Virgile et Victor Hugo (René Pichon)

Virgile et Victor Hugo (René Pichon)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 2 (p. 414-448).
VIRGILE ET VICTOR HUGO

« Virgile et Victor Hugo : » en lisant ce titre à la première page d’une thèse de doctorat présentée à la Faculté des Lettres de Paris, on se demande tout d’abord ce qu’auraient pensé les anciens professeurs de Sorbonne, les Naudet, les Patin, les J.-V. Le Clerc, si quelque candidat avait osé leur soumettre un tel sujet. Ils auraient été très indignés, je crois, et encore plus étonnés. Entre le poète exquis et si sobrement élégant qu’ils étaient habitués à vénérer comme le maître de la perfection classique, et le fougueux romantique qui était venu faire une révolution dans les règles de la langue, de la versification et de l’art, quel rapport pouvait bien exister ? La seule idée de les rapprocher l’un de l’autre était une impertinence scandaleuse, à moins que ce ne fût une folie. Tel aurait été sans doute aussi l’avis de Désiré Nisard, de Nisard dont on ne peut dire si les sévérités envers les « poètes latins de la décadence, » les Lucain et les Juvénal, viennent de ce que ces auteurs ne ressemblent pas assez à Virgile ou de ce qu’ils ressemblent trop à Victor Hugo. Sainte-Beuve lui-même, malgré sa largeur de goût et sa souplesse d’intelligence, n’aurait guère moins été déconcerté : car il est bien vrai qu’il a admiré, avec un égal enthousiasme, l’auteur des Voix intérieures et celui de l’Enéide, mais il les a admirés successivement et exclusivement ; lorsqu’il était l’enfant de chœur du Cénacle, il faisait bon marché de la gloire virgilienne, et plus tard au contraire, lors du cours au Collège de France et de l’Étude sur Virgile, ce romantique repenti a surtout salué dans le classique latin les qualités de mesure, d’harmonie, d’eurythmie, qui manquaient le plus à sa première idole. Tant, à cette date encore, l’abîme semblait infranchissable entre l’art de Hugo et celui de Virgile.

Il le semblait : il ne l’était pas. La critique récente, moins partiale et plus réfléchie, n’a aucune raison d’accepter les yeux fermés ce qui eût paru à celle d’autrefois un dogme indiscutable. Elle doute, par exemple, que Virgile soit aussi strictement « classique » qu’on a coutume de le dire : si la forme est chez lui d’une délicatesse achevée, l’inspiration est souvent assez hardie pour ne pas se laisser arrêter par les règles d’un goût étroit ; le chantre de Gallus et de Didon n’ignore pas la passion effrénée ; le peintre du Cyclope et de Cacus ne recule pas devant les trivialités d’un réalisme fort cru ; l’évocateur du monde infernal n’est pas fermé au troublant attrait du mystère. D’autre part, pas plus qu’à l’absolu classicisme de Virgile, nous ne croyons à l’entier romantisme de Victor Hugo : à mesure que nous connaissons mieux les lyriques des autres pays, nous sommes de plus en plus frappés de sa fidélité relative à la tradition romaine et française. « Hugo est un Latin, un pur Latin, » aime à répéter M. Jules Lemaître. Enfin, quand bien même les conceptions esthétiques des deux poètes seraient aux antipodes l’une de l’autre, ce ne serait pas un motif pour méconnaître la dette du second envers le premier. L’histoire de la littérature, comme toute histoire d’ailleurs, nous montre à chaque instant le contraire naissant du contraire ; elle nous révèle, chez les écrivains les plus originaux, la trace des influences qu’ils ont subies à leurs débuts, et qui ont continué de peser sur eux au moment même où ils croyaient le plus s’en affranchir. Pourquoi n’en serait-il pas de même ici ? Pourquoi Hugo, bien qu’à de certaines heures il marche dans une route tout à fait opposée à celle de Virgile, ne resterait-il pas plus virgilien qu’on ne se l’imagine et qu’il ne se l’imagine peut-être ?

C’est la question que s’est posée l’auteur du livre auquel nous faisions allusion tout à l’heure, M. Amédée Guiard ; et, ce qui prouve qu’elle est assez naturelle, il n’a pas été le seul à se la poser. Il y a quatre ou cinq ans, dans un concours scolaire, à propos de la pièce célèbre : « 0 Virgile ! ô poète ! ô mon maître divin ! » les futurs professeurs de lettres de nos lycées étaient invités à s’expliquer sur le virgilianisme de Hugo. Plus récemment, un de nos meilleurs latinistes, M. Samuel Chabert, étudiait brièvement l’œuvre du poète romantique comme « un exemple d’influence virgilienne, » non sans avoir dressé un consciencieux et suggestif catalogue de toutes les citations, traductions, imitations et appréciations par lesquelles cette influence se manifeste. La thèse de M. Guiard, plus étendue, plus minutieuse, — avec un peu de délayage parfois, — aboutit en somme à des conclusions identiques. Ce sont ces conclusions, intéressantes à plus d’un titre, que nous voudrions essayer de dégager ici. Elles nous permettent de suivre, jusqu’en un temps très rapproché de nous, les destinées de la poésie latine, dont l’action se décèle ainsi comme s’étendant bien au-delà de notre siècle classique. Elles nous découvrent une des sources, non pas la seule à coup sûr, mais une des plus importantes parmi celles qui ont formé le beau fleuve large et bouillonnant de la poésie hugolienne. Elles éclairent enfin d’un jour nouveau un curieux problème de psychologie littéraire, en nous rappelant ce qui subsiste de traditionalisme plus ou moins avoué dans les révolutions poétiques les plus audacieuses.


I

D’abord, à ne prendre l’œuvre de Victor Hugo que par son aspect extérieur, il est indéniable que Virgile y occupe une très grande place. M. Chabert compte chez le poète français une douzaine de traductions des poèmes virgiliens (dont quelques-unes assez longues), plus de cent cinquante citations, et plus de quatre cents réminiscences et paraphrases. Avec M. Guiard, on arriverait, semble-t-il, à un total plus élevé, trop élevé même, et ici il importe de prévenir une confusion. On est aisément tenté, lorsqu’on s’applique à retrouver chez un auteur les traces d’une influence quelconque, de les apercevoir partout, là même où des yeux moins prévenus ne les discernent pas. M. Guiard n’a pas toujours résisté à cette envie d’avoir trop raison. Parmi les rapprochemens qu’il établit entre certains vers de Victor Hugo et certains vers de Virgile, il en est plusieurs qui sont vraiment un peu bien forcés. Lorsque, dans les Orientales, le vizir Reschid regrette le temps où il avait sous ses ordres


Quarante agas contemplant son visage
Et d’un sourcil froncé tremblant dans leurs palais,


y a-t-il là réellement un souvenir du beau vers de l’Enéide :


Annuit et totum nutu tremefecit Olympum ?


Les cormorans que le poète français montre


Plongeant tour à tour
Et coupant l’eau qui roule en perles sur leur aile,


doivent-ils nous rappeler les cygnes du Caystre, qui, dans les Géorgiques, arrosent à l’envi leurs flancs d’une eau abondante ? Il semble bien que le trait si pittoresque de Hugo lui ait été suggéré par une « chose vue » plutôt que par une réminiscence livresque. Et, s’il s’agit, non plus de vers isolés, mais de développemens poétiques, est-il croyable que Victor Hugo, ; en dépeignant la grotte des Travailleurs de la Mer, se soit rappelé qu’il avait jadis traduit la description du palais de la mère d’Aristée ? A-t-on le droit de mettre en parallèle les paroles d’Enée à Evandre et celles de don Salluste à don César de Bazan, sous prétexte que l’un et l’autre exposent de façon analogue leur généalogie ? Ce sont là, pensons-nous, des comparaisons arbitraires, plus faites pour nuire que pour servir à la thèse qu’elles prétendent étayer. Il reste heureusement dans l’œuvre de Victor Hugo bien d’autres réminiscences virgiliennes, indiscutables celles-là, et très capables de nous prouver la persistance dans sa mémoire des vers charmans ou frappans qu’il avait lus.

Elles sont en effet aussi tenaces que nombreuses. Quand Hugo a une fois pris en affection un hémistiche de Virgile, il ne l’abandonne plus. C’est un spectacle curieux que de voir ce que devient entre ses mains, au cours des années, une de ses citations chéries. Voici, par exemple, dans le tableau de la forge des Cyclopes, l’expression célèbre par laquelle le poète latin définit l’un des élémens qui entrent dans la composition de la foudre, « trois rayons de pluie tordue, » tres imbris torti radios. Cette expression est alléguée par Hugo en 1824, dans une discussion avec Hoffman ; elle est reprise en 1827 dans la préface de Cromwell ; elle revient en 1832 dans la plaidoirie pour Le roi s’amuse, et aussi dans la préface des Voix intérieures, légèrement modifiée ; elle est à coup sûr pour quelque chose dans ces vers philosophiques de la Dernière gerbe et de Dieu :


Pan, noir tisserand que nous entrevoyons
Et qui file, en tordant l’eau, le vent, les rayons,
Ce grand réseau, la vie…
Double rayon tordu d’ombre et d’aube ravie…


Ainsi, depuis l’époque des premières controverses romantiques jusqu’à celle de l’exil, ce mot de Virgile ne cesse pas d’habiter la pensée de Hugo, — et ce qui est vrai de ce mot l’est de bien d’autres.

