Vingt ans après/Chapitre 23

J.-B. Fellens et L.-P. Dufour (p. 146-156).

CHAPITRE XXIII.

L’ABBÉ SCARRON.


lettrine Il y avait, rue des Tournelles, un logis que connaissaient tous les porteurs de chaises et tous les laquais de Paris, et pourtant ce logis n’était point celui d’un grand seigneur ni celui d’un financier. On n’y mangeait pas, on n’y jouait jamais et l’on n’y dansait guère. Cependant c’était le rendez-vous du beau monde, et tout Paris y allait.

Ce logis était celui du petit Scarron. On y riait tant, chez ce spirituel abbé, on y débitait tant de nouvelles, ces nouvelles étaient si vite commentées, déchiquetées et transformées, soit en contes, soit en épigrammes, que chacun voulait aller passer une heure avec le petit Scarron, entendre ce qu’il disait et reporter ailleurs ce qu’il avait dit. Beaucoup brûlaient aussi d’y placer leur mot, et s’il était drôle, ils étaient eux-mêmes les bien-venus.

Le petit abbé Scarron, qui n’était au reste abbé que parce qu’il possédait une abbaye, et non point du tout parce qu’il était dans les ordres, avait été autrefois un des plus coquets prébandiers de la ville du Mans, qu’il habitait. Or, un jour de carnaval, ayant voulu réjouir outre mesure cette bonne ville dont il était l’âme, il s’était fait frotter de miel par son valet, puis ayant ouvert un lit de plume, il s’était roulé dedans, de sorte qu’il parut le plus grotesque volatile qu’il fût possible de voir. Il avait commencé alors à faire visite à ses amis et amies dans cet étrange costume. On avait commencé par le suivre avec ébahissement, puis avec des huées, puis les crocheteurs l’avaient insulté, puis les enfants lui avaient jeté des pierres, puis enfin il avait été obligé de prendre la fuite pour échapper aux projectiles. Du moment où il avait fui, tout le monde l’avait poursuivi, pressé, traqué, relancé de tous côtés ; Scarron n’avait trouvé d’autre moyen d’échapper à son escorte qu’en se jetant à la rivière. Il nageait comme un poisson, mais l’eau était glacée. Scarron était en sueur, le froid le saisit, et en atteignant l’autre rive, il était perclus.

On avait alors essayé, par tous les moyens connus de lui rendre l’usage de ses membres ; on l’avait tant fait souffrir du traitement, qu’il avait renvoyé tous les médecins en déclarant qu’il préférait de beaucoup la maladie, puis il était revenu à Paris, où déjà sa réputation d’homme d’esprit était établie. Là il s’était fait confectionner une chaise de son invention, et comme un jour, dans cette chaise, il faisait une visite à la reine Anne d’Autriche, celle-ci, charmée de son esprit, lui avait demandé s’il ne désirait pas quelque titre.

— Oui, Votre Majesté, il en est un que j’ambitionne fort, avait répondu Scarron.

— Et lequel ? avait demandé Anne d’Autriche.

— Celui de votre malade, répondit l’abbé.

Et Scarron avait été nommé malade de la reine avec une pension de quinze cents livres.

À partir de ce moment, n’ayant plus d’inquiétude sur l’avenir, Scarron avait mené joyeuse vie, mangeant le fonds et le revenu. Un jour cependant, un émissaire du cardinal lui avait donné à entendre qu’il avait tort de recevoir M. le coadjuteur.

— Et pourquoi cela ? avait demandé Scarron ; n’est-ce donc point un homme de naissance ?

— Si fait, pardieu !

— Aimable ?

— Incontestablement.

— Spirituel ?

— Il n’a malheureusement que trop d’esprit.

— Eh bien ! alors, avait répondu Scarron, pourquoi voulez-vous que je cesse de voir un pareil homme ?

— Parce qu’il pense mal.

— Vraiment ! et de qui ?

— Du cardinal.

— Comment ! avait dit Scarron, je continue bien de voir M. Gilles Despréaux, qui pense mal de moi, et vous voulez que je cesse de voir M. le coadjuteur parce qu’il pense mal d’un autre ? impossible !

La conversation en était restée là, et Scarron, par esprit de contrariété, n’en avait vu que plus souvent M. de Gondy.

