LES CAVES DE L’HÔTEL-DE-VILLE.

LE PETIT PARQUET.


Quand les portes d’une prison
s’ouvrent et tournent sur leurs gonds,
tous les citoyens devraient se lever et écouter.
M. Servan. Mém. pour M. Vocance.


À côté la première cour de l’Hôtel-de-Ville du côté de la place des Terreaux, au bas d’un escalier sombre et tortueux qui conduit au Tribunal de commerce, se trouve l’entrée de plusieurs caves que la terreur de 93 a rendues célèbres, et qu’on a choisies pour en faire une prison. On y dépose tous ceux que la police et la surveillance de nuit ramassent dans les rues, les tapageurs, les ivrognes, les filles publiques, les voleurs… et les prisonniers politiques, en attendant que les uns et les autres aient subi un interrogatoire devant un magistrat chargé de tenir l’audience du petit parquet. Les délégués de M. Villeneuve me déposèrent dans un long souterrain, libre à moi de choisir l’une ou l’autre de deux ou trois caves limitrophes.

Quatre cents individus s’y trouvaient entassés les uns sur les autres dans des caves séparées. Dans toutes il y règne une atmosphère fétide, et un séjour prolongé suffirait pour engendrer le typhus, pour produire la peste ; un homme quelque bien portant et constitué qu’il fût, n’y resterait pas quinze jours sans tomber malade.

Le service s’y fait avec rudesse ; la malpropreté est telle, que le lendemain de mon arrivée, les prisonniers réclamèrent de nettoyer la cave où nous étions et ils ôtèrent quinze balles de fumier.

Par une prévoyance touchante on nous apporta, quelques heures après, le pain dans les mêmes balles qui avaient servi à l’enlèvement de ces immondices et l’on en fut quitte pour gratter la croute avec un couteau. Je ne dis pas que c’ait été fait à dessein, mais cela annonce une incurie bien grande.

La police régne en souveraine dans les caves de l’Hôtel-de-Ville et c’est sous ses auspices qu’on a pu vendre les premiers jours soixante centimes une bouteille de vin qui n’avait rien de commun avec le litre. Un agent à qui quelqu’un se plaignait, lui répondit : « C’est que le règne des voraces est passé, » faisant ainsi allusion à leur devise. Le fromage et le tabac résolvaient aussi un problème économique : compenser la diminution dans la quantité et l’infériorité de la qualité par l’élévation du prix. J’ai appris que plus tard on avait en partie remédié à cet abus ; c’est ainsi qu’on agit toujours en France : on n’a jamais su rien prévenir.

Je trouvai là un grand nombre de personnes qui me reconnurent ; j’obtins, par leurs complaisances amicales, un premier adoucissement. Je ne citerai personne, de crainte de contrarier, à mon insu, quelque susceptibilité, quoiqu’il n’y ait aucun déshonneur dans une arrestation politique.

Sur les quatre heures on fit monter un certain nombre de prisonniers, au nombre desquels je me trouvais, pour subir un interrogatoire. Introduits dans une salle d’attente, nous passions un à un. Ceux qui étaient élargis s’en allaient par une issue sur la place de la Comédie, les autres revenaient prendre place dans nos rangs. Deux scènes vinrent rompre la monotonie de l’attente. L’agent de police, gardien de cette salle, s’étant opposé à la sortie d’un de ses collègues qu’il ne connaissait pas, eut avec lui une explication à coups de poing, et les deux champions se vomirent des injures telles que celui qui se les serait permises, sans appartenir à leur noble corporation, aurait encouru, de la part de magistrats bénignes au moins six mois de prison. Nous n’avons aucun intérêt à rechercher jusqu’à quel point ces deux honorables boxeurs ont pu réciproquement dire la vérité.

L’autre scène a eu quelque chose de triste, car il y a de la lâcheté à outrager des hommes sans défense.

Un prévenu, acquitté depuis, ne rejoignant pas son rang assez vite fut apostrophé par ces mots : « Va donc, peuple souverain, ou je te ferai marcher plus vite. » Cet homme le regarda avec un air de mépris dont l’agent ne parut pas s’apercevoir. Ce même agent folâtrait avec une fille publique, notre compagne, dont le parquet venait d’ordonner le transfert dans sa commune.

Je fus appelé et mon interrogatoire se borna à une simple comparution. Si la prudence ne m’eût retenu, j’aurais dit à ces messieurs : Il ne valait pas la peine de me faire venir.

