Virgile au moyen âge

Virgile au moyen âge
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 515-536).
VIRGILE AU MOYEN AGE

Virgilio nel medio evo, per Domenico Comparetti.

Voici un ouvrage qui prouve une fois de plus qu’il n’y a pas de sujet épuisé, ni d’écrivain tout à fait connu. En est-il un qui ait été plus souvent étudié que Virgile, et dont il semble plus inutile qu’on vienne aujourd’hui nous entretenir ? Est-il possible qu’à propos d’un auteur qu’on lit et qu’on explique depuis tant de siècles il reste quelque chose à dire, et qui pouvait croire que dans un domaine tant de fois exploré on trouverait encore à faire quelques découvertes ?

C’est ce qui vient pourtant d’arriver ; M. Comparetti nous a montré que sur Virgile même on pouvait apprendre des choses nouvelles. Sa vie et ses œuvres ont de tout temps attiré l’attention de la critique ; on a travaillé à donner de bonnes éditions de ses poésies, on a pris soin de recueillir tout ce que disaient de lui les écrivains de l’antiquité, de savans ouvrages nous ont fait connaître en quelle estime il était de son temps et comment le jugeaient les contemporains ; mais on s’était moins occupé de savoir ce qui arriva de sa réputation après sa mort. Il y a là cependant un sujet curieux d’étude et qui réserve de grandes surprises à ceux qui ont le courage de l’entreprendre. La renommée dont Virgile a joui pendant le moyen âge ne ressemble en rien à celle des autres écrivains, ses confrères. Il n’a pas seulement dépassé les plus grands dans l’estime publique, ce qui à la rigueur pouvait se comprendre, mais il a reçu entre tous une place particulière : on ne s’est pas contenté de le regarder comme le premier des poètes, on l’a pris pour une sorte de savant universel, à qui rien n’échappe dans la nature et qui donne des leçons de tout. Ce n’était pas assez encore : tandis qu’il devenait ainsi le maître des écoles, le peuple en faisait un redoutable magicien et lui attribuait les prodiges les plus extraordinaires. Dans toutes les contrées de l’Europe, on composait des poèmes remplis d’aventures merveilleuses dont il était le héros, et la renommée de l’enchanteur finissait par dépasser de beaucoup celle du poète. Comment de si singulières légendes avaient-elles pu se former autour de son nom ? Par quel chemin en était-on venu à faire un maître d’école d’un poète, un personnage fantastique d’un écrivain réel, qui avait vécu en pleine lumière, au milieu d’une époque sceptique et lettrée, et pouvait-on rien trouver dans sa vie et ses œuvres qui eût servi de prétexte à ces étranges inventions ? C’est ce que plusieurs érudits, en France et en Allemagne, s’étaient déjà demandé sans beaucoup de succès. Aujourd’hui le problème est résolu, et depuis l’apparition du livre de M. Comparetti on peut répondre à toutes ces questions avec certitude.

Si M. Comparetti a mieux réussi que ses prédécesseurs, c’est grâce à l’étendue de ses connaissances : comme il avait sur eux l’inappréciable avantage de posséder également les littératures classiques et celles du moyen âge, il lui a été possible de suivre toutes les phases par lesquelles a passé la réputation de Virgile depuis le siècle d’Auguste jusqu’à la renaissance. Il a pu consulter directement les grammairiens de toutes les époques et les poésies écrites dans toutes les langues ; l’italien et le haut allemand, le provençal et le vieux français, lui ont fourni les renseignemens les plus curieux. De ces lectures infinies, qui embrassaient à la fois les textes imprimés et inédits, il a tiré un livre très savant, qu’il a su rendre fort agréable. M. Comparetti n’est pas seulement un érudit très solide, c’est un lettré plein de goût, un polémiste passionné, un historien, un philosophe. Quoiqu’il aborde résolument les recherches les plus minutieuses, les vues générales ne l’effraient pas. Elles abondent dans son livre, et, à propos de Virgile, les questions les plus controversées, les plus importantes, sont agitées et souvent résolues avec une liberté d’esprit et une élévation de pensée qui frapperont ceux mêmes dont M. Comparetti combat les opinions. Ils trouveront d’ailleurs chez lui, jusque dans les plus arides discussions, un noble sentiment, le patriotisme, qui répand partout l’intérêt et la vie. M. Comparetti aime l’Italie avec passion ; il est fier de son passé, il croit à son avenir. Il ne manque aucune occasion de la glorifier dans les grands hommes et les beaux ouvrages qu’elle a produits. Peut-être ce patriotisme ardent l’entraîne-t-il quelquefois à des exagérations dont il est aisé de faire justice, mais s’il n’en évite pas toujours les défauts, il en a surtout les qualités : il comprend et il aime mieux que personne les grands écrivains de son pays, et les venge des mépris de certains critiques de nos jours. Quoiqu’il soit par bien des côtés un fidèle disciple de la science allemande, il ne se croit pas obligé de la suivre dans ses injustices. Les Allemands ont certes beaucoup travaillé dans l’intérêt des lettres latines, mais on peut dire qu’ils leur ont fait durement payer leurs services. De combien d’injures n’ont-ils pas accablé Cicéron ? Les autres écrivains, quoique un peu mieux traités, n’échappent pas tout à fait à leurs sévérités : Horace leur semble trop long de moitié, et ils font beaucoup de réserves à propos de Virgile. M. Comparetti au contraire admire Virgile sans réserve, et, en nous racontant l’histoire de cette étrange renommée qu’il obtint après sa mort et les raisons qui la lui méritèrent, il augmente notre admiration pour lui et nous aide à le mieux comprendre. Il me paraît donc utile de faire connaître son livre, par une analyse rapide, aux amis que l’antiquité conserve parmi nous.


I.

M. Comparetti commence par distinguer deux courans divers dans la légende de Virgile, l’un plus savant, l’autre plus populaire. Comme ils semblent venir d’une source différente et qu’ils se côtoient sans se confondre, il croit devoir les étudier séparément : de là une division très naturelle de son travail en deux parties distinctes, qu’il convient d’examiner à part.

L’opinion que les clercs du moyen âge se faisaient de Virgile, quelque étrange qu’elle nous paraisse, leur venait de l’antiquité ; sur ce point, comme sur presque tout le reste, ils furent des continuateurs plus fidèles qu’on ne croit des derniers grammairiens de l’empire. Les exagérations auxquelles les uns et les autres se laissèrent entraîner à propos du grand poète sont du reste faciles à comprendre, quand on se souvient de sa situation particulière et de l’effet qu’il avait produit de son temps. Peu d’ouvrages ont été souhaités avec autant d’ardeur que l’Enéide, attendus avec plus d’impatience, salués à leur apparition par d’aussi unanimes applaudissemens. Les Romains, pendant plusieurs siècles, n’avaient pas connu la vanité littéraire. Ils avouaient de bonne grâce la supériorité des Grecs dans les choses de l’esprit, ne pensant pas sans doute qu’elle méritât l’honneur d’être disputée. Ils se résignaient très volontiers au rôle subalterne d’imitateurs ; ils se laissaient appeler, sans se plaindre, et à l’occasion s’appelaient eux-mêmes a des barbares. » C’est seulement vers la fin de la république qu’on s’avisa de penser qu’il convient à un grand peuple d’être supérieur en tout aux autres, et que ce n’est pas un titre médiocre de gloire de savoir écrire et chanter les grandes actions qu’on a faites. Cicéron fut le premier qui osa le dire ouvertement ; il affecta d’admirer beaucoup les anciens écrivains de Rome, et même quelquefois de les mettre au-dessus des auteurs grecs qu’ils imitaient. Cédait-il, en le faisant, à un accès naturel d’orgueil national, ou bien était-ce seulement un calcul habile de vanité qui le poussait à défendre la réputation de ses prédécesseurs pour assurer la sienne ? toujours est-il qu’il se fit, à tout propos, le champion de leur renommée. En même temps, il ne cessait d’exciter les jeunes gens qui l’entouraient à aller plus loin que leurs devanciers. « La Grèce vieillit, leur disait-il ; allons lui arracher sa gloire littéraire et transportons-la chez nous comme tout le reste, » et il leur donnait l’exemple en essayant d’acclimater à Rome la philosophie qui n’avait pas pu encore s’y établir.

