d’une galopade de chevaux sauvages dans le bruit des applaudissements. Ceux de ce soir furent différents, gantés de laine eût-on dit. Il n’est pas bien sûr d’avoir empoigné son public. Il n’est pas de ceux qui cherchent à plaire. Il parle d’une bouche sans ornement. Un vent de haut étage l’emporte. Il crache dans les fleuves d’or. Il noue d’un seul regard des steppes. Il va au cœur des problèmes, sonde les poitrines, nettoie les plaies. Cet écrivain est un peu chirurgien. Il a changé trop brusquement de zone. Et sur ce trottoir où il patine avec ses souliers trop minces, il n’est pas sûr de son équilibre. Il ne sait trop si cette impression de froid pénétrant n’est qu’atmosphérique.

Le groupe de camarades vient par derrière, à une certaine distance. Il les a englobés d’un coup d’œil de connaisseur. Ils sont étiquetés : des « jeunes », gentils. Non point négligeables. De futurs « quelqu’un ». Des diplômes plein leurs poches, et une incroyable puissance de dissertation sur tous les sujets. La Sorbonne dodeline du bonnet par-dessus leurs têtes. L’un corrige Homère devant ses élèves, méprise Barbusse, murmure : « Ah ! Claudel ! » d’un ton de gourmet, refusant de donner sa recette aux prolétaires. L’autre joue au tennis, aux dames, aux week-ends à la campagne, à la diplomatie, et va étudier la question des pêcheries à Terre-Neuve sur le bateau du gouvernement. Le troisième est un bon garçon charmant qui dit si joliment « Marie-Louise », somnole un peu sur ses trente ans, s’échauffe quand les autres s’esclaffent, dédaigne le sujet de conversation gonflé que toutes les mains se passent, et ramasse celui qu’on a laissé tomber ; blague Mme de Noailles qu’il aime, demeure muet sur Valéry qu’il vénère. Tous, malgré eux, portant certain uniforme, tous un peu desséchés, disciplinés, rétrécis, dégringolant de l’émotion dans l’ironie, surveillant une admiration naissante comme un commencement de grippe, comptant les battements de leur sensibilité, exerçant leur esprit comme la fouine son museau. Ils détruisent en causant plus qu’ils ne créent, persuadés que ceux qui les écoutent sont assez avertis pour ne pas les prendre au sérieux. On a envie de leur passer le cendrier. Quand il y a un Anglais parmi eux, il fait l’effet d’un buvard qu’on applique sur tant de paroles répandues. Vive l’Anglais ! On voudrait lui proposer une partie de barres.

Pour le moment, c’est Duc Lurcain qui est le buvard. Il laisse parler. Lui ne dit mot. Il a épongé son front un peu dégarni. Ses cheveux blonds pendants évoquent le feuillage d’un arbre après la pluie. Ses yeux bleus sont paisibles, heureux, avec quelque malice tout au fond, une sagesse qui ronronne, enroulée sur elle-même, mais entre ses paupières plissées englobe la situation.

Marie-Louise est assise dans un fauteuil bas, lui faisant vis-à-vis. Elle le touche presque des genoux. Elle lève sur lui une face absolument absente de détours, des yeux immenses, lumineux et veloutés, noirs, des yeux qui se prêtent à la lecture, et qui sont écrits en langage de Provence. Son rire éclate brusquement, traverse un pont. Elle sort de sa réserve, elle va plus loin qu’elle ne voulait aller. Il y a dans son rire un peu du même souffle que dans les œuvres de Duc Lurcain. On chancelle, amusé. On a envie de retenir son chapeau. Rire vite honteux de lui-même, qui se reprend d’une façon si soudaine qu’on dirait qu’il rougit. Car Marie-Louise est grave. Bien de sa génération aussi : poursuivant son but, se livrant à ses enquêtes. Elle a un esprit rempli de petits casiers, de notes marginales. L’esprit se plaint même parfois qu’il n’a plus de place. Elle vient de mettre la main sur ce spécimen d’homme de lettres, non point le genre qu’elle rencontrait à Paris, qui tourne en rond, mais européanisé, américanisé, mondial. Elle, qui prend le train pour aller voir un musée à Chicago, une bibliothèque à Boston, voyage en ce moment sans bouger de place. Elle parcourt Lurcain de salle en salle. Mais tout cela avec tant de grâce, de sincérité ! Elle pose des questions de reporter avec une espèce de balbutiement virginal. Ils discutent André Gide, Duhamel, Bergson, l’architecture américaine, les Soviets, Jacques Copeau, les dîners du Pen Club. Il n’y a que le climat nordique dont elle refuse de parler. Quand il est question du froid, elle remonte les épaules ainsi qu’un col de fourrure et porte la main à sa gorge.

