Vingt ans de monarchie moderne en Espagne

Vingt ans de monarchie moderne en Espagne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 125 (p. 597-627).
VINGT ANS
DE
MONARCHIE MODERNE EN ESPAGNE

La politique est comme l’histoire naturelle : elle a, comme elle, sa transformation des espèces et, comme elle, ses variétés qui disparaissent. Ainsi, elle connaît, elle a connu deux types de monarchie : le type ancien et le type moderne, et celui-ci est à celui-là ce que l’homme d’aujourd’hui est à l’homme des premiers âges.

Dans le type ancien, tous les pouvoirs sont confondus ; le droit vient de Dieu et réside dans le roi ; point de libertés, celles seulement que le maître souffre ou qu’il n’a pu réduire ; la légalité est fondée immédiatement et incessamment sur la force. Dans le type moderne, les libertés sont fixées, définies, garanties par la loi ; l’autorité a des limites certaines ; les pouvoirs sont distincts et tendent à se faire équilibre. Quelle que soit la source du droit, il n’est plus inhérent ni personnel au prince ; la royauté est un office ou devoir public.

Le type ancien a, pour ainsi dire, disparu de la surface de la terre. C’est tout au plus s’il persiste maintenant encore à l’extrême frontière du monde occidental, en Turquie, en Russie, où il s’est d’ailleurs atténué. Presque partout, depuis une centaine d’années, le type moderne a pris sa place. Ce n’est plus, nulle part, la monarchie brute, le géant dolichocéphale. Comme tout ce qui vit et veut survivre, la monarchie a dû s’accommoder aux changemens d’époque et de milieu, et plus le milieu a été agité en ces derniers temps, plus il lui a fallu s’éloigner du type ancien.

Aucun pays, au cours de ce siècle, n’a fait ou n’a subi autant de révolutions que l’Espagne, et c’est sans le moindre doute une monarchie moderne que la Restauration de 1875 y a introduite ou ramenée. Elle n’a pu, alors, s’y faire accepter que parce qu’elle était une monarchie ; depuis lors, elle n’a pu s’y maintenir et y prospérer que parce qu’elle a su être bravement et pleinement moderne.


I

A la fin de 1874, l’Espagne était comme affolée, après six ans d’insurrections et de luttes non interrompues, ayant essayé de tout et s’étant dégoûtée ou lassée de tout. Sur la route douloureuse où marchent parfois les nations, elle était allée, traînée par un dictateur, et demandant un roi, et rencontrant une république. Isabelle II s’était enfuie, chassée par Serrano et Topete ; un cadet des Hohenzollern avait failli hériter du trône des Bourbons ; puis don Juan Prim avait fait signe à la maison de Savoie, et Victor-Emmanuel lui avait envoyé Amédée. C’était l’histoire retournée, puisque naguère, l’Espagne, loin de tirer d’Italie ses souverains, peuplait de ses princes les États italiens. Mais une tempête avait apporté le duc d’Aoste, un orage l’avait remporté : la misérable Espagne avait tout essuyé, la tempête et l’orage, et c’étaient pour elle de nouvelles tempêtes et c’étaient de nouveaux orages.

Chaque fois que, faisant halte une minute et croyant reprendre haleine, elle avait espéré s’asseoir au bord de son dur chemin, un général passait, avec un bataillon, qui la jetait brutalement hors de l’abri précaire où elle se reposait. Elle était comme une femme plus convoitée qu’aimée, que se disputent ses prétendans, et qu’ils s’arrachent l’un à l’autre, au risque de la démembrer. Au nord, la guerre carliste : les provinces basques, la Navarre, la Catalogne, tout le pays au-delà de l’Ebre à sang et en flammes ; au sud et vers le sud-est, le fédéralisme, le régionalisme, le cantonalisme ; Carthagène reprise d’hier, Malaga à demi pacifiée, l’Andalousie reconquise, comme s’il y avait eu encore des Maures à chasser de Jaën et de Grenade. Trois armées, au moins, on campagne, et minées par l’intrigue, devant l’ennemi. Entre les deux, entre le nord et le sud, entre le carlisme et le fédéralisme, les fidèles amis de la reine déchue ou de son fils, don Alphonse, neutres et résignés, à s’en fier aux apparences, en secret très actifs et tout prêts.

Comme gouvernement, une république par trop impuissante à donner l’impression d’un gouvernement. Il semblait que, dans l’Espagne vide, il n’y eût plus rien, ni personne. Le chef de ce gouvernement, le maréchal Serrano, sans peur au combat et superbe sous les balles, redressé de toute sa haute taille, était, aux affaires, faible, mou, indécis, ne retrouvant que dans les grandes occasions son énergie et ses belles allures, mais ne sachant ou n’osant pas les faire naître, ces occasions de salut, et les laissant passer quand elles s’offraient ; trahi, du reste, ou mal servi, environné de pièges, joué sous la foi du serment, sentant peut-être que sa bonne volonté serait vaine et que l’heure des abandons était toute proche.

D’un bout à l’autre de l’Espagne, l’anarchie : un tel désordre moral, que des prêtres pillent et brûlent, dans le nord, en invoquant le nom de Dieu, comme le curé Santa-Cruz, et que l’on voit, dans le midi, des inconnus, comme un certain Solier, à Malaga, surgir du pavé de la rue et se déclarer chefs de peuple[1]. À l’anarchie civile répond l’indiscipline, qui est l’anarchie militaire. Un fléau et un second fléau. Nul remède. Pas une compagnie qui ne puisse tourner ; pas de régiment sûr de son colonel, pas de colonel sûr de son régiment. Aux extrémités de la hiérarchie, des capitaines généraux et des sergens sur lesquels il serait imprudent de compter, les uns et les autres capables de se donner à l’on ne sait qui.

On n’est d’accord que sur un point, on n’a qu’un sentiment commun, et c’est que tout s’en va : Eso se va ! Ce sentiment, on l’avait déjà éprouvé, avec ce qu’il renferme d’amertumes et d’angoisses, sous Pi y Margall et sous Salmeron. Castelar avait eu l’intelligence très claire et comme prophétique du péril ; il avait fait, pour y parer, le possible et presque l’impossible ; mais il avait été vaincu et il devait l’être, dans cette bataille qu’il était contraint de livrer à son parti en même temps qu’à ses adversaires. Le découragement était devenu profond et incurable, avoir l’absurdité, l’aveuglement des Cortès fédérales. Le soir du coup de main de Pavia, on eut un moment d’espérance, mais ce ne fut qu’une fleur d’un jour, flor de un dia, fanée et séchée en une nuit. Les hésitations de Serrano, ses tergiversations, ses irrésolutions, ses contradictions enfin, avaient ajouté par surcroît, — et il n’en était pas besoin, — une déception de plus aux déceptions passées et la frayeur de l’inconnu à la terreur du trop connu, si bien que du découragement de la veille elles avaient fait un désespoir, et le dernier de tous, le désespoir muet.

La république tombait comme un fruit gâté. Elle était virtuellement morte et n’attendait que l’instant de mourir réellement. Elle languissait et périssait d’énervement et de consomption, dans un provisoire d’heure en heure. On disait : C’est une transition. En vérité, c’était une agonie, car l’agonie aussi est une transition. Non seulement la république n’était plus qu’une enveloppe crevée ; non seulement le pouvoir exécutif n’était plus, dans le fait, un pouvoir et n’exécutait rien ; non seulement il n’y avait plus qu’une ombre de gouvernement, mais il n’y avait presque plus qu’une ombre d’Espagne.

L’ordre public étant absent, tout ce qui naît de l’ordre et trouve dans l’ordre son aliment était exilé ou ruiné. Plus de finances : l’impôt, qui rentre toujours médiocrement en Espagne, ne rentrait plus ; l’argent se cachait, s’enterrait, ou bien, comme dans les provinces basques, on le portait plus volontiers aux cabecillas de don Carlos qu’aux agens du lise. Plus de commerce, puisque le commerce est fait de la double circulation de l’argent et des marchandises et que les marchandises restaient inutiles dans les magasins et l’argent, s’il y en avait, immobile dans ses cachettes. Plus de communications intérieures, ni de communications au dehors. L’Espagne était coupée en vingt morceaux et séparée de l’Europe. Les Pyrénées étaient infranchissables, sauf pour la contrebande de guerre. Les chemins étaient semés de chausse-trapes où trébuchaient les diligences ; les sentiers, barrés par des rocs, entre les fissures desquels passaient des gueules de tromblons. Don Carlos avait ses douaniers, comme le roi le plus authentique, et ses compagnons coureurs de montagnes, comme Hernani. Ce qu’ils arrêtaient surtout et détroussaient et meurtrissaient, c’était l’Espagne. Elle râlait sous leur talon, le souffle suspendu, le sang figé, en syncope.

Ah ! s’ils se lassaient de frapper et si elle pouvait s’enfuir de la caverne où ils la gardaient, comme elle se précipiterait dans ce qui s’ouvrirait devant elle, fût-ce le gouffre ! On eût voulu lui rendre l’absolutisme avec Ferdinand VII ou Charles IV avec Godoy, que, par lassitude et par peur, et pour avoir autant souffert d’un autre mal, elle eût peut-être tout accepté, quitte à faire six mois après, afin de s’en débarrasser, une révolution nouvelle. Et quelle aventure, en effet, ne valait pas mieux que cette fin qui ne finissait pas, donnant la sensation affreuse d’une vie de nation qui coule et se perd goutte à goutte !

Lorsque, le 29 décembre 1874, le général Martinez Campos vint pousser, à Sagonte, le cri de : Vive le roi Alphonse XII ! et lorsque, en pleine armée du Nord, face aux carlistes, et dans la chambre de Serrano, d’autres généraux répétèrent ce cri ; lorsque le capitaine général de Madrid, au mépris de toutes ses promesses, remit la ville à ceux que son devoir était de faire conduire en prison, l’Espagne n’eut que de la gratitude et de l’amour pour les rebelles ; elle les accueillit comme des libérateurs, les récompensa comme des victorieux, et jamais paix ne fut bénie comme cette insurrection qui, dans la pensée de tout un peuple, fermait si heureusement l’ère des insurrections.