Ce mouvement fut étrangement favorisé par les circonstances, Auguste, quand il eut renversé l’ancien gouvernement, chercha tous les moyens d’adoucir pour les Romains les regrets de la liberté perdue. Il voulut les consoler de n’être plus les maîtres d’eux-mêmes en leur faisant goûter le plaisir d’être les maîtres du monde. Pour occuper les esprits que n’agitaient plus les luttes du Forum, il leur donna les satisfactions de l’orgueil national. Cet orgueil, qui s’excitait chez eux par le soin même qu’on prenait de le contenter, s’étendait à tout. La gloire littéraire leur était devenue aussi précieuse que les autres, et ils supportaient avec impatience d’être inférieurs en quelque chose à ces Grecs qu’ils avaient vaincus. Certes Rome avait le droit d’être fière des grands écrivains qu’elle produisait depuis un demi-siècle ; cependant elle n’était pas encore satisfaite : un genre, le plus noble, le plus glorieux de tous, l’épopée, lui manquait. Elle souffrait de n’avoir qu’Ennius à opposer à Homère ; elle éprouvait un désir ardent de lutter avec les Grecs sur ce terrain où ils n’avaient pas de rivaux. Je ne doute pas que ce désir, ressenti par tant le monde, et qui devait se faire jour de mille façons, n’ait exercé quelque influence sur la vocation de Virgile : il écoutait sans doute le sentiment général autant que ses instincts particuliers, lorsqu’après le succès éclatant des Géorgiques il entreprit sa grande épopée. Auguste, en lui demandant avec tant d’instance de récrire, se faisait l’interprète de tous les Romains ; ils éprouvaient la même curiosité que lui à connaître jusqu’où le poète avait poussé son ouvrage, et quand la mort l’eut interrompu, ils approuvèrent le soin que prenait leur prince d’assurer la conservation de ce monument national. On peut donc soutenir que, malgré la différence des temps, Virgile s’est trouvé dans une situation assez semblable à celle des anciens chantres épiques qui ne faisaient guère que reproduire les émotions de leur époque et prêter, pour ainsi dire, une voix distincte aux sentimens confus de la foule ; lui aussi s’est pénétré des désirs de ses contemporains, et il a travaillé à les satisfaire ; il exprime fidèlement leurs impressions et leurs idées, il est la voix et l’écho de son siècle. Non-seulement son poème est historique et national, — M. Comparetti a fort bien prouvé que c’étaient les caractères essentiels de toute épopée romaine, — mais il l’est à la façon de son temps. Le patriotisme de Virgile ne ressemble pas à celui des vieux Romains de la république, il s’en distingue surtout en ce qu’il n’a rien d’étroit ni de fermé. Le soin qu’il a pris de faire participer toute l’Italie aux événemens qu’il chante, de donner une place aux légendes de l’Étrurie et de la Grande-Grèce à côté de celles du Latium, montre l’influence d’un régime qui avait étendu et agrandi l’idée de la patrie, con me aussi cette affectation de célébrer à la fois-et du même ton toutes les gloires anciennes et nouvelles, Pompée aussi bien que César, et Caton à côté d’Auguste, témoigne de l’abdication des partis qui, épuisés par leurs longues querelles, se réconciliaient dans le pouvoir absolu.

L’Enéide a donc ce caractère d’être tout animée des idées et des sentimens d’une époque, quoique faite pour lui survivre et pour charmer les esprits délicats de tous les temps. C’est ce qui fait comprendre cette explosion d’enthousiasme qui l’accueillit quand elle parut. À la satisfaction que causait la perfection de l’ouvrage se joignit cette correspondance secrète du public et de l’auteur qui donne les succès les plus éclatans. Le lecteur se reconnaissait dans le poème ; il jouissait du plaisir de voir si bien exprimé ce qu’il éprouvait lui-même. Il savait gré au poète d’avoir deviné ses désirs et de remplir si merveilleusement son attente. L’Énéide prit donc, dès le premier jour, une place exceptionnelle dans l’admiration des lettrés, et le temps ne devait jamais la lui ravir. M. Comparetti fait remarquer qu’elle échappa toujours à ces révolutions du goût public qui déprécient ou relèvent les œuvres de l’esprit. Le romantique Sénèque, partisan résolu des modernes, trouve bien que Virgile imite trop Ennius ; mais ce crime, qu’il a d’ordinaire grand’peine à pardonner, ne l’empêche pas de proclamer « que sa bouche divine donne au monde des préceptes salutaires, » et « qu’il a bien mérité du genre humain. » Vers l’époque d’Hadrien, quand une mode d’antiquité se répandit dans la littérature, et qu’il fut de mode de préférer les Gracques à Cicéron et Caton à Tite-Live, Virgile fut presque seul excepté de cette froideur qu’on témoignait aux écrivains du siècle d’Auguste, et, malgré l’acharnement de la lutte, ce nom respecté fut toujours mis en dehors de toutes les querelles et au-dessus de toutes les contestations.

Ce n’était pas assez encore ; l’Enéide eut cette bonne fortune d’être adoptée de très bonne heure par les grammairiens et de devenir un livre de classe. Du temps même de Virgile, il se fit dans l’enseignement une révolution dont sa renommée profita. Jusqu’alors on n’avait mis dans les mains des jeunes gens que des ouvrages antiques et tout à fait passés de mode : Horace raconte qu’Orbilius, son maître, le forçait à lire les pièces de Livius Andronicus, et qu’il avait la prétention de les lui faire admirer à coups d’étrivières. Ce fut l’affranchi d’Atticus, Cœcilius Epirota, un homme d’esprit entreprenant et novateur, qui introduisit le premier les poètes nouveaux, et surtout Virgile, dans les écoles. Il est donc probable que l’Énéide a été expliquée aux écoliers dès son apparition. Qu’elle ait remplacé pour eux avec un grand avantage tous ces vieux auteurs dont on les ennuyait, c’est ce qui se comprend aisément. L’attrait dut être très vif, dès le premier jour, pour ce beau poème, qui joignait au mérite de la perfection celui de la nouveauté. Les graffiti, inscrits en si grand nombre par les jeunes gens sur les murs de Pompéi, nous montrent bien quelle place tenaient les vers de Virgile dans toutes les mémoires, et que l’esprit en était si rempli que la main les traçait presque sans le savoir. Le charme durait encore du temps de saint Augustin, qui nous raconte que la lecture du quatrième livre de l’Enéide a été une des plus grandes émotions de sa jeunesse.