Or, le matin du jour où nous sommes arrivés, et qui était le jour d’échéance de son trimestre, Scarron, comme c’était son habitude, avait envoyé son laquais avec son reçu pour toucher son trimestre à la caisse des pensions, mais il lui avait été répondu :

« Que l’État n’avait plus d’argent pour M. l’abbé Scarron. »

Lorsque le laquais apporta cette réponse à Scarron, il avait près de lui M. le duc de Longueville, qui offrit de lui donner une pension double de celle que le Mazarin lui supprimait ; mais le rusé goutteux n’avait garde d’accepter. Il fit si bien qu’à quatre heures de l’après-midi toute la ville savait le refus du cardinal. Justement c’était le jeudi, jour de réception chez l’abbé ; on y vint en foule, et l’on fronda d’une manière enragée par toute la ville.

Athos rencontra dans la rue Saint-Honoré deux gentilshommes qu’il ne connaissait pas, à cheval comme lui, suivis d’un laquais comme lui et faisant le même chemin que lui. L’un des deux mit le chapeau à la main et lui dit :

— Croiriez-vous bien, monsieur, que ce pleutre de Mazarin a supprimé la pension au pauvre Scarron !

— Cela est extravagant, dit Athos en saluant à son tour les deux cavaliers.

— On voit que vous êtes honnête homme, monsieur, répondit le même seigneur qui avait déjà adressé la parole à Athos, et ce Mazarin est véritablement un fléau.

— Hélas ! Monsieur, répondit Athos, à qui le dites-vous !

Et ils se séparèrent avec force politesses.

— Cela tombe bien, que nous devions y aller ce soir, dit Athos au vicomte ; nous ferons notre compliment à ce pauvre homme.

— Mais qu’est-ce donc que ce M. Scarron, qui met ainsi en émoi tout Paris ? demanda Raoul. Est-ce quelque ministre disgracié ?

— Oh ! mon Dieu, non, vicomte, répondit Athos : c’est tout bonnement un petit gentilhomme de grand esprit qui sera tombé dans la disgrâce du cardinal pour avoir fait quelque quatrain contre lui.

— Est-ce que les gentilshommes font des vers ? demanda naïvement Raoul ; je croyais que c’était déroger.

— Oui, mon cher vicomte, répondit Athos en riant, quand on les fait mauvais, mais quand on les fait bons, cela illustre encore. Voyez M. de Rotrou. Cependant, continua Athos du ton dont on donne un conseil salutaire, je crois qu’il vaut mieux ne pas en faire.

— Et alors, demanda Raoul, ce M. Scarron est poète ?

— Oui, vous voilà prévenu, vicomte ; faites bien attention à vous dans cette maison, ne parlez que par gestes, ou plutôt écoutez toujours.

— Oui, monsieur, répondit Raoul.

— Vous me verrez causant beaucoup avec un gentilhomme de mes amis : ce sera l’abbé d’Herblay, dont vous m’avez souvent entendu parler.

— Je me le rappelle, monsieur.

— Approchez-vous quelquefois de nous comme pour nous parler, mais ne nous parlez pas ; n’écoutez pas non plus. Ce jeu servira pour que les importuns ne nous dérangent point.

— Fort bien, monsieur, et je vous obéirai très exactement.

Athos alla faire deux visites dans Paris. Puis, à sept heures ils se dirigèrent vers la rue des Tournelles. La rue était obstruée par les porteurs, les chevaux et les valets de pied. Athos se fit faire passage et entra suivi du jeune homme. La première personne qui le frappa en entrant fut Aramis, installé près d’un fauteuil à roulettes fort large, recouvert d’un dais en tapisserie, sous lequel s’agitait, enveloppée dans une couverture de brocart, une petite figure assez jeune, assez rieuse, mais parfois pâlissante, sans que ses yeux cessassent néanmoins d’exprimer un sentiment vif, spirituel ou gracieux. C’était l’abbé Scarron, toujours riant, raillant, complimentant, souffrant et se grattant avec une petite baguette.

Autour de cette espèce de tente roulante s’empressait une foule de gentilshommes et de dames. La chambre était fort propre et convenablement meublée. De grandes pentes de soies brochées de fleurs qui avaient été autrefois de couleurs vives et qui pour le moment étaient un peu passées, tombaient des larges fenêtres. La tapisserie était modeste, mais de bon goût ; deux laquais fort polis et dressés aux bonnes manières faisaient le service avec distinction.