Lurcain s’échauffe malgré lui. Il sort de sa somnolence. Marie-Louise est épatante de toutes les façons. Intelligente, lettrée, artiste… Il s’émerveille de trouver dans la bogue blanche de ce pays ce brugnon de Provence. Il la regarde, assise en face de lui, en contrebas. La lumière éclaire la massive chevelure brune aux reflets fauves, le front poli, les joues en forme d’olives appuyées sur le menton fin, et surtout ces yeux étonnants. La couleur de sa peau l’intéresse. Il n’y a pas besoin de s’habiller avec cette sorte de peau. Nue, Marie-Louise serait encore chaste. Une peau qui a le velouté d’un fruit sur l’espalier, pense Duc. Comment fait-elle, dans ce pays si blafard, pour être si dorée ? On se la représente étendue sur une pelouse au soleil. Elle est habillée d’une petite robe de rien qu’elle a confectionnée elle-même, blanche, qui tient toute seule sur son corps élancé. Elle l’appelle sa robe de tennis. À son cou, collier de pierres du Niagara, lunaires, que sa peau anime. Elle pourrait en effet jouer au tennis avec cette robe, ou dîner chez sir Arthur. Pas de manches, naturellement. Les manches, s’il lui arrive d’en porter, lui font l’effet d’une maladie de peau : elle se gratte, puis va changer de robe.

Le fauteuil où elle est assise s’arrondit en arrière de sa tête brune comme un gros éventail de jonc. Éventail ? Corbeille plutôt, que Lurcain considère, vers laquelle, à cause de sa fatigue, et aussi de son état de languide bien-être, il se laisserait glisser. Glisser, sans appuyer, dans un rêve. En réalité, il n’a aucune envie de bouger de ce divan.

Comme tout le monde était casé, que seule l’amie restait debout, veillant à ce que chacun eût ses aises, il lui a commandé péremptoirement de se mettre près de lui sur le divan. Il garde Marie-Louise en face, pour le régal de ses yeux. Et l’amie s’est assise. Il se sent tassé entre ces deux femmes. Elles forment un public dont il est sûr. Leurs regards applaudissent. Celle-ci, dont il n’a retenu le nom et que personne ne nomme, est sans doute l’occupante de l’appartement. Elle s’y encadre de telle façon qu’il a peine à l’en détacher pour mieux voir ses traits. Elle ressemble aux grands murs clairs, non encombrés de tableaux, à la lumière adoucie, aux meubles simples qui forment de solides îlots dans la pièce, aux rideaux de tulle calme tirés sur de l’inconnu. Il ne peut pas plus lire en elle qu’il ne devine ce qu’il y a derrière ces rideaux. D’ailleurs, aucun souci de se lever pour aller voir. Il est content qu’elle soit là, atome de cette atmosphère, meuble sympathique de ce logis où il passe une heure banale en apparence, inoubliable au fond, faite de ce laisser aller absolu. Il y a en présence trois êtres qui se défont pour se mêler. Ce divan est une étape. Il ne sait plus bien où il se trouve… Ce vase de frézia sur la table… Est-ce à Cuba ? Cette neige crispée d’avril qui griffe les carreaux, est-ce à Leningrad ? Ces deux femmes qui savent causer, est-ce à Paris ? Américaines ? Hum !… Leurs genoux ronds sont posés sagement à côté l’un de l’autre, et il n’y a pas de cocktail à leur coude.