En se répétant avec cette fréquence, une citation change forcément de caractère et d’usage. Celle dont nous venons de suivre la destinée ne se présente pas toujours au poète français sous le même aspect : ici, elle lui sert d’argument dans une polémique littéraire ; là, de boutade dans une argumentation d’avocat ; ailleurs, elle n’est guère qu’un ornement ajouté pour finir la phrase par une formule à effet ; ailleurs enfin, elle est le point de départ d’où l’écrivain s’avance à la conquête d’une expression nouvelle, à la fois imitée et originale. On en peut dire autant d’un passage des Bucoliques que Hugo semble avoir aimé entre tous, de cette jolie et vive esquisse où l’on voit Galatée jeter en folâtrant une pomme à son berger, puis s’enfuir vers les saules tout en désirant se faire voir. Ces vers gracieux ont été directement imités dans les Chansons des rues et des bois, dans le Groupe des Idylles de la Légende des Siècles, dans Toute la lyre, etc. A cela, rien que de très naturel. Mais souvent Hugo s’empare de l’image que lui offre le poète latin, et la transporte du domaine bucolique dans des ordres d’idées essentiellement différens. A la fuite de Galatée, il compare tantôt la timidité hardie de Fantine devant Tholomyès, tantôt la fausse modestie de la violette, tantôt même, dans le Post-scriptum de ma vie, l’énigme totale des choses, « cette Galatée formidable, » qui « fuit sous les prodigieux branchages de la vie universelle, mais vous regarde et désire être vue. » Voilà la bergère de la troisième Eglogue démesurément agrandie, jusqu’à être le symbole de la création mystérieuse. Et voici maintenant le même souvenir qui reparaît à propos de choses beaucoup plus humbles : dans son voyage en Suisse, Hugo rencontre une petite paysanne qui lui jette trois prunes et s’en va ; la comparaison avec Galatée s’impose, et l’érudit voyageur n’a garde d’y manquer. Ce qui est plus inattendu sans doute, c’est de rencontrer une allusion identique jusqu’au milieu des impressions poignantes éprouvées à la visite du champ de bataille de Sedan : « Il y avait là des pommiers qui faisaient penser à Eve, et des saules qui faisaient penser à Galatée. » Mais, si imprévue que soit, en un pareil lieu, une pareille évocation, elle n’en est que plus caractéristique : elle nous atteste la fidélité acharnée du poète à ses premières admirations. L’aimable scène pastorale, qui, en 1839, a coloré d’un reflet de poésie antique sa rencontre du Rigi, qui, depuis, lui a donné une saisissante allégorie pour traduire sa conception du monde, obsède encore son imagination à soixante-dix ans, devant la vallée sinistre où a failli périr la France. Peu importe la diversité des sujets, des dates et des circonstances : qu’il s’agisse de récits de voyages, de méditations philosophiques, ou d’impressions de la guerre, Virgile est toujours là.

C’est que Virgile n’est pas, pour Victor Hugo, un de ces « auteurs à consulter » auxquels on se réfère pour chercher juste le passage dont on a besoin, et qu’on oublie ensuite, sitôt qu’on a refermé leurs livres. Il a eu avec les poèmes de son « maître » un commerce bien autrement suivi, affectueux et intime ; il se les est assimilés dans toute la force du terme, et c’est pour cela que le souvenir lui en revient en toute circonstance, et peut s’adapter à tous les usages. Ses réminiscences virgiliennes ne sont si nombreuses et si fidèles, elles ne se plient si souplement aux plus diverses intentions, que parce qu’elles sont absolument spontanées. Il est facile de s’en apercevoir lorsqu’on les rencontre dans les pages les moins « livresques, » les moins « littéraires » de Victor Hugo. Ce n’est pas seulement quand il veut écrire une ode ou un fragment épique qu’il songe au poète latin : les vers qu’il aime tant l’accompagnent dans tous les épisodes de sa vie réelle et familière. Ils se mêlent, par exemple, aux impressions de nature qu’il a ressenties dans l’Est de la France et en Allemagne et réunies dans le livre du Rhin : les émigrans alsaciens le font penser au Mélibée de la première Eglogue ; il répète, pour saluer la Champagne, l’apostrophe de Virgile à l’Italie ; la vallée entre Chauffontaine et Verviers lui paraît d’une « douceur virgilienne ; » il se plaît, du haut du Klopp, à voir « les monts se rembrunir, les toits fumer, les ombres s’allonger et les vers de Virgile vivre dans le paysage. » Voilà bien des traces de poésie lutine dans cet ouvrage qu’a priori l’on croirait tout pénétré de fantaisie médiévale et germanique ! Que de citations de Virgile encore on relèverait dans les lettres les moins apprêtées ! Tantôt Hugo, écrivant à sa femme, lui cite un vers des Catalecta, qu’il charge son jeune fils, apprenti latiniste, de traduire à sa mère ; tantôt il invite son ami Asseline à venir manger les marrons bouillis de Tilyre, castaneæ molles ; ou bien, détournant ingénieusement une phrase des Bucoliques, il prie les vents de « porter quelque chose de ses paroles aux oreilles divines… » de George Sand. Il est bien clair que tous ces mots virgiliens, qui se présentent un peu au hasard de ses récits de voyages ou de sa correspondance, ne lui ont coûté aucun effort, aucune recherche. Ils sont sortis tout seuls d’une mémoire qui en était nourrie avec plénitude. Et par là, sans qu’on en doive exagérer l’importance, ils témoignent du moins que Virgile a été pour Hugo, autant et plus qu’un modèle poétique, un ami, un compagnon de tous les instans.

Tout nous conduit donc à la même conclusion : le grand nombre des citations, le fréquent retour de quelques-unes d’entre elles, la variété des applications qu’en fait le poète, autant de signes qui nous révèlent à quel point il est nourri de Virgile. Toujours et partout, l’influence de l’auteur latin s’est maintenue en lui. Jusqu’à quel degré, et en quel sens s’est-elle exercée ? a-t-elle été profonde ou superficielle ? a-t-elle été voulue, ou subie, ou combattue ? a-t-elle été salutaire ou fâcheuse ? Ici, nous sommes en présence de questions beaucoup plus délicates, et la réponse ne peut être donnée, en bloc, une fois pour toutes, si l’on songe combien Victor Hugo s’est perpétuellement renouvelé. Il faut donc le suivre étape par étape ; depuis les années d’enfance où il a pris le premier contact avec l’Énéide, jusqu’à la veille de sa mort, où il déclarait à Gaston Boissier « qu’il y a tout dans Virgile. »


II

En 1811, lors de son examen d’entrée au Collège des Nobles de Madrid, Hugo explique quelques passages de Virgile ; en 1813, en tête d’un thème latin sur Pyrrhus, il écrit une traduction de l’admirable vers de l’Enéide, parcere subjectis et debellare superbos :


Pardonner aux vaincus et vaincre les rebelles,


et il en illustre la pensée par deux dessins où l’on peut discerner déjà son double goût pour l’expression concrète et pour la composition antithétique. Ce ne sont encore là qu’exercices d’écolier. Mais voici l’apprentissage de poète qui va commencer. Dès 1815, l’élève de la pension Cordier se sent invinciblement attiré par les vers, et Virgile est un des « complices » (non pas le seul, mais l’un des plus utiles) de sa « fièvre poétique. » C’est en traduisant la première Églogue, les épisodes du Règne de Jupiter, du Vieillard du Galèse, et d’Aristée dans les Géorgiques, d’Achéménide, des Cyclopes, de Cacus, d’Euryale et Nisus dans l’Énéide, que le futur auteur de la Légende des Siècles apprend les procédés élémentaires de son métier. Il serait vain de chercher à surprendre dans le choix de ces textes les prédilections naissantes du jeune écrivain. En réalité, Victor Hugo ne choisit pas : il suit tout simplement l’opinion courante ou la routine scolaire ; il va aux « morceaux choisis » les plus classiques, les plus célèbres, et c’est tout. Mais, déjà apparaît, dans ces travaux d’assouplissement poétique, l’une de ses meilleures qualités, la conscience professionnelle. Quand il s’impose de refaire de fond en comble sa traduction de la première Bucolique, quand il s’excuse d’avoir légèrement altéré la signification d’un vers afin de satisfaire aux exigences de la rime, quand il confronte sa version avec celles des autres interprètes, on voit bien qu’il possède, dès cette date, la robuste probité de bon ouvrier qu’il ne perdra jamais, pas même au sein de ses passions les plus exubérantes ou de ses plus capricieuses fantaisies.

Quel est le résultat de ce travail si loyalement assidu ? M. Guiard a étudié en détail ce que nous avons conservé de ces essais de Hugo, et il a eu bien raison, car il ne saurait être indifférent de regarder de près ces premiers tâtonnemens du génie. Peut-être les juge-t-il un peu durement. Sans doute ces compositions, demi-scolaires, demi-poétiques, sont très loin d’avoir la splendeur des Contemplations ou la vigueur de la Légende des Siècles : mais, si l’on songe à l’âge de l’auteur et au goût de l’époque, on les lira avec plus d’indulgence. Elles présentent des mérites appréciables : de la clarté, de l’élégance et de l’harmonie, presque toujours, quelquefois de la simplicité et de la force. Il arrive même que le jeune écrivain, sans doute déjà riche en antithèses, en ajoute au texte latin, comme dans l’histoire d’Achéménide :


… D’un Grec nous plaignons le malheur.
Un compagnon d’Ulysse, un Grec, a sauvé Troie.


Ce qui lui manque le plus, c’est la puissance d’évocation pittoresque. Bien loin qu’on puisse pressentir en lui le futur « visionnaire, » halluciné par les formes et les couleurs, les images, souvent si frappantes, du poète latin ne subsistent chez lui que tout à fait estompées. Les mots concrets sont noyés dans une paraphrase vague et banale, les détails réalistes sont ennoblis, les coupes saisissantes disparaissent dans une fade uniformité d’alexandrins classiques. Cela prouve que le don de peindre, même chez les artistes les plus grands et les plus vrais, n’est peut-être pas aussi inné qu’on se le figure. Ceux « pour qui le monde extérieur existe » ne sont pas tels du premier coup ; il leur faut, avec une certaine maturité d’imagination, une certaine dose d’expériences sensibles ; ils ne savent voir qu’après avoir beaucoup regardé. Cette infériorité des traductions virgiliennes de Victor Hugo n’est donc pas étonnante, et elle ne suffit pas pour nous autoriser à leur appliquer le mot dédaigneux de l’auteur lui-même : « Bêtises que je faisais avant ma naissance. » Disons, si l’on veut, que Hugo n’était pas né encore, mais qu’il était sur le point de naître.

Au surplus, il serait puéril de se borner à épiloguer sur la valeur littéraire plus ou moins grande du Cacus ou de l’Achéménide. Il n’est même pas bien nécessaire de chercher ce que les « sujets » de ces exercices d’imitation ont pu laisser dans la mémoire de l’apprenti poète. S’inspire-t-il du combat d’Hercule et de Cacus lorsqu’il dépeint les luttes épiques d’Ordener, de Roland ou d’Éviradnus ? L’Iblis de la Légende est-il une réplique des Cyclopes de l’Enéide ? M. Guiard le conjecture, non sans vraisemblance : mais on est bien forcé d’avouer que l’imitation, si imitation il y a, n’est que lointaine et partielle. Le souvenir virgilien n’a été au plus que le noyau primitif de la description romantique : tout autour sont venus se cristalliser bien des élémens hétérogènes, lectures modernes, inventions personnelles, idées morales, etc., dont la juxtaposition fait précisément la riche et vivante complexité de l’œuvre définitive ; il serait bien téméraire d’y vouloir déterminer rigoureusement l’apport exact de Virgile. A notre avis, la vraie question est beaucoup plus haute. Il s’agit de savoir, non pas les thèmes de développement que Virgile a pu fournir à son jeune disciple, mais la conception d’art qu’il a pu lui suggérer.