En apercevant Athos, Aramis s’avança vers lui, le prit par la main et le présenta à M. Scarron, qui témoigna autant de plaisir que de respect au nouvel hôte, et fit un compliment très spirituel pour le vicomte. Raoul resta interdit, car il ne s’était pas préparé à la majesté du bel esprit. Toutefois il salua avec beaucoup de grâce. Athos reçut ensuite les compliments de deux ou trois seigneurs auxquels le présenta Aramis ; puis le tumulte de son entrée s’effaça peu à peu, et la conversation devint générale.

Au bout de quatre ou cinq minutes, que Raoul employa à se remettre et à prendre topographiquement connaissance de l’assemblée, la porte se rouvrit et un laquais annonça Mlle  Paulet.

Athos toucha de la main l’épaule du vicomte.

— Regardez cette femme, Raoul, dit-il, car c’est un personnage historique ; c’est chez elle que se rendait le roi Henri IV lorsqu’il fut assassiné.

Raoul tressaillit ; à chaque instant, depuis quelques jours, se levait pour lui quelque rideau qui lui découvrait un aspect héroïque : cette femme, encore jeune et encore belle, qui entrait, avait connu Henri IV et lui avait parlé.

Chacun s’empressa près de la nouvelle venue, car elle était toujours fort à la mode. C’était une grande personne à taille fine et onduleuse, avec une forêt de cheveux dorés, comme Raphaël les affectionnait, et comme Titien en a mis à toutes ses Madeleines. Cette couleur fauve, ou peut-être aussi la royauté qu’elle avait conquise sur les autres femmes, l’avait fait surnommer la Lionne.

Nos belles dames d’aujourd’hui qui visent à ce titre fashionable sauront donc qu’il leur vient, non pas d’Angleterre, comme elles le croyaient peut-être, mais de leur belle et spirituelle compatriote Mlle  Paulet.

Mlle  Paulet alla droit à Scarron au milieu du murmure qui de toutes parts s’éleva à son arrivée.

— Eh bien ! mon cher abbé, dit-elle de sa voix tranquille, vous voilà donc pauvre ? Nous avons appris cela cet après-midi, chez Mme  de Rambouillet. C’est M. de Grasse qui nous l’a dit.

— Oui, mais l’État est riche maintenant, dit Scarron ; il faut savoir se sacrifier à son pays.

— M. le cardinal va s’acheter pour quinze cents livres de plus de pommades et de parfums par an, dit un frondeur qu’Athos reconnut pour le gentilhomme qu’il avait rencontré rue Saint-Honoré.

— Mais la muse, que dira-t-elle ? répondit Aramis de sa voix mielleuse ; la muse, qui a besoin de la médiocrité dorée ? Car enfin :


Si Virgilio puer aut tolerabile desit
Hospitium, caderent omnes a crinibus hydri.


— Bon, dit Scarron en tendant la main à Mlle  Paulet ; mais si je n’ai plus mon hydre, il me reste au moins ma lionne.

Tous les mots de Scarron paraissaient exquis ce soir-là. C’est le privilège de la persécution. M. Ménage en fit des bonds d’enthousiasme.

Mlle  Paulet alla prendre sa place accoutumée ; mais avant de s’asseoir, elle promena du haut de sa grandeur un regard de reine sur toute l’assemblée, et ses yeux s’arrêtèrent sur Raoul.

Athos sourit.

— Vous avez été remarqué par Mlle  Paulet, vicomte ; allez la saluer ; donnez-vous pour ce que vous êtes, pour un franc provincial, mais ne vous avisez pas de lui parler d’Henri IV.

Le vicomte s’approcha en rougissant de la Lionne, et on le confondit bientôt avec tous les seigneurs qui entouraient sa chaise.

Cela faisait déjà deux groupes bien distincts, celui qui entourait M. Ménage et celui qui entourait Mlle  Paulet ; Scarron courait de l’un à l’autre, manœuvrant son fauteuil à roulettes au milieu de tout ce monde, avec autant d’adresse qu’un pilote expérimenté ferait d’une barque au milieu d’une mer parsemée d’écueils.

— Quand causerons-nous ? dit Athos à Aramis.

— Tout à l’heure, répondit celui-ci ; il n’y a pas encore assez de monde, et nous serions remarqués.

En ce moment la porte s’ouvrit, et le laquais annonça M. le coadjuteur.

À ce nom, tout le monde se retourna, car c’était un nom qui commençait déjà à devenir célèbre.