Non, il est parmi les hommes. Il ne faut pas oublier le petit groupe de « camarades » que lui masque Marie-Louise. Il les voit mal. On a éteint le plafonnier. Il ne reste plus dans les angles que de petites lampes où la lumière couve sous les abat-jour jaunes. Ils font public avec leurs habits noirs. Ils prolongent la foule de tout à l’heure. En les regardant, il recommence à enfoncer sa parole, prudemment, pour sonder l’atmosphère. Tous les trois l’écoutent avec une grande attention, et surtout une déférence trop marquée. Les femmes, elles, en montrent à peine. Ce sont elles qui sont devenues le groupe de camarades. Il sent entre ces moins de trente ans et lui une barrière. Ils mettent intentionnellement en balance avec sa notoriété leur jeunesse soudée ensemble, formant poids et masse. Ils sont assis à l’arrière-plan, sur une même ligne, en fond de bouteilles où les paroles se décantent.

D’ordinaire, ils se trouvent chez eux dans cet appartement. On les entoure, on les écoute, on les blague, on les taquine : ces hommes sont. Les voix féminines changent de qualité quand ils arrivent. Le monde redevient bisexuel. Ce soir, ils ont l’air de mauvais disciples. Monsieur Lurcain a pris leur place sur le divan. Et chose étrange : il laisse mener la conversation par Marie-Louise et l’amie. Il est pris dans l’angle que forment ces deux esprits. Il se complaît dans l’inconnu qu’elles représentent, et qui s’ajoute à la nouveauté de ce logis, au secret de cette ville, aux surprises de ce climat. Au sortir d’une salle surchauffée, il se trempe dans un bain aux aromates mystérieux. Tant pis si le spectacle n’est pas au goût des « jeunes ». Ses quarante-cinq ans se tendent comme un poing musclé au bout duquel il les tient tous les trois. Il y a des faces parfaitement immobiles qui ricanent. Leurs faces sont de celles-là. S’ils étaient assis à des pupitres, ils se donneraient des coups de pied par-dessous pour témoigner qu’avec eux ça ne prend pas ! Bien sûr, ils ont leurs vagues profondes de sincérité, des lames de fond qui les soulèvent malgré eux. Leur jeunesse est parmi les plus saines. Mais, ce soir, ils sont mal partis. Elle rétrograde, elle redevient gamine, elle a peur de se regarder dans ce miroir placé sous ses yeux : un homme arrivé. Ils ont une certaine pudeur à s’y reconnaître tous les trois ensemble, nus. Il est ce que chacun d’eux rêve de devenir, veut devenir. Ils serrent leurs poings au fond de leurs poches et leur langue au fond de leur bouche. Leur rêve a la force d’une morsure. Le voyageur Duc Lurcain s’est arrêté un instant parmi eux, comme à une gare perdue. La France souffle dans leur désert. Il représente l’évasion. Ils sortent des bâtiments pompeux de l’Université, des couloirs craintifs de la diplomatie, pour sauter sur le marchepied d’un train en marche. Ils en ressentent un certain vertige. Il semble qu’ils aient repris le béret d’étudiants, que le vent soulève les pans de leur pardessus et les bouts de leur cravate, qu’ils s’égosillent à crier à la portière vive quelqu’un ou à bas quelque chose, qu’ils franchissent des zones défendues. Lurcain, c’est un nouveau départ. Ils oublient la Tradition, l’École, la Carrière, le Fonctionnarisme. Ils en perdent leur latin. Est-ce qu’ils n’auraient pas le droit de choisir, à perpétuité ? Un chemineau choisit bien sa route ! Celui-là choisit bien la matière de ses livres. Il fait des renouvellements perpétuels en lui. Il se déboise. Il s’assoit en rond et repart par une fourche nouvelle. Une révolution est dans leur bouche. Elle les a surpris. Elle les étouffe. Ils serrent les dents dessus. Leur drame vaut bien qu’on s’y intéresse. Et cet homme qui pourrait leur donner un conseil d’aîné paraît ne rien pressentir. Il disserte avec des femmes ! Il regarde Marie-Louise. Il la palpe des yeux. Et elle n’a pas l’air de s’en apercevoir ! Elle ne ramène pas ses pierres du Niagara autour de son cou selon son habitude quand elle se sent frôlée. Ils lui en veulent : ils perdent par sa faute un tête-à-tête unique. Ils ont eux aussi des choses à dire, ou plutôt, ils ont à se dire, à se vider une bonne fois d’eux-mêmes, à parler comme s’ils écrivaient, avec tous les droits. Ils sont furieux de leur attitude d’écoliers.