Une fois entré dans les écoles, Virgile s’y fit une place de plus en plus importante : elle est fort grande déjà chez Quintilien et chez Aulu-Gelle ; elle le devint davantage chez leurs successeurs. Ils le regardent comme l’arbitre et le modèle du beau langage : Priscien le cite plus de douze cents fois, et sur cent exemples invoqués par Donat dans sa grammaire, quatre-vingts sont tirés des œuvres de Virgile. Il était presque inévitable que ce long séjour du poète dans les classes n’exerçât une influence fâcheuse sur la façon de le comprendre et de le juger. Les professeurs ont toujours quelque penchant à forcer un peu leur admiration pour entraîner celle des élèves ; mais c’est surtout quand ils expliquent ces grands auteurs, qui ne changent pas et sont le fond même de leur enseignement, qu’ils se sentent perpétuellement tentés d’exagérer. La critique, en revenant sans cesse sur le même écrivain, s’excite et s’exalte elle-même ; il faut, comme pour s’entretenir, qu’elle découvre tous les ans, dans le chef-d’œuvre qu’elle étudie, quelque raison nouvelle d’admirer. Après avoir épuisé les éloges légitimes, plutôt que de se répéter, elle lui cherche et lui trouve des mérites imaginaires. À propos de tout elle raffine et subtilise : elle invente des façons étranges d’interpréter ses vers les plus simples, elle lui prête des intentions qu’il n’a jamais eues, et le félicite de qualités qui lui sont tout à fait étrangères. Le commentaire de Macrobe prouve qu’on en était là pour Virgile vers la fin du IVe siècle. Macrobe le regarde comme une sorte de savant universel, qui ne nous a pas laissé seulement un beau poème, mais une encyclopédie de toutes les sciences humaines. C’est un astronome et même un astrologue infaillible, c’est un archéologue accompli, c’est surtout un théologien irréprochable. N’allez pas croire qu’il se soit jamais trompé quand il rapporte quelque croyance ou décrit quelque cérémonie des plus anciennes religions : si Varron, le grand Varron, n’est pas de son avis, c’est assurément Varron qui a tort. Chacun des interlocuteurs que Macrobe fait parler dans ses dialogues des Saturnales célèbre à son tour l’un des mérites divers de Virgile, et à chaque fois l’enthousiasme ne connaît pas de bornes. Un seul de ces personnages se permet de n’être pas de l’opinion commune : Macrobe l’a introduit dans son ouvrage pour y mettre quelque variété et donner par la contradiction un peu plus de piquant à l’éloge, mais toutes les fois que ce malencontreux ennemi de Virgile prend la parole, les sourcils se froncent, les visages se rembrunissent, et quand il ose prétendre que ce grand poète n’est pas un aussi grand savant qu’on le suppose, et qu’il lui est arrivé quelquefois de se tromper, tout l’auditoire frémit d’horreur, comme s’il avait dit quelque blasphème.

Un progrès restait encore à faire dans ces exagérations ; il fut accompli au siècle suivant. Des gens qui admiraient tant Virgile, et qui étaient chrétiens, devaient être tentés de trouver qu’un si savant homme avait quelquefois choisi pour sujet de ses chants des fables bien ridicules. Ils avaient peine à comprendre la présence de cette mythologie démodée et de certains récits qui leur semblaient légers au milieu d’une œuvre aussi grave. Comme ils voulaient que tout y fût profond et qu’on y put tout admirer sans réserve et sans scrupule, ils prirent le parti d’expliquer tout par des allégories. L’allégorie était alors fort à la mode ; elle avait joué un grand rôle dans les polémiques religieuses de l’époque précédente. Quand le vieux paganisme se. sentait gêné par quelques légendes extravagantes ou immorales qu’on racontait de ses dieux, ses théologiens essayaient d’y trouver un sens allégorique qui permît de les rendre innocentes et raisonnables : c’était leur manière ordinaire de répondre aux railleries ou aux invectives des apologistes chrétiens. Le christianisme à son tour se servit du même moyen pour donner à certaines histoires de la Bible, qui pouvaient paraître naïves, une apparence de profondeur. Bientôt ce procédé commode fut aussi appliqué aux œuvres littéraires et surtout à Virgile. Pendant plus d’un siècle, les grammairiens s’exercèrent l’esprit à trouver des interprétations subtiles pour les passages les plus simples des Bucoliques et de l’Énéide, et leurs plus bizarres inventions étaient toujours les mieux accueillies des écoliers. Ce travail étrange fut résumé dans l’ouvrage d’un savant du Ve siècle, Fulgentius Planciades, qui nous est parvenu. Fulgence voit dans l’Enéide une image accomplie de la vie humaine ; le naufrage d’Énée, par lequel commence le poème, représente la naissance de l’homme, jeté pleurant et nu dans la vie. Les événemens racontés dans le second et le troisième livres sont une imitation de ces fables dont le récit enchante nos premières années. Avec le quatrième livre, nous arrivons aux périls que les passions font courir à l’adolescence. Les liaisons illégitimes (Didon) peuvent quelquefois l’enchaîner, mais la raison (Mercure) vient l’arracher aux séductions de l’amour. Le sixième livre montre le jeune homme muni du rameau d’or du savoir et pénétrant dans les sévères demeures de la philosophie, où il acquiert la connaissance de la vie future. Le reste du poème contient le tableau de ses luttes avec tous les vices jusqu’à ce que, vainqueur de la colère (Turnus) et de l’impiété (Mézence), il arrive enfin à conquérir la sagesse. C’est ainsi qu’avec un peu de complaisance tout peut se tourner en morale et en leçons ; les fables même les plus extraordinaires deviennent une façon adroite d’enseigner la vertu. De cette manière, les gens sérieux qu’auraient choqués certains récits de l’Énéide pouvaient tout lire sans scrupule, et ils trouvaient moyen encore de s’édifier en s’amusant.

Il s’était pourtant passa vers le IIIe siècle un grand événement qui pouvait fort compromettre la réputation de Virgile. La vieille religion, dont l’Énéide est remplie, venait d’être vaincue et proscrite ; un culte nouveau s’était établi en maître dans l’empire, et naturellement tout ce qui rappelait le souvenir de l’ancien lui était suspect. N’allait-il pas traiter en ennemi un poème où les dieux et les déesses tiennent tant de place, dont le héros est sans cesse occupé à leur rendre hommage, et attribua tous ses succès à leur protection ? Ne pouvait-on pas craindre que l’Énéide ne fût condamnée à l’oubli pour que le souvenir d’un culte odieux s’éteignît avec elle ?

Virgile n’était pas seul menacé : le christianisme, s’il était fidèle à son principe et à ses premières rigueurs, devait être amené à condamner sans exception les poètes grecs et latins, qui s’étaient à peu près tous inspirés de l’ancienne religion ; mais il lui était bien difficile de se montrer aussi sévère. Il se trouvait en présence d’une société lettrée qui éprouvait pour les plaisirs de l’esprit un goût impérieux et n’entendait pas y renoncer. La plupart des prêtres et des évêques étaient eux-mêmes des gens instruits, dont la jeunesse s’était passée dans les écoles, et qui avaient subi le charme des grands écrivains. Le souvenir qui leur en était resté n’est pas de ceux qui s’effacent aisément ; aussi faisaient-ils souvent dans la suite des efforts inutiles pour s’y soustraire. « Mon âme, écrivait un moine à son directeur, gâtée par les chants des poètes, ne peut désapprendre ces fables et ces mensonges auxquels elle s’est accoutumée dès l’enfance. Je ne puis m’empêcher d’y songer au moment même où je prie Dieu. Pendant que je lui demande le pardon de mes fautes, ces vieux poèmes me reviennent impudemment à la mémoire. Je crois voir devant mes yeux les anciens héros qui se combattent. Tous ces souvenirs qui me troublent m’empêchent de m’élever jusqu’à la contemplation du Seigneur, et mes larmes amères ne parviennent pas à les chasser de ma pensée. » C’est ainsi que les chrétiens pieux s’accusaient de laisser trop de place dans leur esprit à ces images charmantes qu’y avait fait entrer l’éducation ; on se querellait soi-même, on se maltraitait, mais on n’arrivait pas à se corriger. De là de grandes incertitudes dans la manière de juger alors les auteurs anciens, des sévérités surprenantes mêlées de complaisances singulières, une façon de les condamner en principe, de les railler, de les malmener, et une sorte d’impuissance à se passer d’eux, une habitude invincible de les citer ou de les imiter, même en des occasions où ces réminiscences païennes sont presque une profanation. Saint Jérôme, dans un passage célèbre où il décrit les cryptes sacrées de Rome qui contiennent les corps des martyrs, nous dit : « On y chemine pas à pas, et quand on est entouré par cette nuit ténébreuse, on peut bien dire avec Virgile : la frayeur saisit l’âme, et le silence fait frissonner. » Ainsi un vers de Virgile lui sert à exprimer les sentimens qu’il éprouve en présence d’un des sanctuaires les plus vénérés du christianisme ! C’est pourtant le même saint Jérôme qui s’écrie ailleurs, emporté par l’ardeur de son zèle : « Horace a-t-il rien à faire avec le psautier, Virgile avec l’Évangile, Cicéron avec les apôtres ? »