Athos fit comme les autres. Il ne connaissait l’abbé de Gondy que de nom. Il vit entrer un petit homme noir, mal fait, myope, maladroit de ses mains à toutes choses, excepté à tirer l’épée et le pistolet, qui alla tout d’abord donner contre une table, qu’il faillit renverser, mais ayant avec tout cela quelque chose de haut et de fier dans le visage.

Scarron se tourna de son côté et vint au-devant de lui dans son fauteuil ; mademoiselle Paulet salua de sa place et de la main.

— Eh bien ! dit le coadjuteur en apercevant Scarron, ce qui ne fut que lorsqu’il se trouva sur lui, vous voilà donc en disgrâce, l’abbé ?

C’était la phrase sacramentelle ; elle avait été dite cent fois dans la soirée, et Scarron en était à son centième bon mot sur le même sujet ; aussi faillit-il rester court ; mais un effort désespéré le sauva.

— M. le cardinal Mazarin a bien voulu songer à moi, dit-il.

— Prodigieux ! s’écria Ménage.

— Mais comment allez-vous faire pour continuer de nous recevoir ? ajouta le coadjuteur. Si vos revenus baissent, je vais être obligé de vous faire nommer chanoine de Notre-Dame.

— Oh ! non pas, dit Scarron, je vous compromettrais trop.

— Alors vous avez des ressources que nous ne connaissons pas.

— J’emprunterai à la reine.

— Mais Sa Majesté n’a rien à elle, dit Aramis ; ne vit-elle pas sous le régime de la communauté ?

Le coadjuteur se retourna et sourit à Aramis en lui faisant du bout du doigt un signe d’amitié.

— Pardon, mon cher abbé, lui dit-il, vous êtes en retard, et il faut que je vous fasse un cadeau.

— De quoi ? dit Aramis.

— D’un cordon de chapeau.

Chacun se retourna du côté du coadjuteur, qui tira de sa poche un cordon de soie d’une forme singulière.

— Ah ! mais, dit Scarron, c’est une fronde, cela !

— Justement, dit le coadjuteur, on fait tout à la fronde. Mlle  Paulet, j’ai un éventail pour vous à la fronde. Je vous donnerai mon marchand de gants, d’Herblay, il fait des gants à la fronde ; et à vous, Scarron, mon boulanger avec un crédit illimité : il fait des pains à la fronde qui sont excellents.

Aramis prit le cordon et le noua autour de son chapeau.

En ce moment la porte s’ouvrit, et le laquais cria à haute voix :

Mme  la duchesse de Chevreuse !

Au nom de Mme  de Chevreuse, tout le monde se leva. Scarron dirigea vivement son fauteuil du côté de la porte. Raoul rougit. Athos fit un signe à Aramis, qui alla se tapir dans l’embrasure d’une fenêtre.

Au milieu des compliments respectueux qui l’accueillirent à son entrée, la duchesse cherchait visiblement quelqu’un ou quelque chose. Enfin elle distingua Raoul, et ses yeux devinrent étincelants ; elle aperçut Athos, et devint rêveuse ; elle vit Aramis dans l’embrasure de sa fenêtre, et fit un imperceptible mouvement de surprise derrière son éventail.

— À propos, dit-elle, comme pour chasser les idées qui l’envahissaient malgré elle, comment va ce pauvre Voiture ? Savez-vous, Scarron ?

— Comment, M. Voiture est malade ? demanda le seigneur qui avait parlé à Athos dans la rue Saint-Honoré ; et qu’a-t-il donc fait encore ?

— Il a joué sans avoir eu le soin de faire prendre par son laquais des chemises de rechange, dit le coadjuteur, de sorte qu’il a attrapé un froid et s’en va mourant.

— Où donc cela ?

— Eh mon Dieu ! chez moi. Imaginez donc que le pauvre Voiture avait fait un vœu solennel de ne plus jouer. Au bout de trois jours, il n’y peut plus tenir, et s’achemine vers l’archevêché pour que je le relève de son vœu. Malheureusement, en ce moment-là, j’étais en affaires très sérieuses avec ce bon conseiller Broussel, au plus profond de mon appartement, lorsque Voiture aperçoit le marquis de Luynes à une table et attendant un joueur. Le marquis l’appelle, l’invite à se mettre à table. Voiture répond qu’il ne peut pas jouer que je ne l’aie relevé de son vœu. Luynes s’engage en mon nom, prend le péché pour son compte ; Voiture se met à table, perd quatre cents écus, prend froid en sortant et se couche pour ne plus se relever.

