Texte établi par Les Éditions du Zodiaque (p. 7-34).

Randonnée.

Nous étions trois à nous rencontrer au seuil d’une automobile.

L’auto s’appelait Widgeon. Je défie les étrangers de prononcer ce nom. Il n’y avait que nous à savoir qu’il contenait deux ailes, et par-dessous, une espèce de plainte. Des ailes de canard sauvage. Voilà ce que signifiait Widgeon. Un canard qui est petit en comparaison de ses ailes. Et il faut l’avoir vu chez lui et dans ses fonctions pour comprendre ce que peut être un canard sauvage. Un petit canard coincé entre l’immensité de l’eau et du ciel, celui qui sort d’une forêt pour entrer dans une autre, et doit traverser au vol un bras de fleuve, une poitrine houleuse de lac. Il tient dans l’antenne allongée de son bec noir un message important, un sans-fil pour la forêt et ses ailes dépliées avec mesure, bien emboîtées dans l’air, marchent comme un vélocipède de haute allure, portant la blouse gonflée de son petit dos.

Et vous, au-dessous, spectateur impotent, les deux pieds dans la barque de bois, vous levez les yeux et suivez du regard le canard sauvage comme si votre âme s’était décrochée de vous et s’en allait porter ses trésors dans un lieu secret et hors d’atteinte.

Il faut dire Widgeon comme si on avait la bouche pleine d’une eau bue à plat ventre, chaviré sur la face, à même un lac inconnu où seuls des mufles de grands animaux aux pieds fourchus se sont plongés, et sentir l’azur vous peser tout d’un coup sur la gorge et la forcer à s’ouvrir, ainsi que celle du porteur de message arrivé au milieu de sa course, qui mesure l’étendue et souffle : « Widgeon ! » puis mettre le ressort d’une épaule qui se relève dans la façon de le prononcer.

L’auto Widgeon remplissait ces conditions. Elle était sœur du canard sauvage, brune, maigre, basse, ne déployant ses hanches qu’en pleine course, fendant la route du nez. Quand on se penchait dessus, on sentait combien elle était étonnamment pleine d’un mobile connu d’elle seule, incapable de s’en laisser distraire, retenant son haleine, mesurant ses forces, décidée à nous porter plus loin que nous-mêmes. C’était un cœur ajouté à nos trois cœurs. Nos yeux convergeaient parfois vers lui, qui battait sous son capot brun, et nous nous taisions pour l’écouter : il nous semblait qu’en le cœur de Widgeon reposait notre unisson. Jamais nous ne trouverions, à l’orée de notre randonnée, une voix qui exprimât avec tant d’assurance tranquille et de rythme passionné tout l’espoir que nous en attendions.

En plus des ailes, Widgeon avait une membrure dans laquelle les battements de son cœur se répandaient, et nos corps fragiles en étaient renforcés, acquéraient en plus de leur mécanique des fibres de métal et des ressorts cuivrés.

Encore sur le macadam de la ville, qui ne retient rien des rêves des hommes, toute la route couvait déjà dans ses flancs, et l’odeur des feuillages pimentés piquait son nez rectangulaire.

C’était une de ces voitures dites en France cabriolet mais dont le nom signifie ici « avaleuse de routes ». En arrière, sous la queue, chacun jetait pêle-mêle ses bagages, la paire de souliers couverts des moisissures des forêts, le « coupe-vent » qui est une veste, couleur d’écorce, les bérets basques ; et puis les vivres, les bananes et les sandwichs, à côté de la lampe électrique et de la boussole. Au dernier moment, le chien Kilty, dont la langue rouge et les yeux de ver luisant brillaient dans un poil écossais de haute lice, était empoigné et déposé dans la niche de ces trésors dont il flairait l’odeur familière.

Il y avait au volant un être au visage pâle et à la robe verte que je ne connaissais pas. Elle se présentait de profil comme ceux qui se hâtent vers un but ardent et n’ont pas le temps de se retourner, et comme les biches aussi qui viennent de surprendre dans le vent l’odeur du chasseur. Ses yeux d’un noir fauve s’entouraient d’un halo d’ombre mouillée pareil à celui que dégagent les sources sous les futaies. Il fallait s’en approcher à pas réservés pour ne point les effaroucher. Ses cheveux sombres, brouillés par en dessous de reflets cuivrés, tombant droit comme des joncs, cernaient son petit visage d’ondine.

Nous nous connûmes d’un seul regard. Ensuite, elle s’occupa de celle qui allait nous emporter, se pencha dessus, la tapota du pied ainsi qu’une bête qu’il faut décider à bouger, et une fois Widgeon en route, se redressa, traversée de vibrations, et respira d’une haleine longue et contente. Il fallait lui donner un nom. Je l’appelai Elfe par esprit de justice, puis Elfie par amitié.