II

Or, voici que, dans quelques mois, la monarchie des Bourbons restaurée comptera vingt ans d’existence, et l’on peut dire que, pour elle comme pour l’Espagne, ces vingt années auront été un rajeunissement, une renaissance, quelque chose de pareil à une Vita nuova. Derrière le trône de don Alphonse XIII, chaise d’enfant sur laquelle une femme est penchée, l’Espagne se tient debout, paisible et fière. Le carlisme ne s’est peut-être pas soumis sans désir de revanche, mais du moins il n’est plus en armes. Le pape, en prescrivant le respect envers les pouvoirs établis, lui a du même coup enlevé son auréole de légitimité et son auréole de sainteté : il l’a déposé et découronné. Des prêtres fanatiques peuvent continuer à voir en don Carlos ou en don Jaime, son fils, les élus, les oints du Seigneur, mais ils ne sauraient soutenir qu’ils ont pour eux et avec eux l’Eglise. L’Andalousie, l’Estramadure sont aussi calmes, aussi loyales que les Castilles. L’Espagne est une en ses cinquante provinces, tirées de dix royaumes éteints. Le cantonalisme s’est effacé, comme s’efface jusqu’au souvenir d’un mauvais rêve. Le fédéralisme est réduit à l’état de théorie pure.

L’armée espagnole est refaite moralement et matériellement. Elle a appris ce qu’elle ne savait pas ou réappris ce qu’elle avait oublié, le grand précepte posé par la Révolution française, par la Constituante et la Convention, que « la force armée est essentiellement obéissante », qu’elle ne délibère en aucun cas, qu’elle n’a à faire ni les lois, ni les rois, que son honneur est dans le silence et sa vertu dans l’abnégation. Ce qu’on disait de l’administration de l’Espagne, le mal qu’on en a dit, en tout temps fort exagéré, il serait par trop injuste de le dire maintenant encore. Le pire reproche qu’elle mérite, l’administration ne le mérite-t-elle pas partout, à des degrés divers, dans l’Europe contemporaine ? et c’est d’être plus nombreuse, plus lourde et plus chère qu’il ne faudrait.

La situation financière n’est pas faite pour exciter l’admiration ni l’envie ; le budget se solde en déficit ou plutôt ne se solde pas, si ce n’est à coups d’emprunts, de plus en plus onéreux et de moins ou moins faciles : le passé pèse sur le présent, qui charge inconsidérément l’avenir. Mais quel est donc l’État d’Europe qui ait géré, en bon père de famille, la fortune publique ? quel est celui dont le trésor soit plein, le crédit intact, le grand livre clos et les domaines sans hypothèques ? Tout au moins l’impôt rentre-t-il avec une suffisante exactitude, dans les provinces basques et navarraises comme dans les autres provinces, et ne va-t-il plus à d’autres caisses que celles de l’État.

Le commerce, en Espagne, souffre peut-être encore de quelque ataxie ou paralysie, mais ce n’est plus parce que l’argent se cache : il roule en Catalogne, et il roule en Biscaye pour de vastes entreprises, et il roule à Madrid pour les dépenses de luxe. Ce n’est pas davantage que les routes, à l’intérieur de la péninsule, ni les débouchés vers le continent soient interceptés par des bandes : les seules barrières qui les ferment et que les marchandises et l’argent ne peuvent forcer, sont les tarifs quasi prohibitifs que les nations de l’Europe s’opposent l’une à l’autre, pour protéger chacune d’elles, se condamnant ainsi à une sorte de régime cellulaire, comme si c’était se protéger que de s’isoler, et vivre que de regarder mourir son voisin.

L’Espagne, qui s’est presque guérie du séparatisme politique, aurait sans doute à se guérir du régionalisme économique, à concilier, à unifier dans un intérêt supérieur les intérêts différens du Nord-Est et du Nord-Ouest industriels, qui voudraient se réserver le marché national, et les intérêts du Midi, du Sud-Est, de l’Est agricoles, qui voudraient la mer ouverte toute large, il faudrait fondre en une même couleur les rougeâtres et grisâtres croupes des environs de Bilbao, les noires usines de Barcelone et le miracle de l’Espagne, les plaines andalouses, toutes vertes d’olives et toutes vermeilles et comme ensoleillées de blés. Mais où donc n’y aurait-il pas à résoudre un de ces problèmes ? où donc la lutte pour l’existence n’éclate-t-elle pas en tel ou tel de ces antagonismes meurtriers ? Où donc est-il, l’État européen qui ne se soit pas comme replié, recroquevillé, derrière une haie épineuse de taxes, surtaxes et droits différentiels, ainsi qu’aux approches de Séville les villages blancs et les fermes s’enveloppent, se couvrent d’aloès hérissés et de figuiers de Barbarie ?

Si le problème économique est à peu près le même en Espagne qu’il est ailleurs, la question ouvrière n’y revêt pas non plus une âpreté, une acuité particulières. Le paysan qui, le matin, avant l’aube, s’en va labourer ou faucher à plusieurs lieues de son hameau perdu se dit bien, quand il revient, après la nuit tombée, au pas tranquille de son âne, qu’il a peiné quinze heures et qu’il a gagné quinze sous, et que la terre de M. le duc est bien grande ; mais le grison qu’il monte est arrière-cousin de celui de Sancho Pança ; lui-même se contente de peu, mange une croûte de pain et boit un verre d’eau fraîche, et c’est pourquoi l’Espagne n’a pas à craindre une jacquerie, pourquoi le socialisme agraire, fruit naturel des latifundia, n’y arrive point à maturité.

L’autre socialisme, le socialisme des villes, n’y exerce pas plus de ravages que chez les autres races, latines ou germaniques ; l’anarchisme même, quoiqu’il semble avoir choisi Barcelone pour place de refuge, n’ose pas donner l’assaut à cette citadelle de Montjuich, qui ne rend pas ses prisonniers. En somme, la propriété et le travail sont garantis ; on n’arrête plus ou presque plus les trains, sur les lignes les moins fréquentées : il sera bientôt superflu d’y faire monter les deux gendarmes réglementaires. On peut aller de Madrid à Séville sans craindre d’être dévalisé au défilé de Despeña-Perros, et de Burgos à Cadix ou de Badajoz à Valence, traverser toute l’Espagne dans tous les sens, sans payer de tribut qui ne soit légal. A plus forte raison vers le centre : on ne vole plus, ou presque plus, près du pont de Tolède, et personne ne fait plus chez lui la guerre au roi d’Espagne.

Vingt ans d’une paix complète et telle que ce pays l’avait rarement connue, telle, en tout cas, qu’il ne la connaissait plus : paix intérieure et extérieure, paix civile et religieuse, paix des esprits et des consciences. Une société qui s’est rassise et où le classement nécessaire s’est refait. Une nation qui a ressaisi son âme et resserré son corps de nation. Un État qui s’est réorganisé, au point de se renouveler. Un gouvernement qui a figure, et qui même, dans des circonstances critiques, a su avoir grande figure de gouvernement. Un peuple pour qui se sont rouvertes les portes du tombeau, et qui, aux prises, comme d’autres et plus que d’autres peut-être, avec les difficultés de la vie, ne se sent pourtant plus écrasé sous l’impossibilité de vivre.

Et non seulement, ces vingt ans écoulés, l’Espagne s’est pacifiée et réunifiée ; elle s’est aussi modernisée ; non seulement elle a ressuscité, mais, depuis le jour de sa renaissance, elle est allée se rajeunissant. Charles IV, Ferdinand VII, Marie-Christine, Isabelle elle-même ne reconnaîtraient plus leur Espagne, et don Carlos, s’il est logique, ne la recevrait qu’à merci.

L’Espagne ! qui la reconnaîtrait et qui reconnaîtrait la vieille monarchie espagnole, l’une et l’autre drapées encore dans une cape antique, mais raccommodée, consolidée avec l’étoffe la plus forte dont les rois puissent se vêtir désormais, avec la liberté ? Liberté de la presse, liberté de réunion, liberté d’association, toutes ces libertés, la Restauration les a cousues sur son manteau et elle y a cousu, en outre, d’autres institutions de liberté, le jugement public, le jury populaire, le mariage civil, enfin le suffrage universel. Certainement, il reste beaucoup à faire, mais beaucoup plus aux mœurs qu’aux lois. Même dans les mœurs, la transformation, la rénovation est visible : la tolérance s’acclimate en cette terre classique de l’intolérance.

D’ailleurs, quelle que soit déjà la transformation dans les mœurs, c’est-à-dire la transformation de l’Espagne, la transformation dans les lois, c’est-à-dire la transformation de la monarchie, est, par elle-même, décisive. On pense bien que ce phénomène ne s’est pas produit comme par enchantement ; que de vénérables machines à gouverner les hommes ne se démontent pas et que des machines plus parfaites ne se remontent pas d’un seul coup ; que ce n’est ni en un mois ni en un an que réussissent à se rendre actuelles, répétons le mot propre, à se moderniser, des choses qui ont l’âge de l’Espagne et de la monarchie espagnole ; que ce n’est pas sans regarder derrière soi, devant soi et autour de soi que les ministres de la Restauration sont entrés dans les voies nouvelles ; qu’ils n’ont pas tout offert de leur plein gré et qu’on leur a dû prendre ce qu’ils ne donnaient pas. Mais, à mesure qu’ils sont entrés, plus ou moins pressés et sollicités, dans ces voies nouvelles, à mesure qu’ils y ont fait avancer la Restauration, le sol s’est dérobé, en quelque sorte, sous les pieds des autres partis, et, jusqu’aux entrailles mêmes de ce sol remué, le fixant comme les pins ont fixé les landes, la monarchie, tronc séculaire où de jeunes greffes avaient repris, a poussé de multiples et vivaces racines.


III

L’affermissement de la monarchie restaurée et, s’il est permis de le dire, sa modernisation, son renouvellement, devaient aboutir, et ils l’ont fait, à un classement nouveau, dans le pays, des opinions et, dans le Parlement, des partis politiques. Durant les premiers temps, les premières années, les résistances avaient été très vives : et de la monarchie contre une liberté dont les excès étaient trop près encore pour qu’elle ne risquât point de dégénérer aisément en désordre, et de l’opposition républicaine contre le seul principe et le seul nom de la monarchie. Mais l’opposition républicaine n’était pas la seule qu’il fallût soutenir, et la plus dangereuse pour la Restauration, même quand don Carlos eut repassé la frontière, c’était l’opposition monarchique, d’une branche à l’autre branche de la maison royale. Le vrai danger était là, d’autant plus redoutable que le carlisme ne représentait pas seulement la ligne masculine de la dynastie de Bourbon, et l’alphonsisme la ligne féminine, mais que le carlisme contenait, par définition, un maximum, et l’alphonsisme, un minimum de monarchie.

