Vingt ans de cinéma au Canada français/02c

Ministère des affaires culturelles du Québec (p. 29-33).
CLAUDE JUTRA


Claude Jutra (né à Montréal en 1930) a eu, comme son ami Michel Brault, un rôle d’ambassadeur du cinéma canadien à l’étranger ; ce rôle a même trop souvent fait oublier les qualités réelles de cinéaste de Jutra. Ses derniers films cependant, ses recherches et ses expériences, lui ont redonné sa place réelle dans le cinéma du Canada français.

Alors qu’il faisait ses études de médecine à l’université de Montréal, Jutra réalise Mouvement perpétuel (1949), sorte de rêverie surréaliste, et peu de temps après Le Dément du Lac Jean Jeune. Ses études de médecine terminées il s’inscrit aux cours de l’école du Théâtre du Nouveau Monde de Montréal, puis au Cours Simon de Paris. Cet intermède théâtral aura des suites immédiates dans Pierrot des bois (1955), plus tard dans Il était une chaise (1957) que Jutra interprétera sous la direction de Norman McLaren, et enfin dans son premier long métrage, À tout prendre.

En 1956 Claude Jutra entre à l’Office national du film où il réalise Jeunesses musicales. Depuis lors il travaille périodiquement pour l’O. N. F. Il y a réalisé : Les Mains nettes (1958), Félix Leclerc, troubadour (1959), Fred Barry (1959), Niger (1960), La Lutte (1961 — avec Brault, Fournier, Carrière), Québec-U. S. A. (1962 — avec Brault), Les Enfants du silence (1962 — avec Brault), et Comment savoir (1966). En dehors de l’Office national du film Jutra, outre les courts métrages de ses débuts, a réalisé Anna la bonne (1960 — en France) et À tout prendre (1963).

L’œuvre de Claude Jutra est pour le moins inégal. Si l’on peut presque toujours y trouver la marque d’un certain talent, les fuites de l’inspiration y sont fréquentes et souvent funestes. Mais l’œuvre a étrangement bénéficié d’une certaine image de l’homme qui, plus que quiconque ici, a personnifié depuis plusieurs années « l’homme de cinéma ». Personnage difficilement saisissable, Jutra a placé ses films à part et tout le monde a fait de même ; ce qui explique pour une bonne part la déception qui attend le spectateur à un nouveau visionnement de Jeunesses musicales, Les Mains nettes, Félix Leclerc, troubadour ou Fred Barry. C’est la période archaïque : chaque film repose sur quelques trouvailles qui ne sont plus aujourd’hui que curiosités.


Johanne Harrelle dans À tout prendre

Les vraies qualités du cinéaste de cette époque c’est dans Pierrot des bois qu’il faut les rechercher. Entrepris en 1955 avec la collaboration de Michel Brault, Pierrot des bois fut terminé trois ou quatre ans plus tard, Maurice Blackburn y ajoutant finalement une trame musicale. C’est un simple conte du Pierrot heureux d’être en forêt et d’y découvrir une fleur. Jutra y met à l’épreuve ses nouveaux talents de mime et s’en sort fort honnêtement. La photographie de Brault est toujours belle, un tout petit peu fleur bleue, comme le film ; tout dans cet essai est simple, beau et souvent touchant. C’est d’ailleurs un film qui vieillit très bien et que l’on retrouve avec plaisir.

Séjournant en France pour plusieurs mois, Claude Jutra y tourna, à l’automne de 1960, Anna la bonne, poème de Jean Cocteau. C’est l’extraordinaire Marianne Oswald, pour qui Cocteau avait écrit son poème-chanson aux environs de 1935, qui interprète le rôle d’Anna et en même temps son propre personnage de Marianne Oswald, chanteuse. Anna la bonne doit beaucoup au beau texte de Cocteau et au génie de Marianne Oswald, mais il reste que Jutra a trouvé à la matière originale un très riche équivalent plastique et cinématographique. Anna la bonne est une œuvre extrêmement construite, d’un rythme très sûr, dans laquelle le cinéma prolonge constamment la poésie pour devenir lui-même poésie. Au sein de l’œuvre de Jutra Anna la bonne est un enfant gâté : rarement l’auteur a-t-il pu réunir en un seul film, et dans un mouvement harmonieux, ses aspirations oniriques, ses manies d’artiste et son goût du spectacle.