Ces inconséquences étaient inévitables : elles sortaient de la situation même qui mettait aux prises à la même époque, et pour ainsi dire dans les mêmes âmes, deux religions et deux sociétés ennemies. M. Comparetti est de ceux qui ne veulent pas qu’il fut possible à ces élémens contraires de s’accorder, ou même de vivre ensemble ; aussi prend-il plaisir à faire ressortir, dans un tableau saisissant, les différences qui les séparaient. Il montre que ces deux religions étaient vraiment aux antipodes l’une de l’autre, et qu’on ne peut pas imaginer une diversité plus grande, plus radicale, que celle qui éclate dans leur manière de considérer l’homme et le monde. « Le sentiment chrétien, dit-il, est singulièrement absorbant. Il tire à lui l’âme entière et la concentre dans une seule idée. Tous les autres sentimens, les affections, les instincts, qui ont une part si grande dans les créations des arts, il les détruit ou les change, les identifiant à lui-même et les faisant converger vers un but unique. Pour lui, toutes les inspirations poétiques se résument en un seul objet : on aime en Dieu, on souffre en Dieu, on triomphe en Dieu, on vit en Dieu ; c’est en Dieu que se rassemblent, que se traduisent, que se confondent les passions et les enthousiasmes, les espérances et les terreurs. L’horizon de la vie est changé. L’œil se fixe avec effroi sur le problème de l’existence d’outre-tombe, et toute l’activité humaine est dépensée à se rendre heureux après la mort. » Pour qu’on acceptât cette façon d’envisager l’homme, la nature, la société, si contraire aux idées antiques, pour qu’on en vînt à considérer ce monde, qui semblait si riant et où l’on était si heureux de vivre, comme un lieu de péril et de perdition dont l’homme pieux a horreur, il fallait qu’une révolution radicale s’accomplît dans la conscience humaine. Tout devait changer à la fois, rien ne pouvait rester de l’antiquité dans ce monde nouveau. « Qu’allait devenir l’idéal poétique ancien, conçu à une époque d’expansion spontanée, quand l’esprit, que rien ne torturait et ne violentait, se répandant librement dans la nature entière et la ramenant à lui, croyait en elle avec une bonne foi ingénue, y reconnaissait son image, comme en un tableau fidèle, l’aimait et la divinisait ? Cet idéal devait nécessairement révolter une âme renouvelée par le christianisme, et qui considérait d’une manière tout à fait différente l’être humain dans ses rapports avec ses semblables, avec le monde et avec Dieu. Est-il possible que le sentiment chrétien, qui a eu pour produit naturel l’ascétisme monacal, laissât quelque place dans l’âme à l’intelligence de la beauté antique et permît de comprendre Homère et Virgile ? »

On ne saurait mieux dire, — à la condition pourtant d’ajouter que, s’il en est ainsi en principe, si le christianisme, par son origine et ses premières tendances, semblait être tout à fait opposé à l’art antique et peu capable de le comprendre, le temps avait fort atténué ces différences originelles. D’un côté le monde gréco-romain, par un travail insensible et continu, s’était éloigné de ses premières croyances, et l’on a pu dire qu’il tendait la main à la religion qui se préparait. De l’autre, cette religion, en s’établissant dans la Grèce et l’Italie, avait bien été obligée de ménager ses nouveaux adeptes, et de prendre de leurs sentimens et de leurs habitudes tout ce qui ne lui était pas entièrement antipathique. En vivant ensemble, les deux sociétés s’étaient fait des concessions mutuelles ; quand la littérature chrétienne prit naissance, le contraste n’était plus aussi complet entre elles qu’au début, et quoique parties de principes contraires elles arrivaient à se rapprocher. M. Comparetti me semble traiter ces transactions avec beaucoup trop de sévérité ; il va trop loin, lorsqu’il dit d’une façon générale et sans faire de distinctions « que l’idée chrétienne, quand elle endosse la forme de l’art antique, n’arrive qu’à un bizarre travestissement, » et « qu’il faut avoir le voile épais de la foi sur les yeux pour ne pas trouver cet accouplement ridicule et grotesque. « Il n’y a rien de grotesque dans Prudence, que M. Comparetti a le tort de confondre avec les poètes latins du moyen âge. Quand on le lit sans préjugé, ses sentimens de piété sincère ne semblent pas trop mal à l’aise dans son hexamètre virgilien. Il a trouvé quelquefois le moyen « de faire des vers antiques sur des pensers nouveaux, » et son exemple permet, je crois, de supposer que l’art ancien et la nouvelle doctrine n’étaient pas aussi incompatibles que l’affirme M. Comparetti et qu’il y avait quelque espoir qu’on pourrait un jour les accorder. Dans tous les cas, il n’est pas possible de dire qu’il y avait une antipathie radicale entre le christianisme et Virgile. Précisément Virgile faisait partie de ces païens chez qui l’ancienne religion avait déjà pris quelques-uns des caractères de la nouvelle. Aussi l’église ne lui fut-elle jamais sévère ; elle consentit même avec le temps à l’avouer pour l’un des siens, et alla jusqu’à le mettre, avec les sibylles et les prophètes, au nombre de ceux qui avaient annoncé la venue du Christ. Dès lors il n’y avait plus de moyen que le christianisme lui témoignât quelque rigueur, et c’est ainsi que, loin de nuire à sa réputation, comme on pouvait le craindre, il servit à l’augmenter.

Ce n’était pas assez d’avoir survécu au triomphe du christianisme, la renommée de Virgile eut encore la chance d’échapper à la barbarie. On ne lisait guère au Ve et au VIe siècles, pendant que les barbares se disputaient les débris de l’empire romain, mais il restait encore quelques écoles où s’élevaient les clercs, et Virgile continuait à y régner. Son souvenir ne périt donc pas tout à fait, au milieu de cette ignorance croissante, seulement il ne fut plus connu que comme il plaisait aux grammairiens de le présenter. À l’époque précédente, si l’on donnait quelquefois de lui une idée fausse dans l’école, l’élève devenu homme, redressé par la pratique de la vie et l’usage du monde, relisait le poète, et, dans ce rapport direct avec lui, il apprenait à le connaître et à le comprendre, il n’en fut plus de même au moyen âge. L’homme emportait alors de l’école toute sa provision de savoir et n’y ajoutait guère dans la suite. Son jugement était formé, quand il quittait ses maîtres, ses habitudes prises, son esprit prévenu. Il continuait à voir toute sa vie le poète comme on le lui avait montré. Il faisait des centons avec ses vers ; il tirait de son poème des exemples de beau langage, des figures de mots et de pensées, des curiosités scientifiques. Ce qu’il y trouvait le moins, ce qu’il ne songeait pas à y chercher, c’était la poésie. Le moyen âge n’avait pas autant perdu qu’on le prétend la connaissance et le goût de l’antiquité : il l’étudiait encore avec zèle, il l’admirait de confiance, mais il n’en avait plus le sens. Il n’est pas vrai de dire que la renaissance ait découvert les auteurs anciens ; on n’a jamais cessé tout à fait de les lire, seulement on les lisait sans les comprendre. Ce travail d’école qui s’était fait autour d’eux les avait obscurcis. Les commentaires pédans à travers lesquels on les voyait empêchaient de les apercevoir comme ils sont. « Ils ressemblaient au soleil, dit M. Comparetti, lorsque, traversant des nuées épaisses et pleines de vapeurs, il perd à la fois ses rayons et sa chaleur, et cesse d’éclairer, d’échauffer et de féconder le monde. » La renaissance n’a donc pas eu tout à fait à retrouver les auteurs anciens, puisque en réalité ils n’étaient pas perdus, mais elle nous en a rendu l’intelligence. — Comment y est-elle arrivée ? Par quel travail s’est préparée et accomplie cette révolution, dont la religion et la politique ont senti les effets, aussi bien que la littérature ; c’est ce que M. Comparetti explique avec beaucoup de finesse et de savoir.