Entre ces feux croisés, les carlistes d’un côté, les républicains de l’autre, la position était des plus embarrassantes, et il fallait sonder le terrain pli par pli. Un pas à gauche, c’était trop peu de monarchie pour les carlistes ; un pas à droite, c’en était trop pour les républicains. Or la Restauration ne pouvait réussir qu’en détachant d’un de ces partis et de l’autre, et en rattachant à elle, ce qui se laisserait finalement assimiler.

A ses débuts, elle n’était rien qu’une transaction, un compromis, une solution intermédiaire. Sur quelles bases se ferait l’arrangement et que serait la monarchie, revenue d’Angleterre après six ans d’exil ? Serait-elle surtout monarchique, ou serait-elle plutôt démocratique ? Serait-elle de ce siècle ou d’un autre ?

Le manifeste que le prince avait, de Sandhurst, adressé à l’Espagne, affirmait que le remède était dans le rétablissement de la monarchie « héréditaire et représentative » ; et, du commencement à la fin de ce document, les deux épithètes étaient accouplées, comme deux sœurs jumelles. Jusque dans cette conjonction d’adjectifs perçait la préoccupation de la monarchie restaurée. « Héréditaire » visait les royalistes, et « représentative » visait les libéraux. Comment s’opérerait le partage et selon quelle formule ? dans quelles proportions combinerait-on « l’hérédité » et « la représentation » ?

Il semble que, d’abord, ce soit aux royalistes, aux carlistes, qu’on ait songé, que ce soit sur eux, sur les plus raisonnables ou les moins exaltés d’entre eux, que le nouveau régime ait voulu éprouver sa force d’attraction, et il n’est guère contestable qu’il ne fût, en cela, guidé par un très sûr instinct. Des deux principes qu’il alliait en lui, l’un d’eux, l’hérédité, même s’il impliquait une certaine réaction, un certain retour aux traditions, n’était pas fait pour effrayer l’Espagne de 1874. Principe d’hérédité, principe d’autorité ; et de quoi, si ce n’est d’autorité, ont besoin les nations, au sortir d’une pareille crise ? Mais, d’autre part, les carlistes et les alphonsistes n’étaient divisés que sur un fait, non point sur une doctrine, sur le monarque, non sur la monarchie. Dans la conception qu’ils s’en formaient, on peut dire que les différences étaient secondaires, hormis la personne du roi, de don Carlos ou de don Alphonse ; que le conflit, en dernière analyse, se réduisait à une querelle de succession ; que le programme du carlisme n’était ce qu’il était que parce que le programme de l’alphonsisme était le contraire ; et que, tout considéré, le programme n’était guère qu’un accessoire. Ce n’était donc pas une vaine illusion que de se flatter d’entamer et, dans quelque mesure, de désagréger le carlisme : le calcul qu’on faisait était juste, ou bien il l’eût été, si, par disposition naturelle, les hommes n’avaient coutume de montrer plus de fidélité pour les personnes qu’ils n’en montrent pour les principes. — Quant aux républicains, n’achevaient-ils pas de se suicider ? A supposer qu’ils en dussent revenir, on avait le temps de compter avec eux.

On eut le temps de faire poser les armes au carlisme. Dès que se rouvrit le palais des Cortès, des républicains y parurent. Ils y parurent impénitens, hautains, dans l’attitude dédaigneuse de gens qui souffrent une violence, mais ne s’y résignent pas, opposant histoire à histoire et au droit divin le droit populaire, demandant à la Restauration ses titres, comme un garde civil demanderait ses papiers à un vagabond, l’accusant d’être issue d’un crime militaire et se réclamant eux-mêmes des Cortès constituantes, et, par les bouches les plus éloquentes de l’Espagne, soufflant des appels de bataille. Ce fut, alors, un de ces duels au couteau, tels qu’on ne les voit que là-bas, qui finissent par la mort, et où le vainqueur s’acharne parfois sur le cadavre du vaincu, mais qui néanmoins se poursuivent sans injures, avec les formes courtoises et cérémonieuses qui conviennent aux choses graves. Mais ici le tragique est dans la première passe, et vers la fin on s’humanise.

Pour commencer, on refuse le serment que la Constitution exige des députés ; puis on le prête du bout des lèvres, et immédiatement après l’avoir prêté, on jure qu’on ne le prête point ; et puis on le prête, du bout des lèvres encore, avec des restrictions mentales ; et puis on le prête tout bonnement, machinalement, par habitude. Pour commencer, on recourt à la fameuse tactique des partis espagnols, qui parait bien avoir été celle des démocraties latines, depuis que le peuple de Rome était allé camper sur l’Aventin, à l’abstention systématique, au retraimiento. On ne siège pas, on ne vote pas, on se met à l’écart, on s’exile à l’intérieur, on fait le vide dans le régime établi ; du sommet de la montagne où l’on s’est retiré, on guette le gouvernement qui passe, et il y a, en ce silence de désert endormi, une confuse et pesante menace.

Il faut prendre garde, en effet, dans un pays où l’on parle beaucoup, à un parti qui ne parle pas ; c’est ou ce sera un parti qui conspire. Le ramener de la conspiration à la discussion n’est que la plus élémentaire, la moins inutile des précautions, et ce n’est jamais impossible, si l’on se décide à gravir, au-devant de lui, les basses pentes et si l’on monte tant que l’on peut monter, agitant à ses yeux des images qui l’excitent ou qu’il aime, et s’y prenant de façon à ce qu’il lui en reste quelques-unes en otage. Le retraimiento, c’est la position de combat, les troupes front contre front, fusils et canons chargés. Quand on ne discute pas, on cherche à détruire ; quand on discute, on est conduit à négocier ; quand on se résout à négocier, on n’est plus irréconciliable. La Restauration l’a fort bien compris et, l’ayant compris, aussitôt qu’elle a pu le faire, elle a poussé au-devant des républicains, costumées peut-être en habits de cour, mais reconnaissables encore et capables de les attirer, la plupart des idées qui leur étaient chères : liberté de réunion, d’association, d’enseignement, liberté de la presse, mariage civil, jugement public et jury.

Irrésistiblement, ils sont sortis à leur rencontre ; ils ont voulu les enlever de haute lutte : la monarchie les a retenues, ou elle a feint de les retenir ; un jour, elle en a laissé tomber une, un autre jour, une autre aux mains de leurs adorateurs ; elle les a obligés ainsi à redescendre de l’Aventin ; battans, battus, ne conspirant plus, discutant, négociant et peu à peu et malgré eux se réconciliant, elle les a ramenés au Parlement, à la tribune, dans la légalité, à ses portes, à elle, monarchie : au dedans de la légalité, — car, n’ayant plus de prétextes à invoquer, ayant une fois rompu avec leur système d’abstention et de prétendue indifférence, ils ont dû pour toujours renoncer à ce système, sous peine de se déclarer inconséquens, ce qui ne pouvait avancer leurs affaires ; aux portes de la monarchie, — car discuter avec la monarchie, c’était, implicitement, la reconnaître, se condamner à perdre le droit de lui dire : Non nom hominem, puisqu’on ne saurait discuter sur quelque chose que l’on ne veut pas reconnaître avec quelqu’un qu’on professe ne pas exister.

La Restauration plaçait ses adversaires dans cette alternative : ou de la suivre sur le terrain constitutionnel et de faire, en ce cas, la distinction fondamentale entre la législation et la forme du gouvernement, mais d’accepter celle-ci par là même qu’ils se mêlaient à celui-là, ne fût-ce que pour la combattre ; ou, comme elle leur empruntait successivement tout ce qu’il y avait de solide et de bon dans leur programme, de passer au regard de l’opinion publique, soit pour des hommes de désordre, que le pays repoussait par lassitude, soit pour des doctrinaires ou des idéologues, qu’il repousse par tempérament. Non, l’Espagne n’est pas doctrinaire, ni, en dépit de don Quichotte, puérilement idéologue ; elle ne se nourrit pas de chimères, ne s’amourache pas de fantômes, ne part pas en guerre contre les moulins ; ou, si elle se laisse un instant griser, si d’aventure, au grand soleil et au grand vent, la tête lui tourne, elle revient vite de ces équipées folles. Il y a, au fond du caractère national, quelque chose de très positif, qu’avaient bien vu les Italiens du XVe et du XVIe siècle, ces ambassadeurs florentins qui étaient de prodigieux observateurs et qui voyaient tout. On ne voudrait sans doute pas prendre trop au pied de la lettre tout ce que dit Guichardin dans sa Relation d’Espagne, écrite au retour de la mission qu’il remplit près de Ferdinand le Catholique, en 1512 et 1513[2]. Mais ce que Guichardin a bien vu et ce qu’il a bien noté, c’est, par exemple, ce mélange de magnificence et de parcimonie, qui fait que l’Espagnol dépense, hors de chez lui, sans compter, et vit, chez lui, de si peu que c’est merveille ; que, très économe et très frugal, vivant d’un rien, il a pourtant l’ardeur passionnée de gagner : ses découvreurs de mondes sont des chercheurs d’or.

De même dans l’ordre politique. Poésie et prose, coups d’aile et terre à terre : un rêve qui part d’une réalité et qui y retourne. L’Espagnol, ce n’est pas le bon chevalier de la Manche et ce n’est pas non plus son compagnon ; c’est don Quichotte et Sancho réunis et à jamais inséparables, et chacun d’eux, à part, n’est qu’une moitié de l’Espagnol. Le berger lui-même, en Espagne, ne déteste pas que sa chaumière se couronne d’un beau panache de fumée ; mais sa pauvre pensée ne se perd pas avec cette fumée, ne s’évanouit pas dans les airs relie descend et il se dit qu’il n’y a pas de fumée sans feu et que sur ce feu cuit son dîner, qui est maigre, mais dont il dîne. La souveraineté du peuple, on lui raconte qu’elle le ferait semblable à un prince : il la veut bien si l’on veut, mais ce n’est pour lui que le panache de fumée ; ne lui donnera-t-on rien de plus substantiel ? Une république où tout le monde serait roi le séduit médiocrement ; accoutumé qu’il est aux formes anciennes et comme façonné par la tradition, il n’est pas éloigné de croire qu’il ne faut qu’un roi par royaume, et que, dans un pays où tout le monde serait roi, personne ne serait sûr de son bien.