— Est-il donc si mal que cela, ce cher Voiture ? demanda Aramis à demi caché derrière son rideau de fenêtre.

— Hélas ! répondit M. Ménage, il est fort mal, et ce grand homme va peut-être nous quitter, deseret orbem.

— Bon, dit avec aigreur Mlle  Paulet, lui, mourir ! il n’a de garde ! il est entouré de sultanes comme un Turc. Mme  de Saintot est accourue et lui donne des bouillons, la Renaudot lui chauffe ses draps, et il n’y a pas jusqu’à notre amie, la marquise de Rambouillet, qui ne lui envoie des tisanes.

— Vous ne l’aimez pas, ma chère Parthénie, dit en riant Scarron.

— Oh ! quelle injustice, mon cher malade ! je le hais si peu que je ferais dire avec plaisir des messes pour le repos de son âme.

— Vous n’êtes pas nommée Lionne pour rien, ma chère, dit Mme  de Chevreuse de sa place, et vous mordez rudement.

— Vous maltraitez fort un grand poète, madame, hasarda Raoul.

— Un grand poète, lui ?… Allons, on voit bien, vicomte que vous arrivez de province, comme vous me le disiez tout à l’heure, et que vous ne l’avez jamais vu. Lui ! un grand poète ? eh ! il a à peine cinq pieds.

— Bravo ! bravo ! dit un grand homme sec et noir avec une moustache orgueilleuse et une énorme rapière. Bravo, belle Paulet ! il est temps enfin de remettre ce petit Voiture à sa place. Je déclare hautement que je crois me connaître en poésie, et que j’ai toujours trouvé la sienne fort détestable.

— Quel est donc ce capitan, monsieur ? demanda Raoul à Athos.

— M. de Scudéry.

— L’auteur de la Clélie et du Grand Cyrus ?

— Il les a composés de compte à demi avec sa sœur, qui cause en ce moment avec cette jolie personne, là-bas, près de M. Scarron.

Raoul se retourna et vit effectivement deux figures nouvelles qui venaient d’entrer : l’une, toute charmante, toute frêle, toute triste, encadrée dans de beaux cheveux noirs, avec des yeux veloutés comme ces belles fleurs violettes de la pensée sous lesquelles étincelle un calice d’or ; l’autre femme, semblant tenir celle-ci sous sa tutelle, était froide, sèche et jaune, une véritable figure de duègne ou de dévote.

Raoul se promit bien de ne pas sortir du salon sans avoir parlé à la belle jeune fille aux yeux veloutés, qui par un étrange jeu de la pensée, venait, quoiqu’elle n’eût aucune ressemblance avec elle, de lui rappeler sa pauvre petite Louise, qu’il avait laissée souffrante au château de La Vallière, et qu’au milieu de tout ce monde il avait oubliée un instant.

Pendant ce temps, Aramis s’était approché du coadjuteur, qui, avec une mine toute rieuse, lui avait glissé quelques mots à l’oreille. Aramis, malgré sa puissance sur lui-même, ne put s’empêcher de faire un léger mouvement.

— Riez donc, lui dit M. de Retz ; on nous regarde.

Et il le quitta pour aller causer avec Mme  de Chevreuse, qui avait un grand cercle autour d’elle.

Aramis feignit de rire pour dépister l’attention de quelques auditeurs curieux, et, s’apercevant qu’à son tour Athos était allé se mettre dans l’embrasure de la fenêtre où il était resté quelque temps, il s’en fut, après avoir jeté quelques mots à droite et à gauche, le rejoindre sans affectation.

Aussitôt qu’ils se furent rejoints, ils entamèrent une conversation accompagnée de force gestes. Raoul alors s’approcha d’eux, comme le lui avait recommandé Athos.

— C’est un rondeau de M. Voiture que me débite M. l’abbé, dit Athos à haute voix, et que je trouve incomparable.

Raoul demeura quelques instants près d’eux, puis il alla se confondre au groupe de Mme  de Chevreuse, dont s’étaient rapprochées Mlle  Paulet d’un côté et Mlle  de Scudéry de l’autre.

— Eh bien ! moi, dit le coadjuteur, je me permettrai de n’être pas tout à fait de l’avis de M. de Scudéry ; je trouve au contraire que M. de Voiture est un poète, mais un pur poète. Les idées politiques lui manquent complètement.

— Ainsi donc ? demanda Athos.

— C’est demain, dit précipitamment Aramis.

— À quelle heure ?

— À six heures.

— Où cela ?