Pour lui, le moyen âge se divise en deux parties distinctes. La première est la période latine, où les langues populaires sont encore dans l’enfance, où la raison est asservie à la foi, où la suprématie appartient aux clercs. Les clercs étudient l’antiquité, mais ils l’étudient à contre-sens. Ils y cherchent ce qui ne s’y trouve pas, ils l’aperçoivent à travers leurs formules et leurs préjugés, ils ont un faux savoir beaucoup plus pernicieux que l’ignorance. M. Comparetti soutient qu’aucun progrès ne pouvait s’accomplir par eux dans l’intelligence des grands écrivains antiques. Il ne veut donc pas qu’on prétende, comme on le fait, que Charlemagne fut l’auteur d’une sorte de renaissance : ce prince se contenta de fortifier l’enseignement ecclésiastique, c’est-à-dire cette science fausse qui ne faisait que rendre l’obscurité plus profonde ; il travaillait pour les clercs, et les clercs n’étaient pas capables d’arriver seuls à retrouver le sens de l’antiquité[1]. La renaissance ne date que du réveil de l’esprit laïque, c’est-à-dire de cette seconde époque du moyen âge où la raison commence à s’émanciper de la foi, où les langues vulgaires, après s’être longtemps cachées à l’ombre de la culture classique, « comme un ruisseau qui se dissimule sous le sol, » se montrent au jour. C’est le moment où, dans toutes les contrées de l’Europe, la poésie populaire se ranime et chante les héros ou les légendes du pays dans l’idiome national. Pour la première fois depuis des siècles, on écrit des vers qui ne sont pas des réminiscences ou des jeux d’esprit pédantesques, où le poète exprime ses émotions en sa langue naturelle, sans effort d’imitations, sans servitude de souvenirs, et comme elles lui viennent au cœur. Qu’importe que ces premiers essais paraissent souvent médiocres et grossiers ? Avec eux, le sentiment de la vérité et de la vie rentre dans la littérature. Les yeux sont désormais ouverts, et quand l’esprit ainsi renouvelé et remis en possession de lui-même reviendra aux écrivains antiques, il les jugera librement, il les verra comme ils sont, il en sentira les beautés. Ce n’est donc pas des écoles que ce renouvellement est sorti : plus on y étudiait l’antiquité, moins on arrivait à la comprendre, et il semble qu’on s’éloignait d’elle par les efforts même qu’on faisait pour s’en rapprocher. Ce qui en a rendu l’intelligence, dit M. Compareiti, c’est cette émancipation, ou plutôt cette sécularisation des esprits, qui se révèle par la création de la poésie populaire, et l’on peut dire qu’elle est vraiment l’aurore de la renaissance.

Ce qui paraît lui donner raison, c’est que personne au moyen âge n’a compris Virgile comme Dante. Le grand poète populaire de l’Italie, celui qui éleva du premier coup l’idiome de son pays au rang des langues classiques, est le premier aussi qui ait eu le sentiment véritable de la poésie ancienne. M. Comparetti a grand plaisir à parler de Dante, et les chapitres qu’il lui consacre sont peut-être les plus intéressans de son livre. Il se demande quelles raisons ont pu l’engager à prendre Virgile pour son guide dans les enfers. Ce n’est pas le hasard qui l’a décidé, et il en pouvait préférer d’autres, Aristote par exemple, qui jouissait d’une si grande autorité dans les écoles ; mais Aristote est un Grec, et Dante ne veut choisir qu’un Italien. Dante est un poète national, un ardent patriote, épris de la gloire de son pays, qui en a toute l’histoire présente à l’esprit et ne sépare pas, dans son amour, le passé du présent. L’Italie commence pour lui à Énée ; les Troyens sont ses ancêtres, il s’associe à leurs revers, il triomphe de leurs victoires, comme si elles étaient de la veille, et il éprouve une reconnaissance filiale pour celui qui a raconté ces événemens anciens de manière à en rendre la mémoire éternelle. D’autres raisons encore qu’énumère M. Comparetti le lui rendent cher : Virgile a été le favori d’Auguste ; il a vu l’établissement, il a célébré la grandeur de l’empire romain. Or l’empire est beaucoup plus resté dans les souvenirs et les regrets du moyen âge que la république. C’était l’idéal d’un vieux Gibelin comme Dante et le rêve d’un patriote italien de voir recommencer ce régime qui mit le monde aux genoux de Rome, et Virgile, qui l’avait chanté, devenait ainsi le poète national de l’Italie.

Mais la principale raison, et la plus naturelle, qu’avait Dante d’aimer Virgile, c’est qu’il le trouvait un très grand poète, et qu’il admirait « ce large fleuve d’éloquence qui coule de ses lèvres. »

Che spande di parlar si largo fiume.


Dante appartient assurément tout entier au moyen âge ; il n’y a personne qui ressemble moins que lui à un de ces humanistes à demi sceptiques et païens de la renaissance. Il est croyant et pieux, il s’est nourri de la science des écoles, il a les idées de son temps. Virgile est pour lui, comme pour tous ses contemporains, un philosophe, un sage, un savant qui connaît tout, une intelligence qui a tout embrassé et tout compris, mar di tutto senno ; mais c’est de plus un grand poète, et voilà la nouveauté. Tous les gens instruits de cette époque se le représentent comme un maître d’école qui a des élèves, et commente devant eux les sept arts libéraux. L’auteur du Dolopathos, un poème important du XIIIe siècle, l’a dépeint faisant la classe, « assis en sa chaire, avec une riche chappe fourrée, et son chaperon tiré en arrière ; »

Li enfant de maint haut baron
Devant lui à terre scoient,
Qui ses paroles entendoient,
Et chacun son livre tenoit,
Ainsi comme il les enseignoit.


Que le Virgile de Dante est loin de ce portrait pédantesque ! Quel sentiment véritable de son talent, quelle tendresse profonde, quelle sympathie éclatent dans les vers qu’il lui adresse, tout rouge de honte, lorsqu’il a su son nom :

O degli alti poeti onore e lume…
Tu se’il mio maestro e’l mio autore !

Si Dante a si bien compris Virgile, c’est qu’il était poète lui-même en même temps que savant, c’est qu’après avoir séjourné longtemps au milieu de la science nuageuse des écoles, en dehors de la vérité et de la vie, il a touché terre, comme Antée, et que ce contact lui a rendu le sens de la beauté antique. « La spéculation scientifique, dit M. Comparetti, s’unissait en lui à la poésie, et spécialement à cette poésie populaire dont les autres savans de cette époque se tenaient si loin. Dante, qui par ses études était un véritable clerc, est pourtant resté laïque, non-seulement d’état, mais de sentiment, d’opinion, de tendance, et il n’y a pas d’écrivain du moyen âge chez qui la science se soit autant sécularisée. » C’est en ce sens qu’on peut dire que la renaissance commence avec lui.