Je m’assis près d’elle. Je sentais son cœur battre sous ses côtes minces, serrées comme les plumes d’une aile repliée.

Un jeune homme, qu’elle appela du nom étrange de Cavelier, tâta de ses reins l’encoignure que laissaient libre nos corps de femmes, essaya de s’y loger, allongea les jambes, s’arc-bouta sur les hanches, pour retomber en place avec la forme et le volume voulus, tira la portière qui claqua au nez de la rue méprisable, et nous bondîmes, trois esprits purs, trois corps fraternels enfermés dans une sorte de stratosphère au ras du sol.

J’étais là entre deux êtres inconnus, enivrée de félicité à nous sentir si pareils. Widgeon se faufila hors de la ville par des chemins familiers à elle seule, et bientôt elle porta au bord de sa calotte une frange de ciel bleu qui venait tremper jusque dans nos regards, et à chaque portière, des arbres verts en parenthèse nous fermèrent le monde.

C’est de profil aussi que je voyais Cavelier. Il avait un visage de sous-bois, je veux dire de la couleur que revêtent les créatures peu visitées du soleil et qu’on croirait ne voir que par transparence, les feuilles prises à revers, montrant mieux ainsi leur ligne de tête et leur ligne de vie, les pierres qui s’oublient à rêver là depuis des siècles. Sa barbe rasée couvrait d’une ombre bleue ses joues et un menton avancé en un cap lumineux, non point fait pour reposer sur les choses, mais pour pivoter au centre d’un univers et en capter les plus furtives apparences. La bouche était grave, mobile et enfantine, les joues longues, le front haut qu’encadraient les cheveux lisses rejetés en arrière, mais prompts au moindre mouvement à se rabattre de chaque côté du visage, à la façon d’oreilles d’épagneul. La nécessité de remettre en place des deux mains les longues mèches pendantes lui donnait un air de rébellion un peu sauvage, et je m’aperçus que son nez busquait légèrement dans son visage olivâtre et que l’air tout à fait caractéristique d’absence et de fierté agressive qu’il portait d’ordinaire devait avoir pour origine un sang indien largement métissé de blanc.

Je connaissais son nom : celui d’un poète aux longues foulées qui prenait le continent Amérique, d’un océan à l’autre, pour son canton. Un poète baigné de mer. Il nageait dans son œuvre, tirait de l’arc, visait les étoiles, peignait des statues grandes et barbares comme des totems.

Nous allions ! La nature nous attendait au passage et venait s’encadrer dans les lunettes latérales de notre nacelle. Et tout cela était pour nous seuls. Nous étions partis avec des sens neufs pour en jouir. Jamais auparavant nous n’avions respiré, humé, violé du regard les mystères. De grands lambeaux de beauté s’accrochaient à nous à mesure que nous avancions. Inutile de refuser ce qui s’offrait : il y avait toujours de la place dans le cœur serré de Widgeon. Nous sentions nous presser sur les côtes le pouls accéléré des montagnes, et souffler à notre visage l’haleine des bois. La voiture écrasait des visions magiques dont les fantômes se redressaient immédiatement après notre passage, et meurtris et vivifiés nous suivaient du regard. Nous aurions affaire à eux plus tard, indéfiniment.

D’un côté de la route roulait une rivière dont les eaux eussent pu meubler un continent. Des arbres flottaient dessus, écorcés, pressés côte à côte, dessinant sur le chemin liquide des feuilles de palmiers, des rosaces, des soleils faits pour quelque païenne procession. De loin en loin une racine se dressait, l’air d’une étrange idole noircie par le temps, assise sur les eaux, serrant de ses bras noueux ses genoux croisés et veillant sur ses richesses. La rivière, avec sa profondeur ardoisée, semblait faite de la substance broyée des arbres, de leurs désirs et de leurs appels, de leurs reflets, et surtout de leurs cendres. Les montagnes imitaient l’élan de l’eau vagabonde et s’en allaient on ne savait à quelle croisade. Le ciel brouillé prenait l’aspect d’une énorme boucane. Un nuage sombre avait la forme d’un aigle monstrueux au bec tendu qui cherchait à crever le soleil.

Nous étions dans un monde sans limites, point modelé par l’homme. La forêt lui eût cassé la main d’un coup de brindille s’il avait osé la glisser dans son écran. Et tous les trois, à rester immobiles au cœur de Widgeon, de l’aube au soir d’une journée infinie, nous sentions pousser sur nous une ombre moussue. La robe verte d’Elfie, à ma gauche, dégageait un parfum de jeunes feuilles ; la veste brune de Cavelier sentait l’aiguille de pin.

