Vingt-cinq ans après (1870-1896)

Vingt-cinq ans après (1870-1896)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 136 (p. 5-44).
VINGT-CINQ ANS APRÈS
1871 — 1896

L’année 1896 a vu le vingt-cinquième anniversaire du jour où a été signé le traité qui a arraché à la France une part d’elle-même. Tandis que cette date fatale est saluée en Allemagne avec un contentement qui n’est que trop naturel, c’est peut-être pour nous le moment de nous recueillir et de rechercher quel emploi a été fait de ce quart de siècle aujourd’hui écoulé pour atténuer ou réparer les conséquences du plus désastreux et du plus douloureux des sacrifices. Où en sommes-nous ? La trace de nos malheurs est-elle, en partie du moins, effacée ? Le présent et l’avenir (tel que nous pouvons le prévoir) sont-ils de nature à nous faire oublier le passé ? C’est un examen de conscience qui est assez pénible à faire, car il faut commencer par se remettre en mémoire des jours qui ont été durs à traverser, et porter ensuite ses regards sur un horizon qui est encore chargé de bien des nuages. C’est pourtant l’unique moyen de nous préserver de toute illusion, et de ne pas perdre trop tôt le souvenir des leçons que nous avons dû tirer d’une si cruelle épreuve.

Pour faire à une question d’une telle gravité une réponse complète, il faudrait toucher à bien des points dont la connaissance m’échappe et dont l’appréciation m’est impossible. Aussi n’ai-je pas cette prétention. Je m’abstiendrai en particulier de tout jugement sur le résultat des efforts que font sous nos yeux, avec un zèle persévérant, tous nos chefs militaires pour préserver notre armée des fautes et des erreurs qui l’ont perdue et la mettre en mesure de faire face, avec toutes les ressources de la stratégie moderne, aux luttes qu’elle peut avoir encore à soutenir. Le succès répond-il pleinement à leurs espérances patriotiques ? Ils ont cette confiance ; je ne vois aucune raison et je n’aurais aucun droit de mettre en doute leur assurance. Mais je puis peut-être, avec moins d’incompétence, étudier quel a été l’effet de la direction imprimée à notre politique extérieure pour rétablir la situation morale de la France si profondément atteinte par ses revers, et c’est là le seul point de vue où j’aie dessein de me placer.

Cette suite de vingt-cinq années auxquelles on peut justement appliquer la fameuse phrase de Tacite, grande mortalis ævi spatium peut être partagée en ce qui touche la politique étrangère, comme sous beaucoup d’autres rapports, en deux phases distinctes. J’ai été personnellement mêlé à l’une, soit par un très court passage au ministère des Affaires étrangères, soit par l’intimité de mes relations avec mon collègue et ami, M. Decazes, qui a géré ces hautes fonctions bien plus longtemps que moi, et a dû faire face à des circonstances plus difficiles. Dans l’autre, au contraire, l’opposition dont j’ai fait partie a cru devoir critiquer et combattre beaucoup des mesures prises par ceux qui nous ont succédé. On ne s’étonnera pas qu’entre des lignes de conduite différentes, je préfère celle dont j’ai pu le mieux me rendre compte. Je tâcherai cependant, en les caractérisant l’une et l’autre, de présenter les faits, sinon avec une pleine impartialité dont la meilleure intention ne peut répondre, du moins avec assez d’exactitude pour laisser au lecteur la pleine liberté de ses appréciations, dût-il en faire usage pour me contredire.


I

Une étude que j’ai été récemment appelé à faire, et dont j’ai mis les résultats sous les yeux du public, me dispensera peut-être de rappeler par quels incidens pénibles s’est ouverte la première des deux périodes dont je viens d’indiquer la distinction.

Le tableau que j’ai dû tracer de la mission du premier ambassadeur qui fut envoyé à Berlin après nos malheurs, M. le vicomte de Gontaut-Biron, a fait voir cet excellent serviteur de la France, placé sous la plus dure des pressions et aux prises, à toute heure, avec des exigences douloureuses qui ne pouvaient être détournées que par un rare mélange d’adresse et de sang-froid. L’Europe, encore étonnée de nos malheurs, s’inclinait tout entière devant notre vainqueur et nous laissait sans défense, avec nos armées dissoutes et notre territoire imparfaitement libéré, sous le poids de cette main toute-puissante. Convaincus d’ailleurs, ou feignant de l’être, que notre orgueil ne pouvait accepter, même un jour, la sentence de la fortune, et que nous aspirions à une revanche immédiate, M. de Bismarck et l’état-major militaire qui l’entourait annonçaient assez ouvertement l’intention de prévenir, par une reprise d’armes faite à temps, les desseins agressifs qu’on nous prêtait. C’est la menace qu’au moindre prétexte on se plaisait à nous faire entendre, et, en attendant que le moment parût venu de la réaliser, c’était nous qu’on représentait comme des trouble-fête toujours prêts à rompre, aux dépens du repos public, des engagemens déjà violés au fond de l’âme. Réfuter ces fausses imputations, dissiper ces ombrages, déjouer ces pièges, là dut se borner, pendant plus d’une année, toute notre action diplomatique.

Jamais tâche plus ingrate ne fut plus loyalement remplie. Le traité de Francfort fut exécuté dans la moindre de ses stipulations avec une bonne foi et même un esprit de conciliation dont les Prussiens eux-mêmes ont dû rendre témoignage. Aucun de nos actes ne put prêter même à l’interprétation la plus malveillante. Je me hâte de dire que cet exemple d’honnêteté et de sagesse avait été laissé par M. Thiers à ceux qui le remplacèrent et qui n’eurent qu’à s’y conformer. J’ajouterai même, pour rendre la vérité complète, que quand une oscillation de la politique intérieure ramena à la tête du pouvoir deux des amis de cet homme d’État (M. Dufaure et M. Jules Simon), le duc Decazes, qu’ils conservèrent pour collègue, n’eut qu’à se louer de la communauté d’efforts qui s’établit rapidement entre eux.

Rien n’était donc plus faux que l’intention qu’on prêtait à la France de vouloir se dérober par ruse ou par surprise à l’accomplissement des obligations que le sort des armes lui avait imposées. Mais est-ce à dire, cependant, qu’à cette heure où ses plaies saignaient encore, cette France, si cruellement atteinte, eût pris son parti de reconnaître le nouvel état territorial constitué à ses dépens et la répartition de forces qui en était la suite, — ces deux œuvres de la conquête, — comme un état de choses définitivement consacré ? Etait-ce un éternel adieu qu’elle croyait dire à ces populations en pleurs enlevées à ses bras maternels ? En face de son sol mutilé, de sa frontière béante, n’éprouvait-elle qu’une tristesse inerte et des regrets stériles sans nourrir l’espoir, sans attendre et sans songer à préparer la venue de meilleurs jours ? Personne ne le croyait. La résignation chrétienne n’est pas une vertu naturelle aux peuples, et je ne vois pas quel scrupule de loyauté ou d’honneur nous aurait imposé la loi de la pousser si loin. Il y aurait eu même, dans un si prompt oubli d’un glorieux passé, — dans une telle insensibilité pour les souffrances de nos concitoyens, — dans cette facilité à fermer les yeux sur une situation toujours précaire et pleine de menaces, un signe d’affaissement de l’esprit public, dont ceux qui venaient d’admirer la vaillante obstination de notre résistance nationale ne nous fait pas l’injure de nous soupçonner.

Pour accepter d’ailleurs avec cette philosophie la condition nouvelle où la France était réduite, il aurait fallu que ceux à qui la tâche de diriger sa politique était momentanément dévolue n’eussent jamais lu une page de son histoire, ni pris connaissance, même par un coup d’œil superficiel jeté sur une carte, de sa position géographique. La moindre étude suffit, en effet, pour reconnaître que ce beau territoire français, qui a atteint de bonne heure un si rare degré de cohésion et d’unité, n’a pourtant jamais été fortement garanti qu’à l’ouest et au sud, par la mer et les Pyrénées. Ce n’est qu’assez tard que le Jura et les Vosges sont venus le couvrir à l’est ; et au nord, sa limite est toujours restée indécise, mobile et dégarnie. Corriger cette imperfection, réparer cette faiblesse, c’est l’œuvre qui a été poursuivie pendant une durée de plus de huit siècles par l’effort persévérant d’une dynastie royale aussi française de cœur que d’origine. Tâche patriotique d’autant plus nécessaire à mener à fin que le foyer de la vie nationale s’étant concentré de bonne heure dans une capitale placée à proximité et sur le chemin de la frontière la moins défendue, le cœur de la France bat sous un flanc découvert que ne protège aucune armure. C’est cette barrière si peu solide qu’à tout prix il fallait reculer pour étendre la circonférence de l’enceinte qui entoure Paris, et permettre ainsi à l’organe vital par excellence de respirer plus à l’aise. Il était tout aussi nécessaire de ne laisser constituer à nos portes, sur aucun des points vulnérables, une puissance suffisante pour y rassembler, à un jour donné, une menaçante agglomération de forces. Tel fut le dessein de salut national qu’avait conçu, par un instinct merveilleux, puis réalisé, avec une persistance infatigable, la politique de notre ancienne monarchie. On peut ainsi, en réalité, comparer toute l’histoire de France à une grande opération stratégique qui embrassant d’abord, dans un arc de cercle largement décrit, la moitié des Flandres, et, autour de Metz, toutes les contrées qui bordent la Meuse, se complète par un mouvement tournant avec la conquête de l’Alsace sous Louis XIV et l’annexion de la Lorraine sous Louis XV. C’est ce legs d’un travail séculaire, tombé malheureusement en partage à des héritiers intrus et improvisés, qui, par le traité de Francfort, se trouvait aliéné d’un trait de plume. Du même coup, la frontière était resserrée, démantelée et dominée par le plus redoutable voisinage. La ligne des Vosges, surmontée d’un drapeau étranger, n’est plus un rempart, mais une menace, et l’entrée sur notre sol est rapprochée de plusieurs journées de marche pour l’ennemi dont une première rencontre heureuse peut faire un envahisseur. Aucun obstacle ne se dresse plus alors devant lui que des constructions faites de main d’homme, élevées et entretenues à des frais énormes, et dont, quel que soit l’art des ingénieurs, la moindre découverte de la science mécanique ou balistique peut rendre la précaution vaine. La perte de nos deux provinces n’est donc point un de ces sacrifices d’orgueil ou de sentiment dont, après quelques paroles d’oraison funèbre, on puisse se consoler ou se distraire : c’est une infirmité calculée d’avance par nos vainqueurs, parfaitement connue de tous nos rivaux et destinée à affaiblir, même en temps de paix et dans les relations ordinaires, toute notre action politique. C’est aussi un danger, qui, pouvant éclater à toute heure, exige un déploiement très onéreux de forces militaires constamment tenues sur pied. La mutilation que nous avons subie condamne à une tension extrême les muscles des membres qu’on nous a laissés.

Malgré ces perspectives douloureuses, impossibles malheureusement à contester, une consolation nous restait, c’est qu’il y aurait eu vraiment un excès de crédulité à accepter, comme des arrêts irrévocables de la destinée, une de ces combinaisons artificielles de la politique dont la fortune aime souvent à se jouer le lendemain même du jour où elle les a dictées. Il suffisait d’avoir présens à la mémoire les faits de l’histoire la plus récente, et de mettre en regard les diverses cartes d’Europe dressées aux époques les plus rapprochées l’une de l’autre, pour constater à quelle mobilité est sujette la division de ces territoires que tant d’ambitions se disputent. Que de remaniemens opérés, dans le cours même de ce siècle, au gré de passions et d’intérêts à la fois complexes et changeans ! Que restait-il déjà en 1814 de l’Europe de 1801 ? et l’Europe de 1814 elle-même, qu’était-elle devenue en 1848 ? Quel a été le sort du pacte solennel par lequel les vainqueurs de Napoléon, après s’être partagé à Vienne hommes et provinces au gré de leur convenance, s’étaient mutuellement garanti le lot que chacun s’adjugeait ? Avant qu’une vie d’homme fût accomplie, quelques-unes des clauses essentielles du contrat étaient effacées, et la constitution des unités italienne et allemande venait d’en déchirer les derniers lambeaux. Ces souvenirs n’avaient rien qui dût décourager ceux que le présent maltraitait de tourner leurs yeux vers l’avenir. Il y avait d’ailleurs, dans la contrainte imposée au vœu populaire, par les détenteurs de nos provinces conquises, une telle violence faite à la nature, qu’il était permis de croire qu’à la moindre secousse le ressort trop fortement comprimé se redresserait de lui-même. Contre les abus de la force qui passent une certaine mesure, s’élève non seulement du fond des cœurs, mais du sol lui-même une protestation qui, même silencieuse, finit, si elle persiste, par se faire entendre. La justice est lente avenir, et malheureusement toujours imparfaite ici-bas, mais elle s’est montrée souvent dans l’histoire par des traits assez visibles pour qu’il ne soit jamais permis d’en désespérer.