Là-dessus, malheureusement, ses confidences personnelles nous renseignent assez mal. Jusqu’à l’époque de sa maturité, s’il loue beaucoup son maître, il le juge sans grande précision, et par conséquent ne nous apprend guère ce qu’il croit lui devoir. Des épithètes comme « mon tendre Virgile » ou « mon auteur chéri, » ou la constatation que Virgile, à la différence de Delille, avait « du génie, » sont des éloges trop creux pour qu’on en puisse conclure quoi que ce soit. Deux ou trois réflexions, cependant, sont à retenir. Dans un article du Conservateur Littéraire, Hugo fait observer que « telle églogue de Virgile pourrait fournir des sujets à toute une galerie de tableaux ; » un rapprochement avec André Chénier fixe encore mieux le sens de cette remarque sur la valeur plastique des vers du poète latin. Dans la préface de Cromwell, Hugo ne nomme pas Virgile, mais certainement songe à lui, lorsqu’il signale la grandeur noble que la poésie antique sait jeter sur les grotesques qu’elle met en scène : « Polyphème est géant, Silène est dieu. » Beaucoup plus tard, dans la préface des Rayons et Ombres, il dit en parlant de lui-même : « Sans méconnaître la poésie du Nord,… il a toujours eu un goût vif pour la forme méridionale et précise. La Bible est son livre. Virgile et Dante sont ses divins maîtres. » Cette profession de foi est de 1840, mais il est clair que, dans la pensée de l’écrivain, elle s’applique à toute sa production antérieure. Pour la bien comprendre, rappelons-nous quels sont les autres poètes que le jeune Hugo, à son entrée dans la vie littéraire, a pu connaître, et comment il a pu les interpréter : nous saisirons d’autant mieux ce qu’a dû être alors pour lui l’auteur de l’Enéide. Ne parlons pas des poètes français récens : ils lui ont sûrement paru (quoiqu’il ait salué avec respect la mémoire de Delille) bien fades et bien froids. Parmi les Latins autres que Virgile, il a étudié Horace (qu’il ne séparera guère de son illustre ami), Lucain, Juvénal, Ausone : mais chez ceux-là, chez Lucain ou Juvénal par exemple, s’il trouve la grande ampleur de la période et la belle sonorité du vers, qualités que son imagination architecturale et musicale ne manque pas d’apprécier, les autres tendances de son tempérament ne sont pas absolument satisfaites. Ces durs Latins de la décadence n’ont rien pour la sensibilité ni la rêverie, leur forme est trop arrêtée. Hugo, très certainement, les admire, mais très probablement, il les admire plus qu’il ne les aime, et ne se sent point invité à méditer sur eux. C’est le contraire avec les lyriques, conteurs et romanciers de l’Allemagne et de l’Angleterre, ceux qu’il désigne par le terme commode de « poésie du Nord. » Ceux-ci ouvrent à la pensée des perspectives immenses : mais, si elle peut se plonger dans leurs œuvres, elle court risque de s’y perdre. Elle n’a devant elle aucun plan, aucun ordre, aucun contour défini, aucune lumière nette. Virgile est le seul qui soit à la fois suggestif et précis. Il y a en lui, — et Victor Hugo ne l’ignore pas ; plutôt même serait-il porté à l’exagérer, — il y a de la « poésie » telle qu’on l’entend vers 1825 ou 1830, c’est-à-dire de l’émotion, du rêve, de la mélancolie, du mystère. Mais en même temps l’expression, créée par un labeur patient, est achevée en tous points : rien n’y subsiste de flou, d’obscur ou d’incohérent. Par ces deux qualités si difficiles à réunir, il répond au double besoin que Victor Hugo ressent à cette époque. Il lui enseigne à concilier l’infini du sentiment avec la perfection exacte de la phrase, à enclore, si l’on peut dire, une âme romantique dans une forme classique.

Que telle ait bien été l’influence du poète latin sur le poète français aux débuts de son activité littéraire, c’est ce que prouverait l’étude des fragmens virgiliens que contiennent ses premiers recueils, jusqu’aux Feuilles d’Automne inclusivement. Nous ne pouvons, on le comprend, les examiner un à un, renvoyant pour cela aux statistiques de M. Chabert et aux analyses de M. Guiard, Il y a pourtant quelques exemples assez typiques pour que nous demandions la permission de les mettre sous les yeux du lecteur. Tout le monde connaît la belle pièce des Feuilles d’Automne adressée à Louis B…, et inspirée par la mort du général Hugo. Le poète se représente son père, dans une autre existence, retrouvant ses anciens compagnons de l’armée impériale :


Car sans doute ces chefs, pleurés de tant de larmes,
Ont là-bas une tente. Ils y viennent le soir
Parler de guerre ; au loin, dans l’ombre, ils peuvent voir
Flotter de l’ennemi les enseignes rivales,
Et l’Empereur au fond passe par intervalles.


Cette description pittoresque et émouvante a sans doute, pour une large part, des sources bien modernes : d’abord, de sentimens personnels, l’affection filiale et l’admiration pour la gloire napoléonienne ; puis du goût romantique pour les visions d’outre-tombe, goût entretenu par les légendes médiévales et les ballades allemandes. Mais cette conception, qui pourrait si facilement dégénérer en un rêve monstrueux ou flottant, se traduit ici sous une forme très nette, très plastique. Or, cette forme vient de Virgile. Hugo a simplement transposé, en l’adaptant à un sujet contemporain, le tableau qui nous est tracé dans l’Enéide du bois où les guerriers grecs et troyens prolongent dans la vie infernale les occupations militaires de leur vie terrestre. Il y a là certes une imitation tout à fait libre, originale, inventive, mais une imitation ; et quand bien même Hugo n’aurait pas mis en tête de son poème une épigraphe empruntée à un autre livre de l’Enéide, nous serions sûrs pourtant qu’il n’avait pas oublié son cher Virgile en écrivant cette belle page. Voici maintenant un autre passage, dans le Fragment d’un Voyage aux Alpes recueilli dans Victor Hugo raconté… Dès cette époque, Hugo aime les spectacles gigantesques et horribles de la nature, ce qui est très romantique ; dès cette époque aussi il se plait à personnifier en êtres vivans les objets inanimés, et cela encore est du plus pur romantisme. Lorsque donc il anime un sommet alpestre, lorsqu’il fait du Dru (comme plus tard du « pâtre promontoire ») une sorte de berger colossal et mystérieux, nous le croyons bien loin de l’art sobre et raisonnable que le nom de Virgile symbolise ordinairement. Pas si loin pourtant. L’Enéide va fournir à son imagination troublée un terme précis de comparaison : « Lorsqu’on aperçoit confusément le Dru à travers le brouillard, dit-il, on pense voir le cyclope de Virgile assis dans la montagne, et les blancheurs de la Mer de Glace sont les troupeaux qu’il compte pendant qu’ils paissent à ses pieds. » — N’a-t-on pas le droit, en présence de tels exemples, d’estimer que les poèmes de Virgile ont rendu à Hugo encore débutant un très précieux service, en lui présentant des images concrètes, des couleurs franches, des lignes définies, toutes choses qui, sans gêner sa rêverie, l’empêchaient de se dissoudre ou de s’exagérer outre mesure ?

Est-ce à dire que la conciliation soit toujours parfaite entre l’influence virgilienne et la tendance romantique ? Non assurément. Il y a des heures où le chef du Cénacle croit devoir à ses doctrines le sacrifice de son admiration pour le poète latin. A ses doctrines morales, d’abord. Non seulement spiritualiste, mais catholique exalté, il ne peut pas approuver sans réserves un écrivain païen, et très païen quelquefois. Il aura donc, dans un article sur l’Eloa de Vigny, une parole sévère pour « ces poésies monstrueuses par lesquelles Anacréon, Horace, Virgile même, ont immortalisé d’infâmes débauches et de honteuses habitudes, » et opposera à cette sensualité pervertie l’amour idéalisé que seules » des âmes chrétiennes peuvent connaître. L’année suivante, dans une Ode adressée à Lamartine, il affirmera que l’infériorité morale des anciens entraîne forcément une infériorité esthétique. Si les « sages » (entendons par là les « classiques » et les « libéraux » : les deux ne font qu’un à cette date) disent au poète moderne, d’un ton de reproche :


Nous aimons qu’on nous charme en des chants bucoliques,
Qu’on y fasse lutter Ménalque et Palémon…

Virgile n’a jamais laissé fuir de sa lyre
Des vers qu’à Lycoris son Gallus ne pût lire,


lui au contraire, Hugo, rassure son disciple :


Que t’importe, si Dieu
Parfois dans le désert t’apparait face à face
Et s’il le parle avec la voix ?


Voilà donc Virgile condamné, parce qu’il n’est pas chrétien. Et un peu plus tard il l’est encore, pour une raison toute littéraire cette fois, parce qu’il n’est pas assez original. Dans la préface de Cromwell, l’Enéide est assez durement traitée. Elle a le tort de venir trop tard : c’est le « dernier enfantement » dans lequel la poésie épique « expire. » Surtout, elle a le tort de n’être qu’un pastiche de l’Iliade : « Rome calque la Grèce, Virgile copie Homère… Le reflet vaut-il la lumière ? le satellite qui se traîne sans cesse dans le même cercle vaut-il l’astre central et générateur ? Avec toute sa poésie, Virgile n’est que la lune d’Homère. » Le mot final est bien dédaigneux, si peut-être l’idée n’est pas totalement dénuée de justesse. En somme, Hugo ne se dissimule pas que l’œuvre virgilienne est peu conforme aux dogmes de son école. Les romantiques déclarent que la vraie poésie est religieuse : Virgile est tout profane et sensuel. Ils déclarent que la vraie poésie est créatrice : Virgile n’est qu’un imitateur. De là les sentences rigoureuses que Victor Hugo est obligé de prononcer.