II.

Les clercs avaient fait de Virgile un clerc comme eux, un savant, un sage, le plus grand de tous ceux

Qui apprisrent tote lor vie
Les sept arts et l’astronomie ;


le peuple en fit un magicien qui commandait à la nature. D’un savant à un magicien, le chemin n’était pas long au moyen âge, et l’on était alors fort porté à croire qu’on ne pouvait pas devenir plus instruit et plus éclairé que les autres sans le secours du diable. Cependant ce n’est pas tout à fait la même chose, et pour qu’on soit arrivé à changer l’auteur de l’Enéide en un faiseur de prodiges, il faut bien qu’on ait eu quelques raisons particulières. Ces raisons semblaient jusqu’ici très difficiles à découvrir. La légende avait même fini par paraître si bizarre, les aventures accumulées par l’imagination populaire autour de ce nom glorieux lui convenaient si mal, il restait si peu de l’ancien Virgile dans le nouveau, que quelques savans en étaient venus à prétendre que ce n’est pas la même personne, et que l’enchanteur n’était autre qu’un certain évêque de Salzbourg, assez connu au moyen âge, qui s’appelait Virgile aussi ; mais cette opinion n’est plus soutenue par personne aujourd’hui : aucun doute n’est possible sur le héros de ces aventures romanesques. C’est bien du grand poète de Rome, de l’ami d’Auguste, du chantre d’Énée, que la tradition a fait un magicien, et M. Comparetti nous apprend de quelle façon ce changement étrange s’est produit.

Pour prendre la légende à sa source, il remonte au document le plus ancien qui nous l’ait conservée. C’est une lettre de Conrad de Querfurt, chancelier du terrible empereur Henri VI, qui l’avait envoyé dans le midi de l’Italie pour y exécuter ses vengeances. Elle est écrite en 1194 et adressée par Conrad à l’un de ses amis du couvent d’Hildesheim, auquel il communique ses impressions de voyage. Notre voyageur, qui admire beaucoup les pays qu’il a visités, s’embrouille un peu dans ses souvenirs classiques, et comme sa science est assez confuse et son imagination très complaisante, il croit retrouver en Italie tout ce dont ses maîtres lui ont parlé dans sa jeunesse, notamment l’Olympe, le Parnasse et l’Hippocrène. En même temps qu’il décrit ce qu’il a vu ou ce qu’il a cru voir, il répète fidèlement ce qu’on lui a dit. Sa crédulité est sans bornes, et il ajoute foi à tous les récits qu’on lui fait. À Naples, on l’a beaucoup entretenu des merveilleuses inventions de Virgile, et, comme il est très frappé de ces histoires, il a grand soin de les redire. C’est ainsi qu’il nous parle le plus sérieusement du monde d’une sorte de reproduction ou de petit modèle de la ville, fabriqué par Virgile et enfermé dans une bouteille, sans qu’on voie comment il y est entré. C’était un palladium qui devait protéger les murailles de Naples et la rendre imprenable à ses ennemis ; il est question aussi d’un immense cheval de bronze qui préservait de tout mal les petits chevaux du pays, et d’une mouche d’airain, placée à l’entrée de la ville, dont la puissance magique empêchait aucune autre mouche d’y pénétrer ; ce qui n’est pas un médiocre avantage dans les contrées du midi : la mouche et le cheval étaient l’œuvre de Virgile. Il avait de plus réuni par son art et enfermé sous une porte de fer tous les serpens qui infestaient les environs, pour les empêcher de nuire à personne. Ce n’est pas tout encore : dans l’intérieur de la ville, il a bâti un marché où la viande peut se garder six semaines sans se pourrir ; à Baïes, il a creusé des bains merveilleux, qui guérissent toutes les maladies ; en face du Vésuve, pour sauver la cité des périls que le volcan lui fait courir, il a élevé la statue d’un archer dont l’arc est bandé, la flèche prête à partir, et cette menace suffit à maîtriser la terrible montagne. Voilà ce que Conrad raconte sans hésiter et de la meilleure foi du monde ; il a vu de ses yeux la statue, la bouteille, la mouche, le cheval, et il croit tout ce qu’on en rapporte. M. Comparetti fait remarquer qu’il avait pourtant des raisons particulières de douter au moins de quelques-uns de ces prodiges. Il venait précisément d’assiéger Naples, par l’ordre de son maître, et, malgré tout l’art de Virgile, il l’avait prise et démantelée : comment pouvait-il continuer à croire que le fameux palladium la rendait imprenable ? Il est vrai qu’il nous dit que, lorsqu’il prit à sa main le petit modèle enfermé dans la bouteille, il s’aperçut que le verre était fendu, ce qui devait nuire sans doute à l’efficacité du talisman.

Quoi qu’il en soit, le récit de Conrad de Querfurt nous montre la légende, non pas à son origine, — il est probable que ces fables circulaient parmi le peuple napolitain depuis des siècles, — mais sous sa première forme. On ne peut pas douter qu’elle ne soit née à Naples, où Conrad la trouva vivante et la recueillit de la bouche des habitans, et il est assez aisé de voir ee qui lui avait donné naissance. Virgile, nous le savons, habitait volontiers cette ville et il devait y être très populaire. Il l’était du reste devenu partout : ce n’étaient pas seulement les savans et les lettrés qui le connaissaient ; sa gloire avait franchi le cercle assez étroit des gens instruite, et elle était parvenue jusqu’à ceux même qui ne lisaient pas ses ouvrages. À Rome, on le montrait au doigt, on le suivait dans les rues, et, un jour qu’il entrait au théâtre, le peuple entier se leva pour lui faire honneur. Il n’était pas moins connu à Naples, où l’on nous dit qu’il avait frappé tout le monde par son air modeste, et que la foule l’appelait « la jeune fille. » Il voulut y être enterré, et son tombeau, que ses admirateurs venaient pieusement visiter, y conserva sa renommée. Nulle part il ne resta plus grand dans le souvenir et le respect du peuple qu’en cette ville, qu’il préférait aux autres, et dont il avait fait sa patrie d’adoption. Son nom y survécut à la ruine de l’empire et aux misères de l’invasion. Avec le temps, on cessa de savoir exactement ce qu’il était, mais on se souvint toujours de lui. Sur la réputation qu’il avait laissée, on s’imagina que ce devait être quelque grand personnage, et l’on en fit sans plus de façon un « duc de Naples. » Après avoir supposé qu’il gouverna cette ville de son vivant, il était naturel de croire qu’il veillait sur elle après sa mort : c’était d’ailleurs une ancienne opinion, et fort accréditée en Grèce et en Italie, que les morts protègent les lieux où ils sont enterrés ; on en vint ainsi très aisément à croire que Virgile, qui avait voulu reposer à Naples, devait être une sorte de défenseur du pays qui possédait son tombeau.