C’est avec ces sentimens mélangés, où l’inquiétude pourtant dominait, que devait être abordé le devoir de conduire dans des voies nouvelles, devenues si hasardeuses, la politique de la France. Si le regard devait toujours être fixé sur le point faible de notre défense désormais soumis à une si redoutable pression, il n’était pas cependant interdit d’espérer que cette situation violente aurait un terme, et qu’un jour plus ou moins prochain, dont Dieu seul connaissait l’heure, viendrait dégager notre patrie de l’étreinte de fer où on l’avait enserrée. Il était permis de hâter l’avènement de cette délivrance de nos vœux : un désir si naturel et si bien justifié par l’excès de gêne qui nous était imposé ne pouvait être dans l’esprit de personne un sujet ni d’étonnement ni de blâme. Il y a des choses qui parlent quand les hommes se taisent, et des sous-entendus que tout le monde entend. Ne pense-t-on plus, ne sent-on plus de même aujourd’hui ? La vivacité de ces impressions de la première heure s’est-elle amortie par l’effet du temps et de ce que le poète a si bien appelé les légères années ? Une génération s’élève qui ne voit que la cicatrice de nos blessures et la trace de nos larmes, ne comprend-elle plus ni nos souvenirs ni nos craintes ? Voit-elle sans émotion, sous une garde étrangère, les lieux témoins de tant de gloire et de souffrances où l’aïeul a tant de fois vaincu, où le père a succombé ? Se trouve-t-elle à l’aise et en sécurité dans la limite étroite et ouverte par de si larges brèches qu’on nous a tracée ? Je l’entends parfois dire, mais j’hésite et j’aurais regret à le croire. Ce serait faire tort à sa clairvoyance plus encore qu’à la générosité de ses sentimens.

Mais comment s’y prendre pourtant pour rester rigoureusement fidèles à la lettre même de nos obligations, pour éviter jusqu’à l’apparence de vouloir, par une agitation impatiente, livrer le repos du monde à de nouveaux hasards, et en même temps, pour mettre la France en mesure de se tenir prête à toutes les chances de l’avenir, et de répondre à tous les appels de la fortune ? Le problème aurait pu paraître impossible à résoudre si nous n’avions eu sous nos yeux une épreuve pareille dont un gouvernement sage venait de sortir à son honneur.

Je ne crois pas, en effet, qu’il y ait jamais eu de conduite plus heureusement habile que celle que venait de tenir la Russie après l’issue malheureuse de la guerre de Crimée. Je sais bien qu’il n’y a pas de comparaison à faire entre les conditions que la Russie avait dû accepter alors de la discrète modération de ses vainqueurs, et l’extrême rigueur de celles que nous avait infligées, le couteau sur la gorge, l’impitoyable conquête allemande. Le calice pourtant que la France et l’Angleterre lui avaient fait boire avait encore une saveur assez amère. Pour le petit-fils et l’héritier de Catherine, se voir interdire jusqu’à la présence d’une marine militaire dans la mer Noire, être réduit à n’entretenir sur ses propres côtes qu’une navigation de commerce ou de plaisance, c’était laisser grever son domaine d’une servitude presque aussi pénible à supporter que l’eût été une spoliation. De plus, c’en était fait de ce haut patronage que, depuis Waterloo et 1815, Alexandre et Nicolas avaient exercé sur toute l’Europe septentrionale. Le gouvernement du tsar eut la sagesse de faire son sacrifice aussi complet que s’il l’eût regardé comme définitif. Enfermé dans une dignité paisible, sans humeur apparente, adonné tout entier à un travail de restauration intérieure, du moment où il avait perdu le premier rôle, il ne chercha pas, par une activité boudeuse et inquiète, à en retrouver un secondaire. Cette attitude de recueillement (c’était le nom que lui donnaient ceux qui avaient le bon sens de s’y maintenir) a duré quinze années sans se démentir. Le monde changeait autour de la Russie et presque à ses portes sans qu’elle semblât s’en apercevoir ; elle ne parut même pas savoir ce qui se passa à Solferino et à Sadowa. Le jour est venu cependant (celui qu’elle avait su prévoir et attendre) où de ces intérêts nouveaux qu’elle avait laissés croître sans y prendre part est sorti un conflit redoutable. Restée libre de tout engagement, elle a pu accorder au plus offrant des combattans un appui dont elle a pris la précaution bien légitime de stipuler le prix ; et c’est ainsi que sans qu’elle eût ni violé un article du traité, ni mis un soldat en campagne, la victoire d’un auxiliaire, malheureusement pour nous trop bien choisi, lui a valu d’un seul coup la restitution complète de tout ce que sa défaite lui avait enlevé.

J’avais assisté moi-même et pris tristement part à cette récompense de la sagesse et à cette réparation tardive de la destinée. Envoyé en 1871 à la conférence de Londres, j’avais dû signer, au nom de la France abattue et du consentement de l’Angleterre désarmée par son isolement, le protocole qui rendit la liberté à la Mer-Noire, permit de relever les murs de Sébastopol et effaça ainsi d’un trait de plume le souvenir de nos victoires de Crimée. Cette expérience instructive faite à nos dépens m’avait trop coûté à constater pour que je n’eusse pas cherché à en tirer la leçon. Rien ne se reproduit exactement en ce monde, je le sais, et il n’y a pas de modèle qui puisse être complètement imité. Entre la situation d’infériorité et de faiblesse à laquelle nos malheurs nous condamnaient et celle qu’un revers momentané avait imposée à la Russie, de notables différences subsistaient qui, tout en nous commandant peut-être plus impérieusement encore la même réserve, la rendaient en même temps plus difficile à observer. C’était aux efforts combinés de deux puissances alliées, la France et l’Angleterre, que la Russie avait dû céder ; le but atteint, l’alliance avait naturellement pris fin et l’union plus sentimentale qu’intéressée qui y avait donné lieu s’étant promptement dissoute, il n’y avait aucune menace de la voir renaître. Si la veille avait coûté cher, si le jour était difficile à passer, il n’y avait du moins aucune crainte nouvelle pour le lendemain. La position matérielle de la Russie lui laissait d’ailleurs, dans le choix et dans l’usage de ses relations, une indépendance qui lui rendait aisément praticable une politique d’abstention. Reculée à l’une des extrémités de l’Europe, étendant plus d’une moitié de son vaste empire sur des régions où nulle autorité que la sienne, j’ai presque dit nul regard, ne pouvait pénétrer, elle était libre de se consacrer tout entière à en peupler les solitudes, à en féconder les richesses, à en policer les populations encore à demi sauvages, sans que dans cette tâche suffisante pour occuper l’activité et faire la renommée de plus d’un souverain, elle ne fût ni gênée, ni contrôlée par personne. Dans ces profondeurs mystérieuses où nul bruit du dehors ne venait la troubler, le recueillement lui était facile. En Europe, avec son voisinage immédiat, ses points de contact n’étaient pas assez nombreux pour rendre l’intimité et même la fréquence des rapports nécessaires. Et si elle avait tenu jusque-là à faire entendre sa voix dans toutes les questions d’ordre général, même celles qui ne la touchaient pas directement, c’était une prétention assurément très légitime mais dont elle pouvait momentanément se départir sans que cette renonciation temporaire entraînât le sacrifice d’aucun de ses droits ni de ses intérêts essentiels.

Nous étions loin d’avoir la même liberté, il ne nous était pas donné de jouir de la même aisance dans nos mouvemens, ni de trouver le même calme dans la retraite. En face de nous, et en armes sur toute la ligne de notre frontière nouvelle, se dressait une puissance unique et formidable, aussi hostile après la paix que pendant le combat, nous tenant en surveillance sous l’œil constamment ouvert de la haine et du génie, et avec qui nous avions, à propos de tout et à toute heure, des différends à régler et des contestations à débattre. Délimitation de frontière, rapports avec les autorités de toute nature, administrations militaires, douanières même, ou forestières, état civil des sujets nés dans les provinces annexées, police des passeports, soupçons réciproques d’inquisition et d’espionnage, tout était, entre nos voisins et nous matière à conflit, et du moindre choc pouvait jaillir une étincelle prête à rallumer le feu qui couvait encore. C’était une suite de relations épineuses et orageuses qu’on ne pouvait ni interrompre ni négliger à volonté. En sus, d’ailleurs, des douze cent mille hommes qu’il pouvait faire sortir de terre à son appel pour la défense de sa conquête, l’illustre fondateur de l’Empire allemand tenait aussi à s’assurer le concours de toutes les puissances continentales, intéressées, suivant lui, à maintenir un état territorial qui ne pouvait plus être mis en question sans causer un trouble général. S’il n’avait pas réussi à obtenir de toutes ces puissances une garantie formelle, comme il l’avait un instant désiré, il espérait parvenir au même résultat par une série de conventions défensives, soi-disant nécessaires dans l’intérêt de la paix commune, et dont l’effet devait être de faire en réalité du traité de Francfort la base et le point de départ d’un nouveau droit public européen. Son but était évidemment (et qui peut dire qu’il ne soit pas parvenu à l’atteindre ? ) de faire en sorte que la France ne pût rien avoir à démêler avec lui sans avoir en même temps affaire à tout le monde.

De plus, outre ces relations incommodes et obligatoires avec un impérieux voisinage, la position centrale de la France lui en imposait d’autres qu’elle n’aurait pu non plus laisser en souffrance. On n’a point impunément plusieurs centaines de lieues de frontières territoriales, bordant des États régulièrement constitués et un littoral d’une étendue égale sur des mers que fréquente la marine militaire et commerçante de tous les pavillons, sans avoir, à toute heure et sur tous les points, des droits à revendiquer, des sujets à protéger, une clientèle politique ou religieuse à défendre, en un mot, des devoirs à remplir dont le caractère est souvent sacré, parce que la vie et le sort de milliers d’hommes y sont engagés. Une nation qui a reçu un tel dépôt ne peut en répudier l’héritage. Ne fût-ce que pour être en mesure d’en prendre soin, la France ne pouvait abandonner la place encore importante, bien que réduite, qui lui appartenait dans le conseil de la société européenne. C’est un droit qu’elle avait exercé et que tout le monde lui avait reconnu, à Londres même en 1871, au lendemain de nos désastres ; ce n’était pas pour le laisser ensuite périmer ou prescrire. L’indifférence systématique et même un peu affectée que la Russie avait professée pour ce qui ne la regardait pas personnellement, et qui, grâce à son éloignement, avait laissé sa considération intacte, aurait paru de la part de la France, partout présente et mêlée à tout, un effacement sans dignité et le symptôme d’une décadence peut-être irrémédiable.

