Vingt années de Paris/À l’École des Beaux-Arts

C. Marpon et E. Flammarion, éditeurs (p. 125-136).


À L’ÉCOLE DES BEAUX-ARTS



Jeudi prochain, 25 mars, tous les jeunes Français, illusionnés d’art, pourront se présenter au concours des prix de Rome, et tenter la première épreuve de peinture. Ils seront un peu moins d’une soixantaine — je connais cela — réunis, aux premières lueurs de l’aube, dans la troisième cour, à gauche, de l’École des Beaux-Arts, armés d’une boîte à couleurs, d’un chevalet portatif, d’une toile « de 6 », et munis d’un petit pain d’un sou.

Il y a vingt ans, à pareille époque, j’étais de la fête ; je voudrais pouvoir en être encore. Je n’avais point fermé l’œil de la nuit précédente ; si l’on m’avait proposé de renoncer au concours, pour être, tout simplement, sur l’heure, Vélasquez ou Titien, j’aurais eu un beau rire de dédain et de refus. La plupart des concurrents, jeudi, seront tout pareils à ce que j’étais.

Tout pareillement aussi, un gardien les appellera nominativement, tour à tour, selon l’ordre des inscriptions prises dans le courant de la semaine ; il fera le simulacre de les fouiller, pour constater qu’ils n’ont apporté aucun document, croquis ou calque de maître. Un à un, ils graviront le petit escalier raide qui mène au lieu du concours, déboucheront dans un long couloir, orné, en son milieu, de poêles en fonte espacés, percé, à droite et à gauche, d’étroites logettes.

Chacun choisira la sienne ; puis tous attendront, par groupes de camarades, l’arrivée du programme que sont en train d’élaborer les professeurs. Pour tuer le temps, on se regarde, on se rapproche, quand on se connaît ; on fait, aux inconnus, des scies. Blaguer le nouveau, c’est la tradition. Je me rappelle avoir été scié par Lambron, le beau Lambron, le peintre des croque-morts. J’avais dix-sept ans, les yeux bleus, les cheveux longs. Il m’accabla d’une série de plaisanteries qui me confusionnèrent beaucoup, tout en me paraissant d’un goût douteux.

La gaieté, d’ailleurs, est rarement affinée, chez les jeunes gens, peintres ou sculpteurs. Dès l’enfance, marqués au front de la folie spéciale qui prendra leur vie, rarement ils font leurs études, observent autrement que par les yeux, soumettent leur esprit au crible de la fréquentation.

Beaucoup sont pauvres et, nobles d’aspiration, par nature, sortent de souche esclave.

De là, cette vulgarité dans l’expression parlée, cette lourdeur dans les relations, cette inélégance des façons et de la tenue, ces espiègleries brutales dont l’usage commence à décroître, mais dont la légende est toujours en faveur : de l’Échelle de la Broche en dos, du cheval mis en couleur, dans la cour de l’Institut, pendant que son cavalier rendait visite à Vernet ; du camarade exposé nu, sur un toit, l’hiver, et succombant au froid.

J’y ajouterai deux traits que je tiens d’un vieux, d’un ancien, du temps où l’on payait encore un sou pour passer le pont des Arts, et où le pont Neuf était, à droite et à gauche, flanqué de niches en pierre où de petits marchands débitaient leurs produits.

— Quelquefois, me disait Henri Rousseau, riant encore, — car il était resté primitif et mal dégrossi, — quelquefois, pour économiser un quart d’heure de trajet, ceux qui habitaient la rive droite se décidaient, au sortir de l’École, à prendre le pont des Arts ; et, pour rire, ceux qui habitaient la rive gauche les accompagnaient, en grande partie. On prenait son élan, dès l’Institut, et, au grand galop, on se précipitait sur les planches du pont sonore, tandis que l’invalide préposé au contrôle, se jetant hors de sa guérite, essayait de prévenir son collègue de l’autre bout, par des signaux désespérés.

Mais alors, un des grands de la bande, l’homme à barbe du tas, l’arrêtait d’un air protecteur, disant : « Laissez donc ! ce sont des enfants ; je vais payer. » Et tandis que le malheureux invalide, à demi rasséréné, guignait, du coin de l’œil, le tourbillon disparaissant, lui semblait compter autant de sous que de fuyards, puis, tout à coup, les voyant hors d’atteinte, campait un sou unique dans la main du garde, et ricanait : « Tiens ! voilà pour moi, vieux serin ; eux, je ne les connais pas. » Et il s’en allait, superbe.