Mais il les prononce à regret, en ayant soin de les adoucir par le témoignage hautement avoué de sa sympathie pour le poète ancien, qui, malgré tout, lui reste cher. Dans le même article sur Vigny où il lance une allusion si outrageante à l’Alexis de Virgile et au Ligurinus d’Horace, il n’oublie pas de signaler l’amitié tendre et noble qui unissait Horace et Virgile l’un à l’autre, amitié dont les modernes ont peine à sentir la douce beauté. L’ode à Lamartine que nous citions tout à l’heure, si elle sacrifie Virgile à Moïse, le traite cependant avec un certain respect. Et dans la préface de Cromwell enfin, Hugo insiste sur les qualités intrinsèques de Virgile, comme s’il voulait se dédommager de ce que ses principes le forcent à blâmer dans l’Enéide. L’épopée y expire, mais elle y expire « dignement ; » notons aussi cette restriction : « Avec toute sa poésie, Virgile n’est que la lune d’Homère. » Il est donc poète, en dépit du Credo romantique d’après lequel il n’a pas le droit de l’être ? En réalité, il y a lutte, dans l’esprit de Hugo, entre le dogmatisme systématique et le goût personnel. Sur ce point, le fidèle élève de Chateaubriand ressemble à son modèle. La thèse du Génie du Christianisme amenait Chateaubriand à proclamer l’infériorité de Virgile, comme de tous les anciens, auprès des modernes, qui jouissent des bienfaits d’une religion plus vraie et d’une morale plus pure : Chateaubriand ne s’est pas dérobé à cette conséquence. Mais en même temps il était bien. trop artiste pour ne pas sentir la grâce virgilienne en ce qu’elle a de doux et de mélancolique, de pur et de noble à la fois, et de fait, c’est peut-être dans le Génie que l’on trouverait les commentaires les plus exquis de certaines pages des Bucoliques et de l’Enéide. Victor Hugo est un peu dans la même situation complexe. Par un de ces démentis heureux que nos impressions spontanées infligent souvent à nos opinions artificielles, il se trouve ramené vers l’auteur latin au moment même où il doit signaler ses défauts ou ses lacunes. Le théoricien, en lui, désapprouve Virgile, mais le poète continue à s’en laisser charmer.

Du poète ou du théoricien, lequel aurait remporté la victoire définitive ? Il est impossible de le dire. Car, un peu après 1830, Victor Hugo devait trouver de nouvelles raisons de mieux comprendre et de mieux aimer Virgile, qui allaient balayer toutes ses objections de théoricien, et renforcer au contraire son inclination primitive de poète.


III

Ce n’est pas ici le lieu de retracer la grande crise qui a bouleversé la vie de Hugo à partir de 1833, crise non seulement passionnelle, mais intellectuelle aussi, dont il est sorti avec une vision radicalement changée de la destinée humaine et de la nature, avec une philosophie tout autre, une poésie plus profonde et plus sincère, une sensibilité plus large et plus douloureuse. Quand on songe combien toutes les impressions se tiennent dans une âme, — et particulièrement dans une âme de poète moderne, — on peut s’attendre que cette rénovation de l’être de Victor Hugo ait son reflet dans sa façon de sentir l’œuvre virgilienne.

Et d’abord, pour commencer par le fait le plus tangible, il n’est pas douteux que les émotions diverses suscitées dans l’âme de Hugo par sa passion naissante n’aient eu pour effet de rendre Virgile plus présent à sa pensée. Relisons à ce point de vue les vers d’amour recueillis dans les Chants du Crépuscule ; relisons, par exemple, Hier la nuit d’été…, Oh ! pour remplir de moi sa rêveuse pensée…, ou Au bord de la mer. Dans ces admirables paysages que le poète étale aux yeux ravis de Juliette Drouet, il n’y a peut-être pas un seul trait qui soit directement emprunté de Virgile : mais n’est-il pas vrai que l’ensemble le rappelle invinciblement ? Cette nature douce, paisible, grandiose aussi, indulgente quand elle offre à l’homme une consolation pour ses inquiétudes ou un encouragement pour ses amours, cette nature dont Hugo invite les mille voix à accompagner son hymne d’adoration enthousiaste, c’est bien, en somme, la nature telle qu’on se la rappelle après avoir lu les Bucoliques, agrandie, magnifiée, mais non changée. D’autre part, quand il veut clore ces mêmes Chants du Crépuscule par un hommage de pieux ; respect à l’épouse délaissée, Hugo emprunte tout naturellement son épigraphe aux paroles du vieil Anchise devant le destin de Marcellus : date lilia. Mots « cités à contresens, » dit M. Chabert. Est-ce bien sûr ? Hugo sait parfaitement le sens lugubre de l’expression virgilienne ; il s’en souviendra plus tard lorsque, frappé lui aussi par la mort prématurée d’un être jeune et cher, il imitera magnifiquement cette explosion de désespoir paternel : « Des fleurs ! oh ! si j’avais des fleurs !… » Mais, en 1834, ne peut-il pas trouver quelque chose de funèbre dans le souvenir de son premier amour désormais éteint. « Mon avril se meurt feuille à feuille, » écrira-t-il quelques mois plus tard ; et en effet, si enivrante, si triomphale que soit la passion nouvelle, si féconde qu’elle puisse devenir, elle a tué une partie de son existence qui ne revivra plus. Il est donc fatal qu’en présence de son foyer abandonné, un peu de regret se mêle à la reconnaissance : les lis conviennent doublement, symboles de pureté et symboles de deuil.

En 1837, il laisse voir d’une façon plus explicite ce que Virgile est devenu pour lui : l’interprète et le confident de son amour. C’est à Juliette qu’est en réalité consacrée la pièce célèbre des Voix intérieures adressée nominalement à Virgile. Le poète français invite son maître à l’accompagner dans une promenade sentimentale, avec l’arrière-pensée de trouver en lui un témoin discret et résigné : « Nous irons tous les trois, c’est-à-dire tous deux… » Dans cette très gracieuse idylle, comme dans le joli madrigal de la même année,


Venez, que je vous parle, ô jeune enchanteresse !
Dante vous eût faite ange et Virgile déesse…


l’intention est visible chez Hugo de mettre son amour sous la protection de Virgile. M. Guiard s’étonne à ce propos. « On se demande, dit-il, pourquoi il s’adresse au grand poète latin qui consolait son protecteur d’un amour méprisé et non satisfait. Les bergers et les amans sont rarement heureux dans les Bucoliques. » La remarque est très juste : mais Hugo est-il donc alors véritablement « heureux ? » Sans parler de ce qu’il y a de forcément insatisfait dans tout grand amour, sa vie n’offre-t-elle pas plus d’un motif de tristesse, qui le rend aussi avide de consolation que pouvaient l’être Corydon et Gallus ? Il n’y a pas si longtemps qu’il a composé A Olympio, ce dialogue si curieux avec lui-même, où, tout en entreprenant de nous persuader qu’il est résigné, il donne à entendre qu’il ne l’est pas. Plus récemment, il a laissé échapper bien des confidences désabusées dans les strophes A Eugène, vicomte H… Bientôt va venir la Tristesse d’Olympio, qu’on a bien pu traiter de déclamation à grand orchestre, mais qui n’en trahit pas moins, en quelques-uns de ses vers, une très angoissante amertume. Partagé entre des sentimens contraires et, pour ainsi parler, tiraillé entre deux foyers, regrettant son passé « d’amour, de vertu, de jeunesse, » redoutant de vieillir, blâmé par les gens austères et raillé par les envieux, Hugo souffre alors, beaucoup plus profondément qu’on ne l’a souvent cru. Et puisqu’il souffre, il n’est pas surprenant qu’il se réfugie dans les bras de l’antique ami des malheureux. Virgile va l’aider à se soustraire à cette existence d’efforts stériles :

Viens, quittons cette ville au cri sinistre et vain,


et loin du monde réel, dans un triple rêve de nature, d’amour et de poésie, il va lui verser le divin oubli.

Il faut bien reconnaître d’ailleurs que, même une fois la tristesse dissipée, Hugo ne perd pas l’habitude de mettre sous le patronage de Virgile la majeure partie de ses vers d’amour. Après l’avoir pris pour consolateur de ses inquiétudes, il le prend pour témoin et conseiller de ses joies, de ses effusions triomphantes, voire de sa fougue sensuelle. Il est très certain, par exemple, que, vers l’époque des Chansons des rues et des bois, Virgile est devenu pour son disciple surexcité ce que M. Chabert appelle spirituellement un « maître en impudeur. » M. Chabert le regrette du reste, M. Guiard également, et il est fort difficile de ne pas être de leur avis. Entre le Virgile des Voix intérieures et celui des Chansons, nul doute que le premier n’ait pour lui le double avantage d’être plus vrai et d’être plus grand. Cependant, si choqué que l’on soit de l’éternelle, universelle et agaçante oaristys pseudo-virgilienne que Hugo sexagénaire a étalée, il ne faut pas croire que Virgile ait été confondu par lui avec les poètes franchement libertins. On se souvient de la petite pièce où l’auteur, s’adressant à son vers, lui conseille d’emmener avec lui, comme deux camarades (différens, quoique également chers), l’esprit gaulois et l’esprit latin :


Presse un peu le pas de Virgile,
Retiens par la manche Villon.


C’est donc que Virgile est aussi réservé, aussi timide, que Villon est effronté ! Pareillement un peu plus tard, Hugo écrit dans Toute la lyre :


L’idéal démasqué montre ses pieds d’argile,
On trouve Rabelais où l’on cherchait Virgile.

C’est donc que Virgile est autre chose que Rabelais ! Virgile et Rabelais, Virgile et Villon : ces rapprochemens de noms, à eux seuls, sont fâcheux, mais n’oublions pas que ce sont des rapprochemens antithétiques. Pour tout dire, Virgile, à ce moment-là, n’est plus l’inspirateur unique du poète amoureux ; il est désormais en compagnie assez hétéroclite, assez scabreuse, mais il n’a pourtant pas perdu sa propre noblesse. Et même il en communique un peu à son imitateur, quelque indigne que celui-ci en soit devenu. S’il y a dans les Chansons des rues et des bois, à côté de bien des pages déplaisantes, quelques visions vraiment et presque chastement belles, si l’appel au plaisir, trop souvent brutal, se pare quelquefois d’une certaine grâce plastique, et, d’autres fois, s’élargit en vaste symbole, l’honneur en revient à Virgile. Son influence, contre-balançant heureusement celle des Villon, des Rabelais, des Béranger, a imposé au poète quelque retenue jusque dans le pire débridement de ses instincts naturalistes ; elle a, si l’on ose dire, empêché l’oaristys de dégénérer en priapée. Hugo, qui ne se vante que de l’avoir « cherché, » l’a « trouvé » plus qu’il ne veut bien le dire. Par là, il lui doit un nouveau service qui n’est pas moindre que le premier. En 1837, Virgile avait apaisé sa tristesse : en 1865, il ennoblit un peu sa sensualité.