Voici pourtant dans quelle mesure nous pouvions tirer profit de l’exemple si bien justifié par le succès qui nous était donné. S’il était de notre devoir de maintenir toutes les situations acquises et héréditaires, il était permis pourtant, et il importait également de ne contracter aucune obligation nouvelle de nature à distraire ce qui nous restait d’attention et de forces disponibles du seul danger qu’il fût urgent de prévenir et du seul but qui valût la peine d’être poursuivi. Par-là même se trouvaient éloignées pour un temps indéfini toute recherche d’agrandissement et d’éclat, toute prétention à une extension de territoire ou d’influence : désirs parfaitement légitimes dans des jours heureux, mais entraînant des dépenses de luxe qui devenaient imprudentes quand les plus nécessaires étaient encore difficiles à couvrir. Le temps était passé surtout de ces campagnes entreprises pour des principes abstraits d’un libéralisme vague et humanitaire qu’un souverain français avait si étrangement qualifiées de guerres faites pour des idées. Il fallait adopter une vie de régime, déplaisante peut-être pour une nation qui vit souvent d’imagination, qui venait déverser son sang pour affranchir des populations asservies et qui s’est volontiers donné pour mission de porter aux régions les plus éloignées la civilisation et la liberté ; mais le malheur ôte le droit, en enlevant le moyen, d’être généreux, et la France avait payé assez cher la liberté de ne plus penser qu’à elle-même.

Une autre précaution encore était nécessaire, c’était, dans des rapports avec les autres puissances, sans affecter un isolement maussade, d’éviter tout engagement assez étroit, toute alliance même assez intime pour nous entraîner malgré nous, à un jour quelconque, dans une querelle étrangère à nos intérêts. Advenant enfin le malheur immense, mais toujours possible à prévoir, d’un conflit armé sur le territoire européen, après avoir tout fait pour le détourner, il était essentiel à la France de demeurer libre à son gré, soit de rester neutre et juge des coups, soit d’embrasser telle cause qui, sans offenser la justice, serait pourtant favorable à nos espérances patriotiques. C’était le cas de se rappeler combien, au moment où éclata, en 1870, le duel terrible dont nous avons été victimes, et qui grondait depuis plusieurs années déjà, Alexandre avait eu lieu de s’applaudir de pouvoir choisir, entre Napoléon et Guillaume, l’allié qui serait le plus en humeur et en mesure de rétribuer largement un concours qui pouvait être décisif.

L’occasion de mettre cette sage politique à l’épreuve ne tarda pas à se produire. On se rappelle en effet qu’en 1875 un soulèvement d’une nature assez grave eut lieu dans toutes les provinces danubiennes encore soumises à la Porte et qui avaient de très sérieux griefs à faire valoir contre la domination violente et vexatoire à laquelle elles étaient assujetties. L’insurrection fut bientôt assez étendue pour mettre en péril l’existence même de la domination turque en Orient. A la suite de cet ébranlement, une vive altercation s’éleva entre deux des puissances qui, se disant également intéressées au maintien de l’intégrité de l’empire ottoman, se disputent pourtant et réclament à tour de rôle le droit d’y veiller, l’Angleterre et la Russie. L’une prêtait son appui à l’autorité menacée du sultan, l’autre prodiguait ses sympathies aux populations opprimées. Ce fut le spectacle opposé à celui dont nous venons d’être récemment témoins, mais provenant toujours de la même rivalité. Cette compétition elle-même n’est qu’une des faces de l’éternelle question d’Orient, pendante depuis un siècle, et tour à tour réveillée ou assoupie, sans qu’un pas ait été fait encore vers la solution. Toutes les fois que, pendant la durée de ces cent années, cette question orientale, véritable brandon de discorde, avait donné lieu à un conflit entre les puissances sur le terrain soit diplomatique, soit militaire, la France avait tenu à y prendre part. Son intervention, dirigée dans des sens différens ou suivie de succès divers, avait toujours été active et ardente. L’occasion renaissant, la tentation était grande de la saisir hâtivement pour rentrer en scène, et, puisque l’orage soufflait, de jeter le filet dans les eaux troublées. Le duc Decazes eut la sagesse de s’abstenir de toute démonstration intempestive et de consacrer les efforts des agens placés sous ses ordres à empêcher les dissentimens de s’aigrir et de s’envenimer. C’était un rôle digne de la France, mais qui avait aussi l’avantage de lui réserver, pour le cas même où cette œuvre de conciliation viendrait à échouer, la pleine liberté de ses déterminations. C’est le sens des instructions qu’il donnait aux plénipotentiaires chargés de représenter la France à Constantinople dans une conférence dont il avait lui-même sollicité et pressé la réunion.

« La France, disait-il (en employant l’expression même que la Russie avait introduite dans la langue diplomatique), n’entend pas sortir de son recueillement : elle ne peut refuser à faire entendre sa voix dans les conseils de l’Europe, mais elle entend n’y défendre que les intérêts de la paix, de la concorde et de la conciliation, et en prêtant son concours le plus actif à tous les efforts pour en assurer les bienfaits, elle entend toujours garder la pleine possession d’elle-même. Vous ne devez donc jamais, et en aucune circonstance, vous engager dans une voie qui pourrait compromettre sa neutralité. » Ce noble langage communiqué au parlement y fut accueilli par un assentiment unanime.

L’événement se chargea d’en démontrer la sagesse. Si le fléau de la guerre ne put être complètement évité, le théâtre en fut du moins restreint aux bords extrêmes du Danube et de la Mer-Noire : la Turquie el la Russie seules y furent engagées. Tout le centre du continent resta en paix, et ce résultat, dont tout le monde eut à s’applaudir, fut dû en grande partie à l’activité conciliante des agens français, à laquelle aussi bien le cabinet Disraeli à Londres que le prince Gortchakoff à Saint-Pétersbourg, et à Berlin sinon M. de Bismarck lui-même, au moins le vieil empereur Guillaume, se plurent à rendre une justice égale. La France sortait donc de cette passe difficile, sans intimité, à la vérité, avec personne, mais en des rapports d’estime et presque de cordialité avec tout le monde, dans cette Europe qu’elle avait contribué à tenir en paix. Si cependant la fortune et les passions humaines en avaient autrement décidé, si l’ère des combats eût été malheureusement rouverte, il lui aurait été difficile assurément d’en rester toujours spectatrice indifférente ; mais appelée à descendre dans l’arène, elle l’eût fait à son heure, à sa convenance ; en un mot, comme le disait si bien M. Decazes, avec la libre possession d’elle-même.

Elle serait intervenue aussi avec la confiance légitime que lui aurait inspirée la réparation de ses forces, poursuivie à l’intérieur avec une infatigable activité, et déjà avancée par le bon emploi de plusieurs années. Six contingens de jeunes recrues avaient remplacé ceux que la guerre avait si cruellement décimés, et avaient pris place dans les cadres préparés par une loi organique qui a été peut-être modifiée depuis lors avec une précipitation irréfléchie : car ses auteurs avaient cherché à concilier la quantité des effectifs avec leur qualité, et le nombre requis par les exigences et les habitudes de la stratégie moderne, avec le nerf, la tenue, la solidité, ces vieilles qualités du soldat français que la durée du service peut seule assurer. Un point dont je puis parler aussi peut-être avec plus de connaissance, c’est de l’autorité que donnait dès lors à la France, dans les conseils diplomatiques, le prompt retour d’une prospérité financière inespérée. Ce n’est pas seulement en effet dans les relations de la vie privée que s’exerce, de nos jours, la puissance, j’ai presque dit le prestige de l’argent. Il y a longtemps qu’on a dit que la fortune se range volontiers du côté des gros bataillons et c’est plus vrai que jamais depuis que de nouveaux moyens de combat ont tellement accru l’effet de l’inégalité numérique entre les armées que des prodiges de valeur et de génie ne permettent plus guère aux petites de tenir tête aux grandes. Mais les gros bataillons, en fin de compte, ce sont les gros écus qui les arment et qui les nourrissent. La richesse est donc devenue, entre les nations modernes, au point de vue militaire, un élément de comparaison essentiel, et, pour celle qui la possède au plus haut degré, d’une supériorité incontestable ; et c’est celle-là, qu’à la surprise générale, on ne pouvait plus disputer à la France. J’avais déjà été témoin à Londres, en juillet 1871, de l’étonnement causé par le paiement facile fait à jour fixe de la première échéance (montant à deux milliards) d’une indemnité que tout le monde avait regardée comme fabuleuse. Personne n’y voulait croire : quel peuple, entendais-je dire autour de moi, que celui qui se relève si vite d’un coup si rudement asséné, et qui se retrouve si riche après avoir tant payé et tant souffert ! C’était au point que le vainqueur paraissait presque dupe de n’avoir pas exigé davantage. Mais depuis lors, les sages mesures financières combinées entre l’Assemblée nationale et M. Thiers, grâce à des sacrifices dont le choix était assez bien fait pour être légèrement supportés, avaient assuré à notre budget, non seulement un équilibre certain, mais une marge annuelle de plus de cent cinquante millions, plus que suffisante pour réparer notre armement. C’était en réalité un vrai trésor de guerre, car c’était le gage préparé d’un emprunt de plus de trois milliards, pouvant être contracté à guichet ouvert, sans qu’il fût nécessaire d’ajouter un sou de supplément à l’impôt. Personne, absolument personne, ne jouissait d’une disponibilité pareille, et les quarante millions de sujets de l’empire constitué à nos portes trouvaient là une compensation, qui, au jour donné, pouvait rétablir l’équilibre. « Savez-vous, disait Henri IV à la veille du coup fatal qui l’emporta, ce qui fait que je suis redoutable au dedans et au dehors et que tous les princes de la chrétienté ont recours à moi ? C’est que j’ai fortifié mes villes, amassé des munitions de guerre en quantité, et que j’ai de l’argent en réserve. »


II

La guerre engagée entre la Russie et la Porte aboutit, on le sait, après la victoire des Russes, à un traité conclu à la porte même de Constantinople et qui modifiait sensiblement l’état territorial de toute la partie orientale de l’Europe. Ces changemens ayant excité chez les autres puissances, notamment l’Autriche et l’Angleterre, de justes susceptibilités, et l’ébranlement causé par la guerre dans les provinces qui en avaient été l’origine ou le théâtre étant loin d’être calmé, un congrès dut se réunir à Berlin, à l’instigation et sous la présidence de M. de Bismarck, pour mettre ordre, par un consentement commun, aux difficultés nouvelles qu’une situation si troublée faisait naître. Toutes les puissances durent y être représentées, non plus seulement par leurs ambassadeurs, mais par les principaux ministres des divers cabinets, présens et intervenant en personne. La place réservée à la France ne fut point occupée par le duc Decazes, dont de graves incidens de politique intérieure avaient amené la retraite. Son successeur, M. Waddington, pris dans les rangs du parti qui remplaçait les conservateurs au pouvoir, était (tous ceux qui ont eu des relations avec lui seront empressés à rendre ce témoignage) un homme de sens, d’une intelligence élevée, d’un caractère loyal ; mais il devait sa réputation à des travaux très distingués d’érudition qui lui avaient appris l’histoire de l’antiquité mieux que celle de la diplomatie moderne ou contemporaine. Cet état d’esprit fut peut-être cause qu’il imprima, dès le premier jour, à la ligne politique dont il prenait la suite, une déviation, sensible pour les yeux exercés, mais dont il n’aperçut peut-être pas lui-même toutes les conséquences.

La tâche que le Congrès de Berlin avait à remplir était très complexe. Il ne pouvait être question de disputer à la Russie le fruit légitime de ses victoires, moins encore de refuser aux populations dont ses armées avaient pris la défense les garanties d’indépendance réclamées pour les préserver du retour des abus de pouvoir dont elles avaient souffert ; mais d’autres intérêts, que ces modifications pouvaient compromettre, demandaient en même temps à être rassurés. Il ne pouvait convenir à aucun des États que le Danube traverse, ou dont la marine navigue et trafique dans la Méditerranée, que le cours inférieur de ce grand fleuve et les côtes de cette mer illustrée par tant de souvenirs fussent soumis à la domination prépondérante de la Russie. Il leur convenait encore moins que les sacrifices imposés à la Porte par sa défaite fussent de nature à la réduire à un véritable état de subordination en laissant son territoire exposé de la part de son puissant voisin à des menaces d’invasion et d’agression constante. L’accord entre ces exigences différentes était malaisé à établir, et il était certain d’avance qu’on n’y parviendrait pas sans contrarier beaucoup d’ambitions et de convoitises, sans froisser beaucoup d’amours-propres et susciter beaucoup de mécontentemens qui laisseraient probablement pour l’avenir le germe de contestations nouvelles. Dans cette mêlée un peu confuse, la voie à suivre par la France eût été toute tracée, si elle se fût contentée de tenir, après la paix, la même conduite qui ne lui avait pas mal réussi avant la guerre. Il lui aurait suffi de s’associer de bonne grâce à toute entreprise faite pour concilier des prétentions rivales, et afin de travailler même plus efficacement à cette œuvre de concorde, de n’y pas mêler la recherche d’un succès personnel. N’étant partie principale intéressée dans aucun débat, elle n’aurait pas eu non plus à se faire l’avocat chaleureux d’aucune cause. C’était un rôle un peu effacé assurément, mais dont le calme, au milieu de passions surexcitées, aurait gardé un caractère d’originalité assez digne : en tout cas, c’était le moyen de ne se compromettre par aucun engagement et, en ne témoignant aucune prédilection, de ne donner prise à aucun ressentiment.

