Vingt ans de cinéma au Canada français/Avant-propos

Ministère des affaires culturelles du Québec (p. 6-7).

Avant-Propos


Il y a sans doute quelque indécence à parler du cinéma du Canada français : on l’attaque à son éveil. Alors qu’en peinture et en littérature il y a déjà des chefs de file, voire même des traditions (et des académies !), au cinéma tout est à faire : les premier héros n’ont pas encore été démythifiés. Pourtant cette nouveauté même, cette jeunesse, c’est sans doute la vraie raison d’être du cinéma québécois. Les cinéastes du Québec réclament le droit de parole au moment même où le cinéma connaît sa seconde jeunesse. Ils n’ont pas à apprendre la grammaire : ils n’ont qu’à vouloir parler. Et bien qu’ils soient en retard de 70 ans, ils arrivent en même temps que leurs collègues français, italiens ou tchécoslovaques, parce que leur jeunesse même et la jeunesse de leur pays appartiennent intimement à un âge révolutionnaire, à un âge qui veut retrouver la parole.

Les cinéastes du Canada français, ceux qui ont pris une caméra pour regarder le monde, leur monde, — Brault, Groulx, Lamothe, Carle, Garceau, Perreault, Lefebvre — l’ont fait spontanément avec un œil neuf. Pour les cinéastes du Québec, sans studios, sans vedettes et sans marché, la réalité aura été la raison la plus valable de faire des films. Pour traduire cette réalité ils ont allégé leurs caméras, mis leurs magnétophones en bandoulière et marché au devant du quotidien. Et cette redécouverte du quotidien ils en ont fait une aventure d’équipe ; leur cinéma n’a pas été un cinéma d’esthète ou d’auteur, mais un cinéma de cameraman et d’ingénieur du son : un cinéma de témoins.

Sans traditions et sans auteurs le cinéma québécois est tout de passion. On se bat pour le dernier court métrage de Gilles Groulx comme pour Juliette et les esprits, et on « descend » Jutra comme on insulte Kobayashi. Les films ne sont évidemment pas toujours ce qu’ils devraient être, mais ce sont nos films et nous y sommes plus chez nous que dans ceux de Godard ou de Forman. Pour tout dire nous sommes dans le coup. Et la sortie d’un long métrage québécois nous affecte plus à la façon d’un événement historique qu’à la façon d’une découverte littéraire.

Pour toutes ces raisons, et pour bien d’autres, le cinéma du Canada français n’a que cinq ans, ou peut-être dix. Pourtant nous remonterons à 1945 : brièvement. Puis nous regarderons de plus près les dix années qui ont vu apparaître nos premiers vrais cinéastes : ceux-là, nous tenterons de les nommer, de revoir en quelques lignes les films qu’ils nous ont donnés et de comprendre un peu mieux ce qu’ils ont tenté de dire avec le cinéma du Canada français.


Mars 1966.