Une autre fois, un des rapins ayant eu maille à partir avec une marchande de beignets du pont Neuf, on résolut de le venger. L’un des meneurs alla commander à la pauvre cent beignets pour la sortie de l’École. — Ayez soin qu’ils soient bien chauds pour six heures, lui répéta-t-il avec instance. La malheureuse prépara les cent beignets, les sortit de la poêle, à l’instant même où arrivaient les cent drôles. Alors on lui demanda : « Sont-ils bien chauds ? »

— Oh ! oui, messieurs. — Bien chauds ! brûlants !

— Eh bien, alors, — et le chœur tout entier des polissons hurlait, — eh bien alors, une !… deux !… trois !… f… lanquez-vous les au… rein !

Voilà donc le genre de plaisanterie, la monnaie d’esprit dont on fête les nouveaux venus. Le couloir des loges s’emplit de quolibets et de rires ; les voix de gorge et les voix de tête résonnent, roulant d’échos en échos… Tout à coup, profond silence ; voilà le programme qu’on apporte, le texte du sujet de concours, en quelques lignes, sur papier timbré du sceau de l’École et qu’on accroche, après lecture officielle, aux murs de la chambrée.

C’est généralement une belle parole de l’histoire sainte ou païenne. Il s’agit d’exprimer, avec des tons, des contours et des plis d’étoffe, l’éloquence d’un Gracque ou d’un Machabée !

Comment les pauvres diables s’y prennent-ils pour allumer leur jeune imagination à ces vieilles cendres, depuis trois mille ans éteintes ? Où prennent-ils l’enthousiasme ? Où le renseignement ? Tout le monde se met à l’œuvre aussitôt ; il faut qu’au soir, l’esquisse soit terminée, rendue au gardien, qui les range au fur et à mesure. Les malins, ceux qui ont échappé au contrôle de l’entrée, tirent en hâte, de leurs poches, les calques de vieilles gravures qu’ils ont apportées, tant bien que mal adaptent, au sujet prescrit, les plis, les attitudes d’un vieux poncif. Les autres font comme ils peuvent. Et quand le jour décline, ils s’en vont incertains, inquiets, moins brillants que le matin. L’impassible gardien met sous clé soixante toiles de 6, à jamais barbouillées.

Deux jours après, le jugement sera rendu : vingt élèves, sur cette première épreuve, seront admis au concours « de la figure peinte ». Enfin, dix, de ces vingt, monteront définitivement en loges, pour, de nouveau et plus amplement, peindre une belle parole de l’antiquité.

Le vainqueur de ces dix aura le Prix de Rome. C’est-à-dire que, honoré de la faveur patriotique et d’une subvention de l’État, au lieu d’être un artiste, une sorte d’initiateur, de prophète, ému au cours de sa vie, laissant, en ses œuvres, trace de son temps pour la postérité, il s’étudiera à refaire du vieux, loin de son pays, refroidissant sa flamme aux marbres émiettés de l’irrémédiable Italie, épuisant son amour aux grandes filles en pain d’épice du Transtévère, égrenant ses belles années dans la poussière et l’ennui des choses mortes.

Puis, si vraiment il est marqué du signe auquel on reconnaît les peintres majestueux, il reviendra vieillir en France, investi des commandes officielles, déposant sans relâche, le long des murs, de vastes et insipides pastiches des écoles enterrées.

Qu’importe !… Allez au premier essai du concours, enfants. Si, quelque jour, un souffle d’amour réel pour l’Art et la Vérité vous emplit les poumons, si la poignante et auguste Réalité vous fait battre le cœur, vous saurez bien, de vous-même, rejeter la guenille moisie et cuistrale qu’on vous impose. Allez, pendant tout un jour, manger votre pain blanc de jeunesse, au fumet vertigineux de l’Espérance…

Et soyez émus devant vos professeurs, comme je le fus, autrefois, devant Horace Vernet :

Voilà longtemps déjà. C’était près de l’École : je voyais venir à moi, sec, astiqué, cambré, ce petit vieux gaillard, qu’il convient de ne point rapprocher de Delacroix, par exemple, mais qui n’en déroulait pas moins les Smala, du bout de la brosse, avec une certaine désinvolture.

Il fumait un énorme cigare, et j’avais aux doigts les premières cigarettes.

— Si je lui demandais du feu ? pensai-je.

On a de ces audaces ravies, dans l’enfance. Horace Vernet s’y prêta fort bien, souriant. Mais moi, perdant la tête, rouge au delà des oreilles, je laissai choir ma cigarette, la ramassai, de plus en plus confus ; puis, prenant le cigare qui me parut éteint, songeant peut-être, dans mon délire, à le raviver, je l’approchai de mes lèvres, avec un trouble tel que je mis dans ma bouche le côté du feu.

— Bon ! ce n’est rien ; du feu, vous en avez là, me dit le vieillard, en me touchant le front ; et riant d’un rire qui fit vaciller les longues pointes gommées de sa moustache ; il ajouta :

— Vous en avez là ! vous serez un artiste…

Hélas !