On lui promet l’égalité, mais quelle égalité ? N’a-t-il pas la meilleure ? et le président du Conseil des ministres rougirait-il de lui tendre la main ? On lui promet les droits de l’homme, mais quels droits ? Il lui suffit qu’un homme vaille un homme et que, pour un Espagnol, si haut qu’il soit, il n’y ait en Espagne que des hidalgos. On lui promet la liberté religieuse, mais quelle liberté et de quelle religion ? Il n’y a, selon lui, qu’une seule religion, la religion catholique, apostolique, romaine : l’Inquisition l’a appris à ses pères, et il s’en souvient. Toute autre religion est fausse ; or, étant fausse, comment serait-elle libre ? — Ainsi, de tous les articles portés aux tables de la loi républicaine, certains ne peuvent que laisser l’Espagnol insensible, et certains même le choquent ou l’indignent : il y en a dont il ne se soucie pas ; il y en a qu’il ne peut pas comprendre ; il y en a qui le feraient se révolter. On ne s’est pas rappelé, quand on a tenté de traduire en espagnol notre catéchisme révolutionnaire, que des mots n’abattent pas des montagnes et qu’il y a encore des Pyrénées.

Ni M. Salmeron, ni M. Pi y Margall, ni M. Ruiz Zorrilla ne se l’étaient, à propos, rappelé : ni l’un, ni l’autre, ni le troisième n’avaient assez mûrement réfléchi que l’Espagne ne s’habituerait jamais, si encore elle s’y habituait, qu’à une république réellement espagnole ; qu’il n’y a pas de vérité absolue qui ne doive, lorsqu’elle veut se traduire en actes et vivre, se plier aux circonstances locales ; et que c’était un jeu où l’on perdrait d’avance la partie que d’essayer de faire raisonner l’Espagne comme Rousseau, citoyen de Genève. Ils avaient eu la vision et comme la révélation d’on ne sait quelle république éternelle et universelle, se mouvant hors et au-dessus du temps et de l’espace, étant parce qu’elle est et n’étant pas si elle n’était pas ce qu’elle est, dégageant assez de lumière pour en inonder tous les peuples, aussi sereine que la Sagesse et aussi nécessaire que la Fatalité, et ils avaient, à cette apparition, partagé l’extase du poète :


Là-haut, qui sourit ?
Est-ce un esprit ?
Est-ce une femme ?


Seulement, tous trois n’avaient pas les mêmes yeux, et elle ne se montrait pas à tous trois la même : chacun d’eux lui prêtait une figure différente, qui était un peu sa figure, à lui. Ils étaient d’accord en ce point, qu’ils la tenaient pour supérieure à tout, plus légitime que tout, second terme d’une équation dont le premier terme était l’humanité entière, inévitable comme la destinée, puisque aussi bien elle n’était ni plus ni moins que la destinée des nations. Mais presque aussitôt ils se divisaient : Que serait-elle ? Centralisée ou fédérale ? Et comment viendrait-elle ? Par une évolution ou une révolution ? naturellement ou par la force ? dans les cerveaux ou sur des barricades ? — M. Salmeron la voulait centralisée ; M. Pi y Margall, fédérale ; M. Salmeron la voulait uniquement par les moyens légaux ; M. Ruiz Zorrilla, par tous les moyens.

Ce n’est pas toutefois que M. Salmeron fût moins libéral ou plus autoritaire que M. Pi y Margall, ni moins pressé ou plus timide que M. Ruiz Zorrilla. Loin de là, M. Salmeron voulait que les provinces, les cantons, les communes eussent l’indépendance la plus grande et, dans la plupart des matières, une autonomie à peu près complète. Mais, professeur de métaphysique, élevé à l’école de Hegel, il connaissait la puissance de ce qui est un, et il tenait du maître que l’Etat est l’unité suprême : il voulait donc que les provinces, les communes, fussent dans l’Etat, qu’elles fussent par la bonne volonté, par une concession de l’Etat, et non que l’Etat fût par le consentement, momentané et révocable, des provinces ou des communes. Aujourd’hui encore, quand il s’en explique, il dit que M. Pi y Margall construisait l’Etat par en bas, et que, lui, il le laisse construit par en haut ; que M. Pi y Margall tirait l’État de la poussière des communes, et que, lui, il tire les communes de la substance de l’Etat ; que M. Pi y Margall, pour on venir à la pratique, faisait du service militaire et de l’impôt une sorte de don gracieux des communes à l’Etat, tandis qu’il en fait, lui, avec la science la plus orthodoxe, le signe de la suprématie et de l’unité même de l’Etat, s’affirmant par ces deux contraintes et se perpétuant par ce double lien. Et, d’autre part, autant que M. Ruiz Zorrilla, il voulait la république intégrale, il la voulait le plus tôt possible, et même il dépassait singulièrement M. Zorrilla par la hardiesse de ses formules ; mais cette hardiesse, qu’on pourrait appeler de la témérité, restait tout intellectuelle : elle se refusait à passer à l’action.

N’est-ce pas en quoi, précisément. M. Salmeron était, au point de vue particulier de la politique espagnole, inférieur et à M. Pi y Margall et à M. Ruiz Zorrilla ? On veut dire que, moins qu’eux encore, il avait chance de réussir. Si quelque chose était susceptible, dans le programme républicain, de flatter et de tenter les Espagnols, c’était le fédéralisme de M. Pi y Margall, présenté d’une certaine manière, comme une résurrection de l’Espagne ou des Espagnes antérieures à la monarchie, vieilles comme les vieux fueros et les vieilles Cortès, chaque ville de chaque province redevenant une capitale, et chaque alcade, chaque juge municipal, un personnage ; ce n’était pas ce qu’il apportait de nouveau, mais ce qu’il rapportait de traditionnel, disons-le, ce qu’il contenait de réactionnaire.

Et, tout de même, si ce programme pouvait triompher par quelque moyen, M. Ruiz Zorrilla ne se trompait pas, ce n’était que par la force : de tout temps, l’Espagne a été beaucoup plus prompte à prendre les armes qu’à embrasser les idées. Le système de M. Pi y Margall et la méthode de M. Ruiz Zorrilla avaient au moins cette qualité, qu’ils étaient plutôt espagnols ; le système et la méthode de M. Salmeron étaient moins espagnols qu’allemands. M. Pi y Margall et M. Ruiz Zorrilla s’abusèrent sur le moment, qu’ils choisirent mal ; l’Espagne, dégoûtée de l’anarchie, rejeta le fédéralisme et, fatiguée des révolutions, ne voulut pas faire une révolution de plus : elle recula de peur et d’horreur, ayant aperçu, derrière eux et sous le voile dont ils se couvraient, comme un spectre géant fait des ossemens de tous les Espagnols tués dans les guerres civiles. En un autre moment, peut-être elle ne se fût pas détournée si vite. Mais M. Salmeron s’abuse sur l’Espagne elle-même, sur l’Espagne de tous les momens. M. Ruiz Zorrilla s’est repenti de quelques-unes de ses erreurs, assez pour s’appliquer à ne plus froisser les sentimens religieux de ses concitoyens : c’est prouver qu’il connaît l’Espagne. M. Salmeron fait presque profession publique d’athéisme : c’est s’égarer de plus en plus dans l’abstraction et mal connaître son pays. Les républicains se proscrivent eux-mêmes en se disant athées : l’Espagne est encore très loin d’eux, plus loin peut-être que de saint Ignace ou de saint Dominique.

Elle eût été moins loin de don Emilio Castelar, en qui elle s’admirait et elle se complaisait. La personnalité de M. Castelar tranchait étrangement sur celle de ses trois coreligionnaires en république, qui, pour lui, n’étaient déjà plus que d’anciens coreligionnaires, tant les séparaient de nombreuses et sérieuses divergences. M. Castelar ne voulait pas, et tout, en lui, lui défendait de vouloir être fédéraliste comme M. Pi y Margall, ou révolutionnaire comme M. Ruiz Zorrilla, ou doctrinaire quand même et théoricien comme M. Salmeron.

Son vaste savoir, sa profonde culture, une longue familiarité avec la vie de tous les peuples dans tous les temps, la connaissance de l’Europe et de tous les hommes qui marquent en Europe, son patriotisme idolâtre, un grand sens artistique et comme un don poétique de divination l’avertissaient et le relevaient. Ainsi que les trois autres, en ses heures de jeunesse, il avait pu caresser l’utopie ; il ne l’avait pas épousée. Il avait reçu le pouvoir de M. Salmeron et, quoi qu’il en eût pu penser jadis, il s’en était servi en chef d’Etat pour appliquer toute la loi, que M. Salmeron, avec une obstination douce, voulait n’appliquer qu’en partie et pour écraser le cantonalisme, issu des prédications de M. Pi y Margall. De l’écrivain et de l’orateur, du tribun et du philosophe, de ce pécheur d’âmes et de ce conducteur de foules, de cet assembleur d’étoiles et d’éclairs, un homme de gouvernement se dégageait. Il a dépouillé une à une ses illusions, comme un vêtement usé, et poursuivi sans cesse un lent travail de correction sur soi-même. Mais, la calomnie a beau faire : abandonner ses illusions, ce n’est pas mentira ses principes et reprendre, au besoin, ses amis, ce n’est pas les trahir.

Il est vrai que depuis vingt ans, l’histoire de la Restauration et l’histoire de M. Castelar se rencontrent, se rejoignent en leurs dates mémorables ; les transformations de la monarchie et ce qu’on nomme les transformations de M. Castelar coïncident et se correspondent. Mais on n’a pas tout dit, quand on l’a constaté, et il vaut la peine, avant de fulminer l’excommunication, d’examiner si c’est M. Castelar qui a évolué vers la monarchie, ou bien la monarchie qui a évolué vers M. Castelar ; si c’est lui qui, enfin, se serait fait monarchiste, ou bien elle qui s’est faite un peu républicaine.

