Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 45

Librairie de Firmin Didot Frères (p. 137-140).



LETTRE XLV.


(Écrite la veille et jointe au billet précédent.)
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Mercredi, à minuit et demi.


Ô chère et tendre amie ! je suis le plus heureux des hommes ! la joie trouble tellement mes esprits que je sais à peine ce que j’écris. Enfin il n’y a plus d’obstacles à notre bonheur. Mon oncle renonce tout à fait à toi, il se marie, il épouse madame de B… : et je pars à l’instant pour être un des témoins de leur mariage qui se fait secrètement cette nuit même à la campagne.

Personne n’a su ce grand secret qu’au dernier moment. C’est le baron de G… qui, pendant le concert, est venu me l’apprendre de la part de mon oncle, en m’invitant à me trouver au château de B… à une heure du matin. Juge de ma surprise, de mes transports ! j’avais peine à les renfermer dans mon cœur. Mais ce n’est pas tout. Ce jour devait être de toute façon le plus beau de ma vie. Comme le baron me quittait, j’ai vu entrer madame de B… Le ciel, l’amour m’ont tout à coup inspiré l’heureuse idée de l’intéresser à mon sort, et d’obtenir par elle ce que mon oncle me promet depuis si longtemps. Il m’a paru qu’il ne pourrait rien lui refuser aujourd’hui, et je ne me suis pas trompé. Enfin, chère amie, tout ce que j’ai le temps de te dire, c’est que je l’ai trouvé chez elle, qu’il lui a promis de terminer demain tous nos différends de famille, et qu’il m’assure en même temps un titre et une fortune qui passent tout ce que j’ai jamais pu espérer. Ô Dieu ! combien je suis heureux !… Encore un jour de contrainte, et nous serons donc l’un à l’autre ! Je puis donc t’offrir un rang digne de toi ! Tu n’auras donc pas à déchoir en te donnant à ton ami… Mais, que tu m’as fait de mal ce soir, pendant cette longue conversation avec madame de B… ! Quand elle m’a prié de la reconduire, j’étais si troublé de l’état où je te voyais, que j’ai failli vingt fois trahir notre secret, et perdre dans un instant le fruit de tant de soins et de mystères. J’ai trouvé le moyen de passer près de toi, et de te dire quelques mots que mes regards et mes signes auraient dû te faire comprendre ; mais, pauvre amie, étais-tu en état de m’entendre ?… que je souffrais en te quittant !… Mais je m’arrête ; tu meurs d’inquiétude, et je me reproche chaque seconde que j’emploie à te consoler. Adieu en hâte, adieu, douce et chère moitié de moi-même ; adieu, je pars et te presse mille fois contre mon cœur tout rempli de toi.

P. S. Je rouvre ma lettre. Je viens d’en recevoir une de madame de B… Ah ! bien chère amie ! que je vais t’affliger encore ! Elle me prie de l’attendre, elle va venir me prendre avec sa mère. Au moment de partir, le prince a été appelé à la cour ; il me charge d’accompagner ces dames, et d’excuser son retard près de ses amis. Bien plus ; forcé de revenir dès le matin, il veut que je reste à la campagne, et que ce soit moi qui amène le soir madame de B… à une fête qu’il donne, et à la fin de laquelle le mariage sera déclaré. Je n’ose croire que je pourrai m’échapper. Que le temps va te paraître long ! Que ne vas-tu pas supposer ? Mais, tu le vois, je te dis tout ; je n’ai pas une pensée, une crainte, un sentiment, qui ne t’ait pour objet. Au nom du ciel, sois heureuse ! je serai chez toi demain matin à dix heures. J’aurai déjà tout disposé pour notre union si désirée. Ô bonheur ! ô délices ! ce sera donc ma femme, mon amie, ma bien-aimée, la compagne assurée de toute ma vie, que je vais presser sur mon cœur !… J’entends une voiture. Madame de B… arrive… Elle me fait appeler… Adieu, chère et tendre amie, tu recevras cette lettre dans un instant. Je pars tranquille. Adieu, adieu, à demain ; sois heureuse, je t’en conjure encore.

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