La femme-fée détournait rarement le visage : son profil enfonçait son tranchant délicat dans l’aubier de la lumière. Cependant, il lui arrivait de reculer quand un spectacle d’une grandeur dure et fermée refusait au premier choc de s’ouvrir, et son regard se coulait un moment dans ma direction pour voir si moi aussi j’avais éprouvé le même refoulement violent. Puis elle se renfermait de nouveau dans sa secrète jouissance, refusant d’en rien distraire en paroles. Mais la beauté absorbée suintait des lignes fondues de son visage, de la courbe chaude de sa hanche à mon côté, de la palpitation de son cœur sous sa mince robe. De ses bras tendus, de ses poignets déliés, elle poussait Widgeon de l’avant et lui tâtait le pouls de ses mains fermement posées sur le volant.

Était-ce nous qui défilions ? Était-ce le paysage ? Nous avions l’air de créatures fantastiques lancées à la même allure. Il y avait entre lui et nous un défi de maintenir notre rencontre à cet état d’irréalité, de poursuite aigüe, à cet aspect d’apparition et de vitesse de fantasmagorie. Nous le traversions comme une flamme et lui perçait au passage de ses flèches les Visages Pâles. On eût dit que nous étions sommés de nous présenter mutuellement des images sans cesse renouvelées de nous-mêmes. Celles que nous étions un instant auparavant étaient rejetées comme ayant perdu toute valeur. Ni la nature ni nous n’existions dans la minute écoulée. Toutefois, il y avait dans le spectacle des moments dorés qui faisaient scintiller nos trois regards ; d’autres, noyés de joie, où nos cœurs se soulevaient jusqu’à nos bouches pour y boire.

Aux révélations les plus foudroyantes, presque impossibles à soutenir pour l’esprit solitaire, Cavelier passait le bras derrière moi pour communiquer avec Elfie en lui tapotant l’épaule légèrement, de ses longs doigts, ainsi qu’un délicat clavier. Et je croyais entendre une goutte d’eau tomber avec lenteur de feuille en feuille, du sommet d’un arbre. Il lui arrivait aussi de baisser le front vers mon front, à moi qui me trouvais la plus proche et je voyais de près ses yeux qui étaient d’un chevreuil dans lequel une âme d’homme aurait été prisonnière.

Nous baignions tous les trois dans une joie spontanée et totale et nul n’était occupé en secret à vouloir sentir plus profondément que les autres, ni à s’approprier les trésors que la nature, avec un tremblement généreux, secouait sur nous au passage et qui étaient faits pour glisser, non pour être retenus. Nous nous plaisions ensemble ainsi que des personnages qui se rencontrent dans un rêve nocturne. Représentant des sangs divers, nous n’avions plus d’autre patrie que celle de notre entente sans bornes. Nous étions là, desséchés de plaisir, trois aiguilles de pin tombées sur le sol de la forêt et qui, détachées de leur arbre, l’écoutaient chanter.

Nous débouchâmes sur Blue Sea Lake, le lac de la Mer Bleue.

Et le seigneur du lac, notre hôte, se présenta à nous.

Il était botté, je serais tentée de dire : éperonné. Avant de voir son visage, nous vîmes d’abord l’homme par les pieds, auxquels nous reconnûmes son titre de seigneur. Ils étaient plantés fermement sur le sol, comme deux pieds d’arbre à droite et à gauche d’un pas de porte. Ils reposaient sur l’humus forestier plutôt qu’ils ne s’y enfonçaient, à l’aise là-dedans, se gardant de l’écraser, et la terre montait avec tendresse autour d’eux et les léchait. On s’attendait à le voir se pencher vers elle : « Tout doux ! là, là, ma belle ! »

L’herbe de printemps formait autour des larges semelles des corbeilles. Tout l’amour qu’inspire la possession de la terre était dans ces pieds. Ils disaient le domaine profond d’en dessous, les richesses chaudes. Cet homme ne pouvait vieillir : il n’avait qu’à descendre de son seuil et à se planter quelques instants dans sa forêt pour se sentir repousser.

Au-dessus montaient les deux fûts droits des jambes, qui se rassemblaient pour former le tronc, d’où jaillissaient des bras faits pour se déployer dans les grands rêves et la générosité de la vie, et encercler d’amour Blue Sea Lake. La tête couronnait l’édifice, avec un feuillage frisé de cheveux roux, des yeux bleus ouverts sur le large. Je remarquai plus tard que le seigneur de Blue Sea avait les yeux de la même couleur que son lac. Sa peau était rose, mise à chauffer chaque jour au soleil, son nez en bec d’aigle et son menton terminé par une barbiche qui donnait à ce descendant de Normands l’aspect d’un mousquetaire. Ajoutez à cela le nom de Saint-Loup.