À la même époque, avec la collaboration de Jean Rouch, Jutra tourna Niger. Le film ne sortit cependant que beaucoup plus tard et encore aujourd’hui il demeure pratiquement inconnu. Pourtant c’est un film exceptionnel dans lequel le talent de Jutra a donné sa pleine mesure avec une simplicité peu coutumière. Niger est un reportage d’une heure, en 16mm et couleurs, sur la République du Niger. Parcourant le pays, rencontrant les diverses peuplades, regardant tout autour, Jutra est fasciné et son film nous communique cette fascination. Le point de vue est simple : ni savant, ni démagogique, c’est le regard d’un homme sur d’autres hommes. Et le spectateur apprend a voir, à connaître, à regarder vivre et à aimer un pays et ses habitants. La certitude d’avoir rencontré quelqu’un et d’avoir appris quelque chose, n’est-ce pas le compliment le plus beau que l’on puisse faire à un cinéaste et à son film ? C’est du moins à cette échelle que se mesure le meilleur film de Claude Jutra.

En tant que caméraman, Jutra collabora ensuite a une œuvre collective, La Lutte : c’est lui qui fut responsable de la séquence d’interview des catcheurs russes. Bénéficiant du travail d’équipe de Brault, Fournier, Carrière et Jutra, La Lutte demeure une entreprise sympathique : le film d’un groupe d’hommes qui savent voir.


Claude Jutra durant le tournage de Niger

Québec-U. S. A., tourné l’année suivante avec Michel Brault, voulut traiter humoristiquement de l’invasion touristique de la ville de Québec. Mais les auteurs se fourvoyèrent à qui mieux mieux et il ne reste au spectateur qu’une sorte de dictionnaire des trucs, vain et irritant. Les Enfants du silence, fruit du travail du même tandem et de la même époque, se situe tout à l’opposé de Québec-U. S. A. C’est un film simple et qui a même un petit air de film de famille (plusieurs séquences furent filmées chez Michel Brault et c’est la fille du cinéaste qui « joue » le personnage d’une enfant qui souffre de surdité précoce). Les Enfants du silence est un film touchant et même « dramatique » ; il n’en demeure pas moins fidèle à sa fonction didactique qui acquiert même une efficacité exemplaire.

Cinéaste de très bonne heure, il était normal pour Claude Jutra que ses efforts se concentrent un jour dans une œuvre plus personnelle et plus exigeante : ce fut À tout prendre. À tout prendre mobilisa les efforts de son auteur pendant plus de deux ans pour enfin voir le jour à l’été de 1963 et remporter en même temps le Grand Prix du premier Festival du cinéma canadien. Œuvre touffue, chaotique et baroque, À tout prendre défie encore toute critique systématique, tellement il a soulevé de passions parmi les cinéphiles du Québec.

Sorte de journal intime d’un jeune bourgeois canadien-français, À tout prendre s’est fait une gloire d’être autobiographique. À force de se vouloir sincère l’auteur y est souvent complaisant. Prenant volontiers pour de la lucidité un goût de soi assez vain, Jutra n’en finit plus de se confesser et de confesser ses protagonistes. Néanmoins ce monde trop aimé bascule parfois et nous découvrons alors des hommes et des femmes qui peuvent être touchants, réels : humains.

La forme d’À tout prendre, qui hésite entre le farfelu, le candid et le plastique, dépasse souvent l’intérêt du propos. Jutra est habile jongleur. Les structures qu’il propose dans son film ont de quoi fasciner et ne sont assurément pas le fait du hasard : l’absence extérieure de style est la force même du film.

À tout prendre apparaît comme une étape nécessaire dans l’œuvre de Claude Jutra : ses défauts même — et ils sont nombreux, et ils agacent — sont sans doute les qualités des films à venir. C’est du moins ce que nous aimons penser en attendant Comment savoir et la suite.