Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 27

Librairie de Firmin Didot Frères (p. 78-88).



LETTRE XXVII.

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Je reprends la plume, je suis bien mal. Charles me conjure de ne pas écrire ; mais le puis-je ? Lisez, lisez cette lettre, c’est la dernière que vous recevrez de moi ; on vous la remettra quand je ne serai plus. Apprenez mon malheur… le vôtre… ah ! mon Dieu !…

Par où commencer ? je ne sais ! je vois à peine ce que j’écris. Je suis partie au désespoir, je vous l’ai dit :… je suis partie, seule, à pied ; mes jambes tremblaient, une sueur froide couvrait mon front, une voix secrète me criait que j’allais à ma perte. Ah ! pourquoi ne l’ai-je pas écoutée ? Mais l’image de cette femme qui vous enlevait au milieu de la nuit semblait comme une furie s’attacher à me poursuivre. Hors de moi, je marchais avec tant d’agitation que je me trouvai près de votre demeure quand je m’en croyais encore bien loin. Que dans l’égarement de la passion nous savons peu nous-mêmes ce que nous désirons ! Je brûlais d’arriver ; mais quand je commençai à apercevoir votre porte, quand je vins à penser que je devais en franchir le seuil, à la vue d’un public entier, toutes mes résolutions s’évanouirent ; mon sang se retira vers mon cœur ; une barrière sans cesse renaissante me semblait s’élever devant chacun de mes pas. Poussée par mon désespoir, je la franchissais toujours, mais avec tant de peine et d’anxiété, qu’arrivée devant cette porte si effrayante pour moi, je ne sais ce que je crus voir, mais qu’il me parut que j’allais mourir. Dans cet état, j’aperçus confusément Charles qui vint à moi, suivi d’un de vos gens dont la vue acheva de m’anéantir. Il est si dur d’avoir à rougir devant un inférieur ! Sachant à peine ce que je faisais, je me hâtai de passer ce seuil fatal, et de suivre cet homme qui nous conduisit en silence jusqu’à la porte de votre appartement. Il fut quelques secondes avant d’en trouver la clef ; il me semblait entendre monter, descendre ; j’étais sur des charbons ardents ; il ouvrit enfin.

Dieux ! comme elles sont profondes les impressions que laissent en nous ces vives émotions de l’âme ! je crois encore entendre le bruit que fit cette porte en s’ouvrant et en se refermant sur moi ; il retentit jusqu’au fond de mon cœur ; il en chassa mes vaines frayeurs. J’étais chez vous… j’étais chez vous !… Toutes mes facultés se réunirent à l’instant sur cette seule pensée, et elle s’empara de moi avec tant de force et de rapidité, que j’en jetai un cri de joie. Je m’aperçus alors que j’étais seule avec Charles : il paraissait épouvanté. Le zèle et la frayeur lui donnaient une sorte d’éloquence qui m’agita un moment. Il me conjurait de retourner sur mes pas, il m’en pressait à genoux ; mais quelle puissance sur la terre eût pu m’y décider ! Je le rassurai ; il se retira, et je fus enfin seule.

Ici ma main tremble, mon front se couvre de rougeur. À quel excès l’amour ne porte-t-il pas ? Il m’avait fait séduire vos gens, violer votre asile, oublier tout ce que je me devais à moi-même. Eh bien, ce n’était encore que le commencement de ma honte. Dès que je me suis vue seule, une sorte d’ivresse désespérée s’est emparée de moi. J’ai cherché des portes, j’ai trouvé celle de votre cabinet ; j’y suis entrée, j’ai osé lire toutes vos lettres ; il n’est pas un seul de vos papiers qui ait échappé à mes avides regards. Bien plus, irritée d’une inutile recherche, j’ai enfin jeté les yeux sur votre secrétaire. Ah ! je les en avais détournés vingt fois ! Je me craignais moi-même. Il était fermé, j’y ai essayé toutes les clefs que j’ai pu trouver, une l’a ouvert ; j’en ai frémi, et je me suis reculée avec effroi : il me semblait que je commettais un crime. Mais que ne peut la jalousie ? je m’en suis rapprochée presque à l’instant, et le premier objet qui a frappé mes yeux (comment puis-je l’écrire sans en mourir de douleur !), le premier objet qui a frappé mes yeux a été une lettre ouverte, signée du nom de madame de B…, cette lettre que je cherchais, et dont la vue m’a causé la plus terrible révolution que j’aie éprouvée de ma vie. Ah ! je l’avais bien mérité sans doute : ne valait-il donc pas mieux être trompée par vous jusqu’à mon dernier soupir ? Mais ce n’était pas tout ; quoiqu’un tremblement convulsif m’empêchât de rien distinguer, j’avais saisi cette lettre, je la tenais, et j’allais être sûre enfin du plus affreux de mes malheurs, lorsqu’un bruit que j’entendis à la porte me fit tressaillir, et changea l’instant la face de toutes mes pensées. Être surprise chez vous, et dans un pareil moment, me parut une chose horrible. Je fermai le secrétaire avec tant de précipitation que je brisai la clef dans la serrure ; et, me retournant, j’aperçus… grand Dieu ! j’aperçus l’homme que je crains le plus au monde, celui de qui dépend votre sort, votre oncle enfin, le prince de R…, qui sans doute n’ayant trouvé aucun de vos gens que la prudence de Charles avait écartés, avait pénétré jusqu’à moi, et qui me considérait froidement d’un air surpris et railleur.

Quel moment !… pardonne, ami, pardonne, s’il est possible que tu m’aimes encore ! l’amour disparut entièrement de mon cœur ; j’osai croire un instant que ses plus grands tourments n’étaient rien auprès des poignantes douleurs de l’honneur offensé. Je ne vis plus que la tache imprimée à ma vie par cette fatale rencontre ; et, pour la première fois depuis mon malheur, mon courage m’abandonna entièrement, et des torrents de larmes s’échappèrent de mes yeux.