Le nouveau plénipotentiaire français pensa sans doute que, renfermée dans ces limites, son action serait exercée avec plus de prudence que d’éclat, et c’est ce qu’il laissa voir dans l’exposé qu’il fit de ses intentions, à la tribune du parlement, avant même d’aller prendre séance à Berlin. Il y annonçait clairement le dessein de prendre une initiative personnelle pour étendre sur un point et restreindre sur un autre la compétence de l’aréopage européen. Aux populations chrétiennes, dont la Russie prenait les revendications sous son patronage, il demanda à joindre une autre race, également digne, suivant lui, de l’intérêt de la France, dont il se proposait de faire entendre la voix au Congrès : et la définition qu’il en donnait fit reconnaître clairement la nation grecque, qui, n’ayant pas été mêlée à la guerre, ne semblait pas jusque-là devoir être comprise dans le règlement de la paix. De plus, il déclara formellement qu’avant de répondre à l’appel qui lui avait été adressé, il s’était assuré que le Congrès laisserait en dehors de ses discussions tout ce qui pourrait regarder une contrée où la France exerçait et entendait conserver, à l’exclusion du reste de l’Europe, une influence privilégiée et prépondérante ; c’était l’Egypte, que cette fois il appelait par son nom. Ainsi deux conditions étaient mises d’avance, l’une active et l’autre négative, à la participation de la France dans les débats du Congrès. L’événement prouva que sur l’un comme sur l’autre point le choix n’était pas heureux, et que c’étaient peut-être les deux partis contraires qu’il aurait mieux valu prendre[1].

De l’appui prêté par la France aux prétentions de la Grèce, le résultat fut si médiocre que le mieux peut-être serait de n’en pas faire souvenir. Aussi bien, qui se rappelle aujourd’hui que le Congrès ayant, sur l’insistance de la France (appuyée par l’Angleterre), promis à ce jeune royaume une extension de territoire à laquelle la Porte se refusa absolument à adhérer, on vit le moment où, pour faire respecter cette décision, il faudrait la soutenir par la force ? On parla d’une démonstration navale à promener sur les côtes de la Thessalie ou de la Macédoine. Des armes et des munitions sorties de nos arsenaux furent expédiées au Pirée, et des officiers français partirent avec mission d’organiser les troupes grecques destinées à entrer en campagne. Mais devant la répugnance très marquée de l’opinion publique qui ne s’associait, ni en France ni ailleurs, à ces préparatifs hostiles, aucune suite n’y put être donnée, et nos cliens durent se contenter d’une rectification de frontière insignifiante. Le fait tomba ainsi rapidement dans l’oubli ; ce qu’on put espérer de mieux, c’est que les intéressés ne garderaient pas trop de mémoire de la déception causée par une solution si peu conforme aux espérances qu’on leur avait laissé concevoir. Mais l’autre point dû à l’initiative de la France et qui faisait de sa part l’objet d’une exigence plus formelle, celle qui consistait à soustraire au concert européen toutes les questions (et il y en avait de très nombreuses déjà soulevées) qui touchaient à l’Égypte, eut une suite plus grave dont nous nous ressentons encore aujourd’hui, et, pour dire vrai, chaque jour davantage.

Quelques motifs légitimes que nous pussions avoir, en effet, de vouloir nous réserver en Égypte une autorité proportionnée aux grands intérêts de toute nature que nos compatriotes ont su s’y créer (surtout depuis un siècle), nous ne pouvions pourtant avoir la prétention d’y rester absolument seuls. Il était au moins une compagnie à laquelle nous ne pouvions nous soustraire, c’était celle de l’Angleterre. Pour être active et présente au Caire, l’Angleterre avait des raisons tout aussi puissantes que celles qui nous y appelaient et nous y retenaient nous-mêmes. Nationaux à établir et capitaux engagés à défendre, relations commerciales et maritimes à entretenir, c’étaient là autant de titres pour agir et se faire écouter que l’Angleterre pouvait faire valoir comme nous ; et même, si l’on n’eût calculé que l’importance numérique des faits matériels, sans tenir compte de l’influence intellectuelle et morale que la France exerce partout où elle passe, l’avantage n’eût pas été peut-être de notre côté. L’exclusion systématique de l’action européenne dans le règlement des questions égyptiennes avait donc pour premier et inévitable effet de nous y laisser en tête à tête avec l’Angleterre, avec qui il fallait bien partager la préférence que nous réclamions pour nous-mêmes. C’est bien ainsi que l’exigence fut comprise à Berlin, et comme l’Égypte est très loin de l’Allemagne et que l’incapable successeur de Mehemet-Ali avait eu l’art d’engager son gouvernement dans une complication d’embarras à peu près inextricables, le tout-puissant directeur du Congrès laissa, sans se faire prier, les deux grandes (dames, si jalouses de leur préséance, les démêler, et, si j’ose ainsi parler, les débrouiller à leur aise.

Elles se mirent à l’œuvre en conscience, et l’entreprise les mena plus loin que peut-être elles n’avaient songé. Il s’agissait d’abord tout simplement d’un peu d’ordre à remettre dans les finances. Prévenir une banqueroute infaillible par la réduction d’intérêts usuraires, puis assurer le paiement des fonds ainsi convertis par la modération des dépenses et la rentrée régulière des recettes, les deux commissaires anglais et français ne prétendaient à rien de plus ; mais ils ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’en Égypte, pas plus qu’ailleurs, il n’y a de bon ordre financier sans bon ordre politique, et de là à se faire de contrôleurs ministres, il n’y avait qu’un pas. Puis le mineur couronné qu’on mettait ainsi en conseil judiciaire ayant regimbé contre la tutelle, on trouva plus commode de solliciter sa déposition du sultan, dont il était encore le vassal nominal, et de demander le choix d’un autre prête-nom qui fût plus docile. L’absorption alors fut complète ; ce fut la souveraineté commune, et, pour employer une expression devenue officielle, le condominium de l’Angleterre et de la France en Égypte.

Je me suis laissé dire que la première fois que M. de Bismarck entendit prononcer ce mot qui lui était familier : « Un condominium, dit-il, je sais ce que c’est ; nous l’avons exercé avec l’Autriche dans les duchés soustraits au Danemark. Je sais aussi comment cela finit. » Je ne suis nullement sûr qu’il ait tenu ce propos narquois, mais je gagerais, sans crainte de perdre, qu’il en eut la pensée. Une expérience qu’il avait eu l’art de faire tourner à son avantage avait dû lui apprendre que deux Etats, ayant eux-mêmes des sujets de rivalité, qui se mettent en tête d’en gouverner de concert un troisième, sont certains de ne pas s’entendre longtemps dans l’accomplissement de cette tâche ardue : puis, que le jour où survient le dissentiment, (qui ne peut longtemps se faire attendre), c’est le plus habile ou le plus fort qui, se trouvant le plus tôt prêt, s’empare seul du terrain. On ne conçoit pas comment l’Angleterre et la France pouvaient se flatter d’échapper, surtout en Égypte, à cette chance à peu près fatale. Sans doute, en leur qualité de nations humaines et civilisées, elles pouvaient sincèrement travailler ensemble à procurer aux pauvres fellahs, si longtemps opprimés, les bienfaits d’une administration équitable dont il leur a été si rarement donné de jouir. Nul doute non plus que les capitalistes anglais ou français qui avaient aventuré leurs fonds entre les mains du khédive, ayant un égal intérêt à ne pas perdre la totalité de leur avoir et à toucher régulièrement leurs arrérages, les deux contrôleurs ne se missent sans peine d’accord sur les mesures à prendre pour remettre le trésor égyptien à flot et lui permettre de faire face à ses engagemens. Mais à part ces deux points où leurs vues devaient être pareilles, que d’autres où ils ne pouvaient porter que des aspirations différentes, peut-être opposées ! Il suffisait de se rappeler que nulle part la rencontre toujours fréquente des politiques anglaise et française n’avait été plus orageuse qu’en Égypte. Sous la monarchie de 1830, aux plus beaux jours de ce qu’on appelait l’entente cordiale, c’était là seulement que les deux États n’avaient jamais pu vivre en paix. C’était là qu’une fois ils avaient failli en venir aux mains, entraînant dans leur conflit l’Europe entière. Il n’y avait pas longtemps que la même dissidence venait de se manifester avec moins de bruit et d’éclat, mais provenant toujours du même fond de rivalité : c’était le jour où notre illustre compatriote avait entrepris, avec les ressources fournies surtout par l’épargne française, la merveilleuse tentative du percement de l’isthme de Suez. Jusqu’à la dernière heure, le cabinet anglais déclarait l’œuvre impraticable et avait tout mis en œuvre pour la faire échouer. A la vérité, le prodige une fois accompli, il s’était retourné assez à temps pour tenter de s’emparer du nouveau passage d’Europe en Asie, et il travaillait à se rendre maître d’en ouvrir et d’en fermer les portes à son gré, afin d’en faire le canal de communication destiné à desservir son empire des Indes. L’acquisition toute récente que le trésor anglais venait de faire d’un nombre d’actions nécessaires pour s’assurer, au détriment de l’avantage jusque-là réservé aux premiers inventeurs, une majorité dans le conseil d’administration de la compagnie, ne pouvait avoir d’autre but ; cette précaution n’annonçait rien de bon pour une opération nouvelle dont une intimité parfaite était la condition nécessaire. Jamais conjoints n’entrèrent en ménage sous de moins favorables auspices.

Si la demande en divorce n’eut pas lieu tout de suite, si malgré beaucoup de tirage et quelques accrocs, la paix domestique put être maintenue pendant près de trois ans, ce fut un tour de force, ou plutôt d’adresse, dû à l’habileté des deux agens chargés de mettre le condominium en œuvre. Il fallait en remercier surtout l’agent français qui eut le mérite de faire au maintien de l’entente plus d’un sacrifice dont ses compatriotes lui savaient peu de gré et ne se gênaient pas pour témoigner, parfois même assez haut, leur mécontentement. Mais un état de choses dont le principe est vicieux et la pratique artificielle ne peut être indéfiniment prolongé, et la rupture devint inévitable, quand une insurrection militaire, dont tout le monde s’exagéra la gravité, vint mettre en péril, avec l’autorité du vice-roi, celle du ministère anglo-français qui gouvernait en son nom, ou plutôt à son lieu et place. Une répression prompte et énergique était nécessaire, et, toutes les forces indigènes étant engagées dans la révolte, ce fut du dehors qu’il fallut en expédier les moyens. C’est alors que la défiance qui existait déjà au fond des cœurs vint au jour : on ne put s’entendre ni sur le mode ni sur l’heure de l’action. Quand Paris se montra pressé, à Londres on voulut attendre, et quand on fut prêt à Londres, ce fut à Paris qu’on recula. Ce défaut d’accord dans un instant critique a eu le résultat que tout le monde en France connaît et déplore. Arrivée première, l’Angleterre s’est trouvée et est restée seule. Elle garde encore la place et, malgré sa promesse de la quitter un jour ou l’autre, elle n’est pas pressée de se départir du bénéfice de la fameuse formule : Beati possidentes.