Il ne se pressait pas de nous faire entrer. Du premier coup d’œil, il avait serré sur sa poitrine les trois inconnus que nous étions pour lui. Nous répondions à un vœu qu’il avait formé depuis longtemps de nous réunir dans le lieu qu’il aimait le plus au monde. Il ne nous étudiait pas en détails, mais nous acceptait en bloc tels que nous étions. Il ne se souciait pas non plus de l’effet qu’il produisait sur nous, mais il attendait son moment pour nous mettre en face de Blue Sea et voir ce que l’artiste qu’il estimait exister en chacun de nous pouvait en tirer.

Il laissait son domaine nous accueillir. Le soleil du petit espace défriché où il se tenait tombait de toutes parts sur nous en fleurs d’or fléchissantes d’une attente trop longue. Il fallait aussi s’occuper de Widgeon, dont le nez avait buté dans tant de racines qu’elle avait l’air de sortir d’un terrier. Elle et Kilty haletaient, les flancs chauds, et leurs yeux pointus luisaient dans l’atmosphère verte.

L’honneur de la course lui revenait. Ce n’est qu’après que sa maîtresse l’en eût remerciée, d’une tape claquante de la main sur la portière, et mise à dormir sous la couronne de la forêt, que nous nous tournâmes vers la maison.

Une maison de paysan à la vérité, une ancienne demeure de pionniers canadiens, de celles qui mesurent quelques pieds carrés et abritent une douzaine d’enfants. Le seigneur l’avait achetée dans sa jeunesse et conservée intacte. Comment tenait-elle debout ? Bâtis en bois de cèdre plus durable que la pierre, jointoyés de mousse, peints de chaux, ses murs en vieillissant reprenaient le fléchissement des arbres dont ils étaient issus. Le toit les couronnait de bardeaux qu’ébranlaient en été le trottinement feutré des écureuils, en hiver la plainte musicale de la neige, et l’automne la mélopée des longues pluies convoyées par l’attelage rouge des feuilles d’érable, quand la maison pleurait ses absents.

Saint-Loup n’avait pas touché au rez-de-chaussée qui avait encore sa salle aux solives chatouillées de fumée, sa chambre au papier moisi où s’étaient succédé les bers normands, picards, poitevins ou bretons et les lits en bois d’érable des générations qui avaient vécu là. Il s’était contenté de hausser le toit d’un coup d’épaule et de tracer dessous des cellules où, sur le plancher tapissé d’odorante poussière, attendaient à l’intention d’hôtes élus au passage le cadre de lit, le pot à eau, l’éclat de miroir qui meublaient chacune, et ce qu’il restait d’une bougie rongée par les souris des champs. On courait tout de suite à la petite fenêtre à quatre carreaux pour toucher des yeux la forêt penchée.

Ce qui frappait dans cette maison était qu’elle fût si petite. L’œil allait d’elle au grand louvetier qui en était le propriétaire et eût pu l’agrandir à sa taille. Il y avait dans l’humilité de la cagna, dans son air penchant, dans son fumet de pétrin et de huche, quelque chose sans doute qui répondait à un instinct paysan, à un flair de chasseur, à des goûts d’homme des bois sous ceux de l’homme des villes que ses fonctions le forçaient d’être la plus grande partie de l’année. Il accomplissait là-dedans les besognes qui entretiennent la vie aussi simplement qu’un pêcheur qui se nourrit de sa pêche vide son poisson.

Sitôt arrivé, ce n’étaient pas seulement des habits spéciaux qu’il revêtait, la carapace basanée de l’animal des forêts, mais la petite maison toute entière qu’il semblait porter sur son dos et traîner après lui, pour la trouver au lieu et à l’heure où son corps avait besoin de sommeil et de mets préparés sur le poêle « colon », dans l’antre de la cuisine.

Il n’en avait pas honte. Il l’aimait ainsi, sachant qu’un garde-feu en eût à peine voulu, affaissée sur une hanche, enflée aux genoux, un cerne noir autour des vitres, et des taches de vieillesse sur sa face. Petite, mais voulant demeurer telle, ayant fait son temps et sa besogne, satisfaite encore d’ouvrir sa fenêtre au coin du bois, consciente de son pedigree, ainsi que son maître du sien, et ne voulant plus servir que de distraction à un gentleman. On lui avait défriché un peu de terrain tout autour pour qu’elle respirât et épargné à son intention près de la porte deux grands bouleaux qu’elle eût pu prendre pour ses petits-fils.