La conception de la nature, chez un poète comme Hugo, se lie étroitement à celle de l’amour : il est donc inévitable qu’elle aussi ait subi dans une large mesure l’action de la poésie virgilienne. Non pas qu’il y ait identité complète, que la nature soit pour Hugo ce qu’elle est pour Virgile : elle est cela, et autre chose encore, mais elle est cela en grande partie. Pour marquer la nuance exacte, qui, en pareille matière, est si nécessaire à observer et si facile à fausser, revenons à cette pièce des Voix intérieures qui est à la fois un hommage à Virgile, une apothéose de Juliette, et une évocation pittoresque d’un coin de nature agreste. Dans la description de la vallée de Meudon où le poète convie son maître à le suivre, il y a maints détails vraiment virgiliens, si l’on entend par là, non pas ceux qui se rencontrent déjà dans les Bucoliques ou dans les Géorgiques, mais ceux qui pourraient s’y rencontrer, ceux que Virgile aurait aimés :


<poem> Une chaste vallée A des coteaux charmans nonchalamment mêlée… La grotte et la forêt, frais asiles de l’ombre.

Les coteaux renversés dans le lac qui miroite

A côté d’un cytise Quelque feu qui s’éteint sans pâtre qui l’attise.

Les satyres dansans qu’imite Alphésibée. </poem>


C’en est assez pour que la dédicace de cette pièce à Virgile ne soit, à aucun degré, un contresens. Mais, entremêlés à ces vers d’une beauté si simple, si pure, si « antique, » en voici d’autres qu’il n’est pas sûr que Virgile eût bien compris : ceux par exemple, où l’on compare « l’antre obstrué d’herbe verte » à « une bouche avec terreur ouverte, » ou bien encore ceux dans lesquels il est parlé d’une clairière


Où l’arbre au tronc noueux
Prend le soir un profil humain et monstrueux.


Cette déformation à la fois violente et mystérieuse des impressions naturelles, cette inclination vers l’énorme et l’effrayant, n’a rien de virgilien. Que le poète la laisse voir, alors même qu’il s’adresse à Virgile, c’est donc assez significatif. Mais quelquefois il s’y abandonne plus complaisamment, comme lorsque, passant de Virgile à Albert Durer, il trace, d’après le vieux peintre allemand, un paysage de cauchemar surhumain :


Une forêt pour toi, c’est un monde hideux.

Sous la broussaille horrible et les ronces grimpantes

Les chênes monstrueux qui remplissent les bois.


Victor Hugo se déclare aussi profondément pénétré de ta pensée d’Albert Durer que tout à l’heure il se proclamait fervent disciple de Virgile. Les deux pièces figurent dans le même recueil ; elles ont été écrites la même année, à moins d’un mois de distance. Elles représentent bien, croyons-nous, les deux pôles entre lesquels oscille l’imagination de Hugo. Il est sollicité par deux visions des choses, — deux visions qui tantôt s’opposent et tantôt se confondent, réagissent l’une sur l’autre, mais qui, en leur fond, restent distinctes : l’une douce et paisible, l’autre tumultueuse et sombre. Celle-ci est shakspearienne, si l’on veut, ou dantesque, ou tout simplement romantique : pour la première, il n’y a pas de doute, elle est bien virgilienne. Aucune des deux ne triomphe, aucune ne périt, Peut-être, à mesure qu’il vieillit, le poète est-il de plus en plus hanté par la seconde, mais la première ne perd jamais ses droits sur lui. Voyons-le penser et regarder pendant son séjour à Jersey, en 1854 ou 1855. C’est peut-être alors qu’il incline le plus vers une transfiguration apocalyptique du monde extérieur. Son âme, obscurcie par le deuil et par l’exil, s’est encore exaspérée dans ses longs et farouches tête-à-tête avec la mer sauvage ; il est séduit de préférence par les spectacles gigantesques, énigmatiques et terribles : qu’on se rappelle A quoi songeaient les deux cavaliers dans la forêt, les Paroles sur la dune, ou la fin de Pasteurs et troupeaux. Contempler « les yeux sinistres de la lune, » écouter « l’âpre rafale » qui disperse « la laine des moutons sinistres de la mer, » s’absorber avec une volupté furieuse dans ces sensations d’horreur et d’angoisse, voilà ce que Virgile, certes, n’eût point fait. Mais, exactement à la même époque, Victor Hugo écrit Mugitusque boum, aussi virgilien par la pensée générale que par le titre et les détails traduits ou suggérés. Il écrit Eclaircie, où il développe magnifiquement l’hymne d’allégresse des Géorgiques en l’honneur de la fécondité printanière. Il écrit la Forêt mouillée, où il traite le même thème, décrivant l’union du « ciel époux » et de la « terre fiancée, » exaltant

L’universel baiser sur la bouche éternelle.

Ainsi, même aux heures tragiques, quand les choses s’assombrissent à ses yeux sous le reflet de tout ce qu’il a vu de cruel dans l’humanité, il retrouve pourtant une autre conception de la nature, toute différente, bien moins lugubre, très proche de celle que Virgile lui a révélée.

En quoi consiste-t-elle au juste ? Il est malaisé de le dire, et pour plus d’une raison. En premier lieu, Victor Hugo l’exprime avec autant de grandiloquence que Virgile y mettait de simple et ferme précision : pour la bien comprendre, il faut commencer par écarter le vêtement d’emphase dont il la recouvre le plus souvent. En outre, il s’agit ici plutôt d’un sentiment que l’une idée : une analyse rigoureuse ne peut qu’y échouer. Pourtant, sans vouloir trop définir et décomposer, il semble qu’on puisse démêler, dans ce que nous appelions tout à l’heure la vision virgilienne de la nature chez Victor Hugo, plusieurs élémens associés. C’est d’abord, dans les détails du paysage, une impression de grâce et de douceur. La fraîcheur des sources, l’éclat souriant des fleurs, le silence pacifique des bois et des champs, la volupté de l’ombre, tout ce qui charme, repose, rassure, c’est ce à quoi Hugo, dans ses bons jours, dans ses jours virgiliens, se laisse prendre volontiers. — Si les détails sont suaves, jolis même, cela n’empêche pas que l’ensemble n’ait de la grandeur et de la force, et ne soit tout imprégné du sentiment de la vie universelle. Virgile, en même temps qu’imitateur de Théocrite, a été disciple de Lucrèce : Hugo le sait, et, à son exemple, aperçoit dans toutes les choses particulières, non seulement leur beauté propre, mais l’expression localisée de l’immense effort cosmique, et, comme il dit :


La pénétration de la sève sacrée.


Mais cette vie puissante, débordante, reste une vie harmonieuse. Le développement des êtres demeure soumis, comme l’activité humaine, à la loi de l’ordre et de l’équilibre. Éclaircie surtout traduit ce sentiment avec une noblesse remarquable. Le travail de l’homme n’en est pas exclu, témoin ces deux vers qui ne sont traduits d’aucune phrase de Virgile, et qui rappellent toutefois à merveille l’esprit des Géorgiques :


Le grave laboureur fait ses sillons et règle
La page où s’écrira le poème des blés.


Et d’autre part, tout dans la nature, sons, lueurs, mouvemens, tout concourt à produire une impression de joie robuste et sereine :


Tout est doux, calme, heureux, apaisé ; Dieu regarde.


Quelle que soit l’originalité de ces descriptions de Hugo, et quand bien même elles contiendraient encore moins de vers qu’elles n’en renferment traduits ou imités de Virgile, n’est-on pas fondé à les appeler virgiliennes, tant on y retrouve ce qu’il y a d’essentiel dans celles du poète latin ? Sans le souvenir des Bucoliques et des Géorgiques, ne peut-on pas croire que Victor Hugo se fût plus absolument laissé dominer par son goût croissant du colossal et de l’épouvantable ; qu’il aurait fini par ne plus aimer, par ne plus sentir même, que ce qui donne une sorte de frisson macabre ?


L’orage, l’horreur, la pluie,
Que tordent les bises d’hiver,
Répandent avec des huées
Toutes les larmes des nuées
Sur tous les sanglots de la mer.


Son admiration pour le maître latin l’a fort à propos aidé à se rappeler que la joie est aussi vraie que la douleur, l’ordre aussi beau que l’étrangeté. Son œuvre risquait d’être une tempête sans « éclaircies : » Virgile y a projeté plus d’un rayon de soleil.

Victor Hugo peintre de la nature, comme Victor Hugo poète amoureux, a donc très réellement, — et très utilement, — subi l’influence de Virgile : en est-il de même de Victor Hugo philosophe, penseur, ou « mage, » pour lui donner le nom dont s’est enivré son orgueil ? Dès 1837, il est si fortement convaincu de l’union nécessaire entre la poésie et la philosophie, qu’il revendique pour Virgile la double gloire à laquelle lui-même aspire. Il est alors dans toute la ferveur de son admiration rajeunie pour le poète latin : il ne lui suffit pas de lui confesser son amour ou de contempler avec lui les spectacles pittoresques ; il veut communier avec lui en la même foi métaphysique. Et comme, à ce moment, il est à demi chrétien, il fait de Virgile un demi-précurseur du christianisme,


… Un des cœurs que, déjà, sous les cieux
Dorait le jour naissant du Christ mystérieux.


La coïncidence, miraculeuse selon lui, entre la vie de Virgile et la naissance de Jésus, lui explique la « lueur étrange » qu’il croit voir briller à la cime des vers des Bucoliques. « Raison de poète ! ont pensé maints critiques, belle antithèse offrant matière à de beaux vers, et rien de plus ! » Mais l’intuition poétique, comme il arrive souvent, a cette fois été vérifiée par les recherches de la science. Les plus récens commentateurs de Virgile et les plus modernes historiens des religions, M. Sabatier et M. Salomon Reinach, donneraient plutôt raison que tort à Hugo. Sans doute on ne pense plus que Virgile, comme le croyaient le théologien Lactance ou l’empereur Constantin, ait pu pressentir, de quelque manière que ce soit, l’avènement prochain du christianisme. Mais, si la IVe Églogue n’est plus prise pour une prophétie, on y reconnaît la mise en œuvre de vieilles idées communes aux cultes orphiques, aux livres sibyllins, aux traditions messianiques juives, de ces idées qui ont tant agi sur la religion nouvelle à ses débuts. Et par là le lien se trouve renoué, indirectement à la vérité, entre Virgile et le christianisme. Hugo disait donc vrai, autrement qu’il ne le croyait, en reconnaissant chez son poète favori des aspirations vaguement conformes à celles de l’Eglise chrétienne naissante. Il s’est d’ailleurs bien gardé de fausser cette idée en l’exagérant. Avec un sens de la nuance qui n’est pas très fréquent chez lui, il a multiplié atténuations et restrictions : « dieu tout près d’être un ange, » « il chantait presque à l’heure où Jésus vagissait, » « à son insu même, » « de vagues flammes. » Quoi qu’il en soit de l’exactitude historique de son hypothèse, elle reste intéressante en ce qu’elle nous révèle le besoin qu’il éprouve de se sentir en parfait accord avec Virgile sur tous les points, dans le domaine des idées aussi bien que dans celui des sentimens. Elle nous fait mesurer aussi le chemin parcouru en dix ou douze ans. Vers 1825, celui qui était alors le poète des « ultras, » s’effarouchait, dans son catholicisme intransigeant, devant le paganisme de Virgile. Plus éclectique désormais, il n’a plus de pareils scrupules. Il ne veut plus damner un grand poète, il préfère le christianiser pour raccourcir la distance qui les sépare. Il lui répugnerait de ne pas penser comme Virgile.