Lurcain ne les perd pas de vue… Celui qui refait Homère tiraille sa courte moustache. Son regard luit, en coin, guettant une nouvelle proie. Celui du tennis, des dames, de la diplomatie, qui a un corps de lévrier racé, des yeux couleur de peau de lézard, un cou long, une lippe expressive un peu espagnole, est en train de se morigéner : « De la tenue ! » Le troisième a pris à la fin son air d’ours. Il voudrait se lever, mettre les mains dans ses poches et arpenter la chambre, comme il fait le matin, au moment où son bain est prêt. Même devant la baignoire fumante, il est celui qui est voué à l’indécision. Celui qui allume une cigarette quand on crie au feu. Celui qu’irrite à l’avance l’idée d’être en retard, mais qui arrivera en retard ! Et si vous lui en faites reproche, ce sage vous regarde gentiment d’un air étonné. Par compensation, il arrive avant l’heure, longtemps avant l’heure. Il y a une double surprise, la vôtre et la sienne. Vous restez là, tenant le bouton de la porte pendant qu’il se lave le visage de l’ombre de l’escalier. Il est plus tôt, ou plus tard, qu’on ne pensait. Il n’y a plus d’heure, rien que la minute de l’amitié. Il dit votre nom, ou n’importe quoi, ou il sourit, ou il ne dit rien, et on est content. Sa grande taille le sert : on ne peut prêter courte mesure à des hommes qui dépassent six pieds. Il courbe légèrement la tête, il enroule le cou et les épaules autour de ses rêveries. Il ressemble à un Lindbergh qui débarque du ciel. Le jour où il se sera réalisé, il conservera le même air ingénu. Avec cela, l’expression de quelqu’un qui se fourvoie sans cesse, dont la place, une place aérée, est ailleurs. Il demeure le plus secret des trois. Il couve sa personnalité ainsi qu’une maladie. On a en sa présence le sentiment que malgré l’emballage on pourrait bousculer et fêler quelque chose. Son inertie de surface impatiente parfois Marie-Louise. Pourtant, c’est celui qu’elle préfère.

L’amie a sorti de sa bibliothèque — rayon du dictionnaire anglais, de la boîte à ouvrage, des tasses à thé — une bouteille qui vient de Bordeaux, France, via le magasin « Quebec Liquor Commission », de l’autre côté de la rue. Le lévrier racé a découvert dans la glacière du ginger ale. Celui qui corrige Homère sert la salade de fruits dans de petites assiettes trop plates. Lurcain dit : « J’ai soif ! » et regarde les vins et liqueurs et les sucreries comme il regarderait le désert. Il veut un verre d’eau, un verre grand comme une oasis ! Il suit Marie-Louise dans la cuisine. Il faut laisser couler le robinet pendant quelque temps pour que l’eau soit fraîche. Amusante, cette cuisine. Toute blanche. On n’a pas peur de marcher sur des cancrelats. Une assiette de tomates fait une tache rouge sur la table : il en croque une. La porte-fenêtre française est entr’ouverte sur une terrasse, par curiosité de la neige qui s’étend là, aussi paisible qu’un chat qui dort. La chaleur du calorifère et le froid du dehors se combattent dans cette pièce. On se sent à un carrefour, peut-être à un tournant dangereux. Lurcain, qui avait enfoncé ses mains dans ses poches, les en retire pour saisir le verre d’eau que soutiennent les longues mains brunes d’une jeune fille. Il sourit, il l’appelle affectueusement Marie-Louise. Elle, qui a senti le courant d’air, noue autour de son cou le collier de pierres de lune et se sauve de la cuisine.