Elle fut contente de se livrer à nous, de sentir son plancher plier sous nos pas, et pendant que notre hôte cherchait la théière dans un vieux bahut, et que le poète, assis sur un cadre de lit, regardait fixement sans les voir la paire de godillots qu’il avait déposés à terre devant lui, Elfie et moi grimpions vers ce que la petite maison canadienne appelait fièrement le comble, les bras remplis de nos pack-sacks d’excursionnistes. Elfie abandonnait sa robe verte pour enfiler des culottes de coureur des bois, des bas de laine et des bottes de ski, à la hâte, dans l’ordre où Widgeon les avait tirés pour elle de son coffre, sans se préoccuper de leur endroit ou de leur envers, de leur forme ou de leur couleur. La femme disparaissait de plus en plus pour ne laisser place qu’à Elfie. Le détail ne comptait plus. L’essentiel était de faire vite pour répondre à la forêt qui bramait d’impatience autour de nous. Elfie descendait l’escalier en rabattant de la main ses cheveux lisses et clapotant à chaque marche dans ses souliers mal lacés. Son petit visage d’ondine couronnant son accoutrement de garçon avait la grâce délicate de la fleur-du-spectre qui éclaire de sa pâleur translucide le sous-bois des forêts du nord.

Nous nous mîmes en marche. Saint-Loup le maître allait devant.

Cet homme à la maison petite, qui dédaignait les trésors bâtis, avait un domaine forestier où il pouvait promener de long en large ses rêves. C’était toute la sauvage nature capturée, à la hauteur de sa main, mais qu’il dédaignait cependant de tenir en laisse. La forêt continuait à vagabonder. Possédée, elle demeurait maîtresse. Nous passions dans de vastes allées qu’il avait tracées lui-même au cœur de la brousse et qui filaient devant lui tout droit comme la respiration de sa poitrine. Elles étaient faites pour lui seul et ses hôtes d’occasion. Il en avait besoin pour porter son regard. Les allées fouillaient pour lui les lointains, d’un élan exaspéré, à la façon d’un désir d’homme. Il était cuisant de s’y retrouver chaque jour sans pouvoir en allonger la perspective. Elles posaient à l’horizon la même borne. Il était arrivé à leur rectitude au prix d’efforts patients et d’une fortune engloutie, guidé par l’unique souci de leur perfection. L’automne, elles se remplissaient du torrent rouge des feuilles et il connaissait une ivresse marine à se sentir pris dedans jusqu’aux genoux et à les fendre à longues enjambées bruissantes. Il songeait parfois qu’il aurait de moins en moins de force pour lutter contre elles. Après son départ, il se représentait leur veine noircie bourrée de la neige duveteuse de l’hiver que, prisonnier de la capitale, il ne pouvait venir voir. Mais il la parcourait chaque jour en esprit, par silencieuses foulées, sur des pieds qui se posaient à peine.

Blue Sea s’annonça par une sorte de sanglot apaisé contre la cuirasse rocheuse des rives, et nous comprîmes pourquoi ce lac au cœur des sombres Laurentides où dominent les eaux grises portait ce nom. Le bleu de sa nappe nous arracha un cri. Nous nous penchâmes dessus comme si venait de réapparaître à nos yeux une couleur oubliée du monde.

Un bateau de garde-feu attendait pour nous en faire faire le tour, et l’homme, un Canadien du pays, assis au moteur, portait les couleurs du lac presque insolemment, dans les yeux, la cravate et la chemise ; et lorsque Saint-Loup lui eut par badinage laissé entendre que c’était un honneur pour Blue Sea d’avoir notre visite, son expression signifia qu’il savait de quoi il s’agissait et qu’il ferait de son mieux pour ne pas nous décevoir. Il fila à toute allure le long des rives, comme secrètement enivré lui-même de leur beauté, puis nous conduisit dans les anses les plus mystérieuses où il nous laissait reprendre haleine, dans un silence qu’il partageait avec nous.

Le lac avait pour habitantes des créatures d’îles qui voguaient à sa surface, aériennes, soulevées par la caresse de l’eau, et portées par les agrès des arbres. Nulle trace de vie humaine. Sur une pointe, une construction de bois s’avançait, basse et dorée, ambulatoire, toute en fenêtres : une chapelle protestante, nous dit notre hôte. Elle s’ouvrait deux mois de l’année. Bien que ce fût le milieu de juin, elle était encore désœuvrée et s’exerçait au prêche dans sa chasuble de peinture jaune, au milieu de l’encens vert des feuillages naissants.