Le différend qui s’est élevé à ce sujet dure depuis tout à l’heure quinze ans, et a pris tout récemment un nouveau degré d’acuité. On juge donc aujourd’hui plus que jamais avec une extrême sévérité la conduite du ministère français qui a laissé prendre à la France ce rôle de dupe plus encore que de victime. Il est certain qu’il y eut, à la veille de ce piteux dénouement, chez notre gouvernement, une hésitation si visible, une telle incohérence de marches et de démarches, d’ordres et de contre-ordres (et dans le nombre desquels il faut compter un appel à une conférence européenne qui, prévenue tard, ne mit aucun empressement à se réunir) : ce fut un tel ahurissement en un mot, que les critiques sont assez bien justifiées. Deux scrupules m’empêchent pourtant de m’associer complètement à la rigueur impitoyable de cette appréciation. D’une part, je ne puis oublier que personne, avant l’épreuve, ne savait que l’insurrection d’Arabi n’était qu’un fantôme prêt à s’évanouir devant une simple démonstration militaire, aidée sous-main par quelques largesses faites à propos. J’ai même tout à fait lieu de croire, d’après le dire de personnes bien informées, que l’Angleterre n’en était pas mieux avertie que nous et qu’elle a été aussi surprise que ravie de la promptitude de son succès. C’était donc une assez grosse opération militaire à entreprendre, et on ne parlait pas à notre ministère de la guerre de moins de trente mille hommes à mettre en ligne. Détacher et expédier au loin un si gros corps d’armée quand lu situation de la France était encore si précaire, c’était une affaire qui méritait réflexion, tandis que l’Angleterre, du fond de son île et appelée à fournir plus de vaisseaux que d’hommes, mettait au jeu, plus hardiment et plus vite, ayant moins à risquer. De plus, je me demandai alors, et ne puis trouver encore aujourd’hui de réponse satisfaisante à me faire, ce que les deux gouvernemens, après avoir mené à fin l’expédition commune, auraient fait de leur victoire. Est-ce le Condominium qu’ils auraient rétabli ? Tout le monde en était dégoûté et personne n’y voulait revenir, et moins que tous autres nos compatriotes d’Alexandrie et du Caire. Mais le régime de communauté étant reconnu impossible, comment aurait-on opéré la séparation de biens sans donner lieu à de nouvelles et bien plus redoutables contestations ? Quelle répartition de pouvoirs et d’influences aurait-on fait entre les deux États protecteurs et comment l’un et l’autre se seraient-ils accommodés du partage ? Il eût été très avantageux sans doute de partir en mesure, mais combien de temps aurait-on pu marcher du même pas, et l’harmonie aurait-elle duré ?

La vérité est qu’il y avait eu une faute initiale dont la conséquence était de ne plus nous laisser que le choix entre d’autres plus graves à commettre. Il est très fâcheux assurément de s’être laissé devancer par l’Angleterre en Égypte, mais s’y retrouver côte à côte, c’est-à-dire face à face avec elle, n’était pas non plus sans inconvénient : et c’était l’idée malheureuse de soustraire l’Égypte à l’action collective du concert européen qui, en nous mettant dans cette alternative, portait ses fruits naturels. Et au fait, quel titre avait motivé cette exception ? L’Égypte n’est qu’une fraction de cet Empire ottoman dont l’ensemble est soumis tout entier depuis plus d’un siècle à la surveillance à la fois vigilante et jalouse de toutes les grandes puissances européennes, mais de toutes sans distinction et sans privilège pour aucune d’entre elles. C’est cette action commune qui maintient ce triste empire sur la pente de son déclin, et qui empêche, dans les jours de crise, un de ses tuteurs de s’attribuer d’avance, dans ses dépouilles, une part de faveur aux dépens des autres. Pourquoi ce régime qui préserve l’équité et l’équilibre dans l’existence du tout n’aurait-il pas le même effet pour la partie ? C’était la une règle de conduite toute tracée, pourquoi s’en être départi ? Il semble qu’on reconnaisse l’erreur aujourd’hui et qu’on la regrette, car l’autre jour, quand on a appris que l’Angleterre, pour subvenir aux frais de l’expédition du Soudan (qui n’est qu’une conséquence naturelle de son occupation) demandait à disposer des fonds pris sur la réserve du trésor égyptien, quelle a été la réponse de notre ministre des affaires étrangères ? N’a-t-il pas déclaré à la tribune que cette prétention soulevait une question qui n’était pas seulement d’ordre financier, mais aussi d’ordre européen ? Eh ! vraiment oui, on ne pouvait mieux dire. Mais il était tard pour s’en apercevoir et tard aussi pour solliciter de l’Europe, si lestement congédiée il y a peu d’années, une intervention qui aurait pu autrefois prévenir le mal, mais serait aujourd’hui, je le crains, à peu près impuissante à le réparer. Sans doute, si l’influence européenne n’eût pas cessé de se faire sentir d’une manière régulière et continue au Caire comme à Constantinople, le principe général qui, par une convention acceptée de tous, préserve le maintien de l’intégrité de l’Empire ottoman aurait prévalu, là comme ailleurs, et l’Angleterre n’aurait pas eu la facilité d’y porter, par une prise de possession prolongée, une atteinte peut-être irrémédiable. Mais pour l’y rappeler aujourd’hui, après lui avoir permis de méconnaître cette règle pendant quinze années, il faudrait probablement ajouter quelque chose à la force morale du principe et à l’autorité persuasive des notes diplomatiques je ne vois pas encore quel congrès ou quelle conférence serait d’humeur à se charger de cette besogne ingrate et moins encore quel en serait l’exécuteur.

Quoi qu’il en soit, l’issue malheureuse de la première transaction importante dont la France, depuis ses revers, avait pris l’initiative, et où elle avait prétendu jouer un rôle actif causa, chacun peut se le rappeler, une très pénible déception. L’impression devint plus vive encore quand on vit l’Angleterre achever en un tour de main son opération isolée et puis la célébrer d’un ton de triomphe légèrement ironique qui faisait regretter davantage d’avoir manqué à si peu de frais l’occasion d’en prendre sa part. On se demanda si le mauvais sort qui avait atteint la France en Europe allait donc la suivre dans toutes les parties du monde. Le gouvernement républicain se sentit atteint dans son principe par cette défaveur de l’opinion ; et ce fut, sans doute, pour distraire l’attention publique et la détourner vers de plus flatteuses perspectives que le premier ministre qui prit la parole officiellement après cette triste aventure (ce n’était pas celui qui y avait été compromis) crut devoir annoncer la présentation de plusieurs projets de lois ayant pour but d’assurer le développement de notre empire colonial[2].


III

L’expression était significative, car elle aurait pu paraître ambitieuse s’il s’était agi seulement démesures destinées à favoriser et à développer la prospérité de nos colonies déjà existantes, d’Algérie, du Sénégal, de Cochinchine, de la Nouvelle-Calédonie, auxquelles, quelle que soit leur étendue et leur valeur, le nom d’empire ne pourrait être appliqué sans exagération. Il s’agissait évidemment d’un autre dessein : c’était la pensée de donner une prompte et notable extension par voie d’acquisition ou de conquête à la domination française en dehors d’Europe et au-delà des mers. C’était le début de ce qu’on a appelé la politique coloniale, qui a, en effet, depuis ce moment, tenu la première place dans nos préoccupations, et qui demeurera le fait capital et caractéristique de la période de notre histoire que nous traversons.

Je n’aborde pas ce sujet sans quelque embarras. Quand cette tendance vers une extension systématique de nos possessions coloniales s’est manifestée dans les mesures soumises aux assemblées législatives, où je siégeais encore, je suis de ceux qui en ont le plus tôt aperçu les premiers indices et qui ont cru devoir tout de suite s’y vivement opposer. Depuis lors, cette résistance plusieurs fois renouvelée ayant été vaine, les événemens ont marché ; le système s’est développé ; le drapeau français a été porté dans des régions lointaines qui n’ont pas été soumises sans de grands efforts, et d’où il y aurait aujourd’hui peu d’honneur et peu de sécurité à l’enlever brusquement. Il est pénible et peut paraître superflu de récriminer contre des faits consommés sur lesquels (tout en n’ayant pas cessé de les regretter) on n’oserait demander de revenir parce que cette retraite ne pourrait s’opérer que par l’aveu d’un mécompte humiliant et aux dépens d’intérêts respectables qui se trouveraient abandonnés après avoir été compromis. De plus, les luttes soutenues à plusieurs reprises et sur plusieurs théâtres pour mener à fin ces entreprises coloniales ont donné lieu à des faits de guerre d’un grand éclat où le tempérament français s’est retrouvé avec son admirable mélange d’intelligence et d’ardeur. On a joui de cette consolation. Nous étions sûrs de notre armée ; elle était sûre d’elle-même ; mais on a été heureux des occasions qu’elle trouvait de manifester cette confiance et de l’inspirer au monde qui l’a regardée faire. Comment voir aussi sans émotion avec quelle passion juvénile des imaginations de vingt ans, lassées du régime de patience et de prudence auquel nous les condamnons dans le vieux monde, se lancent dans ces voies inexplorées où on leur permet, en bravant beaucoup de périls, de prétendre encore à quelque gloire ? On aurait regret à refroidir par des paroles chagrines l’élan généreux qui entraîne la génération qui nous suit à la découverte et à la conquête d’un monde inconnu ? Croisade d’un nouveau genre où ont déjà figuré, au prix de leur vie, des héritiers des plus grands noms et qui, par le fait d’un généreux atavisme, semble exercer un attrait irrésistible sur les descendans de Philippe-Auguste et de saint Louis. Le rôle de Nestor gourmandant la jeunesse, bien qu’il n’ait rien d’étonnant à mon âge, n’a rien de bien flatteur à remplir. Je consentirais donc de grand cœur, ne fût-ce que pour éviter cette apparence, sinon à me déclarer convaincu d’avance de mon erreur, au moins à ajourner toutes mes critiques sur le système lui-même jusqu’au jour où l’expérience serait venue démontrer si nos prévisions étaient fausses ou fondées. Mais cette attente ne serait possible que si l’entreprise avait été dirigée avec un degré suffisant de prudence et de réflexion, si on avait opéré sur un nombre restreint de localités bien choisies, et en rapport naturel avec la mère patrie, si on avait travaillé en un mot avec des moyens appropriés aux différens buts à poursuivre. Dans ces conditions, qui ne compromettraient aucun intérêt grave, on pourrait patienter et laisser venir le jugement des faits. Mais si au contraire, comme il n’est que trop aisé de le constater, tout a été conduit avec une précipitation si aveugle, et au prix de sacrifices si peu proportionnés au résultat, que nos fâcheux pressentimens sont dès à présent non seulement justifiés, mais dépassés, ce n’est pas seulement notre droit (on en ferait volontiers le sacrifice), c’est une obligation de le constater. Nous avons vécu trop souvent d’illusions et payé assez cher d’aveugles complaisances d’amour-propre : il est temps de ne plus jamais hésiter à regarder la réalité en face. D’ailleurs, si une erreur commise ne peut plus être prévenue, on peut toujours ne pas l’aggraver. Dans une voie fâcheuse où on est entré, reculer peut être impossible, mais il est toujours temps de ne pas avancer davantage.

Quel était, en effet, le principal reproche que nous faisions, mes amis et moi, à cette éclosion soudaine d’aspirations coloniales ? Notre crainte était de voir la France se laisser entraîner à disséminer sur des points épars et éloignés du monde les forces et les ressources de toute nature qu’un intérêt supérieur lui faisait la loi de concentrer sur un seul et de rassembler en elle-même. Et ce qui redoublait chez nous cette sollicitude patriotique, c’est que ceux qui tenaient la tête de cette entreprise aventureuse ne paraissaient pas connaître eux-mêmes le but, le sens, et surtout la portée des engagemens qu’ils nous pressaient de prendre. Ils mettaient la main à l’œuvre de tous les côtés, et en quelque sorte dans toutes les régions du globe à la fois : dans l’Extrême-Orient, sur les deux plages du continent africain, poussant leur pointe jusque dans les profondeurs des déserts. — Où allaient-ils ? et où comptaient-ils s’arrêter ? C’est une question à laquelle aucune réponse n’était jamais prête, et que les dépositaires éphémères du pouvoir ministériel, en se succédant rapidement les uns aux autres, ne résolvaient jamais de la même manière. Seulement je mets en fait que, si on eût annoncé à l’un d’eux qu’en moins de quinze ans la France se serait annexé, au prix de coûteux et sanglans sacrifices, trois ou quatre royaumes, chacun plus grand que le territoire qu’elle possède en Europe, et qu’elle y aurait établi une domination nominale toujours contestée et exigeant la présence d’un corps de troupes tenu sur le pied de guerre, il se serait défendu de nourrir un tel rêve comme d’une chimère inventée par l’exagération familière à l’esprit de parti. Et cependant c’est là que nous en sommes (jetez les yeux sur la carte) avec Tunis, le Tonkin, le Soudan, le Congo, le Dahomey et Madagascar.