Pense-t-il réellement comme lui ? ou n’est-ce qu’une pieuse illusion de disciple ? Il serait bien téméraire de prétendre que toute la philosophie de Hugo, à l’époque de sa maturité, lui ail été suggérée par Virgile. Il se peut, néanmoins, que Virgile y soit pour quelque chose, pour plus de chose qu’on ne le croit communément. C’est ce que Renouvier, en étudiant Hugo comme philosophe, avait trop oublié, et ce que M. Chabert, au contraire, a très justement mis en relief. Il s’attache surtout à l’une des pièces les plus importantes des Contemplations, à Ce que dit la bouche d’ombre, et il établit, entre la doctrine qui y est contenue et celle de Virgile, un rapprochement des plus curieux. Il est bien vrai qu’en lisant la Bouche d’ombre, on ne songe guère à Virgile : cette promenade éperdue au-dessus d’un gouffre, dans la main d’un spectre, est du plus pur romantisme ; et le gigantesque exposé du système contraste avec la sobriété virgilienne. Mais, à travers cette amplification démesurée, quelles sont les idées maîtresses que l’on peut discerner ? En première ligne, l’affirmation que l’âme est partout dans l’univers :


Vents, ondes, flammes,
Astres, roseaux, rochers, tout vit, tout est plein d’âmes.


Cette âme, créée d’abord pure et « impondérable, » a été altérée, souillée, alourdie par le mal, qui a produit la matière, et s’est pour ainsi dire concrétisé en elle :


La première faute
Fut le premier poids.


Elle peut cependant se relever par des expiations successives, par des incarnations renouvelées, où elle acquitte peu à peu sa dette. La vie terrestre n’est que le lieu du péché et de la peine. Plus tard, tout sera transformé ; le mal mourra, et le bien, l’ayant en quelque sorte absorbé en lui-même, régnera seul. Ainsi résumée dans un très bref sommaire, la théorie de Hugo ressemble trait pour trait à celle que, dans le VIe livre de l’Enéide, Anchise révèle à son fils. L’univers plein d’âmes, c’est mens agitat molem et magno se corpore miscet. La matière et le mal identifiés et détruisant tous deux la puissance céleste de l’âme, c’est noxia corpora tardant. Les réincarnations de Hugo, comme les purifications de Virgile, servent à éliminer progressivement toutes les traces de matière et de faute ; et, lorsque Hugo déclare que, pour mener à bien l’œuvre de son rachat, l’homme doit « oublier sa vie antérieure, » il ne fait que traduire en langage abstrait ce que Virgile exprime par le symbole du fleuve Léthé, où les âmes viennent boire l’eau d’ignorance et d’indifférence, qui leur permettra de recommencer à vivre. Seule l’idée du triomphe absolu du bien dans l’avenir manque à la révélation d’Anchise : la destinée humaine y est conçue comme un renouvellement perpétuel, mais sans progrès, comme un cercle sans cesse parcouru, mais toujours identique, au lieu que pour Hugo les purifications successives que subit l’âme humaine aboutissent à une transfiguration finale. Pourtant, même dans cette partie de son système, Hugo n’est pas en aussi complet désaccord avec Virgile qu’on pourrait le croire. Comme le remarque ingénieusement M. Chabert, si l’apothéose glorieuse et rassurante, qui termine la Bouche d’ombre, ne corresponde rien qui se trouve dans l’Énéide, elle ressemble fortement à l’âge d’or décrit par anticipation dans la quatrième Eglogue : en sorte que Hugo ne quitte Virgile que pour Virgile encore.

Cette comparaison entre la Bouche d’ombre et les vers philosophiques de l’Énéide ou des Bucoliques ne doit pas être prise au pied de la lettre. La métaphysique de Hugo se présente à nous avec beaucoup plus d’ampleur que celle du poète latin : sept ou huit cents vers (au lieu de trente ou quarante dans l’Enéide) parviennent à peine à l’épuiser. Elle se distingue aussi de celle de l’auteur ancien par certains détails un peu bizarres : pour Virgile, l’âme passe dans de nouveaux corps, mais dans des corps humains ; Hugo, au contraire, loge l’âme du criminel condamné à expier dans des êtres inférieurs, tigres, crapauds ou aspics, ou plantes vénéneuses, ou même rochers ou cailloux inanimés. Enfin, devant l’image qu’il rêve du mal à jamais anéanti, Hugo a des cris de joie attendrie, des pâmoisons que Virgile n’a jamais connues, même dans l’églogue à Pollion, et à plus forte raison dans l’Enéide. Ce sont là des différences appréciables. Il y aurait lieu de se demander également si l’accord au moins partiel que nous venons de constater entre Ce que dit la bouche d’ombre et la théorie exposée par Anchise atteste bien une influence directe de Virgile sur Victor Hugo ; car enfin il pourrait résulter d’une pure coïncidence ? Hugo aurait pu puiser ailleurs, ou même inventer à lui tout seul, une doctrine qui, par hasard, se trouverait être la même que celle de Virgile ? Pourtant les analogies de détail sont assez frappantes pour faire admettre qu’en écrivant la Bouche d’ombre. Hugo avait le texte de l’Enéide présent à la mémoire. Par conséquent, il possédait une claire conscience de la conformité de ses idées avec celles du poète latin, et cette conformité n’a pu que les lui rendre plus autorisées encore et plus chères.

On comprend après cela que Victor Hugo ait pu légitimement mettre Virgile au rang de ses inspirateurs. Dans la belle pièce des Rayons et Ombres intitulée Sagesse, tandis que le poète écoute alternativement les trois voix qui lui conseillent la haine, l’amour et l’indifférence, il voit près de lui ses livres familiers,


Et sa Bible sourit dans l’ombre à son Virgile.


Dans les Contemplations, Virgile n’est point oublié parmi les <t mages ; » il est nommé dans le même vers qu’Isaïe. Il ne faut peut-être pas attacher trop d’importance à ce rapprochement, ni serrer de trop près l’épithète par laquelle sont qualifiés à la fois le poète latin et le prophète juif :


Toutes les âmes envahies
Par les grandes brumes du sort.


Cependant, quand on songe au culte que Hugo a toujours professé pour la poésie biblique, le seul fait de mettre tout à côté celle de Virgile montre en quel respect il tient celle-ci. Ce qu’on peut dire en toute sûreté, c’est qu’il n’a pas vu seulement chez son maître des émotions amoureuses et des descriptions pittoresques, mais une philosophie. Il a su reconnaître en Virgile un penseur inquiet, attiré par le problème de la destinée humaine. Il l’a suivi avec ardeur dans cette méditation, et a repris en la modifiant un peu la solution que Virgile lui-même avait empruntée aux platoniciens et aux stoïciens comme étant la plus claire, la plus harmonieuse, la plus capable de satisfaire la raison.

Car c’est ce qu’il faut bien noter : au formidable point d’interrogation que pose devant sa conscience l’existence du mal, Hugo ne répond pas toujours de la même manière. Quelquefois il se laisse emporter par un tel enthousiasme pour les forces bienfaisantes et lumineuses de l’univers qu’il leur promet une trop facile victoire : que dis-je ! il la leur promet ? non, il la voit déjà réalisée, et, de parti pris, oublie les obstacles. Ailleurs, il succombe à l’acre angoisse qui le ronge ; hypnotisé par sa vision trop intense du malheur actuel, il ne paraît plus concevoir la délivrance comme possible. La Bouche d’ombre, qui, de toutes ses pièces philosophiques, est la plus directement inspirée de Virgile, reste à mi-chemin entre l’optimisme éperdu et le pessimisme inconsolable. Le mal y est reconnu dans toute sa force, mais expliqué, interprété comme une condition du progrès moral, accepté par conséquent, et d’autant plus volontiers qu’on le sait transitoire. Les deux termes opposés du problème sont mis en égale lumière. Surtout, le poète fait effort pour trouver le lien logique qui les unit, et en cela il se rapproche de Virgile. Il y a dans l’œuvre philosophico-poétique de Hugo des visions plus puissantes de l’un ou de l’autre aspect des choses ; mais nulle part mieux qu’ici il n’essaie de rendre compte pourquoi les choses sont ce qu’elles sont ; nulle part il n’indique avec plus de netteté le plan rationnel qui préside à la vie du monde et aux destinées de l’humanité. Cette notion de l’ordre, que, livré à lui-même, il oublierait peut-être, lui est rappelée, sinon enseignée, par Virgile.

A cet égard, l’action de Virgile a été un peu la même sur la philosophie de Hugo que sur sa conception de l’amour et sur son sentiment de la nature. Sur ces trois points, elle a combattu ce qu’il pouvait y avoir, dans ses tendances personnelles, d’excessif, de trouble et de morbide : elle a été un principe de noblesse et d’eurythmie. Lorsqu’il est sous l’ascendant de Virgile, Hugo ressent l’amour comme une émotion tout ensemble haute et douce, et non comme un désir grossier ou libertin. Lorsqu’il est sous l’ascendant de Virgile, il voit l’univers extérieur comme un spectacle heureux, et non comme une hallucination de cauchemar. Lorsqu’il est sous l’ascendant de Virgile, il se représente la destinée humaine comme une évolution normale qui a un sens, une loi et une limite, et non comme un prodige démesurément sublime ou monstrueusement atroce. Toujours et partout Virgile le règle, le calme, le réconforte.