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J’ai été forcée de m’arrêter. J’ai cru être à mon dernier moment. Mais il faut achever cette terrible tâche.

Je ne sais ce que devint cette fatale lettre. J’étais tombée sur un siège, dans un état digne de pitié. Le prince, sans doute pour se jouer de ma douleur, parut d’abord ne pas s’en apercevoir ; il m’accablait au contraire d’excuses ironiques qui, quoique je les entendisse à peine, ajoutaient tellement à l’horreur de ma situation, que je croyais mes sanglots prêts à m’étouffer. Je ne sais ce que j’allais devenir ; mais tout à coup, changeant de ton, il s’approcha de moi, il me pria de me calmer et de l’écouter ; il m’appela sa chère nièce : et pour sceller, dit-il, notre réconciliation, il prit ma main, qu’il baisa à plusieurs reprises avec une familiarité qui ne lui est pas ordinaire, et qui, dans le trouble où j’étais, fit naître en moi subitement la plus affreuse de toutes les craintes. Je me levai effrayée, et voulus sortir. Il s’y opposa en se mettant sur mon passage. De plus en plus alarmée, je m’élançai vers la porte ; mais se hâtant de la fermer, il osa me saisir par le bras pour m’arrêter ; ce qui me causa une telle épouvante que, quoi qu’il pût me dire, je me dégageai avec violence, et me mis à fuir en jetant des cris aigus qui attirèrent bientôt Charles, suivi de tous vos gens. Non, je ne puis peindre ce qui se passa en moi quand je les entendis s’approcher. J’aurais voulu que la terre s’entr’ouvrît sous mes pas pour me soustraire à leurs regards : votre oncle se hâta de rentrer chez vous ; mais il était trop tard, ils nous avaient aperçus. J’étais en pleurs, en désordre, pâle, épouvantée, poursuivie par un vieillard audacieux : que durent-ils penser, grand Dieu ! l’humiliation pouvait-elle être plus forte ? Je passai devant eux, accablée du poids de ma honte ; jamais trajet ne me parut si long : une mer de feu m’eût semblé moins pénible à traverser ; mais on a quelquefois une force qu’on ignore soi-même : je me vis enfin hors de votre maison ; la porte se referma sur moi, et je me crus soulagée de la plus cruelle de mes douleurs.

Hélas ! le sort ne voulait m’en épargner aucune. Charles me suivait ; je jetai les yeux sur lui, et je fus frappée du bouleversement de ses traits ; ils étaient comme décomposés. Je m’attendais à ses reproches, j’en avais besoin ; il ne m’en fit aucun. Que sa réserve me fit mal ! Elle me montra toute l’étendue de mon malheur ; je compris qu’il était sans remède. Je me vis tour à tour l’objet des railleries du prince de R…, des injurieuses conjectures de vos gens, la fable de tout un public avide de malignité et de scandale ; et, soit que cette simple circonstance eût en effet comblé la mesure de mes maux, ou que mon âme épuisée ne pût plus suffire à des sensations si violentes, je tombai dans un véritable accès de désespoir, et mes esprits et mes forces m’abandonnèrent à la fois.

Je ne me rappelle plus le reste que comme un rêve. J’étais dans une sorte de délire, j’entendais un bruit confus de voix. Votre image, celle du prince de R…, et, ce qui me confond, celle du jeune Alfred, étaient toujours devant mes yeux. J’ignore même comment je me trouvai dans une voiture qui me ramena chez moi. Je sais seulement que, dès que je m’y retrouvai, mes jambes tremblantes me portèrent vers cette table où je vous ai écrit tant de fois ; que je pris une plume et que j’écrivis. Vous savez tout, mais ce que j’ai souffert en me retraçant tant d’affronts et de déshonneur auxquels je me suis exposée pour vous, ingrat, qui me trahissez, moi seule, moi seule je puis le comprendre.

Allez cependant, allez chez le prince de R…, puisqu’il n’ignore plus rien ; hâtez-vous de l’apaiser, et de vous justifier du malheur de m’avoir aimée. Accusez-moi sacrifiez-moi ; j’approuverai tout, je ne démentirai rien, pourvu qu’il ne me rende pas la cause de votre ruine, et que vous n’ayez pas ce reproche à faire à ma mémoire, car je ne survivrai pas à tant de coups affreux.

Je vous en conjure aussi à genoux, au nom de tout ce qui vous est et vous fut cher au monde, qu’il ait voulu ou non abuser de mon horrible situation, obtenez de lui qu’il garde le secret sur cette fatale rencontre, et faites taire vos gens, à tel prix que ce soit ! Que je sois perdue ; que je succombe sous le poids de ma honte et de mon infortune ; mais que je ne sois point déshonorée quand je ne serai plus. C’est le seul, le dernier service que je vous demande ; après quoi je mourrai plus tranquille ; heureuse de perdre une vie que je ne puis plus vous consacrer.

Adieu, adieu… le voilà fini ce cruel récit, et mes forces m’abandonnent de nouveau. Il semble que je n’en avais conservé quelques restes que pour pouvoir vous instruire de mon malheur. Adieu donc, adieu pour la dernière fois !… Pour la dernière fois !… Oh ! mon Dieu !… à ce mot terrible tous mes sens se bouleversent, ma tête s’égare… une main de fer me semble déchirer mon cœur. Vais-je donc mourir ?… Oui… c’en est fait cette fois !… et j’en rends grâce au ciel… Adieu !… adieu !… je meurs au désespoir !…

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