Et ce qui prouve que nous y sommes arrivés sans le savoir et sans le vouloir, c’est qu’au début de chacune de ces campagnes, ceux qui les entreprenaient commençaient toujours par protester que leur action serait sagement limitée et qu’on ne songeait nullement à conquérir le terrain où on mettait le pied. J’entends encore de quel ton solennel et presque sévère, M. Challemel-Lacour, ministre des affaires étrangères, nous avertissait au Sénat de ne pas concevoir des espérances ou des craintes exagérées du coup de force qu’on allait faire au Tonkin : « Point de chimère, disait-il, point d’entreprise romanesque. N’oublions pas que la concentration de nos forces est la première condition de notre sécurité… Il ne nous est pas permis, ajoutait-il en concluant, de songer à une conquête du Tonkin, qui ne présenterait pas de grandes difficultés, mais qui serait absolument stérile[3]… » Et M. de Freycinet, quelque temps après, annonçant une première expédition à Madagascar : « Il ne faut pas parler, disait-il, de manière à faire croire que nous marchons à la conquête de Madagascar, nous ne voulons que maintenir le statu quo[4]. »

Deux ans plus tard, à la vérité, le même ministre apportait un traité passé avec la reine des Hovas, qui accordait à la France une sorte de suzeraineté sur toute l’île, mais il expliquait bien que, sauf pour les relations extérieures, cette suzeraineté serait purement nominale et qu’il ne songeait pas à la transformer en un protectorat général : « Je considère, disait-il, qu’il n’y a rien de plus dangereux que d’assumer la responsabilité de l’administration des peuples qui ne sont pas encore arrivés à un degré de civilisation très avancé. Nous n’avons pas réclamé le protectorat, et quant à moi je détournerais mon pays de le réclamer jamais[5]. » Et voilà comment un résident français gouverne aujourd’hui non seulement le Tonkin, mais l’Annam ; et un autre trône à Tananarive. Un souvenir personnel me permet de faire apprécier combien, au début de cette campagne de colonisation, on était loin de se douter, aussi bien approbateurs que censeurs, des proportions colossales qu’elle était destinée à prendre. Un agent diplomatique très distingué, M. de Saint-Vallier, remplaçant M. de Gontaut-Biron à Berlin, avait trouvé l’humeur du redoutable chancelier très adoucie par la retraite de l’ambassadeur qu’il avait pris en déplaisance ; et cette détente momentanée avait permis au nouvel envoyé d’entrer avec celui de qui tout dépendait alors en rapports familiers et presque intimes. Au Sénat, où nous nous rencontrions, il m’entendit un jour exprimer la crainte que, tandis que la France ne songerait qu’aux expéditions lointaines elle ne tombât dans quelque piège qui lui serait tendu de l’autre côté du Rhin. « Rassurez-vous, me dit-il, je suis certain que M. de Bismarck approuve et favorise nos tendances colonisatrices, il y voit la preuve que l’imagination de la France se détourne de toute pensée de revanche. » Je me permis alors de lui faire observer que M. de Bismarck n’était peut-être pas le conseiller le plus désintéressé que nous pussions choisir pour déterminer l’emploi de nos forces militaires. « Je suis persuadé, lui dis-je, qu’il nous verrait sans peine envoyer une armée à Tombouctou. » Je croyais rire, et mon interlocuteur, qui se récria, souriait comme moi ; mais j’ai ri de moins bon cœur quand j’ai appris l’an dernier que Tombouctou était bien réellement entre nos mains et qu’un brave officier français avait péri pour nous assurer une capture dont ni M. de Saint-Vallier ni moi, nous ne prononcions le nom sérieusement.

Comment cet entraînement a eu lieu, comment on a été entraîné de jour en jour et de distance en distance si fort au-delà du but qu’on se proposait d’atteindre, c’est un fait qui n’a rien d’inexplicable pour ceux qui ont suivi d’un peu près, dans l’histoire, le développement colonial de toutes les grandes puissances, aussi bien celui qui a établi au siècle dernier la domination anglaise dans les Indes que celui que poursuit la Russie sous nos yeux depuis qu’ayant franchi le Caucase, elle a commencé à étendre son pouvoir sur les régions septentrionales de l’Asie. Une nation civilisée qui fonde des établissemens au milieu de populations encore barbares est poussée par une attraction à peu près irrésistible à avancer toujours en dehors et au-delà des limites qu’elle s’est d’abord fixées ; dès qu’elle veut s’arrêter, un aiguillon se fait sentir qui la presse et la force de marcher. L’analyse de cet état moral amenant une nécessité matérielle a été faite, à la tribune du Sénat, au moment de la première des discussions engagées sur la politique coloniale, dans des termes que, bien qu’il y ait quelque inconvénient à se citer soi-même, je me permets pourtant de reproduire. La date de ce petit tableau en fait le principal mérite, car les événemens qui ont suivi se sont chargés d’en attester l’exactitude avec une précision qui leur donne un caractère presque prophétique.

« La situation, était-il dit, d’une puissance qui veut coloniser un pays barbare est très difficile. Elle a toujours des démêlés sur sa frontière. On ne fait pas en effet une telle colonisation sans blesser les préjugés, les mœurs, les habitudes des sujets nouveaux que l’on veut acquérir et civiliser ; il y a des mécontens qui quittent leur patrie et des révoltés qu’on en chasse. Ces révoltés et ces mécontens se réfugient à la frontière où ils rencontrent en général des populations semblables à eux par la langue, la race et les habitudes ; là ils travaillent en sécurité contre le gouvernement qui les a bannis, de sorte qu’il existe, sur la frontière d’une colonie de cette espèce, une conspiration presque constante qui tantôt couve, tantôt éclate, qui se manifeste à certains jours, qu’on est obligé de réprimer rudement dans certains autres, mais qui exige qu’on se tienne sur un qui-vive perpétuel. Cette situation est pénible, fatigante, elle cause, à ceux qui sont condamnés à la supporter, une impatience bien naturelle. Alors se produit un phénomène moral que je ne puis mieux comparer (et cette métaphore paraîtra assez naturelle quand il s’agit du désert et de son voisinage) qu’au phénomène physique si connu sous le nom de mirage. On s’imagine volontiers que si on va chercher la conspiration là où elle est en permanence, l’insurrection là où elle se prépare, on pourra en éteindre le foyer et y vivre ensuite en sécurité. Sous l’empire de cette illusion, on avance, on s’étend, on ajoute une conquête à une précédente et qu’arrive-t-il ? On n’a pas plus tôt reculé la frontière que la conspiration recule avec elle et va s’établir au-delà des nouvelles limites. On n’a rien gagné en sécurité et on a étendu sa ligne d’opérations au risque de l’affaiblir[6]. »

Les choses ne se sont-elles pas passées tout à fait de cette manière au Tonkin ? N’est-ce pas par des raisons de cette nature, dont chacune paraît toujours excellente, que nous avançons sans relâche dans les profondeurs du Soudan ? N’est-ce pas pour garder la côte occidentale de Madagascar qu’il a fallu pénétrer dans le centre même de la contrée et s’emparer de sa capitale ? Cette dernière conquête, à la vérité, a un avantage : Madagascar étant une île, on ne pourra pas songer à l’étendre ; la mer nous rendra ce service.

Cette extension forcée devient surtout inévitable quand, après avoir fondé un établissement, au lieu de se borner à le garder par une attitude purement défensive, on essaie d’entrer en relation régulière avec les tribus insoumises qui l’environnent, et on conclut des traités avec leurs chefs. Quelles que soient les clauses des conventions de cette espèce, qu’il s’agisse d’une limite territoriale à fixer, d’un tribut à percevoir, d’un échange de relations commerciales à établir, il faut s’attendre qu’elles seront certainement violées. Les petits souverains des tribus sauvages, aussi peu experts que peu scrupuleux en matière diplomatique, ou ne comprennent pas la portée de leurs engagemens, ou ne tiennent pas du tout à faire honneur à leur parole ; mais le commandant ou le gouverneur de la résidence coloniale croit au contraire son honneur engagé à faire respecter jusqu’au moindre iota les obligations qu’on a contractées envers lui ; il faut avant tout établir son droit, la dignité l’exige. Et alors, quelque peu d’importance qu’ait la prérogative qu’on revendique, quelque insignifiante que puisse être la réclamation qu’on a à faire, on part en guerre pour venger l’injure faite au drapeau national et rétablir le prestige de la mère patrie. Un traité passé avec les barbares n’est donc autre chose qu’une occasion de conflit et un commencement de conquête. C’est ainsi que le traité de 1874, que mon ami M. Decazes avait cru devoir conclure avec le gouvernement d’Annam, pour réparer les conséquences de l’héroïque indiscipline de Francis Garnier, a été la première cause de la guerre du Tonkin[7] ; c’est ainsi que le traité imposé à la reine des Hovas par M. de Freycinet nous a amenés à Tananarive ; et que c’est juste un an après qu’un excellent religieux nous avait fait entrer en arrangement avec le tyran sanguinaire du Dahomey qu’il a fallu aller, à main armée, lui faire expier son insolence. Donc, règle générale, toutes les fois que vous entendez parler d’un traité conclu avec un barbare, préparez vos armes et vos troupes, c’est la guerre qui va commencer.

IV

N’est-il pas temps, maintenant, de revenir au point de départ et de se demander quel changement cette préoccupation coloniale, qui a été après tout la grande affaire des vingt-cinq années qui viennent de s’écouler, a apporté à la pénible situation où l’ouverture de cette période nous a trouvés ? Je ne demande pas, c’est bien entendu, s’il est résulté pour nous de cette expansion, ou plutôt de cette enflure de puissance si largement dessinée sur le papier, une force ou une ressource qui puisse suppléer à un degré quelconque à celles qui nous ont été enlevées. Ce serait se moquer de faire une telle question, et l’ironie, en telle matière, serait inconvenante. Les plus satisfaits ne peuvent prétendre même à prévoir le jour où on pourra tirer de nos possessions nouvelles soit une recrue pour notre armée, soit une recette pour notre budget. L’Algérie, après plus de soixante ans, n’en est pas encore à régler, avec un excédent de cette nature, la balance de son compte avec la France. Il n’est aucun des avantages qu’on nous fait espérer de nos domaines lointains, — ni le développement de notre commerce par l’ouverture de débouchés où nos productions pourraient être reçues avec une faveur privilégiée, — ni l’essor qui pourrait être donné, nous assure-t-on, à notre population aujourd’hui trop prudemment renfermée dans les limites de la vieille France, le jour où elle devrait se répandre dans les plages plus largement ouvertes ; il n’est aucune de ces espérances plus ou moins fondées qu’il ne faille, d’un commun aveu, renvoyer à une échéance presque séculaire. Quand M. Jules Ferry, l’un des grands initiateurs de la politique coloniale, disait que nous faisions là des placemens de père de famille, il entendait assurément qu’une ou deux générations de nos enfans en attendraient le bénéfice. Soit donc ! mais au moins faudrait-il que le placement fut fait de manière à ne pas compromettre, dans une spéculation toujours aventureuse, la fortune de la génération présente, sans quoi je ne vois pas comment sa postérité pourrait être en mesure de la recueillir. En un mot, à défaut d’une force acquise, ce serait quelque chose de n’avoir rien ajouté à une faiblesse dont il ne suffit pas de détourner les regards et de perdre le sentiment pour supprimer la réalité.