Il revient dans la grande pièce, en fait le tour lentement, seul, chez lui. Il examine les gravures : des reproductions d’antiques ; il hume l’atmosphère par habitude de métier, prend des notes malgré lui. Rien de fragile à cet intérieur : ce n’est pas un bibelot qu’on soulève et qu’on remet en place avec précaution… Que lui apprend-il ?… Curieuses, ces vies de femmes seules, à l’étranger, ces vies qui se dérobent. Qui sont en réalité ces deux-ci ?

Le voyageur poursuit son voyage, passe le doigt, puis l’œil dans une porte mal fermée, soulève une portière : une machine à écrire luit sur une table. Cela lui remet en mémoire le billet qu’on lui a monté dans sa chambre ce matin, au Ritz, tapé à la machine, non signé, qui lui souhaitait la bienvenue. On dirait que ce petit billet l’a deviné frileux, et qu’il est venu sans façon lui dire bonjour sur le plateau du déjeuner, entre le pot de marmalade d’orange et la demi-lune de pamplemousse à la glace. La neige qui tourbillonnait à sa fenêtre du dixième étage a eu quelque chose de joueur. Il a souri : petit billet, flocon fugitif qui tombe sur un seuil et est emporté par la tourmente. La vie souffle à tous les étages.

Alors ? Cette machine ? À qui appartient-elle ? Est-ce que c’est Marie-Louise qui l’abrite dans ce cabinet, chez l’amie, en pénitence avec le gramophone, la paire de skis, la malle-cabine, des piles de revues françaises et une rangée de robes qui veillent tout autour en capuces de cretonne ?… Quelle importance cela a-t-il ? L’homme passe son temps à vouloir pénétrer. Il bâille. Il secoue les épaules. Il en fait tomber les femmes et les problèmes. Ses mains ont du plaisir à trouver le fond de ses poches. Il ferait mieux d’aller se coucher. Encore une soirée de perdue ! Il a échappé à sa rigoureuse discipline : travail jusqu’à minuit. Les jeunes ont déjà bouclé leurs pardessus à ceinture, excepté le faux Lindbergh qui flotte un peu dans sa pelisse d’ours. Marie-Louise, le nez à terre, s’efforce d’enfoncer ses hauts talons dans de grosses chaussures fourrées qui la rendent chaque fois furibonde. L’amie lève vers lui ses yeux errants, son sourire tendre et moqueur. Sur le seuil, il se retrouve comme tout à l’heure, défait. Encore partir ! Il s’arrache à ce logis comme s’il contenait un pays qu’il n’aura pas le temps de voir. Il pose son chapeau de travers sur son front. Il revêt un pardessus qu’un de ces messieurs du comité lui a prêté, — le sien est dans la cale du Mégantic — un pardessus d’universitaire mesquin, un peu étroit pour lui et il laisse la ceinture pendre. Les deux femmes de nouveau l’encadrent. Pourquoi les camarades se tiennent-ils à distance ? Il ne dit plus rien. Il pense que tout est compliqué, excepté dormir. Il fait zéro heure en lui. De les sentir toutes les deux si éveillées l’indispose. Elles prolongent inutilement la conversation de tout à l’heure : elles sont pleines d’échos et il craint de les heurter en passant. Il trouve que la charmante Marie-Louise, qui s’est rougi le bec avant de sortir, a l’air d’un oisillon au bord de son manteau de fourrure. Lui flâne déjà dans une autre capitale. Il a la nostalgie violente d’un visage de femme encadré d’un châle, portant quelque flamme noire dans les yeux, quelque haillon rouge à la place des lèvres, qui le passerait en route sans rien dire, le laissant fendu de désir.