Personne, plus énergiquement que don Emilio Castelar, n’a combattu la Restauration, telle qu’elle se présenta à l’origine, sous les espèces d’une monarchie qui semblait avoir appris moins encore qu’elle n’avait oublié, et sous les auspices de ce ministère-régence qu’il qualifiait de dictature et, par opposition à la sienne, de dictature injustifiable. Personne, plus dignement, plus noblement que lui, n’a parlé de la République, morte par la faute des républicains, n’a soutenu qu’elle avait ses fondemens dans le droit autant que n’importe quelle monarchie, et n’a revendiqué la responsabilité de ses actes. Personne, plus sévèrement que lui, n’a flétri la manie sacrilège des pronunciamientos, et cette espèce de défaillance chronique, qui livrait l’Espagne au caprice du premier général qui osait, tantôt à une copie de Monk et tantôt à une contrefaçon de Bonaparte. Personne, plus nettement et plus résolument, n’a répudié et les coups de force de la rue et les coups de force de la caserne. Personne, plus hautement et plus patiemment, n’a interrogé la Restauration, ne lui a dit : « Qui êtes-vous ? » et après : « Que serez-vous ? » Personne, plus impérieusement, ne l’a rappelée aux questions à résoudre et, de même que, sous la République, il était allé criant : « L’ordre ! l’ordre ! l’ordre ! » sous la Restauration, il est allé criant : « La liberté ! la liberté ! »

De 1874 à 1876, tant qu’on était en face du carlisme, M. Castelar interpellait la monarchie : « Assurez-nous l’ordre, afin que l’Espagne ne soit pas une Pologne méridionale ou la Turquie de l’Occident[3] ! » Tant que l’armée ne fut pas refaite : « Rétablissez la discipline dans les troupes, afin de nous sauver du messianisme armé ! » Tant que la loi ne fut pas la souveraine, l’exclusive maîtresse : « Donnez-nous ou redonnez-nous l’esprit de légalité, afin que nous ne périssions pas ! » Mais ce n’est pas assez de l’ordre : par lui-même, à lui seul, l’ordre ne suffit pas aux nations modernes : les glaces de la Sibérie, ses solitudes épouvantées, c’est l’ordre ; mais rien n’y pousse et l’ordre ne fructifie que par la liberté. Maintenant qu’il n’y a plus à craindre un écartèlement de la patrie entre les dynasties rivales ni l’émiettement de l’Espagne en mille petits cantons, que l’on songe à la liberté !

« Tout est en paix. Les démagogues, qui troublèrent tant les périodes de la Révolution et qui firent tant de mal aux gouvernemens de la République, paraissent avoir disparu dans le froid de cette réaction, à la manière dont certains animaux disparaissent dans le froid de l’hiver. La guerre civile a cessé. Les provinces du Midi expient les folies d’hier dans le silence et la pénitence d’aujourd’hui. Les provinces du Nord paraissent résignées à perdre les privilèges sans lesquels elles concevaient à peine leur existence. Ici, nous assistons aux funérailles de la liberté d’une race, avec le recueillement et la douleur qui accompagnent toujours les sublimes tristesses de la mort. Et là, les feuilles de l’arbre de Guernica tombent séchées, sans produire, sur ce pavé, même le bruit qu’elles produisent sur la terre mouillée par les pluies d’automne[4]. »

Qu’on l’émonde donc de son gui et de son lierre parasites, l’arbre symbolique de Guernica ! qu’on l’émonde du fédéralisme et du régionalisme qui étoufferaient l’Espagne, l’arbre planté par les lointains ancêtres, qui porte et qui protège les premières libertés humaines, les libertés de village ! Mais qu’on ne fasse point un fagot de ses rameaux et que la cognée n’en attaque pas le pied. Et puis, que l’on songe aux libertés nationales après les libertés locales, et que les libertés nouvelles consolent des libertés primitives perdues. Donnez à l’Espagne, donnez-lui la liberté de la parole et de la presse ; rouvrez les chaires des universités aux maîtres illustres qui en étaient chassés ; rendez-leur, à ces maîtres, la liberté de la parole ; laissez-les, dans leur enseignement, ne servir que la science et ne s’inspirer que de la conscience ; entreprenez l’éducation de l’Espagne ; réintroduisez-la dans le monde et introduisez-la dans le siècle ; contiez-la aux meilleures gardiennes, aux Libertés, filles de la Loi.

Ne vous épuisez pas à lever les quartiers de roc qui ferment les tombes historiques. Un jour de Pâques, M. Castelar est entré dans une église d’Andalousie. Le prêtre était à l’autel et lisait l’Évangile : « Le livre sacré racontait que, Jésus étant enterré depuis trois jours, Marie-Magdeleine et d’autres femmes étaient allées au sépulcre du Christ et l’avaient trouvé vide. Elles s’affligeaient grandement, pensant que l’on avait volé les restes du Sauveur, lorsqu’un très beau jeune homme, un ange, leur annonça que le Christ n’y était pas, que le Christ était ressuscité, miracle auquel elles ne pouvaient croire. Les femmes aveugles de l’Evangile, cherchant le Christ dans le sépulcre de pierre, m’ont rappelé les écoles réactionnaires. Oui, celles-ci cherchent le Christ où il n’est pas, dans le sépulcre du moyen âge, dans les murailles des castels féodaux, dans les chevalets de la torture, dans les fers des esclaves, dans le feu des bûchers, quand le Christ est ressuscité dans l’égalité, quand le Christ est partout où se brise la chaîne d’un opprimé et s’accomplissent la vérité et la justice[5] ! »

Mais un matin aussi, non pas trois jours, deux ou trois ans après qu’il eut été mis au tombeau, en Espagne même, le Christ ressuscita dans la liberté, et ce furent alors les écoles républicaines qui ressemblèrent aux femmes aveugles de l’Evangile et ne voulurent pas croire au miracle. Seul, M. Castelar ne détourna pas la tête, pour pleurer et ne pas voir. Ce ne fut pas pour lui une illumination soudaine, comme si l’Espagne, ce grand sépulcre, s’était subitement emplie d’une lueur éclatante, et il ne resta point, devant le surnaturel qui passait, muet de stupéfaction et de reconnaissance. Il l’arrêta plutôt et il l’interrogea : Ce miracle, jusqu’où irait-il ? Car il n’était, du premier coup, ni convaincu ni converti. La monarchie accorderait-elle ou accepterait-elle toutes ces libertés, tous ces droits nécessaires et, pour lui, Castelar, presque consubstantiels à l’homme ? Et l’un après l’autre, tous ces droits, une à une, toutes ces libertés, la Restauration les accordait.

La monarchie du ministère-régence se transformait peu à peu en monarchie vraiment parlementaire, avec deux grands partis qui se succédaient et se faisaient équilibre, la couronne étant neutre et comme sans poids entre les deux. M. Castelar avait déploré et blâmé la rapide accession au régime monarchique de M. Sagasta, qui, pour ne pas remonter plus loin, avait été, aux côtés de Serrano, le président du dernier ministère républicain ; apostrophant vivement ces ralliés, il les replongeait dans un passé gênant et plein de solidarités communes : « Si grand que soit, s’écriait-il, notre désir de trouver des différences entre nous, nous avons au fond une même histoire, puisque, contre le trône de doña Isabelle II, nous avons été conspirateurs, vous, et conspirateurs, nous ; révolutionnaires du 22 juin, vous, et révolutionnaires du 22 juin, nous ; condamnés, vous, en la personne de vos chefs, à la mort dans le garrot vil, et condamnés, nous, en notre propre personne ; vainqueurs d’Alcolea, vous, et vainqueurs, nous ; auteurs, vous, des trois jamais ! qui proscrivaient la maison de Bourbon, et auteurs, nous ; ministres et présidens de la République, vous, et ministres et présidens de la République, nous ; tous à la fin et, au fond, les mêmes, parce que tous nous portons plus ou moins les mêmes armes sur notre écu et les mêmes souvenirs autour de nos noms honorés, différens seulement par une faculté, par la mémoire, en nous brillante, en vous effacée et éteinte[6]. »

Tout ce que, pour leur part, M. Castelar et ses amis pouvaient alors promettre au gouvernement restauré, c’était leur bienveillance, benevolencia, mais une bienveillance passive et qu’ils définissaient ainsi : « Cela ne signifie pas tant une bonne volonté, un continuel concours, que la réprobation et l’éloignement des moyens révolutionnaires. Le mot bienveillance, en son acception politique, est le contraire du mot violence[7]. »

Mais, dès cet instant même, ils avaient commencé à voir que la monarchie n’était pas intraitable et que peut-être, à la longue, on pourrait faire par elle ce qu’on aurait dû, ce qu’on aurait pu, ce qu’on n’avait pas su faire par la république. Et les années se succédaient, et les libertés se succédaient, et à chaque liberté qui s’ajoutait aux autres, M. Castelar et la monarchie se rapprochaient l’un de l’autre ; on ne dit pas qu’il se rapprochait d’elle : c’était elle qui se rapprochait de lui. Elle se transformant, il se transformait, et avec lui, et avec elle, le parti républicain se transformait ; il devenait un parti sans programme, puisque la monarchie le lui enlevait pièce par pièce, qui ne luttait que pour une forme et contre une forme de gouvernement, pour une forme qui n’était pas contre une forme qui était, pour une forme qui avait avorté contre une forme qui se développait et durait.

M. Castelar sentait bien le mouvement, l’évolution qui les emportait, la Restauration et lui, vers le point où ils se toucheraient et se confondraient presque, et, dans le besoin qu’il a d’expliquer toute chose et de la rattacher aux causes générales, il se disait et il disait que, la Restauration et lui, ils subissaient une loi à laquelle obéissent toutes les formes de la nature et de l’esprit, sur cette étroite terre, « grain de sable noyé dans une larme », qui est trop petite pour que les hommes, et les États, et les nations ne fassent pas avec elle, par rapport aux lois de l’univers, une seule matière et une seule poussière. Le mouvement l’emportait, la loi s’exécutait, il ne résistait pas. Tout au plus, en son cœur, conservait-il le vague espoir, lorsque la monarchie cédait une des libertés réclamées, qu’elle n’irait pas jusqu’à la liberté suivante, et, pour la surprendre en défaut, en arrêt ou en recul dans sa transformation, il réclamait toujours la liberté suivante. Après la liberté de l’enseignement, la liberté de la presse ; après la liberté de la presse, la liberté électorale ; après la liberté électorale, c’est-à-dire plus d’honnêteté dans les élections, le suffrage universel, et il comptait sans doute que la Restauration ne franchirait pas cet obstacle. Pendant quelques années encore il se réserva ou se recueillit. Enfin, le 7 février 1888, il prononça devant le Congrès un discours, d’une beauté digne des plus beaux modèles pour l’éloquence et le calme courage :

« Je viens dire, le front bien haut, la voix bien claire et dans une phrase bien simple, que j’appuie ce gouvernement, parce que ce gouvernement donne la liberté religieuse, la liberté scientifique, la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté d’association, le jury, le suffrage universel. Et je n’ai aucun intérêt à le faire. Je ne puis rien être dans la monarchie, je ne veux rien être dans la monarchie, je ne dois rien être dans la monarchie. Je suis un républicain historique, républicain intransigeant, républicain de toute la vie, républicain par conviction et par conscience. Qui doute de mon républicanisme m’offense et me calomnie : par conséquent, je ne veux rien être dans aucune monarchie. Eh bien ! je viens vous dire : Votre monarchie, avec les libertés qu’elle comporte aujourd’hui, votre monarchie est une monarchie libérale. Sera-t-elle une monarchie démocratique ? Ah ! messieurs, voilà la question. Mais si votre monarchie est aujourd’hui une monarchie libérale, votre monarchie sera demain une monarchie démocratique, en tant qu’elle aura établi le jury populaire et le suffrage universel. Et, comme je l’ai dit aux miens, et ils ne m’ont pas écouté, en certaine nuit célèbre : « Notre République sera la formule de cette génération, si vous réussissez à la faire conservatrice », je vous dis maintenant à vous autres : « Votre monarchie sera la formule de cette génération, si vous réussissez à la faire démocratique[8]. » La monarchie ne s’est point rejetée en arrière ; elle a établi le jury et le suffrage universel, et, par ces deux réformes, elle s’est faite démocratique, et, par ces deux réformes, elle est devenue la formule de cette génération, et, par ces deux réformes, s’est achevée la transformation de la monarchie, transformant logiquement le républicanisme de M. Castelar, ne le détruisant pas, l’obligeant à la retraite et au silence. Ceux qui, même à présent, « doutent de ce républicanisme, l’injurient et le calomnient » ; ceux qui, dans le camp conservateur, méconnaissent le réel service que sa loyauté a rendu à la monarchie, ferment volontairement les yeux à l’évidence.