Or est-il vraiment chimérique de supposer qu’une guerre éclate en Europe, qui menacerait peut-être de deux côtés à la fois une frontière dont une face au moins est devenue si peu sûre et rendrait nécessaire de garder sous la main la totalité de nos forces ? Ne se repentira-t-on pas alors d’en avoir égrené, même des parcelles, à toutes les extrémités du monde à la fois ? On ne peut espérer qu’aucune de nos conquêtes récentes puisse, dans l’ébranlement causé par une secousse de cette nature, pourvoir elle-même à sa sécurité intérieure. Il n’en est aucune qui ne dût alors être contenue par un détachement de troupes chargées d’y maintenir une soumission apparente. A quel chiffre se montera le personnel de ces petites unités ainsi expatriées et mobilisées ? En a-t-on fait la multiplication par le nombre de points qu’il faudra garder ? C’est un calcul que je suis absolument hors d’état d’entreprendre, d’autant plus que les élémens devront varier suivant les lieux, les circonstances. Mais quand je songe au prix que j’ai vu attacher, dans la discussion de nos lois militaires, à grossir à tout prix, pour un jour de lutte, le nombre des combattans, — au risque même d’y enrôler d’assez pauvres soldats, — je ne puis croire que ces emprunts faits par nos colonies à l’armée active soient regardés comme une quantité négligeable. Ce sera un vide imparfaitement compensé par les religieux, les séminaristes ou les vicaires de campagne, à qui on mettra, à cette heure critique, le sac au dos. Mais que sera-ce si les opérations maritimes venant à compliquer la guerre continentale (ce qui ne peut manquer d’arriver puisque toutes les puissances tiennent aujourd’hui à avoir une marine militaire), le passage artificiel d’un monde à l’autre, ouvert à travers l’isthme de Suez, vient à être barré ou neutralisé d’un commun accord ? Que deviendront alors ces corps isolés ? Comment les entretenir, les relever, réparer les pertes que les fatigues du service, les ardeurs et les miasmes de climats pestilentiels ne tarderont pas à opérer dans les rangs des exilés ?

Je sais bien qu’on nous annonce l’organisation prochaine d’une année toute spéciale, coloniale par destination, recrutée parmi des hommes faits, que la force de leur tempérament, la maturité de leur Age, leurs habitudes morales et politiques rendent particulièrement propres aux épreuves d’une vie de labeur et d’aventure. Depuis le temps que cette promesse nous est faite, si elle n’est pas encore tenue, ce n’est pas faute que chaque année voie éclore nombre de projets pour la réaliser. Mais il paraît que l’accord entre les systèmes différens est difficile à faire, car il n’y a encore, sur ce sujet déjà pourtant si rebattu, ni commencement d’exécution, ni même de résolution arrêtée. Je ne connais rien qui fasse mieux voir combien, dans cette entreprise hâtive, on a marché à l’aveugle et à l’aventure. Ce n’est que quand l’œuvre a été tout entière faite, ou tout au moins ébauchée, qu’on s’est avisé de songer qu’il aurait fallu d’abord y préparer l’instrument approprié. Mais quand même cette armée coloniale, tant de fois annoncée, au lieu de n’être encore qu’un thème de discussion, serait sur pied et prête à partir, pour l’heure présente, j’en conviens, la situation serait meilleure : car on n’expédierait plus chaque année, dans ces contrées où l’air qu’on respire est souvent mortel, de pauvres enfans de nos campagnes, à peine sortis de l’adolescence, et dont plus d’un ne reverra pas le toit paternel ! Mais dans la supposition que j’ai faite d’un conflit éclatant en Europe, le problème, pour avoir changé de face, ne serait pas résolu. De deux choses l’une : ou cette armée spéciale est comprise dans l’effectif total prévu par nos lois comme nécessaire à la sécurité nationale, et alors son absence sur le théâtre de la guerre se fera toujours sentir et regretter, surtout si on y a fait entrer une élite de vieux soldats aguerris, faisant de l’état militaire une profession, tandis qu’on laisse toutes les recrues pour l’armée active. Ou bien c’est un supplément tenu en dehors du compte et en sus de l’armée régulière, et alors ce sont des frais d’entretien de plus, mis à la charge du trésor public dans un moment où il aura à supporter les énormes dépenses d’un état de guerre.

Je crains fort que cette dernière réflexion ne paraisse pas suffisamment héroïque, puisqu’elle a l’air de supposer que dans un tel jour et en face d’un tel intérêt, il y aura encore lieu de tenir compte des considérations pécuniaires. Mais j’ai déjà expliqué pourquoi il me serait impossible de passer avec la légèreté présomptueuse que je vois souvent affecter sur le rôle que l’argent a toujours joué, mais de nos jours plus que jamais, dans les relations internationales, qu’elles soient pacifiques ou belliqueuses. Aussi c’est avec une véritable douleur que je cherche ce qu’est devenu le prestige dont j’ai parlé, cette supériorité incomparable dont j’ai vu moi-même la France jouir quand elle est sortie, avec une aisance inattendue, de difficultés financières dont les annales économiques d’aucun peuple n’avaient encore donné l’exemple. Nous ne sommes plus au lendemain de cette restitution de l’indemnité de cinq milliards, payés avant l’échéance par toutes les classes de la population sans gémir ni sourciller, et suivie, après un tel effort, d’une prospérité renaissante, d’un budget doté de cent cinquante millions d’amortissemens et d’une hausse de fonds qui préparait une conversion prochaine. Nous n’avons plus cette facilité de pouvoir contracter un large emprunt sans le gager par aucune charge nouvelle, qui était pour un cas de guerre comme une menace silencieuse que tout le monde comprenait. Un spectacle bien différent est aujourd’hui sous nos yeux ! Cinq ou six nouveaux milliards ajoutés au capital de la dette publique, un déficit constaté chaque année qu’une conversion récente n’a pu combler, et que grossissent beaucoup de découverts déguisés, tous les impôts existans poussés à leur dernière limite, et tous les financiers du jour à la recherche de taxes nouvelles, proportionnelles ou progressives, frappant telle ou telle classe de contribuables, mais toutes atteignant les sources mêmes de la richesse publique. L’effet que produirait une guerre survenant sur un marché si troublé est impossible à concevoir. Je suis loin d’accuser la politique coloniale d’être la seule, ni même la principale cause qui nous ait fait descendre d’un état encore hier si florissant presque à l’extrémité de la pente qui conduit à l’abîme. Bien d’autres imprudences y ont concouru : la somptueuse folie des constructions scolaires, l’ouverture, sur tous les points du territoire, de chemins de fer inutiles et improductifs, l’accroissement démesuré des pensions civiles, provenant de retraites anticipées que la politique seule avait motivées ; enfin des gaspillages en tout sens et de toute nature. Mais les millions laissés sur les bords du Mékong et ceux qui restent à payer à Madagascar figurent pourtant, dans ce compte, qui se solde régulièrement en perte, pour un chiffre qui n’est pas insignifiant.

Il est enfin, au sujet des conséquences possibles de notre politique coloniale, une hypothèse que j’hésite à prévoir parce que je veux continuer à espérer qu’elle ne se réalisera pas : ce serait le cas où, de cette politique même, naîtraient des complications soit diplomatiques, soit de nature plus grave encore, qui accroîtraient les embarras et les périls dont le traité de Francfort nous a laissé la charge et la menace. Nous ne sommes pas les seuls en Europe à (avoir été atteints de la fièvre coloniale : elle a régné avec une intensité pareille aussi bien en Allemagne qu’en Italie, et en Angleterre où elle fait partie de la disposition habituelle du tempérament, il y en a eu un redoublement. Une émulation s’est établie, et c’est à qui enverrait le plus vite et le plus loin marins, militaires et commerçans. Pareil enthousiasme d’émigrations conquérantes ne s’était pas vu depuis que, par l’effet presque miraculeux des découvertes de Christophe Colomb et de Vasco de Gama, l’étendue de l’univers avait paru subitement doublée devant l’imagination éblouie de nos pères du XVIe siècle, et des espaces illimités s’étaient ouverts à leurs ambitions et à leurs convoitises. Seulement le monde, de nos jours, au lieu de s’étendre s’est plutôt resserré par la promptitude et la facilité des communications, de sorte qu’en quelque lieu que nous ayons placé nos tentes, nous y avons été devancés ou suivis par des voisins prêts à devenir des compétiteurs. Il a bien fallu essayer de s’entendre avec eux, mais à quelles conditions ? Voltaire, dans l’Essai sur les mœurs, n’a pas assez de sarcasmes pour le décret d’Alexandre VI, qui partagea entre l’Espagne et le Portugal les régions encore inhabitées de l’ancien et du nouveau monde, suivant une ligne de démarcation que le premier voyage de Magellan fit dévier. Nous ferons bien de nous abstenir à l’avenir de ce genre de plaisanterie, car rien ne ressemble mieux à la sentence pontificale que l’accord fait entre les puissances d’Europe pour répartir entre elles ce qu’elles ont appelé (par une expression aussi vague que leur pensée) leur sphère d’influence dans le continent africain : ce sont les mêmes données incertaines, la même valeur imaginaire des engagemens, il n’y a de différence que la sanction religieuse en moins.) Des conventions où chacun donne ce qu’il ne possède pas et reçoit ce qu’il ne connaît pas, sont certainement ce qu’il y a de plus propre pour engendrer des contestations. Si un bornage douteux dans nos champs est entre cultivateurs une interminable matière de procès, que sera-ce qu’une ligne idéale tracée entre des espaces que personne n’a parcourus ?

Il n’y a donc pas lieu à être surpris d’apprendre que des transactions de ce genre, conclues en Afrique ou ailleurs, donnent naissance à beaucoup de litiges, principalement entre nous et l’Angleterre que nous rencontrons partout, à Siam, aux frontières du Maroc, sur le Niger et sur le haut Nil. Je suis convaincu que, dans chacun de ces différends, le droit est de notre côté, et des incidens récens ont fait assez voir de quel audacieux esprit d’entreprise sont animés les agens des compagnies anglaises pour qu’on soit disposé à admettre qu’ils ont, en effet, à se reprocher les empiétemens dont on les accuse. Mais il ne suffit pas d’être dans son droit, il faut encore, entre gens sensés, être sûr qu’on agit dans son intérêt. Or quel intérêt en vérité pouvions-nous avoir, ayant une frontière nécessaire et très difficile à garder, à nous en créer au bout du monde deux ou trois artificielles qui commencent à nous donner presque autant de souci ? Ces dissentimens seront, j’espère, faciles à accommoder : il n’en faut pourtant pas davantage pour aigrir, entre deux nations fières et susceptibles, des rapports que la maladroite issue de l’affaire d’Egypte a déjà rendus très pénibles. Il y a loin, il y aura longtemps encore loin, Dieu merci, de ce qu’on appelle, dans le mauvais langage de la diplomatie, une situation très tendue à une rupture qui serait la désolation de tous les amis de l’humanité et le déshonneur du siècle qui va finir. Mais qui sait où peut conduire un échange de récriminations et de soupçons envenimés des deux parts par une presse acrimonieuse ? Prenez garde aux petites guerres, disait à ses concitoyens un Anglais qui n’avait pas eu peur des grandes, car ce n’était autre que le vainqueur de Waterloo, lien faut dire autant des petites querelles qu’un rien peut toujours grossir. C’est un frottement continu, portant sur des matières inflammables, qu’une fois échauffées une étincelle peut allumer. On reproche, je le sais, volontiers à ceux qui se sont beaucoup occupés de recherches historiques, une tendance à faire du passé au présent des applications qui ne sont pas toujours justes, et je voudrais éviter cet inconvénient. Il m’est impossible pourtant de ne pas me rappeler que c’est à propos d’une contestation survenue sur les limites de leurs colonies du nouveau monde, que s’est engagée, entre la France et l’Angleterre, cette lugubre guerre de Sept Ans qui a sonné le glas de notre monarchie, et qu’une fois les deux marines aux prises, la Prusse s’est hâtée de venir mettre ses armées au service de notre ennemie ; et qu’était-ce que la Prusse d’alors auprès de celle d’aujourd’hui ?

