Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 16

Librairie de Firmin Didot Frères (p. 62-64).
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LETTRE XVI.

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Tout ceci n’est-il pas un rêve, un délire de mon imagination ? Êtes-vous parti ; parti avec une femme ? Oui, je cherche en vain à me le dissimuler : Charles ne peut s’être trompé à ce point. Vous êtes parti. Et si ce départ eût été une chose indifférente, vous ne m’en auriez pas fait mystère ; vous m’auriez écrit, vous seriez venu, j’entendrais parler de vous ; rien au monde, rien n’aurait pu vous décider à me livrer à ce torrent de fatales conjectures. Vous me connaissez, vous connaissez l’excès de ma tendresse, de mes jalousies, de mes injustices même. Je ne me suis pas cachée à vos yeux ; je ne me suis point parée d’un vain héroïsme ; je vous ai dit cent fois ; Mon ami, prends garde à toi ; ton infidélité me tuerait ; et elle me tuera, je vous le répète ; vous l’apprendrez trop tard. Et s’il est vrai (car vous me l’avez dit aussi quelquefois) que ce qui porte la mort dans mon sein ne serait rien pour une autre femme, qu’est-ce que cela me fait ? La nature m’a faite ainsi ; je ne puis me changer, vous ne l’ignorez pas. De ce qu’une âme est plus sensible qu’une autre, il ne s’ensuit pas qu’on ne doive pas la ménager davantage. L’instinct seul, l’instinct fait proportionner le coup à la force de celui qui le reçoit, et ce ne peut être sans intention que vous avez chargé mon cœur d’un fardeau de désespoir que vous savez bien qu’il ne peut supporter.

Mais je vois tout, je crois tout voir à présent. Que l’amour rend aveugle ! Vous n’aurez pas eu la force de m’annoncer vous-même mon malheur. Les hommes ne sont pas toujours aussi cruels qu’ils le voudraient ; ils appellent cela des procédés. Vous aurez voulu me préparer à tout par l’horrible soirée d’hier ; et vous serez parti. Vous aurez pensé que j’enverrais chez vous ; que ce ne serait pas vous qui me porteriez le coup mortel… Eh bien ! s’il en est ainsi, soyez content ; il est porté !

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