C’est peut-être M. Castelar qui, après M. Canovas del Castillo, a le plus fait pour la monarchie restaurée, non pas en lui décernant à la fin un certificat de libéralisme et de démocratie, mais en la forçant à le gagner, en la poussant, en la tenant en haleine, en lui plaçant, sans déguisement, sous les yeux, son image à elle et l’image du monde moderne. D’avoir ainsi servi la monarchie, c’est à la fois ce que ne lui pardonnent pas les républicains et ce dont les conservateurs ne lui savent nul gré, si tant est qu’ils ne lui en veuillent. Mais la colère des républicains se conçoit mieux que le dédain des conservateurs, car c’est toujours un grand tort que d’avoir raison contre ses amis, pour ses adversaires.

La faute n’en est pas, cependant, à M. Castelar. Il avait prévenu les uns et les autres. La monarchie, somme toute, pour « être la formule de cette génération » en Espagne, n’a eu sur la république qu’une seule supériorité : elle a su se faire, alors que la république ne le savait pas, opportuniste dans le bon sens du mot.


IV

Elle a su se faire opportuniste, et c’est, en même temps que sa supériorité sur la république manquée de 1873 et 1874, une des raisons de son succès. L’opportunisme, pour la monarchie restaurée, consistait à se faire libérale et même un peu démocratique, ainsi qu’il eût, en 1873 et 1874, consisté pour la République à se faire conservatrice. Le succès de la Restauration peut avoir d’autres causes, mais celle-là est de beaucoup la principale. La Restauration a réussi, en premier lieu, parce qu’elle rendait à l’Espagne la monarchie ; ensuite, parce que la monarchie qu’elle ramenait était une monarchie nationale ; troisièmement, et surtout, parce que cette monarchie a su être moderne.

L’Espagne est, en effet, demeurée monarchiste, dans ses masses profondes ; elle l’était plus que jamais en 1874, au sortir de tant de misères et de tant d’insanités, et lorsque ce sentiment unique, dans l’abolition de tous les autres, perçait et se faisait jour, avec une monotonie poignante : Eso se va ! Cela s’en va ! Tout s’en va, même l’Espagne ! On ne sait quelle voix intérieure, montant des abîmes de l’histoire, disait au peuple : « Il n’y a qu’une puissance au monde qui puisse empêcher tout de s’en aller, et c’est celle qui, de dix royaumes musulmans et de cinq ou six royaumes chrétiens, a fait une seule Espagne : c’est la monarchie ! »

Cette monarchie a réussi parce qu’elle est nationale. Les républicains ont beau rappeler que ce ne sont pas les Bourbons qui ont gagné sur les Almohades la bataille de la délivrance, à las Navas de Tolosa, au XIIIe siècle, ni repris Grenade aux rois maures ou réuni l’Aragon à la Castille, au XVe siècle, ni créé et soutenu l’immense empire espagnol, dans les deux hémisphères, sur tous les continens et tous les océans, au XVIe siècle ; ils ont beau dire même qu’avec l’avènement des Bourbons s’accentue et se précipite la décadence de l’Espagne ; les autres, les carlistes, ont beau jurer que ce Bourbon n’est pas le Bourbon légitime et que ce roi d’Espagne n’est pas le vrai roi ; il n’en est pas moins sûr que, mêlée depuis deux siècles aux malheurs et, si elle en a eu encore, aux grandeurs de l’Espagne, la maison de Bourbon ne saurait être étrangère en Espagne et, d’autre part, que, pour en être la ligne féminine, la dynastie actuellement régnante est tout de même celle des Bourbons. Nationale depuis Philippe V, la monarchie restaurée a réussi là où venait d’échouer la monarchie étrangère d’Amédée de Savoie, où eût échoué certainement, si elle n’avait renoncé à tenter l’aventure, la monarchie étrangère d’un Hohenzollern.

Mais il faut encore y revenir : la Restauration a réussi parce qu’elle a su et osé donner à l’Espagne non pas seulement la monarchie, qui est comme sa constitution naturelle et congénitale, non pas seulement une monarchie nationale — elle n’en supporterait pas d’autre — mais aussi, mais surtout une monarchie moderne, souple, flexible, dont le cadre pouvait s’élargir et qui s’accommodait aux temps. Non seulement cette monarchie nationale a garanti le maintien de l’unité nationale contre le carlisme et le régionalisme, toujours dangereux dans un pays de formation aussi hétérogène que l’Espagne, et, avec le maintien de l’unité, la paix civile et la stabilité de l’ordre social ; non seulement ces rois catholiques ont garanti suffisamment de catholicisme dans un pays qui ne peut se passer du catholicisme, même extérieur[9] ; mais aussi, mais surtout, cette monarchie moderne a garanti suffisamment de liberté religieuse dans un pays qui n’en tolérerait pas beaucoup ; assez de libertés locales dans un pays qui, s’il en avait trop, en abuserait aisément ; toutes les libertés civiles compatibles avec l’ordre et avec la paix. Enumérons-les une fois de plus : la liberté de la presse, la liberté d’enseignement, la liberté de réunion, la liberté d’association, le jugement public, le jury en matière criminelle ; enfin, allant plus loin que ces libertés mêmes, et, de libérale se faisant démocratique, se faisant tout à fait moderne, contemporaine de ce qu’il y a de plus récent, de plus hardi, de plus avancé dans son temps, le suffrage universel, qui est comme la synthèse du droit nouveau.

Elle ressemblait un peu, cette monarchie à la fois historique, nationale et moderne, au maître artisan de la Restauration, à M. Canovas del Castillo. Elle portait sa marque et l’on eût pu deviner sa main à bien des traits. Plus que tout autre, il l’a préparée, amenée, établie. Il l’a conçue et il l’a voulue comme un tout, dont on reprendrait, on consoliderait, et l’on referait, au besoin, chaque partie. Il l’a, en quelque sorte, pensée, pour la réaliser ensuite. Don Antonio Canovas est un homme d’Etat de la haute race dont furent chez nous les Guizot et les Thiers, plus voisin de Thiers par certains côtés et, par d’autres, plus voisin de Guizot, réunissant heureusement les meilleurs dons de l’un et de l’autre : un doctrinaire, si l’on veut, — on le lui reproche, — et pourtant on ne peut employer cette expression pour lui quand on l’a employée pour M. Salmeron, tant il est impossible d’imaginer deux figures qui s’opposent et se repoussent davantage ! On ne peut même pas dire de M. Canovas qu’il est doctrinaire comme l’était Guizot, et la preuve, c’est que ceux-là mêmes qui lui reprochent d’être doctrinaire lui reprocheront le lendemain d’être sceptique. Il semble bien que les deux accusations s’excluent l’une l’autre et que la seconde annule la première. Mais c’est un si étrange assemblage que l’homme, qu’en lui peuvent parfois se concilier les contradictoires.

Se concilient-ils donc en M. Canovas, trop mobile, trop ductile pour un doctrinaire, trop entreprenant, trop résolu, trop combatif pour un sceptique ? Peut-être n’est-il, à la vérité, ni doctrinaire, ni sceptique : il est double. Il y a, en M. Canovas del Castillo, deux hommes, un homme d’étude et un homme d’action, un homme de réflexion et un homme d’expérience ; mais cette double personne se fond en une seule personnalité qui en profite et en grandit, et ces deux hommes s’ajoutent l’un à l’autre, pour former l’homme d’Etat qui les résume, les domine et les gouverne tous deux.

L’homme d’étude et de réflexion a fait le tour de toutes les questions, les a abordées toutes, même les plus ardues : droit public, histoire, philosophie politique, économie politique ; il s’est, en passant, amusé dans le roman et dans la poésie[10], mais toujours, c’est l’homme d’Etat qui tenait la plume et il n’a écrit que pour agir. L’homme de solitude se plaît dans sa belle bibliothèque et dans ses beaux jardins de la Huerta, au milieu de ses bronzes grecs, tout au bout de la ville, en son ermitage doré ; mais l’homme d’assemblée résiste, discute et, l’après-midi, l’arrache au repos des livres et l’emmène au Congrès.

L’homme de réflexion se prend, un jour, à méditer sur le problème moral et le problème religieux, mais l’homme de gouvernement survient et spécifie : par rapport à la politique. M. Canovas veut approfondir et commente toutes les théories sur l’Etat, sur les devoirs et les droits, sur les fonctions et les limites de l’Etat, mais c’est l’homme d’action plus que l’homme de spéculation qui s’y applique. Il rencontre, chemin faisant, les systèmes ennemis du libre-échange et de la protection, et il les départage, comme un homme qui ne raisonne pas pour le plaisir de raisonner et ne voit dans la statistique qu’un outil de gouvernement. En lui s’allient, se marient, se fécondent mutuellement l’extrême étendue et l’extrême précision de l’intelligence; le vol de sa pensée est retenu et soutenu, comme par un fil, par un sens pratique éminent.

Il a dressé la carte du royaume des idées et il la possède aussi bien que la carte des partis dans le Parlement espagnol. La politique est, pour lui, ce qui est par excellence et il y rapporte tout le reste. Il est tout pour être un homme politique, il n’est rien que pour être un homme politique. Il est né homme d’Etat et président du conseil des ministres : il l’était en germe et en devenir, par vocation et prédestination et, ne pouvant pas l’être en fait sous le régime où vivait l’Espagne, il a fait à l’Espagne un régime où il pouvait et devait l’être.