Les bouleaux étaient le seul peuple que le lac eût admis sur ses rives.

Leur tronc lisse, charnu et doré, faisait penser à un corps de jeune homme. Malgré leur grâce, leur attitude légèrement penchée, ils étaient suggestifs de virilité, groupés par petits nombres, à la façon des jeunes gens dans les cours des collèges et sur les places des villages. Ils chuchotaient entre eux, mêlaient leurs chevelures pendantes, riaient sur leurs secrets. Une sève adolescente gonflait leur torse, et il y avait déjà à la jointure des branches supérieures un gonflement de biceps. La plupart se divisaient au sortir du sol en deux ou trois troncs égaux, incapables de se réaliser, bouquets de forces perdues. On sentait une jalousie de mâles dans leur manière de cerner Blue Sea. Ils avaient découvert cette étonnante biche aux yeux bleus qui les regardait d’une façon admirative, pelotonnée dans ce giron laurentien, et prétendaient en demeurer les uniques possesseurs. Nul ne s’en approcherait. Quelques-uns d’entre eux prenaient une inclination violente et tombaient sur la face des rudes étrangers qui s’avançaient pour la voir, mélèzes barbus, pins à l’ombre bleue comme celle qui dissimulait le menton téméraire de Cavelier.

Celui-ci ne les quittait pas des yeux. J’étais frappée de la ressemblance à la fois physique et spirituelle qu’il offrait avec eux : même corps en longueur, même pâleur dorée du visage, même chevelure tombante ; même reflet ombrageux dans l’expression, même force insoupçonnée sous la nonchalance, même absence de pose dans une attitude incomprise des balourds. Pour les regarder, Cavelier se penchait au bord du bateau au même angle végétal que les amoureux du lac, et il y avait dans son immobilité la même interrogation que dans la leur et le même souci passionné de sa destinée. Ceux qui ne pouvaient toucher l’eau de la réalité de leur tronc et de leurs branches tentaient de la troubler d’un reflet. Cavelier aux yeux magiques n’avait qu’à toucher de son front un front de femme.

J’étais sûre que ces bouleaux répétés à l’infini seraient la découverte dominante de son voyage. Ils reviendraient à son insu en flots de sève sirupeuse nourrir ses poèmes et il y aurait au-dessus de ceux-ci un panache qu’il avait dédaigné jusqu’à présent. Ils défilaient déjà dans sa tête, ils se groupaient dans ses yeux, ils comptaient plus que les femmes dans ses visions. Jamais il n’avait éprouvé ce sentiment d’amplitude, ni senti sa vie cernée de tant de fraîcheur, d’éclat, de désirs, d’ambitieux et multiples projets. Il était lui-même Blue Sea Lake et se sentait entouré de toutes parts par un amour frémissant presque insoutenable dans sa façon de le presser trop vivement et d’exiger de lui ce qu’il n’était pas encore prêt à donner. Il eût même préféré n’avoir rien à donner. Il portait sa main brune à sa gorge. Que lui voulaient-ils ? Sa jeunesse avait droit à quelque nonchalance encore, à la possession exclusive de soi-même, à la dérobade devant des sommations trop précises. Leur empressement l’importunait presque. La pâleur de son visage s’accentuait, sa lèvre faisait la moue, je crus qu’il allait défaillir. Mais détournant soudain des yeux égarés, Cavelier gonfla ses biceps et gronda : « Je voudrais me battre ! »

Elfie n’était qu’un sourire fondu dans le paysage. Sa pâleur à elle continuait les teintes de nacre répandues dans les anses caillouteuses du lac, dans les baies les plus nordiques du ciel. Il semblait qu’elle fût venue au monde dans cette barque dont elle épousait les lignes, le balancement, l’allégresse. Elle ne songeait pas à discuter l’acceptation de ce qui s’offrait, étant elle-même toute offrande. Le velouté de ses yeux faisait suite à celui des creux d’ombre aux aisselles des branches de pin. Elfie, dont j’ignorais la maison et l’état-civil, trouvait soudain une raison d’être dans le cadre de Blue Sea. Arrachée à l’emprise de Widgeon, elle n’avait plus cette apparence de fuite dans l’espace et dans le temps. Elle appartenait à ces lieux par sa couleur, sa forme, la goutte d’ombre de son regard, son détachement des choses, son absence de pesanteur. Il n’y avait chez elle aucun effort pour s’adapter. Elle était de même essence que ce qui l’entourait. On eût cru qu’enfant elle avait parcouru cette forêt et apparaissait aujourd’hui à la lumière, toute imbibée de ses parfums. Quand à l’heure du bain nous la vîmes choisir un rocher abrupt pour se jeter à l’eau qu’elle fendit de la cisaille de ses longues jambes lunaires, sous l’intimité du ciel, et qu’elle prit le large, j’eus l’idée qu’elle aborderait loin de nous, dans une anse détournée, et que confondue avec les feuilles elle disparaîtrait à jamais dans le sous-bois.