— À Saint-Mandé.

— Qui vous l’a dit ?

— Le comte de Rochefort.

Quelqu’un s’approchait.

— Et les idées philosophiques ? C’étaient celles-là qui lui manquaient à ce pauvre Voiture. Moi je me range à l’avis de M. le coadjuteur : pur poète.

— Oui certainement, en poésie il était prodigieux, dit Ménage, et toutefois la postérité, tout en l’admirant, lui reprochera une chose, c’est d’avoir amené dans la facture du vers une trop grande licence ; il a tué la poésie sans le savoir.

— Tué, c’est le mot, dit Scudéry.

— Mais quels chefs-d’œuvre que ses lettres, observa Mme  de Chevreuse.

— Oh ! sous ce rapport, dit Mlle  de Scudéry, c’est un illustre complet.

— C’est vrai, répliqua Mlle  Paulet, mais tant qu’il plaisante ; car dans le genre épistolaire sérieux il est pitoyable, et s’il ne dit les choses très crûment, vous conviendrez qu’il les dit fort mal.

— Mais vous conviendrez au moins que dans la plaisanterie il est inimitable.

— Oui, certainement, reprit Scudéry en tordant sa moustache ; je trouve seulement que son comique est forcé et sa plaisanterie par trop familière. Voyez sa Lettre de la carpe au brochet.

— Sans compter, ajouta Ménage, que ses meilleures inspirations lui venaient de l’hôtel Rambouillet. Voyez Zélide et Alcidalée.

— Quant à moi, dit Aramis en se rapprochant du cercle et en saluant respectueusement Mme  de Chevreuse, qui lui répondit par un gracieux sourire ; quant à moi, je l’accuserai encore d’avoir été trop libre avec les grands. Il a manqué souvent à Mme  la Princesse, à M. le maréchal d’Albret, à M. de Schomberg, à la reine elle-même.

— Comment à la reine ? demanda Scudéry en avançant la jambe droite comme pour se mettre en garde ; morbleu ! je ne savais pas cela. Et comment donc a-t-il manqué à Sa Majesté ?

— Ne connaissez-vous donc pas sa pièce : Je pensais ?

— Non, dit Mme  de Chevreuse.

— Ni moi, dit Mlle  de Scudéry.

— Ni moi non plus, dit Mlle  Paulet.

— En effet, je crois que la reine l’a communiquée à peu de personnes ; mais moi je la tiens de mains sûres.

— Et vous la savez ?

— Je me la rappellerais, je crois.

— Voyons ! voyons ! dirent toutes les voix.

— Voici dans quelle occasion la chose a été faite, dit Aramis. M. de Voiture était dans le carrosse de la reine, qui se promenait en tête à tête avec lui dans la forêt de Fontainebleau. Il fit semblant de penser pour que la reine lui demandât à quoi il pensait, ce qui ne manqua point.

— À quoi pensez-vous donc, monsieur Voiture ? demanda Sa Majesté.

Voiture sourit, fit semblant de réfléchir cinq secondes pour qu’on crût qu’il improvisait, et répondit :


Je pensais que la destinée,
Après tant d’injustes malheurs,
Vous a justement couronnée
De gloire, d’éclat et d’honneurs ;
Mais que vous étiez plus heureuse
Lorsque vous étiez autrefois,
Je ne dirai pas amoureuse…
La rime le veut toutefois.


Scudéry, Ménage et Mlle  Paulet haussèrent les épaules.

— Attendez, attendez, dit Aramis, il y a trois strophes.

— Oh ! dites trois couplets, s’écria Mlle  de Scudéry, c’est tout au plus une chanson.


Je pensais que ce pauvre Amour,
Qui toujours vous prêta ses armes,
Est banni loin de votre cour,
Sans ses traits, son arc et ses charmes ;
Et de quoi je puis profiter
En passant près de vous, Marie,
Si vous pouvez si maltraiter
Ceux qui vous ont si bien servie.


— Oh ! quant à ce dernier trait, dit Mme  de Chevreuse, je ne sais s’il est dans les règles poétiques, mais je demande grâce pour lui comme vérité, et Mme  de Hautefort et Mme  de Sennecey se joindront à moi s’il le faut, sans compter M. de Beaufort.

— Allez, allez, dit Scarron, cela ne me regarde plus : depuis ce matin je ne suis plus son malade.

— Et le dernier couplet ? dit Mlle de Scudéry, le dernier couplet, voyons.

