Vingt ans après/Conclusion

J.-B. Fellens et L.-P. Dufour (p. 590-591).

CONCLUSION.


lettrine En rentrant chez eux, les deux amis trouvèrent une lettre d’Athos qui leur donnait rendez-vous au Grand-Charlemagne pour le lendemain matin.

Tous deux se couchèrent de bonne heure, mais ni l’un ni l’autre ne dormit. On n’arrive pas ainsi au but de tous ses désirs, sans que ce but atteint n’ait l’influence de chasser le sommeil, au moins pendant la première nuit. Le lendemain, à l’heure indiquée, tous deux se rendirent chez Athos. Ils trouvèrent le comte et Aramis en habits de voyage.

— Tiens ! dit Porthos, nous partons donc tous ? Moi aussi j’ai fait mes paquets ce matin.

— Oh ! mon Dieu, oui, dit Aramis, il n’y a plus rien à faire à Paris, du moment où il n’y a plus de Fronde. Mme  de Longueville m’a invité à aller passer quelques jours en Normandie et m’a chargé, tandis qu’on baptisera son fils, d’aller lui faire préparer ses logements à Rouen. Je vais m’acquitter de cette mission, puis, s’il n’y a rien de nouveau, je retournerai m’ensevelir dans mon couvent de Noisy-le-Sec.

— Et moi, dit Athos, je retourne à Bragelonne. Vous le savez, mon cher d’Artagnan, je ne suis plus qu’un bon et brave campagnard. Raoul n’a d’autre fortune que ma fortune ; pauvre enfant ! et il faut que je veille sur elle, puisque je ne suis en quelque sorte qu’un prête-nom.

— Et Raoul, qu’en faites-vous ?

— Je vous le laisse, ami. On va faire la guerre en Flandre, vous l’emmènerez : j’ai peur que le séjour de Blois ne soit dangereux à sa jeune tête. Emmenez-le et apprenez-lui à être brave et loyal comme vous.

— Et moi, dit d’Artagnan, je ne vous aurai plus, Athos ; mais au moins je l’aurai, cette chère tête blonde ; et, quoique ce ne soit qu’un enfant, comme votre âme tout entière revit en lui, cher Athos, je croirai toujours que vous êtes là près de moi, m’accompagnant et me soutenant.

Les quatre amis s’embrassèrent les larmes aux yeux.

Puis ils se séparèrent sans savoir s’ils se reverraient jamais.

D’Artagnan revint rue Tiquetonne avec Porthos, toujours préoccupé et toujours cherchant quel était cet homme qu’il avait tué. En arrivant devant l’hôtel de la Chevrette, on trouva les équipages du baron prêts et Mousqueton en selle.

— Venez d’Artagnan, dit Porthos, quittez l’épée et venez avec moi à Pierrefonds, à Bracieux ou au Vallon ; nous vieillirons ensemble en parlant de nos compagnons.

— Non pas, dit d’Artagnan. Peste ! on va ouvrir la campagne, et je veux en être ; j’espère bien y gagner quelque chose !

— Et qu’espérez-vous donc devenir ?

— Maréchal de France, pardieu !

— Ah ! ah ! fit Porthos en regardant d’Artagnan, aux gasconnades duquel il n’avait jamais pu se faire entièrement.

— Venez avec moi, Porthos, dit d’Artagnan : je vous ferai duc.

— Non, dit Porthos, Mouston ne veut plus faire la guerre. D’ailleurs on m’a ménagé une entrée solennelle chez moi, qui fera crever de dépit tous mes voisins.

— À ceci je n’ai rien à répondre, dit d’Artagnan, qui connaissait la vanité du nouveau baron. Au revoir donc, mon ami.

— Au revoir, cher capitaine, dit Porthos. Vous savez que lorsque vous me voudrez venir voir, vous serez toujours le bienvenu dans ma baronnie.

— Oui, dit d’Artagnan, au retour de la campagne, j’irai.

— Les équipages de M. le baron attendent, dit Mousqueton.

Et les deux amis se séparèrent après s’être serré la main. D’Artagnan resta sur la porte, suivant d’un œil mélancolique Porthos qui s’éloignait… Mais au bout de vingt pas, Porthos s’arrêta tout court, se frappa le front et revint.

— Je me rappelle, dit-il.

— Quoi ? demanda d’Artagnan.

— Quel est ce mendiant que j’ai tué.

— Ah vraiment ! qui est-ce ?

— C’est cette canaille de Bonacieux.

Et Porthos, enchanté d’avoir l’esprit libre, rejoignit Mouston, avec lequel il disparut au coin de la rue.

D’Artagnan demeura un instant immobile et pensif ; puis, en se retournant il aperçut la belle Madeleine, qui, inquiète des nouvelles grandeurs de d’Artagnan, se tenait debout sur le seuil de la porte.

— Madeleine, dit le Gascon, donnez-moi l’appartement du premier ; je suis obligé de représenter, maintenant que je suis capitaine des mousquetaires. Mais gardez-moi toujours ma chambre du cinquième : on ne sait pas ce qui peut arriver.


FIN.