Vingt-quatre heures d’une femme sensible/Lettre 11

Librairie de Firmin Didot Frères (p. 53-55).
◄  — X
— XII  ►



LETTRE XI.

Séparateur



Avez-vous jamais éprouvé, mon ami, ce que c’est que de chercher à apercevoir quelqu’un que l’on attend avec impatience ? Une personne paraît, ce n’est pas celle-là ; une autre, pas encore ; une troisième, de même. Cependant, vingt autres se succèdent ; la moindre ressemblance dans la taille, la marche, dans la forme, la couleur des vêtements, fait tressaillir, et, ballotté sans cesse entre mille sentiments contraires, la tête se trouble, la machine s’épuise, et on finit par se trouver dans un état si violent, qu’il approche du désespoir. Voilà où j’en suis. Pourtant, je dois le dire, je m’efforce de me cacher à moi-même l’excès de mon inquiétude. Plus elle me paraît avoir une cause réelle, et plus je cherche à me la dissimuler. Étrange force, étrange faiblesse du cœur humain ! Lorsque, dans l’emportement de la passion, nous nous forgeons mille craintes chimériques, nous nous plaisons en quelque sorte à nous abandonner à ce délire. Il semble qu’une voix secrète nous dise qu’il peut n’être qu’un jeu de notre imagination ; mais quand la certitude arrive ; quand nous pouvons dire : Cela est, nous rentrons en nous-mêmes, nous devenons plus réservés, et nous cherchons à nous dissimuler même ce qui frappe nos yeux. Il y a quelques instants, rien n’arrêtait mes conjectures sur le retard de ce billet tant désiré, et maintenant je trouve mille raisons pour l’excuser. Je me dis que peut-être vous n’êtes pas encore réveillé, que quelque affaire imprévue vous empêche de me répondre ; comme si je n’étais pas votre première affaire ! Je viens même à penser que vous êtes malade… malade !… cette pensée est horrible ; mais je la préfère encore à celles qui me rappellent cette femme ; cette femme dont l’image me poursuit sans cesse… La jalousie rend-elle donc barbare ?

Mon ami ! mon ami !… je viens de l’apercevoir…

Séparateur