Il était donc tout à fait propre à y devenir un héros légendaire ; mais les légendes ne naissent pas toutes seules, et il faut quelque occasion qui les aide à se former. M. Comparetti montre qu’à Naples et dans l’Italie elles se rattachent souvent aux monumens antiques et sont une suite naturelle de ces sentimens de surprise et d’effroi qu’ils inspiraient aux ignorans. Si le moyen âge avait perdu la connaissance exacte des grands écrivains et débitait sur eux beaucoup de fables, il avait encore moins conservé celle des monumens du passé, épars en si grand nom. re sur le sol des villes anciennes. Il ne savait plus la destination réelle de ces temples et de ces palais en ruine, de ces colonnes, de ces statues, et comme il en ignorait l’histoire, il racontait à leur propos les plus étranges récits. Il était toujours prêt à leur attribuer des propriétés extraordinaires. La plupart d’entre eux lui semblaient des talismans magiques destinés à garantir la prospérité des villes et à protéger la santé ou la vie de leurs habitans. Cette idée, que l’existence des états est attachée à la conservation de certains objets sacrés, était fort ancienne. Rome avait cru fermement pendant sept ou huit siècles qu’elle ne serait jamais en danger de périr tant que les images des dieux pénates et les boucliers échancrés des Saliens seraient gardés dans le sanctuaire du temple de Vesta, Quand on bâtit la nouvelle Rome sur les bords du Bosphore, on eut soin d’y placer un grand nombre des reliques de saints pour la défendre contre ses ennemis ; mais ces reliques ne suffirent pas tout à fait au peuple, qui conservait beaucoup de croyances anciennes ; il choisit, selon son habitude, quelques-uns des monumens antiques apportés dans la cité nouvelle, un trépied de bronze, une colonne surmontée d’un aigle qui tenait un serpent dans ses serres, et leur attribua toute sorte de propriétés miraculeuses, notamment la puissance de délivrer la ville de certains animaux nuisibles, qui sans eux l’auraient infestée. Il en fut à Naples comme partout ; les monumens anciens y étaient très nombreux[2] : la solidité de ces murailles, qui avaient résisté au temps, l’attitude étrange de certaines statues mutilées, leur beauté vaguement entrevue et devinée, le souvenir du passé glorieux qu’elles rappelaient, frappaient le peuple, quoique devenu bien barbare, d’une sorte de respectueuse terreur. On était tenté de supposer que le sort de la cité, au milieu de laquelle ils s’élevaient depuis des siècles et dont ils faisaient l’ornement, était intimement lié au leur. On les regardait comme des garanties assurées de sa prospérité, ou tout au moins comme des talismans précieux qui éloignaient d’elle certains inconvéniens ou certaines maladies. Il fallut leur faire une histoire, car l’imagination populaire une fois excitée ne se résigne pas aisément à l’ignorance, et l’on voulut savoir d’abord qui les avait fabriqués. Ce devait être sans doute quelque artiste habile, quelque grand savant d’autrefois. A Constantinople, on attribuait la colonne et le trépied de bronze au fameux magicien Apollonius de Tyane ; à Naples, le nom qui devait se présenter le premier était celui de Virgile : nous venons de voir qu’on le tenait pour l’ami et le protecteur des Napolitains ; on savait d’ailleurs confusément, par ce que racontaient les clercs, que c’était le plus savant des hommes, et que la nature n’avait pas pour lui de secrets. Puisqu’il était bien avéré que personne ne devait avoir autant que lui le désir et le pouvoir d’être utile aux habitans de Naples, comment hésiter à croire qu’il fût l’auteur de ces inventions merveilleuses qui rendaient leur ville plus agréable ou plus sûre ?

Voilà comment s’est formée la légende : elle est née à Naples de certaines circonstances locales que M. Comparetti a su presque toujours découvrir. Il fait remarquer que tant qu’elle y est restée, elle a conservé un grand caractère de respect et d’admiration pour Virgile. Elle le représente comme « un mathématicien, » comme un astrologue, qui ne se sert de ses talens que pour faire du bien à ceux qu’il aime. C’est par sa science encore plus que par sa magie qu’il accomplit les prodiges qu’on lui attribue : comment un Napolitain aurait-il admis que celui qu’il regardait comme un de ses protecteurs dût sa puissance à quelque intervention diabolique ? mais ailleurs on ne devait pas avoir les mêmes scrupules. Il était naturel que la légende s’altérât dans des pays qui n’avaient pas autant de raisons de respecter Virgile, et qu’il y fût beaucoup moins favorablement traité. Après tout, c’était un païen, et il s’y avait rien d’extraordinaire qu’on en fît un adorateur du diable. C’est ainsi que le savant, le sage, l’habile homme auquel on rapporte tant de merveilles et dont on parle à Naples avec tant d’égards, devient ailleurs un véritable enchanteur, qui n’agit plus que

Par engin et par négromance,
Dont il sut toute la science.

C’est en France que s’opéra la transformation. La légende de Virgile y était arrivée très vite. Dès le commencement du XIIIe siècle un troubadour la cite dans la longue liste des histoires qu’il sait chanter. Ces poètes ambulans qui s’en allaient par les villes et les châteaux, et se faisaient entre eux une si rude concurrence, avaient besoin de posséder un répertoire très varié. Pour satisfaire l’avidité de leurs auditeurs, pour être mieux traités que leurs rivaux, il leur fallait renouveler sans cesse le sujet de leurs chants. Aussi étaient-ils à l’affût des récits nouveaux et les prenaient-ils sans scrupule à toutes les sources. Quoiqu’alors les relations fussent rares, les légendes voyageaient d’un pays à l’autre avec une rapidité qui nous surprend. En France surtout, où la curiosité était plus vive qu’ailleurs et l’imagination plus excitée, il en venait de toutes les contrées du monde, et, quelle que fût leur origine, on leur faisait toujours un bon accueil. On ne peut rien imaginer de plus bizarre que le mélange de fables de toute époque, de toute nature, de tout pays, qui composaient le recueil d’un trouvère du XIIIe siècle. Les légendes celtes, scandinaves, germaniques, s’y rencontrent avec les récits populaires de l’Espagne et de l’Italie ; l’Orient, surtout depuis les croisades, fournit une foule d’histoires merveilleuses ; les souvenirs confus de l’antiquité classique n’y sont point oubliés. La guerre de Troie, les exploits d’Alexandre, les hauts faits de César y figurent à côté des prouesses de Charlemagne ; les amours des dieux de la mythologie prennent place auprès des récits édifians tirés de la vie des saints. Le trouvère qui sait son métier passe vite d’un sujet à l’autre ; il tâche de deviner le goût de ses auditeurs. S’il s’aperçoit qu’un récit qu’il a commencé ne leur plaît pas, il en change. Il a soin surtout de choisir des sujets nouveaux, et pour que leur nouveauté dure plus longtemps il les rajeunit sans cesse en y mêlant des détails étrangers qu’il tire des anciennes histoires. C’est ainsi que la légende de Virgile, une fois arrivée en France, s’est successivement augmentée de toutes sortes d’aventures empruntées à d’autres récits, qu’elle a attiré à elle toutes les fables qu’on racontait des enchanteurs en renom, et que toujours accrue et enrichie, grâce à l’imagination des trouvères français, elle a fini par prendre un développement sous lequel on a peine à reconnaître l’antique récit de Conrad de Querfurt.

Il était difficile que, parmi les incidens nouveaux si libéralement ajoutés par les trouvères, il ne se rencontrât pas quelque aventure d’amour. Le moyen âge ne comprenait guère de récit romanesque où la femme ne tînt une grande place. Il aimait surtout à montrer que les gens les plus sages et les plus graves ne sont pas toujours à l’abri de leurs séductions :

Nul ne se peut garder de leur langaige ;


mais s’ils ont le malheur de se laisser prendre, on les représente très volontiers punis de leur faiblesse par les disgrâces les plus plaisantes.

Par femme fut Adam déçu,
Et Virgile moqué en fut…
Il n’est rien que femme n’assotte.