Saint-Loup dominait Blue Sea du regard. Peut-être se sentait-il exclu de notre trinité. La route n’avait pas lié ses veines aux nôtres. J’eusse dû par l’âge me rapprocher de lui, mais je demeurais fidèle au pacte conclu sur le seuil de Widgeon avec les deux autres qui m’accordaient le parrainage de leur jeunesse, quand tout l’inconnu nous soufflait son haleine excitante à la face. Au lieu de les séparer, je les unissais. Ils découvraient des images nouvelles d’eux-mêmes. Au fond de leur cœur, ils saluaient en moi l’entraîneuse. Nous continuions à courir vers les ardentes découvertes. Rien n’avait baissé dans leur chaude humeur parce qu’ils savaient la mienne irréductible. Sans cesse des visions nouvelles se levaient qui fauchaient les précédentes et mettaient un grain de sel sur notre état d’écorchés de la sensation.

Le maître nous dominait, d’une certaine manière. Il nous promenait devant une galerie de tableaux qui lui avaient été de tous temps familiers, ceux d’être de sa race, issus de Blue Sea, le lac au sang bleu.

Un silence pesait sur nous, mais le nôtre venait d’un enchantement presque trop lourd à porter, auquel chaque minute ajoutait sa charge. Cavelier et moi, nous tenions des grands rapaces qui digéraient leur proie. Saint-Loup goûtait la joie d’offrir, non de prendre. Il était en harmonie parfaite avec Blue Sea, comme s’ils se fussent concertés longuement la nuit précédente, dans l’élaboration d’un programme. Ils avaient réglé ensemble cette fête du printemps, ciselé ce joyau vert, bleu et or. La préoccupation de bien faire les avait tenus éveillés, et chaque fois qu’il allait s’endormir, son oreille s’ouvrait à un remuement des feuillages nerveux qui se retournaient d’un côté sur l’autre, à un craquement des rives sous les soubresauts du lac.

La fatigue tirait ses traits. À présent que tout allait à merveille, il abandonnait son rôle actif pour retourner à la sérénité coutumière de son cadre. Sa connaissance de ce qui l’entourait lui donnait un air de sagesse et de désintéressement supérieurs à notre avidité. Lui savait que nous étions à la poursuite d’une impossible harmonie. Notre durée serait inférieure à celle des choses. Assis à l’arrière de la barque, il couvrait d’un peu de pitié cette batelée de rêveurs insatiables qui ne laissaient après eux qu’un sillage que Blue Sea effaçait en silence.

Pendant que le seigneur, à l’aise dans sa robe de chambre monastique, les pieds dans des pantoufles indiennes bariolées, demeurait au coin du feu à écouter le tic tac de sa maison, nous sortîmes, bien qu’il fût après minuit, et que les bois lourdement endormis nous couvrissent dès le seuil de leur haleine humide. Les bouleaux tournants de la porte essayaient de déchiffrer les mystères. Aucune lueur ne guidait nos pas. Avec les bâtons dont notre hôte nous avait pourvus, nous poussions devant nous l’obscurité pour la forcer à nous livrer passage. Sous nos pas, des cailloux dégringolaient les pentes, en somnambules. La forêt que nous ne pouvions plus voir entrait dans nos yeux pour regarder au fond de nous.