L’historien qui était en M. Canovas avait révélé de longtemps à l’homme d’Etat qu’il était que la monarchie était la forme de gouvernement adéquate aux traditions et aux conditions, au passé et au génie de l’Espagne; le philosophe avait appris à l’homme d’Etat que la monarchie qu’il fallait à l’Espagne était une monarchie nationale; l’observateur attentif de tous les phénomènes politiques et sociaux avait de plus en plus persuadé l’homme d’Etat que cette monarchie restaurée serait moderne, libérale, démocratique même, ou qu’elle ne serait pas. Quelque conservateur qu’il fût, il n’avait pas cherché à éluder cette dernière obligation plus que les deux autres. Le manifeste de Sandhurst laissait la porte ouverte à toutes les réformes et ne la fermait à aucune espérance. Mais M. Canovas, avec cette netteté qui est comme le cachet de son esprit, distinguait entre elles et les échelonnait par séries : « La monarchie héréditaire et constitutionnelle, disait-il sous la signature de don Alphonse XII, possède dans ses principes la souplesse nécessaire et autant de jugement qu’il en faut, pour que tous les problèmes qu’entraîne son rétablissement soient résolus conformément aux vœux et aux convenances de la nation… Une fois l’heure arrivée, il sera facile pour un prince loyal et un peuple libre de s’entendre sur toutes les questions à résoudre. »

En attendant que l’heure fût arrivée, ce qu’il importait de rétablir afin que la restauration en coïncidât avec celle de la monarchie elle-même et que l’Espagne sût bien à qui elle était redevable du bienfait, c’était, comme on l’a déjà dit, la paix civile, l’ordre public et, pour que la paix civile durât, pour que l’ordre public ne fût plus troublé, il importait d’infuser à l’Espagne ce sang nourricier des nations libres, l’obéissance continuelle et comme naturelle à la loi. Et justement, l’heure serait arrivée, quand toute l’Espagne, toutes les provinces et tous les partis en Espagne, reconnaîtraient et respecteraient toute la loi.

Il eût été trop tôt de parler des libertés nouvelles, en 1874, alors que le pays entier et chaque fraction du pays avaient été comme projetés hors de l’ordre légal. La République avait à ce point dégoûté l’Espagne de n’être point gouvernée, que le meilleur moyen de se bien faire accueillir d’elle était de lui faire sentir un gouvernement. M. Canovas del Castillo était tout désigné pour cette première partie de la tâche qu’avait à accomplir la Restauration. C’était lui le vrai roi d’Espagne, et la monarchie allait sortir, tout armée, de son cerveau. Sur ce que devait être cette monarchie, l’historien et le philosophe avaient aussi renseigné l’homme d’Etat. Après s’être montrée ordonnée et légale, et dès que ce serait possible, elle devait se montrer libérale.

Libérale dans sa constitution et libérale par ses institutions. Elle devait être représentative, parce que, de l’être, c’était encore se rattacher à la tradition, être historique et nationale : « Les princes espagnols, là-bas, aux temps anciens de la monarchie, ne décidaient pas sans les Cortès les affaires difficiles[11]. » Mais comme on n’était plus aux anciens temps et comme la monarchie, autant que nationale, devait être moderne, il ne s’agissait plus d’une représentation du pays par les Cortès anciennes : il fallait introduire et acclimater en Espagne le régime parlementaire moderne. La plus indispensable des conditions de ce régime, c’est qu’il y existe des partis qui soient réellement des partis, non des sectes ou des factions, qui se tiennent dans la légalité et dans la constitution, dont aucun ne mette en cause la forme même du gouvernement, dont aucun, en tout cas, ne cherche jamais à la renverser et à la remplacer par violence. Des partis légaux ou légalitaires et, s’il est possible, des partis constitutionnels, chaque parti le plus nombreux possible et le moins possible de partis : l’idéal serait deux grands partis organisés, disciplinés et manœuvrant sous la main de leurs chefs : les whigs et les torys du parlement anglais[12].

La modération en sera la vertu cardinale, non seulement dans le langage, mais dans la conduite. L’existence de deux partis également constitutionnels, avec des programmes différens, implique que ces deux partis pourront se succéder au pouvoir ; leur succession régulière, l’alternative exige que chaque parti laisse patiemment le parti contraire introduire dans les lois, lorsque son tour arrive, des dispositions différentes de celles qu’il considère, lui, comme justes ou opportunes, et ne s’empresse pas de défaire ce que l’autre aura fait[13].

Voilà le secret de la politique de M. Canovas et, du même coup, voilà le secret du succès de la Restauration, dont la fortune était liée à la sienne. Toujours, en M. Canovas, le doctrinaire a proposé, l’homme d’État a disposé. Est-ce que le doctrinaire, mis au gouvernement, y devenait sceptique ? Sceptique, non, mais opportuniste, si l’opportunisme consiste à faire tout ce que l’on peut, à l’heure où il convient de le faire, à laisser faire ce qu’on ne ferait pas et à ne pas défaire ce qu’on n’aurait pas fait.

A cet égard, l’événement le plus considérable peut-être des vingt années de Restauration a été la formation d’une gauche dynastique, d’un parti libéral, capable de faire pendant et opposition à la droite conservatrice, agissant sur elle, tantôt comme stimulant et tantôt comme frein. Par lui, la monarchie restaurée a acquis son organe de progrès, après son organe de conservation, un organe de liberté, après un organe d’ordre. La monarchie moderne a véritablement été fondée, du jour où M. Sagasta s’est dressé en face de M. Canovas, sur le champ de bataille parlementaire, clos de toutes parts et circonscrit par la constitution[14] Le parti libéral, venant, lui aussi, à son heure, a rempli son rôle, qui était de moderniser la monarchie et presque de la démocratiser, à cause des origines de la plupart de ses membres, des origines de M. Sagasta, parti des confins de la république et autrefois « conspirateur contre le trône d’Isabelle II », ainsi qu’on ne lui permettait pas de l’oublier. Et de la sorte, harcelé par ses anciens amis ou ses anciens alliés, qui reprenaient article par article son programme et le sommaient de faire, comme ministre, ce qu’il avait demandé ou promis comme député, M. Sagasta modernisait et démocratisait la monarchie et faisait courir une sève jeune et fraîche dans les vieilles racines que M. Canovas avait renouées.

Ses adversaires intransigeans se voyaient peu à peu désarmés et réduits par leurs victoires mêmes : chaque fois que le gouvernement cédait sur telle ou telle de leurs revendications, il leur enlevait une raison d’être. A mesure que la monarchie changeait ses institutions de jadis, — ses « institutions pharaoniques », comme les appelait M. Castelar, — contre d’autres institutions, vraiment libérales et modernes, c’était, comme le disait encore M. Castelar, la révolution qui devenait « archéologique », qui se voyait reléguer dans le passé, avec ses procédés connus et le plus usité de tous : l’abstention érigée en système. La Restauration se développait et croissait tout ensemble, directement, par une poussée interne, d’une manière organique, pour ainsi dire, et indirectement, sous la pression extérieure des partis d’opposition. C’est en quoi il n’est pas trop paradoxal d’avancer que certains républicains, M. Castelar notamment, ont été, sans le vouloir, des auxiliaires utiles pour la monarchie restaurée.

Mais cette monarchie, modernisée et démocratisée, rien ne l’a servie, après l’initiative des libéraux, autant que la « modération » des conservateurs, la modération que M. Canovas recommandait aux partis, comme une vertu cardinale de la politique. Ce n’est point que les conservateurs ni leur chef lui-même acceptassent de gaieté de cœur toutes les réformes, toutes les innovations proposées par les libéraux ; mais parmi elles, il en était quelques-unes dont ils n’avaient pu ni voulu se charger et que néanmoins ils n’étaient pas, dans le fond, fâchés de voir faire par d’autres, ne les combattant que mollement.

Quant aux réformes, aux innovations plus radicales, auxquelles. ils ne pouvaient ni ne voulaient consentir à aucun titre, comme le jury populaire, le suffrage universel, il les ont combattues jusqu’au bout, âprement, de tous leurs moyens, dans les Chambres et dans les journaux, par leurs discours et par leurs livres. Elles n’ont été faites que malgré eux, contre eux. Ils ont pu trouver à ce moment que la monarchie passait les bornes, se démocratisait à l’excès, ils ont pu le dire et le dire sur le ton blessé de gens qui avaient tiré la monarchie de l’exil, sur le ton inquiet de gens qui ne savaient plus où la monarchie s’arrêterait. Mais, s’ils revenaient aux affaires, ils n’en déferaient rien, car, M. Canovas le leur a enseigné, c’est une des conditions du régime parlementaire qu’un parti ne défasse pas ce que l’autre a fait et, quelque peine qu’on en ait, il faut s’accommoder de ce régime, avec ses défauts, tel qu’il est, ou courir le risque d’un pire.

On voit que la doctrine, en M. Canovas, n’ôte pas à l’action l’élasticité nécessaire : la doctrine, en lui, est faite pour l’action, par un homme de pensée chez lequel toute pensée est politique. Et l’on voit, d’autre part, que, si le champ de bataille des partis en Espagne est circonscrit par la constitution, il n’est pas tellement resserré que libéraux et conservateurs n’y puissent déployer leurs troupes et s’y livrer des engagemens sérieux et, à l’occasion, furieux.

Il est bien vrai que l’on n’y combat plus pour ou contre la forme du gouvernement établi, mais n’y combat-on pas pour la possession du pouvoir dans la monarchie constitutionnelle ? N’y a-t-il plus, entre les partis, de motifs à rencontres ? Même s’il n’y en avait plus, n’en est-il pas de l’ambition comme de la fidélité ? Estelle moins vive, moins ardente quand les personnes seules sont en jeu que lorsqu’il y va des principes ?