Nous redescendîmes donc et nous fûmes introduits dans une salle où se trouvaient déjà d’autres prisonniers. Nous étions plus de cent, il y avait de la place pour cinquante ; on apporta de la paille pour à peu près quarante et nous nous la partageâmes tant bien que mal. Chacun s’arrangea comme il pût ; pour moi, je profitais d’une place qu’on voulut bien me faire sur un lit de camp et je pus dormir… comme on dort en prison.

Une réflexion pénible vint m’attrister : c’est la vue de cet égoïsme qui, loin de s’éteindre au sein de l’infortune, semble redoubler ; on se dispute en prison pour un brin de paille, tout comme ailleurs pour la fortune, pour des dignités. J’ai dû faire la même observation plus tard, au fort de la Vitriollerie et si je n’avais depuis longtemps renoncé aux systèmes qui veulent asseoir la société sur la base de la fraternité au lieu de la stricte justice, ces exemples auraient suffi. Oui, j’en suis plus convaincu que jamais, le sentiment de la fraternité n’existe qu’en théorie, c’est une lettre morte et l’on ne peut conduire les hommes qu’en leur imposant le devoir de la justice.

Je remarquai également que l’esprit français ne perd jamais sa gaîté. Un de nos compagnons, le citoyen Sulot, quoi qu’il fût en proie à un violent chagrin d’être séparé de sa femme et qu’il s’imaginât à chaque instant qu’on allait venir nous assassiner ou qu’on nous fusillerait sans autre forme de procès ; (le mieux qu’il espérait était une transportation en masse comme à Paris, en juin 1848) improvisa les couplets suivants :

Je vais vous dire mes amis
En peu de mots l’affaire :
Goûtez bien ce petit salmis,
Fricot d’un prolétaire ;
Si j’y ai mis trop de bouillon,
La faridondaine, la faridondon,
Mettez-y un peu de pain bis
Biribi,
À la façon de barbari mon ami.

Ce galimachis que je fais,
Vous allez le comprendre.
Je fus arrêté pour forfaits,
Pourtant sans m’y attendre.
Républicain, j’ai le cœur bon,
La faridondaine, la faridondon,
Mais pour parti j’ai Radetzki, etc.

Je suis surnommé insurgé
Mais Dieu sait le contraire ;
Peu m’importe le préjugé
C’est trop petite affaire.

Sur la paille dans un donjon,
La faridondaine, la faridondon.
Je fus jeté par un ami, etc.

Vous tous qui souffrez comme moi
D’être dans l’esclavage,
Dans l’avenir ayez bien foi,
Dieu calmera l’orage.
Oui, bénissons notre prison,
La faridondaine, la faridondon.
C’est un bien joyeux paradis, etc,


L’abbé Lavigne vint nous visiter et nous apporta du papier et des crayons ce qui fut un véritable bienfait pour tous sans exception. Nous reçûmes aussi la visite de M. Reveil, maire.

Je ne terminerai pas ce chapitre sans protester contre le système qui préside à l’établissement des prisons. La prison ne doit être autre chose que la privation de la liberté et c’est déjà bien assez pour des hommes simplement accusés ; pourquoi y apporter d’autres inconvénients ? Ne devrait-il pas y avoir un cabinet où l’on pût écrire, sauf à remettre les lettres au directeur de la prison pour les faire parvenir ? Mais surtout ne devrait-on pas s’occuper de l’assainissement des prisons ? Serait-il donc difficile de pratiquer des lieux d’aisance qui dispenseraient de respirer une odeur infecte et, en respectant la pudeur et l’odorat, éviteraient ces ignobles corvées de baquets ? Les membres de l’ancien comité exécutif de l’Hôtel-de-Ville, en descendant eux-mêmes, pour la plupart comme prisonniers, dans ces caves au-dessus desquelles ils ont siégé si longtemps, n’ont-ils pas dû regretter de n’avoir pas profité de leur passage au pouvoir pour améliorer le sort des prisonniers en général, ainsi que cela rentrait dans leurs attributions !

Mais nous oublions que les hommes du peuple, investis de l’autorité souveraine, ont discuté et n’ont rien fait. Nous le leur reprochions alors, et ils doivent voir aujourd’hui que nous avions raison de leur dire : Parlez moins, agissez davantage ; au lieu de vous élancer vers les utopies de l’avenir, souvenez-vous du passé et améliorez le présent ; une simple réforme utile vaut mieux que tout un système qu’on ne peut, qu’on ne veut ou qu’on n’ose appliquer.

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