J’avais repéré dans la journée une piste marquée à l’entrée par une cabane en ruines, à la gueule béante et aux yeux crevés. Elle devait mener au lac et nous nous y enfonçâmes. Nous marchions en file indienne, tâtant le sol du bâton. À une déclivité brusque du terrain, et à un souffle de naseaux humides, nous devinâmes un cours d’eau couleur d’encre, plusieurs fois noué sur lui-même, qui cherchait aussi le chemin de Blue Sea. Il charriait dans sa veine profonde le sang nocturne de la forêt. Cavelier s’immobilisa. Sans voir son visage, nous sentîmes qu’il exprimait un refus d’avancer. Qu’est-ce qui lui inspirait tout d’un coup ce désarroi ? Non la peur. Je l’entendais encore siffler entre ses lèvres serrées : « Je voudrais me battre ! » Les révélations de la nuit étaient-elles trop brutales pour lui ? Creusaient-elles dans son sang rouge un abîme ? Avait-il conscience d’une trahison envers la forêt ancestrale — si mes suppositions étaient fondées — qu’il fendait d’un visage pâle sous sa crinière assouplie et qu’il analysait avec un plaisir de dilettante, au lieu de s’en aller bras dessus bras dessous avec les arbres, son arc à l’épaule ? Un chant qui menaçait de défoncer le coffre trop étroit de sa poitrine s’élevait-il en lui jusqu’à lui faire mal de ses résonances ? Nous attendions, immobiles, écoutant battre le cœur ravagé de Cavelier, devinant que son corps se clouait sur place pour résister à la rafale qui lui assaillait l’esprit avec violence. Il sentait plus que nous la force nocturne de la forêt qu’il découvrait d’une façon trop subite. Elle le traitait en enfant, l’emportait sous son bras en lui jetant un sac d’obscurité sur la tête, et à demi étouffé, il n’avait même pas la ressource de crier.

Nous fîmes volte-face sans rien dire, renonçant à voir l’orgueilleux visage de Blue Sea sous les étoiles. Était-ce un sacrifice pour Elfie ? Elle, qui se retournait aussi silencieusement qu’une feuille, n’en montra rien. Et tout à coup, au cœur de l’ombre, un petit lac dont nous ne soupçonnions pas la présence se montra, lové sur lui-même, gris et frileux, épaulé au flanc abrupt d’une montagne, velue à cette heure plutôt que boisée. Nos pieds se turent sur le gravier de la piste. Un chant gracile et musical s’élevait des rives basses et l’on ne savait à quelles créatures de l’air ou de l’eau l’attribuer. Nous ne disions rien, cloués sur place, mais notre haleine parlait pour nous. Le petit lac tragique descendait en nous à des profondeurs que celui de Blue Sea n’avait pas atteintes. Il nous dégrisait de l’autre. Il passait autour de nos cous son bras pesant et gris et rapprochait nos visages qui dans la journée avaient été occupés à grappiller séparément les offrandes dorées. Nous redevenions semblables à nous-mêmes, vidés du faste qui nous avait éblouis. Il nous semblait que le petit lac ouvrait près de notre oreille sa bouche tremblante pour nous parler. Nous sentions notre visage fondre sous la nuit et notre esprit, bouché par trop de splendeur, ouvrir subitement ses vannes. Nous étions placés en face d’une tristesse que nous avions voulu fuir et sans laquelle nous nous desséchions. Le lac mettait sous nos yeux, avec un calme déconcertant, son abandon séculaire. Incapable de tempêtes, il avait choisi d’être, dans le visage de la solitude, ce regard que rien ne pouvait éclairer. Inférieur à l’autre en beauté, il le surpassait par son indépendance. La barque du garde-feu à l’agressif équipement bleu n’arriverait jamais jusqu’à lui qui se défendait par la palissade de ses joncs et les lances de ses roseaux acerbes. Nous avions repris nos mesures normales. Chacun reconnaissait dans son compagnon ses propres insuffisances et l’inquiétude, habitante éternelle du cœur humain. Tout le clinquant or et bleu d’une chaude journée tombait de nos corps qui frissonnaient, nus et gris.

« Nous l’appellerons le lac de l’Absent… » chuchota Cavelier. Sa pensée retournait-elle soudain à celui que nous avions abandonné, occupé là-bas à supputer les richesses que nous allions rapporter de notre insolite équipée ? Ou ce nom d’absent qui lui venait aux lèvres répondait-il dans le secret de son cœur à l’impression dominante laissée par cette journée en apparence si fertile : celle d’un vide en lui, d’un creux qu’il n’avait pu combler ? Quelque chose refusait de répondre, demeurait absent. Ce monde qui n’était pas le nôtre fuyait de tous côtés en nous narguant. Nos regards manquaient de promptitude pour le saisir et nos mains lâchaient prise.

Nous revînmes lentement sur nos pas. La maison apparut, avec sa petitesse parlante. Nous nous arrêtâmes sur son tertre avant de rentrer. Quelque chose nous força à lever la tête. Le ciel illuminé pompait nos visages jusqu’à lui, nous mettait au cou un collier de constellations et marquait nos épaules d’étoiles, comme celles des marins.

Le maître attendait, les pieds sur les côtes chaudes du poêle. Nous nous assîmes autour de la table et bien que chacun se tînt droit, dans l’attitude raidie du visionnaire, il semblait que cette table fût là pour que nous couchions sur elle la tête et que le trop plein de nos cœurs se répandît en sanglots.