C’est un intéressant spectacle, de voir faire assaut l’un contre l’autre, avec des armes le plus souvent courtoises, mais dont souvent aussi l’on sent la pointe, M. Sagasta, le chef des libéraux, et le chef des conservateurs, M. Canovas del Castillo : fin régal pour les amateurs de belle escrime parlementaire. M. Sagasta est là, à la première place du banc de velours bleu, del banco azul, réservé aux ministres, et quelqu’un de la droite, M. Francisco Silvela ou M. Romero Robledo l’appelle du pied, l’attire sur le terrain, le crible d’épigrammes, le pique d’une multitude de petits coups de poignard. Don Praxedes secoue la tête, interrompt, frappe sur son pupitre, bondit. La majorité, par derrière, l’excite de ses applaudissemens et de ses clameurs : Ya ! ya ! ya era hora ! por fin ! por fin ! À la bonne heure ! il était temps ! Enfin ! enfin ! Il se sent appuyé, soutenu, poussé en avant, et il charge…

La Chambre et les tribunes vibrent… M. Canovas del Castillo se lève et demande la parole au président. Jusqu’à la fin de la séance, il a eu la patience de se taire, regardant de son œil froid et dur, presque tout blanc sous le verre du lorgnon, jetant à peine un mot en réponse aux allusions trop blessantes, laissant monter la passion des partis et, pour la mettre au point, excitant à la lutte tel ou tel de ses lieutenans. Il commence d’un ton bas, d’une voix un peu sourde, sans nuances, sans éclat, un discours qui se déroule, familier et placide, qui semble improvisé et tout dépourvu d’art autant que d’artifice, mais on peut le relire : il est du style le plus châtié, de la composition la plus savante, parfaitement joint en ses diverses parties, articulé, nerveux, rapide, et de tous les discours que l’on eût pu faire sur le même sujet, le plus démonstratif et le plus actif, le plus philosophique et le plus politique.

M. Sagasta, s’il riposte, procédera par interjections, par phrases heurtées et hachées, par de tout petits bouts de pensée qui se soudent mal les uns aux autres : de temps en temps, un beau mouvement, une belle colère et de belle éloquence ; une éloquence de tribun, presque de démagogue, une énergie qui se dépense en cris et se dissipe en gestes. Mais justement parce que M. Sagasta est le contraire absolu, la vivante antithèse de M. Canovas, quand le régime parlementaire a pu s’acclimater définitivement en Espagne, dans ses règles et dans ses mœurs, avec la légalité et la modération mutuelle des partis, à eux deux ils ont assuré le succès de la Restauration par leur opposition et leur contradiction même, l’un ayant fait la monarchie traditionnelle, l’autre ayant fait la monarchie moderne, et nul des deux ne défaisant, quant au fond des choses, ce que son rival avait fait.

A côté de cette cause générale du succès de la Restauration, l’aptitude de la monarchie alphonsiste à se transformer, à se moderniser, servie comme à souhait par la formation de deux grands partis constitutionnels, et au-dessous de cette cause générale, on pourrait indiquer d’autres causes secondaires.

L’une est tout simplement que l’Espagne, pour son bonheur, et bien que certains de ses hommes d’Etat aient essayé de l’y mêler, est, dans ces vingt dernières années, demeurée presque toujours à part de la politique européenne. En l’espèce, du moins, l’isolement, le retraimiento a eu du bon. Il a permis au pays de panser ses plaies de 1874 et à la monarchie de poursuivre, en même temps que sa propre transformation, son œuvre de relèvement et de salut.

Une autre cause, plus délicate à indiquer, mais non moins efficace peut-être, c’est la mort du roi don Alphonse XII (la sagesse chrétienne dirait que la Providence a ses voies mystérieuses). Mort prématurée et si triste, qui mettait de nouveau l’Espagne face à face avec une énigme, mais dont le résultat fut, en somme, de porter au pouvoir les libéraux, de consolider la monarchie par leur appui et de la rajeunir par leur alliance, tandis qu’elle substituait à un prince bien intentionné sans doute, mais qui pouvait ne pas être à l’abri de toutes les séductions de la gloire militaire ou de l’omnipotence monarchique, le règne nécessairement pacifique et nécessairement tempéré d’un enfant sous la tutelle d’une femme.

Une troisième cause encore et qui se relie à celle-là, c’est que cette femme se trouve être une princesse d’un tact supérieur, d’une noblesse d’âme, d’une pureté qui forcent à la vénération : dévouée, jusqu’au sacrifice, aux plus grands et aux plus petits soins ; laborieuse comme un vieil homme d’État et désireuse de savoir, ouverte à tout conseil et douce à toute misère, remplissant de fierté et d’amour le cœur espagnol : reine admirable en ses fonctions de reine, mère admirable en sa mission de mère ; si maternellement reine et si royalement mère que les hommages de tous les partis tombent, respectueux, à ses pieds. Elle a fait beaucoup, elle aussi, et peut-être plus que qui que ce soit pour la monarchie restaurée, sans rien faire, en étant ce qu’elle est. La fortune des dynasties ne dépend pas moins des reines que des rois, surtout quand la régence fait d’elles en même temps des reines et des rois. Les peuples ont leur chevalerie, et ils ne touchent point aux reines, si la calomnie ni la médisance même ne parviennent pas à y toucher.


V

Cela dit, que Dieu garde la Restauration d’un optimisme auquel elle se livrerait jusqu’à penser que tout est bien et bien pour toujours dans la plus unie, la plus calme, la plus libre, la moins révolutionnaire des Espagnes qui se soient succédé au cours de l’histoire, dans la plus nationale, la plus traditionnelle, la plus moderne des monarchies qui existent ou puissent exister ! N’eût-elle plus autre chose à craindre, elle devrait se méfier encore de quelques vices espagnols, dont les uns semblent incurables et les autres ne sont pas complètement guéris. Le pire de ces vices est peut-être une sorte d’impuissance physique à gouverner et à se gouverner, impuissance passée dans le sang, héritée des ancêtres, qui faisait dire à Ferdinand le Catholique : « C’est une nation très propre aux armes, mais désordonnée ; on n’en peut tirer un bon fruit que s’il se rencontre quelqu’un qui sache la tenir en ordre[15]. » Il n’est que prudent de veiller aux étincelles qui couvent sous cette cendre chaude. Le carlisme est encore mal éteint et pourrait rallumer les rébellions mortes. Le républicanisme irréconciliable de M. Salmeron et de M. Ruiz Zorrilla ; le séparatisme ou le fédéralisme de M. Pi y Margall ; le grand nombre des officiers sans commandement et sans traitement (20 000 officiers pour 80 000 soldats) ; la contagion de l’exemple réveillant parmi eux le goût des pronunciamientos ; le manque de ressort, l’indifférence politique de la masse, qui l’empêche de s’attacher solidement à rien ; la fureur d’être fonctionnaire (ce mal a un nom en espagnol : l’empléomanie), qui sévit sur les classes aisées, et les porte à considérer vingt ans de paix seulement comme vingt ans de possession d’office, à désirer une de ces épurations, une de ces hécatombes qui suivent les changemens de régime ; pourquoi le dissimuler ? il y a là, pour la monarchie restaurée, malgré tout ce qu’elle a fait et tout ce qu’on en vient de dire, sinon de graves périls, d’assez graves soucis.

En triomphera-t-elle ? S’en débarrassera-t-elle ? Sa destinée, en tout cas, ne paraît pas être, dans l’instant, entre les mains de ses adversaires ni, quoi qu’on en prétende en Espagne même, uniquement entre les mains d’une douzaine de ses amis. Elle est surtout entre ses propres mains. Elle durera, elle vivra, si elle démontre par ses actes qu’elle n’est pas devenue inutile, qu’elle n’a pas terminé son œuvre. Les grandes institutions politiques, les formes de gouvernement ne meurent que lorsqu’elles n’ont plus rien à donner. Pour elles comme pour les hommes, l’oisiveté est le plus terrible des iléaux, et il n’y a pas de question qu’elles aient à redouter autant que de s’entendre demander à quoi elles servent. Il en est d’elles ainsi que d’un cheval qu’on occuperait à faire tourner une sphère : elles donnent le branle, produisent le mouvement initial et, après, doivent le suivre, en ayant l’air de continuer à le produire.

La Restauration, à la juger sommairement, a fait remonter l’Espagne à un point d’où elle était déchue depuis des siècles. Tout le problème, maintenant, pour la monarchie, est de demeurer moderne, de trouver encore en elle, à l’heure nécessaire, une force suffisante de transformation et comme de renouvellement, de pouvoir, de savoir et de vouloir, après qu’elle lui a donné le branle, marcher du même train dont l’Espagne suit le mouvement général du monde.


CHARLES BENOIST.

  1. Voy. A. Houghton, Les Origines de la Restauration des Bourbons en Espagne, 1 vol. in-8o ; Paris, Plon, 1890.
  2. Francesco Guicciardini, Relazione di Spagna, Opere inedite, VI, 271-297.
  3. Discursos parlamentarios y politicos de Emilio Castelar en la Restauracion, II, 56.
  4. Discursos de Emilio Castelar, 15 juillet 1876, sur la Dictature, II, 44.
  5. Discursos de Emilio Castelar, 9 mai 1876, sur la Liberté religieuse, I, 363.
  6. Discursos de Emilio Castelar, 22 décembre 1882, sur la Formation de la gauche démocratique, IV, 192, 193.
  7. Ibid., p. 205.
  8. Discurso que D. Emilio Castelar dijo en el Congreso de les diputados (7 de febrero de 1888), p. 57.
  9. Voy. Francesco Guicciardini, Relazione di Spagna, Opero inedite, VI, 277.
  10. Don Antonio Canovas del Castillo, Obras, Coleccion de escritores castellanos. — Estudios del reinado de Felipe IV, 2 vol. — « et Solitario » y su tiempo (Serafin Estebanez Calderon), 2 vol. — Problemas contemporaneos, 3 vol. — Obras poeticas, 1 vol. — La Campana de Huesca, 1 vol., etc.
  11. Manifeste de Sandhurst.
  12. A. Canovas del Castillo, Obras, Problemas contemporaneos, III. — Discurso del Ateneo, 6 novembre 1889, p. 65.
  13. Id., ibid. — El Juicio por jurados, p. 169-170. Sur le régime parlementaire, voy. aussi le livre de don Gumersindo de Azcarate, El Regimen parlamentario en la practica. M. G. de Azcarate, professeur de droit public à l’Université de Madrid, est, dans le Congrès, l’ami fidèle et comme l’alter ego de M. Salmeron.
  14. Nous simplifions à dessein la nomenclature assez compliquée des partis espagnols et nous avons d’autant moins de scrupules à le faire que ce sont moins, en réalité, des partis que des groupes, séparés seulement par des divergences de détail ou des ambitions personnelles. Au fond, il n’y a, dans le Parlement espagnol que quatre partis : deux partis constitutionnels, les libéraux et les conservateurs, et deux partis extra-constitutionnels, les républicains et les carlistes.
  15. Francesco Guicciardini, Relazione di Spagna, Opere inedite, VI. 279.