Celle qui s’est chargée « d’assotter » Virgile est une grande dame de Rome, la propre fille de l’empereur. Il en est devenu fort amoureux, et, pour se moquer de lui, elle fait semblant de partager son amour. Elle lui donne même un rendez-vous, la nuit, dans son appartement ; mais, comme elle a peur qu’il ne soit aperçu s’il arrive par la porte, elle lui propose de l’introduire par la fenêtre en le faisant hisser dans une corbeille. Virgile accepte avec empressement:il se trouve la nuit au pied de la haute tour que la princesse habite ; il voit la corbeille préparée, la fenêtre ouverte qui l’attend, et son cœur bondit de joie lorsqu’il se sent élevé en l’air et qu’il s’aperçoit qu’il se rapproche de sa maîtresse ; mais à peine a-t-il fait la moitié du chemin que la fenêtre se ferme, la corbeille s’arrête, et notre amoureux, qui ne peut plus ni monter ni descendre, reste exposé tout un jour aux railleries des Romains, qui s’égaient fort de voir un si grave personnage dans une situation si ridicule. Nous n’avons jusqu’ici qu’une de ces histoires si communes au moyen âge, où l’on raille l’astuce des femmes; mais quand Virgile a été mis en liberté, il se souvient de ses talens de magicien, qu’il semblait avoir oubliés pendant qu’il était dans la corbeille, et il songe à se venger. Sa vengeance est tout à fait brutale et de telle nature qu’il n’est pas possible de la raconter. À ce propos, M. Comparetti, qui est révolté de cette indécence, s’élève avec beaucoup de force contre le rôle que le moyen âge attribue aux femmes dans la plupart des œuvres d’imagination. Il déclare qu’on se trompe grossièrement si l’on croit que la femme doit beaucoup de reconnaissance au christianisme et à la chevalerie. Il essaie de montrer que l’idéal qu’on s’en faisait alors est contraire à la famille et à la morale, et se demande « ce que deviendrait la société humaine, s’il n’y avait dans le monde que des Iseut ou des sainte Thérèse. » Nous voilà bien loin de Virgile, et c’est vraiment tirer d’un conte malin de bien graves conséquences. M. Gaston Paris, si compétent en ces matières, a déjà répondu à M. Comparetti que ces histoires d’amour qui le choquent dans les poèmes du moyen âge ne peuvent pas être mises sur le compte de la chevalerie ou du christianisme, et que d’ordinaire elles viennent de l’Orient ; que les épopées vraiment nationales, comme celles du Cid ou de Gérard de Roussillon, nous offrent d’admirables figures de femmes ; qu’enfin il ne convient guère de soulever une si grande question d’une manière incidente, et qu’il faut d’autres preuves pour la résoudre que ces quelques aventures licencieuses introduites dans une histoire de magicien pour en renouveler l’intérêt et divertir le public.

Après avoir couru le monde pendant trois siècles, et amusé tour à tour la France, l’Allemagne, l’Italie dans les vers des trouvères, la légende de Virgile subit une dernière transformation vers la fin du moyen âge. De la poésie, elle descendit dans la prose ; on en fit un roman qui s’appelle les Faits merveilleux de Virgile, où l’on nous apprend qu’il est né peu après la fondation de Rome, d’un chevalier des Ardennes, qu’à sa naissance « toute la cité crousla de l’un des boutz jusques à l’autre », qu’on l’envoya s’instruire à l’université de Tolède, où il apprit des Arabes l’art de la négromancie, qu’il en revint pour reconquérir son héritage que l’empereur de Rome voulait garder ; qu’enfin après une foule d’exploits extraordinaires qui sont tout au long rapportés, il disparut un beau jour au milieu des flots d’une façon mystérieuse, « et que tous les clercs et escolliers de la cité de : Rome et de Naples et toutes nations et contrées en furent moult troublés et dolens. »

Au moment même où l’on imaginait ces bizarres récits, la renaissance avait commencé à dissiper les nuages accumulés depuis si longtemps autour-du grand poète. On le lisait, on l’étudiait, on le comprenait, on lui rendait son vrai caractère et sa vraie beauté. Mais l’admiration qu’on éprouva pour le Virgile véritable, quand on put le connaître, n’empêcha pas celui de la légende de conserver encore beaucoup de partisans. Le roman des Faits merveilleux fut l’un des premiers livres que répandit l’imprimerie, et celui peut-être qui fut d’abord le mieux accueilli du public. On en connaît cinq éditions, au commencement du XVIe siècle, et il fut traduit à peu près dans toutes les langues de l’Europe. Cent cinquante ans plus tard, Gabriel Naudé se crut obligé de discuter sérieusement les prodiges attribués à Virgile ; il fit honte de leur crédulité à ceux qui rappelaient que Conrad de Querfurt et Gervais de Tilbury, qui avait reproduit ses récits, étaient de grands personnages, les ministres d’un prince, et que leur qualité de chancelier devait donner quelque crédit à leurs paroles ! « Son livre, leur répondait-il, en parlant surtout du dernier, est si rempli de choses absurdes, fabuleuses et du tout impossibles, que difficilement me pourrais-je persuader qu’il fut en son bon sens quand il le composa. » Toutes ces réfutations n’empêchèrent pas les exploits de Virgile de se conserver dans la mémoire du peuple. À Naples surtout, d’où la légende était sortie, elle est restée plus longtemps vivante qu’ailleurs. On la racontait encore aux touristes, à la fin du siècle dernier ; on leur montrait l’école où Virgile étudiait, et la fenêtre par où il avait coutume de s’entretenir avec sa belle. Et même de nos jours est-il sûr que ces souvenirs se soient partout effacés ? Qui voudrait affirmer que dans quelque coin de la Pouille ou des Abruzzes, où les curieux n’osent guère s’aventurer, où ne pénètrent pas les journaux, la vieille légende ne se raconte pas encore à la veillée[3] ? On en a retrouvé tout récemment quelque trace dans une chanson d’amour, recueillie par un voyageur auprès d’un petit village des environs de Lecce ; M. Comparetti la cite à la fin de son livre, et je la reproduis après lui en lui conservant autant que possible sa forme gracieuse et naïve :

« Dieu ! si j’avais l’art de Virgile ! — devant ta porte j’amènerais la mer ; — je me ferais tout petit poisson, — et dans tes filets je viendrais me prendre ; — ou parmi les oiseaux je me ferais chardonneret, — au milieu de ton sein je ferais mon nid, — et sous l’ombre de tes cheveux — je viendrais à midi me reposer ! »

Voilà le dernier souvenir qu’on connaisse d’une légende qui, pendant cinq ou six siècles, a charmé l’Europe. Après avoir été si longtemps chantée, au milieu des réunions les plus brillantes, par les poètes en renom, elle ne s’est plus conservée qu’au fond de l’Italie, dans les chansons de quelques paysannes !


GASTON BOISSIER.

  1. M. Comparetti est un grand ennemi de Charlemagne, qui ne lui semble être qu’un Allemand lourd et maladroit, et il est assez disposé à se moquer de lui, comme son compatriote Arioste-Ses qualités tant vantées ne le touchent guère, et il lui trouve, comme il dit, un assai antipatico puzzo di sacristia. Il est vrai qu’il reconnaît qu’il est pour lui un juge prévenu. « Je ne sais, dit-il, si en le traitant avec rigueur je ne cède pas aux sentimens que fait naître chez un Italien la faute commise par ce prince de donner un trop grand pouvoir temporel à la papauté, ce qui a été jusqu’à nos jours la plaie maudite de notre pays. »
  2. Ces monumens ont presque tous disparu ; Naples est aujourd’hui très pauvre en débris de monumens antiques. On y conserve pourtant, au musée national, une tête colossale de cheval de bronze. C’est tout ce qui reste du fameux cheval que la tradition attribuait à Virgile. Le corps fut fondu, dit-on, au XIVe siècle, par l’ordre d’un archevêque, et l’on en fit les cloches de saint Janvier. La tête seule est restée : elle est d’un très beau travail, et appartient à quelque artiste grec d’une bonne époque.
  3. Voyez à ce sujet, dans la Revue du 15 août 1875, l’étude de M. Marc-Monnier sur les Contes de nourrice de la Sicile.