Il était donc bien inspiré lorsqu’en 1837 il définissait, par un symbole emprunté à la Divine Comédie, le rôle qu’il assignait à Virgile. La vie, avec toutes ses fautes et toutes ses misères, ressemble effrayamment à l’enfer dantesque. Mais, dit-il à Dante :


Mais, pour que rien n’y manque, en cette route étroite,
Vous nous montrez toujours debout à votre droite
Le génie au front calme, aux yeux pleins de rayons,
Le Virgile serein qui dit : Continuons !


C’est bien cela. Dans toutes les parties de son œuvre, élégies amoureuses, descriptions de la nature ou méditations philosophiques, Hugo a trouvé en Virgile un maître de sérénité.


IV

Il s’est affranchi pourtant de cette maîtrise, et l’a reniée. Pas de très bonne heure, il est vrai : pendant les premières années de l’exil, sa reconnaissance et sa fidélité ne semblent aucunement diminuées. Nous avons relevé bien des pages virgiliennes dans les Contemplations, voire dans les Chansons des rues et des bois ; les Châtimens offriraient aussi quelques réminiscences curieuses, de même le livre lyrique des Quatre Vents de l’esprit (notamment les descriptions de Jersey) ; et dans la Légende des Siècles enfin, le Satyre fait souvent penser au Silène et à l’Orphée de Virgile. Mais, à partir de 1860 environ, il est manifeste que Hugo n’a plus pour le poète latin la même admiration que jadis. Il porte sur lui des jugemens défavorables, et parfois très discutables, dans William Shakspeare et dans le Post-scriptum de ma vie ; et ce ne sont pas là des boutades passagères, ni des argumens amenés par les besoins de la polémique, puisque, un peu plus tard, dans une conversation avec M. Stapfer, à Guernesey, il avoue. « qu’il n’aime plus Virgile avec prédilection. »

D’où vient cette défection inattendue ? Est-ce seulement que le poète proscrit, enorgueilli par cette proscription autant que par les hommages qui viennent le chercher dans son île, ayant d’ailleurs conscience de son génie triomphant, se juge trop grand désormais pour garder posture de disciple ? On est assez porté à le croire lorsqu’on l’entend reprocher à Dante sa modestie excessive à l’égard de leur commun maître : « Dante est ébloui de Virgile, moindre que lui. » Qui donc, en rencontrant cette phrase dans le Post-scriptum de ma vie, n’est pas tenté de lire « Victor Hugo » au lieu de « Dante ? » et l’auteur n’a-t-il pas, tout le premier, écrit « Dante, » afin que l’on comprît « Victor Hugo ? » Cependant, quelque enivré qu’il soit de sa grandeur, et quelque impatient qu’il puisse paraître de toute supériorité, il est loin de renoncer à l’attitude déférente qu’il a toujours eue envers les grands génies du passé. S’il nomme Homère ou Juvénal, Dante ou Shakspeare, c’est toujours avec un respect enthousiaste ; jamais il ne risque à leur sujet des critiques comme celles qu’il lance contre Virgile. Il faut donc que celui-ci lui déplaise pour quelques raisons plus particulières, qui ne sont pas en jeu quand il s’agit des autres poètes anciens.

Ces raisons existent en effet, et elles sont de deux sortes. Comme à l’époque de la Restauration, Hugo invoque contre Virgile à la fois des griefs politiques et des griefs littéraires. Les griefs politiques sont, si l’on veut, radicalement inverses de ceux de 1825, mais au fond ils trahissent le même état d’esprit, mis au service d’une cause opposée. Quarante ans avant, Victor Hugo jugeait Virgile avec ses idées de royaliste catholique ; maintenant, il le juge avec ses principes de démocrate : sa doctrine a changé, non sa partialité ; ou plutôt cette habitude d’introduire dans la critique des argumens politiques et religieux, habitude dont il s’était heureusement délivré pendant ses années de méditation désintéressée, reprend le dessus depuis qu’il est redevenu, dans un autre camp, un homme de combat. C’est bien toujours la même façon de raisonner : le rédacteur du Conservateur littéraire blâmait Virgile de n’être pas assez chrétien ; le collaborateur du Rappel le blâme de n’être pas assez républicain. Le reproche de courtisanerie, — et de courtisanerie payée, — est effectivement un des plus sanglans qu’il lui adresse : « Virgile entend malice aux déifications profitables ; sa Muse s’appelle Dix-Mille-Sesterces. » C’est pourquoi, bien plus haut que le flatteur à gages d’Octave et de Mécène, il élève Juvénal, ce Juvénal qui n’a sans doute pas été plus exempt que Virgile d’arrière-pensées d’intérêt personnel, mais en qui il ne veut voir que « la vieille âme des républiques mortes. » Ce qu’il ne peut pardonner à l’auteur des Géorgiques, c’est l’apothéose d’Auguste ou le Temple sur les bords du Mincio. Virgile lui apparaît comme un poète officiel, une sorte de Belmontet supérieur, tandis que Juvénal est presque un Hugo avant la lettre ; ses Satires sont des « Châtimens. » Cette tendance à classer le talent d’après l’opinion éclate ingénument dans cette phrase de William Shakspeare où politique, littérature et pédagogie s’unissent en un si singulier mélange : « Le jour où, dans les collèges, les professeurs de rhétorique mettront Juvénal au-dessus de Virgile et Tacite au-dessus de Bossuet, c’est que, la veille, le genre humain aura été délivré. »

Est-il besoin de faire ressortir le sophisme d’une telle manière de juger ? Est-ce la peine de rappeler que Virgile a fort bien pu être sincère en célébrant Auguste, quoique de l’avoir célébré n’ait pas nui à sa fortune ? Hugo, mieux que tout autre, aurait dû le comprendre : les libéralités de Louis XVIII, jadis, avaient-elles suffi pour vicier la bonne foi de son royalisme ? Virgile, lui aussi, n’avait-il pas le droit de chanter un gouvernement qui lui semblait juste et bienfaisant, dont il avait éprouvé, et dont beaucoup de ses contemporains éprouvaient l’influence réparatrice ? Et quant à cette idée, implicitement contenue dans les boutades du Post-scriptum de ma vie, qu’on ne peut avoir de génie que dans un certain parti et avec de certains principes, un artiste comme Hugo pouvait-il l’accueillir ? ne devait-il pas la laisser aux étroits sectaires, aux médiocres journalistes, qui jaugent hommes et choses uniquement par rapport à leurs préjugés de coterie ? A ceux-là l’on pardonne de ne pas comprendre les Géorgiques… parce qu’ils n’ont pas écrit les Contemplations !

Peut-être, malgré tout, Hugo se serait-il arraché à cette mesquinerie de politicien et aurait-il admis qu’on peut être impérialiste et faire de beaux vers. Mais malheureusement, — malheureusement pour lui plus encore que pour Virgile, — les vers de Virgile ne lui semblent plus assez beaux. Ils sont trop loin de l’idéal qu’il préconise actuellement et qui n’est, comme d’habitude, que la projection en système de ses propres tendances. Son dogmatisme romantique contribue, autant que son intransigeance démocratique, à lui faire tenir pour suspecte la poésie virgilienne : elle lui paraît dépourvue des qualités que, à cette date, il prise plus que toutes les autres. Elle manque, premièrement, d’originalité créatrice : le chef-d’œuvre de Virgile, l’Enéide, n’est qu’une copie. Hugo l’avait déjà dit en 1827 ; il le répète en 1865, et plus fortement, et en reprenant avec plus d’ampleur la métaphore piquante dont il s’était servi : « Virgile part d’Homère. Observez la dégradation croissante des reflets : Racine part de Virgile, Voltaire part de Racine, Chénier (Marie-Joseph) part de Voltaire, Luce de Lancival part de Chénier, Zéro part de Luce de Lancival. De lune en lune, on arrive à l’effacement. » — Faible si on le compare à Homère, son modèle, Virgile est faible également si on le rapproche de Lucrèce, son prédécesseur. « L’illimité est dans Lucrèce. Par momens passe un puissant vers spondaïque presque monstrueux et plein d’ombre. Çà et là une vaste image de l’accouplement s’ébauche dans la forêt, et la forêt, c’est la nature. Ces vers-là sont impossibles à Virgile. » Ils existent pourtant chez lui, mais Hugo ne les voit pas, soit parce que l’esprit de système l’aveugle, soit plutôt parce que la force, dans la poésie de Virgile, si elle s’étale avec ampleur, ne s’impose pas avec brutalité. Hugo en est arrivé à un tel point qu’il ne conçoit presque plus d’autre grandeur que la grandeur âpre et fruste. Celle qui est paisiblement majestueuse lui paraît trop plate. Nous touchons ici à ce qu’il y a d’essentiel dans sa critique. Plus encore que d’invention, plus que d’ampleur, Virgile manque de défauts. Il y a deux classes de génies. Les vrais, les sublimes, tels qu’Isaïe et Ézéchiel chez les Hébreux ; Plaute et Juvénal à Rome, Shakspeare et Rabelais à la Renaissance, — et sans doute Hugo dans les temps modernes, — sont inégaux, irréguliers, parfois inintelligibles, et n’en sont que plus grands lorsqu’ils échappent à la prise de la raison vulgaire. Les autres, parmi lesquels Virgile figure auprès de Sophocle, de Platon, de Tite-Live, de Cicéron, de Térence, ne méritent aucun reproche. « Ils n’ont ni exagération, ni ténèbres, ni obscurité, ni monstruosité. Que leur manque-t-il donc ? cela, cela c’est l’inconnu ; cela, c’est l’infini. » C’est leur perfection même qui fait leur faiblesse ; ils ont trop de goût pour avoir un génie véritable.

La distinction que fait ainsi Victor Hugo n’est pas neuve. C’est un peu celle que déjà La Bruyère établissait entre les ouvrages « beaux » ou « sublimes » et les ouvrages « parfaits » ou « réguliers ; » c’est celle qui était consacrée dans les écoles du XVIIe et du XVIIIe siècle ; c’est celle que, tout récemment encore, Sainte-Beuve venait de reprendre, précisément dans son Étude sur Virgile : il y louait le poète latin pour toutes ses qualités moyennes et classiques, sobriété, unité de ton et de couleur, harmonie et convenance des parties entre elles ; et, dans une allusion à peine voilée aux excès romantiques de Hugo, il ajoutait avec un soupir malicieux : « Oh ! qu’en ce moment nous irait bien le génie ou tout au moins le tempérament virgilien ! » Hugo, qui avait été cruellement mordu par l’attaque sournoise de son ancien ami, s’empare à son tour de l’antithèse traditionnelle entre l’art discipliné et l’imagination fantasque, mais en renversant totalement la valeur des deux termes. Tous les pédans, tous les cuistres, depuis Boileau jusqu’à Sainte-Beuve, ont fait de la perfection soutenue et mesurée la vertu suprême : il en fait, lui, le plus fâcheux signe de médiocrité. Ils ont dit que le génie, sans le goût, n’était rien : lui, il déclare que le génie ne peut exister là où le goût existe. Si, de cette déclaration, Virgile souffre plus qu’aucun autre, tant pis pour lui ! il faut bien qu’il expie le choix qu’a fait de lui Sainte-Beuve pour donner une leçon à Hugo !