— Le voici, dit Aramis ; celui-ci a l’avantage de procéder par noms propres, de sorte qu’il n’y a pas à s’y tromper.


Je pensais — nous autres poètes,
Nous pensons extravagamment —
Ce que dans l’humeur où vous êtes
Vous feriez, si dans ce moment
Vous avisiez en cette place
Venir le duc de Buckingham,
Et lequel serait en disgrâce
Du duc ou du père Vincent[1].


À cette dernière strophe, il n’y eut qu’un cri sur l’impertinence de Voiture.

— Mais, dit à demi-voix la jeune fille aux yeux veloutés, mais j’ai le malheur de les trouver charmants, moi, ces vers.

C’était aussi l’avis de Raoul, qui s’approcha de Scarron et lui dit en rougissant :

— Monsieur Scarron, faites-moi donc l’honneur, je vous prie, de me dire quelle est cette jeune dame qui est seule de son opinion contre toute cette illustre assemblée ?

— Ah ! Ah ! mon jeune vicomte, dit Scarron, je crois que vous avez envie de lui proposer une alliance offensive et défensive.

Raoul rougit de nouveau.

— J’avoue, dit-il, que je trouve ces vers fort jolis.

— Et ils le sont en effet, dit Scarron ; mais chut, entre poètes, on ne dit pas de ces choses-là.

— Mais moi, dit Raoul, je n’ai pas l’honneur d’être poète, et je vous demandais…

— C’est vrai, quelle était cette jeune dame, n’est-ce pas ? C’est la belle Indienne.

— Veuillez m’excuser, Monsieur, dit en rougissant Raoul, mais je n’en sais pas plus qu’auparavant… Hélas ! je suis provincial.

— Ce qui veut dire que vous ne connaissez pas grand’chose au phébus qui ruisselle ici de toutes les bouches. Tant mieux, jeune homme, tant mieux ! Ne cherchez pas à comprendre, vous y perdriez votre temps, et quand vous le comprendrez, il faut espérer qu’on ne le parlera plus.

Ainsi, vous me pardonnez, monsieur, dit Raoul, et vous daignerez me dire quelle est la personne que vous appelez la belle Indienne ?

— Oui, certes, c’est une des plus charmantes personnes qui existent : Mlle Françoise d’Aubigné.

— Est-elle de la famille du fameux Agrippa, l’ami du roi Henri IV ?

— C’est sa petite-fille. Elle arrive de la Martinique ; voilà pourquoi je l’appelle la belle Indienne.

Raoul ouvrit des yeux excessifs, et ses yeux rencontrèrent ceux de la jeune dame, qui sourit.

On continuait à parler de Voiture.

— Monsieur, dit Mlle d’Aubigné en s’adressant à son tour à Scarron, comme pour entrer dans la conversation qu’il avait avec le jeune vicomte, n’admirez-vous pas les amis du pauvre Voiture ? Mais écoutez donc comme ils le plument tout en le louant ! L’un lui ôte le bon sens, l’autre la poésie, l’autre l’originalité, l’autre le comique, l’autre l’indépendance, l’autre… Eh mais, bon Dieu ! que vont-ils donc lui laisser, à cet illustre complet, comme a dit Mlle  de Scudéry. ?

Scarron se mit à rire, et Raoul aussi. La belle Indienne, étonnée elle-même de l’effet qu’elle avait produit, baissa les yeux et reprit son air naïf.

— Voilà une spirituelle personne, dit Raoul.

Athos, toujours dans l’embrasure de la fenêtre, planait sur toute cette scène le sourire du dédain sur les lèvres.

— Appelez donc M. le comte de La Fère, dit Mme  de Chevreuse au coadjuteur, j’ai besoin de lui parler.

— Et moi, dit le coadjuteur, j’ai besoin qu’on croie que je ne lui parle pas. Je l’aime et l’admire, car je connais ses anciennes aventures, quelques-unes du moins ; mais je ne compte le saluer qu’après-demain matin.

— Et pourquoi après-demain matin ? demanda Mme  de Chevreuse.

— Vous saurez cela demain soir, dit le coadjuteur en riant.

— En vérité, mon cher Gondy, dit la duchesse, vous parlez comme l’Apocalypse. Monsieur d’Herblay, ajouta-t-elle en se retournant du côté d’Aramis, voulez-vous bien encore une fois être mon servant ce soir ?

— Comment donc, duchesse ! dit Aramis ; ce soir, demain, toujours, ordonnez.

