Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 31

Librairie de Firmin Didot Frères (p. 97-99).



LETTRE XXXI.

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Les heures s’écoulent, la nuit s’approche, et rien ! rien ! pas une ligne, pas un mot, pas un de ces simples égards que l’indifférence même ne refuserait pas au cœur malheureux et souffrant !… Adieu donc !

Adieu, ingrat ; adieu, parjure ; adieu, lâche et indigne amant ! Tu t’es fait un jeu cruel de tout ce qu’il y a de plus sacré dans l’univers, de la foi des promesses, de l’honneur d’une femme, des transports de l’amour, des épanchements d’une âme pure qui s’élançait vers toi ! mais ne crois pas que ce crime du cœur restera impuni. La nature ne plie pas ses lois à la folle inconstance des hommes. Il y a entre deux êtres qui se sont aimés des liens sacrés et involontaires qu’on ne rompt pas si facilement, et qui, pour le supplice de l’amant infidèle, enchaînent encore son cœur longtemps après qu’il croit les avoir brisés.

Voilà le sort qui t’attend ; le voilà, perfide ! mon image te poursuivra jusque dans les bras de cette femme ; tu ne verras jamais sans tressaillir les lieux que nous avons parcourus ensemble. Dans le monde même, dans ce monde frivole où l’oubli des chagrins semble le premier des devoirs, un mot, un geste d’une autre femme me rappelleront subitement à ta pensée ; la forme, la couleur d’un vêtement te causera un frémissement involontaire. Si c’est l’ambition qui me ravit ton cœur (et cela est possible), elle deviendra pour toi une nouvelle source de tourments ; heureux, je manquerai à ton bonheur ; honoré, je manquerai à ta gloire ; malheureux, je manquerai à ta consolation ; car l’amour véritable se compose de tant de choses ! Tu sentiras à chaque instant du jour qu’il n’est pas donné à l’homme de trouver deux fois une âme qui sympathise en tout avec la sienne ; cette idée s’attachera à mon souvenir, que pour ton malheur elle embellira de plus d’attraits que je n’en ai jamais eu. Tu t’exagéreras tour à tour ces vains agréments, ces talents surtout qui flattent tant les hommes, et dont la femme qui aime fait si peu de cas. L’univers même, l’univers, où tu ne me verras plus, ne sera pour toi qu’une vaste solitude ; tu me regretteras enfin à ton dernier soupir ; et moi, dans la tombe où tu me fais descendre… (car ce n’est pas un mot, une vaine expression ; je ne puis vivre longtemps dans l’état affreux où je suis. Charles qui ne me quitte plus, mes femmes qui m’entourent et qui pleurent, tout me dit que mon malheur va finir avec ma vie). Mais moi, dans la tombe où tu me fais descendre, moi, trahie, abandonnée, perdue ; moi, je n’emporte au moins que la douleur d’avoir été trompée ! Adieu !

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