N’exagérons pas, au reste, la gravité du jugement de Hugo sur Virgile. La condamnation, si condamnation il y a, n’est ni sans réserves, ni sans appel. Comme en 1827, quoique avec moins de largeur de sympathie, Hugo s’applique à louer Virgile au moment même où il blâme la conception d’art à laquelle se rattache la poésie virgilienne. N’est-ce pas dans le Post-scriptum de ma vie que se trouve, à côté des plus injustes critiques, un commentaire enthousiaste de l’invocation à Auguste par laquelle s’ouvrent les Géorgiques ? Non pas, certes, que Victor Hugo admire, ni même excuse la pensée maîtresse de ce morceau célèbre, à savoir l’apothéose de l’empereur, son entrée parmi les dieux et les étoiles : c’est, déclare-t-il, une idée « misérable, » une « flatterie abjecte, » quelque chose de « plat et honteux. » Mais, après s’être ainsi mis en règle avec sa foi républicaine, l’artiste, qui ne meurt jamais en lui, se laisse prendre à la poésie éclatante dont l’auteur latin a revêtu son adulation : il « entre en vision » devant le « prodigieux ciel » qu’évoquent ces majestueux hexamètres ; il n’a plus le loisir de songer à ses défiances de tout à l’heure. « Par l’idée, j’étais dans le petit, et par le style, me voilà dans l’immense. » Cette théorie ne suppose-t-elle pas une indépendance trop absolue du fond et de la forme ? Ce n’est pas ici le lieu de le rechercher ; il nous suffit qu’elle ait fourni à Hugo un moyen de rectifier ses paroles dédaigneuses à l’endroit de Virgile, et, tout en restant impitoyable pour le « courtisan, » de réhabiliter le « poète, » — qui, en définitive, seul nous importe.

Si, même alors que la passion politique lui parle avec le plus de violence, il sait quelquefois la faire taire pour n’entendre plus que le chant harmonieux de la poésie virgilienne, à plus forte raison est-il plus équitable encore après l’exil, lorsque sa vieillesse quasi royale l’incline à une indulgence de plus en plus large et compréhensive. A vrai dire, Virgile ne reprend pas la place privilégiée qu’il occupait quarante ans plus tôt dans ses affections ; il ne redevient pas le maître unique et suprême : il est un des maîtres, rien de plus, mais rien de moins. Des vers des Géorgiques et de l’Énéide, des Bucoliques surtout, sont imités dans la dernière Légende des Siècles, dans l’Année terrible, dans l’Art d’être grand-père, et jusque dans le Pape ou Pitié suprême. Le nom de Virgile est quelquefois omis, mais plus communément cité, dans les listes de grands penseurs et de grands poètes que Hugo aime à énumérer d’une voix sonore pour magnifier le prestige de l’art. Entre Virgile et César, la même antithèse est dressée (et tout à l’avantage de Virgile) qu’entre Voltaire et Napoléon, et que sans doute aussi entre Victor Hugo et Napoléon III. Mais, plus que des imitations peut-être machinales, et plus que des louanges certainement vagues, voici qui est probant, et qui montre bien la part exacte d’influence que Virgile a sur l’esprit de Hugo. En 1881, dans une pièce des Quatre Vents de l’esprit, paraissent ces vers :


J’ai, comme Eschyle, deux âmes,
L’une où croissent les fleurs, l’autre où couvent les flammes.

On est beau par Virgile et grand par Juvénal.


Ce qu’il en faut retenir, ce n’est pas seulement la formule antithétique par laquelle Hugo essaie de définir les deux poètes latins, c’est le rapport qu’il indique lui-même entre la nature de leurs deux génies et celle des deux tendances qu’il sent en lui. Tout ce qu’il a de douceur, de paix, de joie, d’harmonie, il le synthétise dans le nom de Virgile, tandis que Juvénal représente tout ce qu’il a de fougue furieuse et d’implacable violence. Est-ce exact ? Il y aurait, sur ce jugement, bien des réserves à faire. On pourrait se demander si Virgile n’a pas possédé quelques-unes des qualités que Hugo semble lui dénier, si son art suave et serein n’est pas plus susceptible de force, voire d’âpreté, qu’on ne le dirait d’après l’antithèse de tout à l’heure. Surtout on pourrait s’égayer de cette antithèse qui trahit un tel manque de modestie, car enfin elle revient à dire que Virgile est au plus la moitié de Victor Hugo. Il est vrai qu’être la moitié de Victor Hugo, pour Victor Hugo, à cette date-là, » c’est déjà fort honorable ! Il faut donc interpréter comme un éloge sincère, et qui veut être flatteur, ce vers qui est le dernier où Hugo ait publiquement exprimé son opinion sur Virgile. Un peu moins enthousiaste qu’on ne s’y serait attendu en 1837, mais beaucoup moins dédaigneux qu’on ne l’aurait prédit en 1865, le mot final de Hugo sur Virgile est un adieu plein de dignité et de respect.

On voit, par tout ce qui précède, que l’admiration du grand romantique français pour le grand classique latin a bien pu quelquefois diminuer d’intensité, mais qu’elle n’a jamais subi d’éclipsé totale. Les périodes où elle s’est le plus affaiblie, de 1825 à 1830 et de 1860 à 1870, sont celles où Victor Hugo s’est le plus laissé entraîner par le parti pris politique et par le préjugé d’école littéraire, c’est-à-dire, tranchons le mot, par l’esprit de coterie, quoique, même alors, il se soit tenu très éloigné d’une sévérité trop rigoureuse. Mais, quand il est dégagé des mesquineries ambiantes, quand il n’est et ne veut être que penseur et artiste désintéressé, et non polémiste, quand il est vraiment lui-même, il ouvre son âme toute grande à l’influence de Virgile. Elle pénètre partout dans le détail comme dans l’ensemble, dans la conception de l’art comme dans celle de l’amour, dans le sentiment de la nature comme dans la recherche métaphysique, exerçant toujours son action pacifiante et purifiante. Il n’est pas exagéré de dire que Victor Hugo lui doit quelques-unes de ses meilleures qualités à ses meilleurs momens.

Telle est bien, nous semble-t-il, l’impression qui résulte des travaux de M. Chabert et de M. Guiard, et l’on ne peut que les féliciter de l’avoir suggérée par des exemples si nombreux et des argumens si convaincans. Nous permettra-t-on d’ajouter un mot toutefois ? Il ne faut pas oublier que Virgile n’est pas le seul poète latin que Victor Hugo ait beaucoup connu, beaucoup pratiqué, et passablement imité. Voici deux petits faits qui montreront la nécessité de tenir compte de ses autres lectures latines. En 1839, des paysans ayant découvert des armes romaines dans un champ qui appartenait à M. le duc de ***, Hugo en prit occasion pour traduire les admirables vers des Géorgiques sur les laboureurs de Philippes retrouvant les débris de la bataille d’autrefois. La traduction est fort belle ; M. Guiard dit avec raison que le texte est « senti et agrandi par l’interprète. » Mais, lorsque Hugo dépeint le cultivateur devant « un noir javelot, qu’il croit des cieux tombé, » M. Guiard souligne cet hémistiche comme ajouté et inventé. Ajouté, oui ; inventé, non : c’est une réminiscence de Lucain, qui parle quelque part de la crainte superstitieuse inspirée par les armes qu’on croit tombées du ciel. Autre exemple. — Dans William Shakspeare on lit cette phrase : « Au moment où le roi Lear est roi de Bretagne et d’Irlande, il s’écoulera neuf cent cinquante ans avant que Sénèque dise Ultima Thule. » M. Guiard souligne ironiquement Sénèque, et M. Chabert met un point d’interrogation. Pour tous deux, Ultima Thule est une citation de Virgile que Hugo a faussement attribuée à Sénèque. Or, il ne faut pas trop se hâter de prendre Hugo en flagrant délit d’inexactitude. Ultima Thule est bien dans Virgile, mais est aussi dans Sénèque le Tragique, à la fin d’une belle tirade sur les progrès de l’activité humaine, qui certainement avait dû frapper l’auteur des Contemplations. — D’autre part, il faut noter qu’au moment où il se refroidit un peu pour Virgile, Hugo lui oppose (en même temps que Dante) trois ou quatre poètes latins, Plaute, Lucrèce, Juvénal. Doit-il beaucoup aux deux premiers ? On n’oserait l’affirmer, encore que la bouffonnerie de son Don César de Hazan ait une saveur parfois analogue à celle de Plaute, et que la grande poésie philosophique du De natura rerum ait pu agir sur son esprit quand il composait la Bouche d’ombre ou Dieu. Mais son culte pour Juvénal, hautement proclamé à maintes reprises, s’est traduit par des imitations quelquefois littérales, par de nombreuses réminiscences, par une ressemblance frappante dans la conception générale de la satire, pour aboutir enfin au vers que nous citions un peu plus haut :


On est beau par Virgile et grand par Juvénal.


Qu’est-ce à dire, sinon que nous souhaiterions qu’après les études de M. Chabert et de M. Guiard sur Virgile et Victor Hugo, on nous en donnât d’autres sur Hugo et Plaute, Hugo et Lucrèce, Hugo et Lucain, Hugo et Juvénal ? Ces fragmens, rapprochés constitueraient un travail sur les sources latines de Victor Hugo, qui lui-même ne serait qu’un chapitre du livre qui nous manque sur l’influence latine dans la poésie française. Car, cette influence, l’on sait, — ou l’on croit savoir, — ce qu’elle a été chez nos poètes classiques ; mais, quand on arrive au XIXe siècle, on a l’air de croire qu’elle a brusquement cessé d’exister. L’exemple de Victor Hugo est là pour nous prouver qu’il n’en est rien : si révolutionnaire qu’il ait pu être, le romantisme, sur ce point, n’a pas radicalement rompu avec la tradition de la poésie française ; quelque enthousiasme qu’il ait professé pour l’exotisme espagnol, anglo-saxon ou germanique, il est resté quand même imprégné de latinisme, — et l’on vient de voir qu’il ne s’en est pas mal trouvé.


RENE PICHON.