— Eh bien ! allez me chercher le comte de La Fère, je veux lui parler.

Aramis s’approcha d’Athos et revint avec lui.

— Monsieur le comte, dit la duchesse en remettant une lettre à Athos, voici ce que je vous ai promis. Notre protégé sera parfaitement reçu.

— Madame, dit Athos, il est bien heureux de vous devoir quelque chose.

— Vous n’avez rien à lui envier sous ce rapport ; car, moi, je vous dois de l’avoir connu, répliqua la malicieuse femme avec un sourire qui rappela Marie Michon à Aramis et à Athos.

Et à ce mot elle se leva et demanda son carrosse. Mlle  Paulet était déjà partie ; Mlle  de Scudéry partait.

— Vicomte, dit Athos en s’adressant à Raoul, suivez Mme  la duchesse de Chevreuse ; priez-la qu’elle vous fasse la grâce de prendre votre main pour descendre, et en descendant, remerciez-la.

La belle Indienne s’approcha de Scarron pour prendre congé de lui.

— Vous vous en allez déjà ? dit-il.

— Je m’en vais une des dernières, comme vous le voyez. Si vous avez des nouvelles de M. de Voiture, et qu’elles soient bonnes surtout, faites-moi la grâce de m’en envoyer demain.

— Oh ! maintenant, dit Scarron, il peut mourir.

— Comment cela ? dit la jeune fille aux yeux de velours.

— Sans doute, son panégyrique est fait.

Et l’on se quitta en riant, la jeune fille se retournant pour regarder le pauvre paralytique avec intérêt, le pauvre paralytique la suivant des yeux avec amour.

Peu à peu les groupes s’éclaircirent. Scarron ne fit pas semblant de voir que certains de ses hôtes s’étaient parlé mystérieusement, que des lettres étaient venues pour plusieurs, et que sa soirée semblait avoir eu un but mystérieux qui s’écartait de la littérature, dont on avait cependant tant fait bruit. Mais qu’importait à Scarron ? on pouvait maintenant fronder chez lui tout à l’aise : depuis le matin, comme il l’avait dit, il n’était plus le malade de la reine.

Quant à Raoul, il avait en effet accompagné la duchesse jusqu’à son carrosse, où elle avait pris place en lui donnant sa main à baiser ; puis, par un de ses fous caprices qui la rendaient si adorable et surtout si dangereuse, elle l’avait saisi tout à coup par la tête et l’avait embrassé au front en lui disant :

— Vicomte, que mes vœux et ce baiser vous portent bonheur !

Puis elle l’avait repoussé et avait ordonné au cocher de toucher à l’hôtel de Luynes. Le carrosse était parti : Mme  de Chevreuse avait fait au jeune homme un dernier signe par la portière, et Raoul était remonté tout interdit.

Athos comprit ce qui s’était passé et sourit.

— Venez, vicomte, dit-il, il est temps de vous retirer ; vous partez demain pour l’armée de M. le Prince, dormez bien votre dernière nuit de citadin.

— Je serai donc soldat ? dit le jeune homme ; oh ! monsieur, merci de tout mon cœur !

— Adieu ! comte, dit l’abbé d’Herblay ; je rentre dans mon couvent.

— Adieu, l’abbé, dit le coadjuteur, je prêche demain et j’ai vingt textes à consulter ce soir.

— Adieu, Messieurs, dit le comte ; moi je vais dormir vingt-quatre heures de suite, je tombe de lassitude.

Les trois hommes se saluèrent et partirent après avoir échangé un dernier regard. Scarron les suivait du coin de l’œil à travers les portières de son salon.

— Pas un d’eux ne fera ce qu’il dit, murmura-t-il avec son petit sourire de singe ; mais qu’ils aillent, les braves gentilshommes ! Qui sait s’ils ne travaillent pas à me faire rendre ma pension ! Ils peuvent remuer les bras, eux, c’est beaucoup ; hélas ! moi je n’ai que la langue, mais je tâcherai de prouver que c’est quelque chose. Holà ! Champenois, voilà onze heures qui sonnent ; venez me rouler vers mon lit… En vérité, cette demoiselle d’Aubigné est bien charmante !

Sur ce, le pauvre paralytique disparut dans sa chambre à coucher, dont la porte se referma derrière lui, et les lumières s’éteignirent l’une après l’autre dans le salon de la rue des Tournelles.


  1. Le père Vincent était le confesseur de la reine.