Les trois hommes suivent. Il sent bien qu’ils s’amusent énormément. Il voit l’ombre gesticulante de leurs cannes. Il devine que le mauvais temps n’a pas de prise sur eux, qu’ils sont chaussés épais et sûr, que la rue, leur rue, ne présente pas d’embûches. La soirée n’est que commencée : après avoir déposé le grand homme à son hôtel, ils savent où trouver le restaurant chinois, où manger les chop suey ou le honey dew, où boire une orangeade qui sent la Floride. La porte tournante l’engouffre encore une fois : le voilà passé de l’autre côté de ces jeunes trente ans, dans un monde réchauffé. Il ne distingue plus sur le trottoir que deux manteaux de fourrure qui se montrent de dos et dissimulent leurs occupantes aussi complètement que des rotondes de plage. Brève consultation : les hommes s’appuient, de tout leur poids retrouvé, sur leurs cannes. Où va-t-on, maintenant qu’on a semé Lurcain ? Ils ont bien dit : semé. Ils s’esclaffent. Ils cernent les femmes. Leur Duc ! As-tu vu ce chapeau, ce pardessus ?… Quelle touche ! Ils ne s’attaquent pas à sa conférence, encore moins à ses livres. C’est à l’homme du divan qu’ils en veulent, l’homme couché. Leur grief contre l’homme tout court, solidement planté sur son œuvre, est trop profond pour qu’ils l’éventent en public. Duc Lurcain a remporté avec lui son souffle, sa poigne, sa notoriété. Il n’a laissé traîner derrière lui, dédaigneusement, que les pans de sa ceinture. Il n’a rien deviné. Il n’a pas senti que leur jeunesse affamée, leur jeunesse mâle, attendait de lui une parole… Ils se vengent : « Quelle touche ! » et rient, et détournent le visage comme s’ils s’attendaient à recevoir une gifle.

Elles sont furieuses, du moins en apparence. En réalité, heureuses de se retrouver, par cette atmosphère de bataille, dans le petit groupe de camarades. Elles éclatent contre les garçons. Potaches ! Ils ont été au-dessous de tout. Parce que Lurcain n’a pas pris une attitude de grand Ambassadeur ! Ils causent presque du scandale sur le trottoir poli du Ritz où le portier, un géant efflanqué en uniforme bleu pâle galonné d’or, promène ses guêtres blanches. Ils parlent haut, latinisent l’atmosphère du nord. La neige leur envoie des bourrades qui les animent. Se chamailler est une façon de se dire bonsoir avant de se séparer. Homère agite sa canne dans la direction du dernier autobus qui lui permettra de rejoindre son faubourg agrémenté d’absurdes cheminées d’usines. Le lévrier racé regagne à pied son logis, insinuant sa longue et mince silhouette entre les zébrures de la neige.

Le jeune homme à pelisse d’ours accompagne les deux amies. Il toussote en allumant une cigarette. Qu’est-ce qu’il va devenir, lâché par les compères, entre ces deux gentilles viragos ? Il ne désarme pas cependant. Le vent mouillé donne l’exemple de l’escarmouche. Il a le désir de les provoquer. Ce timide incline à trouver Marie-Louise guindée. Il se rencontre sans le savoir avec Lurcain qui tout à l’heure rêvait d’un visage qui vous heurte comme une proue aiguë dans les eaux sournoises de l’inconnu. Il désigne la porte tournante du Ritz qui fait de ceux qu’elle happe des fantoches, cette porte où le grand homme a disparu, et il reprend d’un ton doux, l’œil en coin, l’exclamation des camarades : « Quelle touche, vous ne trouvez pas ? » Il est content. Il ronronne dans sa pelisse : il a pris position.

Marie-Louise, celle qu’on ne peut faire sortir de sa réserve, bondit en arrière de lui, le prend aux épaules, le pousse à bas du trottoir, dans la rigole, parmi la neige éperdue qui fuit sous ses grandes semelles et crie : « Espèce d’idiot ! »