Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 37

Librairie de Firmin Didot Frères (p. 117-120).



LETTRE XXXVII.

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Lisez.


Madame,


Ma main tremble en écrivant cette lettre. J’ai pu résister au coup affreux que vous m’avez porté ; vous étiez malheureuse et vous aviez besoin de moi ; mais mon courage s’évanouit tout entier à l’idée du mal que je vais vous faire. Il est au-dessus de mes forces de remplir moi-même cette cruelle tâche. Cette lettre me précédera ; mais je la suivrai bientôt, pour vous porter les consolations d’un cœur accoutumé à vous aimer sans espoir.

J’ai fait pour vous, madame, ce qu’aucune puissance sur la terre n’aurait pu me faire faire. J’ai séduit les gens de madame de B… Ils m’ont appris tout ce qu’ils savent, préparez-vous à tout.

C’est avec elle en effet que votre ami est parti cette nuit ; mais une autre dame qu’on n’aura pas remarquée l’accompagnait. Ils sont allés à sa campagne, où plusieurs amis les attendaient. En arrivant, madame de B… a renvoyé tous ses gens à la ville, à l’exception de quelques personnes de confiance ; mais on n’a pu leur laisser ignorer entièrement la cause de tant de mystères. Au nom de ciel, madame, rassemblez ici vos forces ; ma propre émotion redouble tellement que vous aurez peine à lire ces caractères. Madame de B… a dû être mariée secrètement cette nuit. On ne sait pas avec qui ; mais tout le monde est revenu ce matin à la ville, à l’exception de cette dame et de votre ami, et cette dernière circonstance fixe l’opinion sur lui. On va même jusqu’à dire que le prince de R… a mis à ce prix l’arrangement de ses affaires de famille qui viennent d’être terminées, et qu’il donne ce soir à ce sujet une fête à la fin de laquelle le mariage sera déclaré.

Je ne vous cache rien, madame ; vous l’avez exigé, et je crois que votre âme supportera plutôt un grand malheur qu’une plus longue incertitude ; mais je vous le demande à genoux, attendez, avant de rien croire, que je m’assure par moi-même de la vérité de ces bruits, qui peuvent n’être que de ridicules conjectures. Le prince de R… donne en effet une fête ce soir. Plusieurs personnes que j’ai vues allaient s’y rendre. Je vais m’établir à sa porte, dans ma voiture, qui ne sera pas remarquée dans la foule, et d’où je pourrai reconnaître les personnes qui arriveront. Un homme sûr observera et s’informera de son côté, et si madame de B… et votre ami paraissent, si le bruit de leur mariage se confirme, recevez ma parole, cette parole à laquelle je n’ai jamais manqué, que j’irai à l’instant vous le dire.

Enfin, madame, apprenez ce que je viens d’apprendre moi-même, et que l’honneur indigné vous donne un courage qui vous est si nécessaire. Votre amour, qui s’est trahi dans mille circonstances, n’est plus un secret que pour peu de personnes, et s’il était vrai que votre ami vous eût abandonnée si lâchement, s’il avait méconnu à ce point l’ange que le ciel lui avait donné dans sa bonté, ce ne serait pas du désespoir qu’il faudrait ; votre honneur aurait besoin d’une réparation éclatante. Il me reste donc un bonheur à goûter sur la terre. Je puis vous venger, ou mourir pour vous.


Alfred, comte de ***.
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