Mais, fallait-il donc, pensera-t-on peut-être, ne vivre, toute autre affaire cessante, que d’une seule pensée ou plutôt d’une seule crainte, et sous le poids d’une sorte d’obsession, rester « hypnotisé devant la trouée des Vosges ? » C’est l’expression pittoresque dont s’est servi, je crois, un officier général distingué, occupant momentanément le ministère de la guerre, et depuis lors, souvent répété, le mot a fait fortune. Lorsque cette parole a été prononcée à la tribune, s’il y avait eu lieu d’y répondre, peut-être aurait-on pu faire remarquer à l’orateur que cette disposition exclusive, dont il semblait faire un reproche indirect, c’était le ministère dont il était le titulaire et les chefs d’état-major sous ses ordres qui en donnaient surtout le conseil et l’exemple. J’ai dit que je n’avais aucune prétention de paraître initié aux travaux auxquels on s’adonne avec tant de zèle dans les bureaux de la rue Saint-Dominique, et qu’on tient, par une précaution très louable, à l’abri de toute indiscrétion ; mais je suis bien trompé s’ils ne sont pas tous dirigés par une seule préoccupation, si préparatifs et prévisions de tout genre, plans de fortifications et de mobilisation, ouverture de chemins de fer stratégiques, régularisation du service de l’intendance, ne sont pas tous concentrés et convergeant vers un seul objectif : l’éventualité d’une guerre sur la frontière de l’est, et le moyen, suivant l’occurrence, de la prévenir ou de la soutenir. Et dans nos discussions des lois militaires, à quoi pense-t-on et de quoi nous parle-t-on ? Le but constant n’est-il pas de mettre notre effectif et notre matériel en meilleur état de faire face au seul adversaire qu’on ait en vue ? N’est-ce pas ainsi qu’on justifie le chiffre démesuré de nos appels et le poids énorme qu’ils font supporter au budget ? Mais si c’est là la fin unique vers laquelle tend ce que l’on peut appeler notre politique militaire, pourquoi en avons-nous deux autres, l’une financière et l’autre diplomatique, qui semblent perdre cet objet principal complètement de vue ? Si tous nos calculs sont faits pour avoir tel jour, pour telle campagne qu’on prévoit, un nombre déterminé de soldats à mettre en ligne, à équiper et à nourrir, pourquoi semer à pleines mains à travers le monde les hommes et les écus qui feraient faute quand viendrait l’épreuve ? Pourquoi se préparer, en les suscitant d’avance, des diversions, des oppositions qui seront gênantes et procureront peut-être des alliances à nos ennemis ? Il faut pourtant savoir ce qu’on veut et ne pas se mentir à soi-même. Parlons franchement : si, après vingt-cinq ans, la patience au fond des âmes est lassée, si en fait d’espérances, comme de craintes, l’attente paraît trop longue et que le moment semble venu de n’y plus songer ; si, en comparant ce que nous venons de conquérir à ce que nous avons perdu on trouve que la quantité tient lieu de la qualité, il faut le dire, et réduire hardiment les efforts de toute nature qu’on s’impose pour une hypothèse dont on doit désormais détourner sa pensée. On ne peut pourtant pas avoir la prétention de suffire à tout. La France, fût-elle plus peuplée que malheureusement elle a cessé de l’être, et son budget encore plus élastique qu’elle n’a souvent l’air de le croire, ne peut pourtant pas rester en Europe sur un pied de guerre continu, et être prête à apparaître en armes à toutes les extrémités du globe. Il faut choisir.


V

Mais le choix, en réalité, est-il possible ? Ces sacrifices auxquels la France se condamne en vue d’une épreuve à laquelle elle croit devoir se préparer, sont-ils donc volontaires ? Les a-t-elle librement acceptés dans une pensée soit d’agression secrète, soit de revanche prochaine ? Sont-ils autre chose que des mesures de défense légitime et de réciprocité nécessaire ? Sommes-nous donc les seuls à tenir les yeux attachés avec une fixité magnétique sur la ligne nouvelle qui sépare la vieille France du jeune Empire ? N’est-ce pas aussi ce point de l’horizon que semble couver, surveiller, défier du regard, cette statue de la Germania, dont on a dressé le colosse sur une des hauteurs qui dominent le Rhin ? S’il y a un fantôme de guerre prochaine qui hante les imaginations, est-ce chez nous seulement qu’il fait son apparition ? Nul ne peut assurément savoir ce qui se débat dans ces conseils militaires de Berlin, où nos ambassadeurs n’ont ni moyen ni droit de prêter l’oreille. Mais on entend ce qui se dit au Reichstag, et c’est absolument le même langage que celui qui est tenu à nos Chambres, quand l’occasion se présente d’y traiter une question stratégique. C’est le même soin de maintenir les deux armées dans un rapport tel que l’une ne puisse faire un pas sans qu’il soit imité et suivi par l’autre. Allons plus loin : le désir de préserver, dans l’intérêt de la paix, la division récente des territoires n’est-il pas le lien véritable de cette triple alliance, si singulièrement nouée entre des puissances qu’aucune autre relation naturelle ne rapproche, que des souvenirs douloureux séparaient encore hier, vainqueurs et vaincus de Novare et de Sadowa ? La condition que chacun des contractans a dû remplir pour entrer dans cet accord n’a-t-elle pas été de s’imposer un supplément d’armemens qui obère les finances de l’Autriche et a perdu celles de l’Italie ? On nous dit que de telles conventions sont des précautions purement défensives dont nous n’avons pas sujet de nous inquiéter. Soit, mais comme de notre côté, nos intentions sont également pacifiques et que nous en avons donné des preuves qui ne permettent pas de les mettre en doute, on peut se demander pourquoi une paix que personne ne menace a besoin de tant de sentinelles au guet pour la garder. Ne serait-ce pas que cette paix repose sur des bases si peu solides, et que son assiette est si peu sûre que toutes les parties qu’elle intéresse se croient obligées de veiller sur un qui-vive perpétuel, s’attendant toujours que le plus léger incident peut les mettre aux prises ?

C’est ce que constatait hier même, au moment où j’écrivais ces lignes, avec une autorité que je ne puis avoir, le diplomate éminent qui vient de représenter parmi nous l’Angleterre et dont nous nous séparons avec tant de regret. « Que voyons-nous autour de nous ? disait le marquis de Dufferin au banquet de la Chambre des communes anglaise : toute l’Europe n’est qu’un camp armé de plusieurs millions de soldats, et un double rang de menaçantes forteresses est opposé à chaque frontière. Les cuirassés remplissent nos ports et encombrent les mers. Il suffit que parmi une demi-douzaine de personnages augustes, il s’en trouve un qui parle un peu plus haut que d’habitude ou qu’il lève par mégarde son petit doigt, pour voir, comme dans une atmosphère chargée d’électricité, — condition actuelle de l’équilibre instable de la politique européenne, — pour voir, dis-je, renverser ce qui existe et la guerre éclater dans des conditions d’horreur inconnues jusqu’à présent ? » Et parmi les causes qui pouvaient déchaîner un tel fléau, le noble orateur signalait cette passion d’expansion militaire qui se développant aux extrémités du monde au moment où le globe est devenu, « grâce au télégraphe comme un faisceau de nerfs », pouvait rendre général et terrible l’ébranlement causé sur un point quelconque par le moindre choc.

Ces paroles d’une mélancolique éloquence ont l’accent ému et pénétrant que donnent une expérience, peut-être une inquiétude personnelle. Mais qu’est-ce donc que cette instabilité d’équilibre qu’a pu reconnaître dans les dernières phases de sa brillante carrière, cet illustre vétéran de la diplomatie européenne ? N’est-ce pas le résultat inévitable de la situation forcée et contrainte créée par la guerre de 1870 et que le traité de Francfort a tenté de régulariser ? Au prix où elle a été obtenue, la paix se prolonge vainement elle ne parvient pas à paraître ni sûre ni durable. Il est des sentimens qu’on ne froisse pas, des droits qu’on ne méconnaît pas impunément, et l’Europe est devenue pareille au malfaiteur couronné que fait parler Shakspeare : elle ne peut plus goûter le repos : Macbeth shall sleep no more.

Ce serait une erreur de croire que l’heureuse union établie dans ces derniers temps entre la France et la Russie, en faisant face et contrepoids à la triple alliance, ait suffi pour assurer un équilibre nouveau, et mettre par-là un terme à la sourde et constante inquiétude dont toute l’Europe est travaillée. Cet accord dont les deux nations se félicitent à juste titre, ne supprimant pas la cause du mal, ne peut qu’en atténuer et en suspendre momentanément les effets. Personne n’a le droit de demander à quelles conditions s’est opéré le rapprochement qui paraît aujourd’hui intime entre le gouvernement du tsar et l’Etat républicain. S’il y a eu, ce que j’ignore, une alliance, dans le sens propre du mot, consacrée par des clauses écrites, et ayant prévu ce qu’on appelle, dans le langage pédantesque des chancelleries, des casus fœderis déterminés, on fait bien de tenir ces stipulations secrètes et toute curiosité à cet égard serait inconvenante. Mais il y a une chose qu’on peut affirmer sans risque de se tromper : c’est qu’il ne peut avoir été question dans aucun article de ces conventions, d’apporter une dérogation aux conditions du traité de Francfort ; et que la porte, dès lors, n’est que très imparfaitement fermée aux chances de trouble qui peuvent toujours naître de la nature même de ces conditions.

Loin qu’on ait dû songer à modifier l’état territorial défini et imposé par le vainqueur de 1871. c’est le dessein de le maintenir, s’il était menacé par une agression et extension nouvelles, qui a été évidemment, pour les deux gouvernemens, le point de départ, comme le but de leurs négociations. Et c’est en cela que diffère la nouvelle alliance franco-russe des accords de même nature qui avaient été, soit médités, soit conclus à plus d’une reprise déjà entre Paris et Saint-Pétersbourg. Car ce n’est pas, on le sait, la première fois, mais bien de compte fait, la troisième depuis le commencement du siècle qu’on a cru avoir réalisé avec plus ou moins de précision ou d’éclat une entente si désirable. Ne parlons pas de la première qui rappelle des temps si différens de ceux d’aujourd’hui, qu’on est tenté de les croire plutôt fabuleux qu’historiques. Oublions les splendeurs et les effusions de Tilsitt et d’Erfurt et jusqu’au nom de ces deux potentats qui, enivrés, l’un de ses victoires, l’autre de sa domination autocratique, ont cru un jour pouvoir se partager le monde à leur fantaisie. Ce délire de l’orgueil humain a eu de terribles calamités pour conséquence et pour châtiment. Dieu soit loué, nous ne revendons plus rien de pareil ! Mais un peu plus tard, aux dernières années de la Restauration, le même rapprochement a eu lieu, dans de meilleures conditions de bon sens et de bonne foi. Ce fut la Russie qui vint chercher la France. Elle avait entrepris, pour favoriser l’émancipation de la Grèce et affranchir les rives inférieures du Danube, une lutte contre la Porte dont le succès fut d’abord douteux. Elle avait à craindre l’opposition de l’Autriche alors placée à la tête et dirigeant les conseils de la Confédération germanique. Un conflit général pouvait s’élever dans lequel la France promettait son aide, à la condition expresse ou sous-entendue qu’elle en profiterait pour faire modifier en sa faveur les dispositions des traités de 1815. Hélas ! alors on les trouvait rigoureuses et on s’en plaignait. Des révélations de source certaine nous ont fait connaître que l’on conçut à ce moment, dans les conseils de Charles X, l’espoir de reprendre possession de toute la rive gauche du Rhin. La soumission de la Porte fit ajourner ces projets dont la révolution de 1830 et l’antipathie conçue par l’empereur Nicolas contre le roi Louis-Philippe effacèrent même le souvenir.

Il est bien clair que rien qui puisse ressembler, même de loin, à de telles perspectives, n’a pu traverser l’esprit des négociateurs de l’alliance nouvelle. En fait, la Russie n’a pas à se plaindre d’un état de choses qu’elle a contribué indirectement à établir parle secours qu’elle a prêté à l’Allemagne pendant la guerre et dont elle a très légitimement escompté le prix, avant même que nous eussions succombé, par les protocoles de la Conférence de Londres. La seule chose qu’elle ait à craindre, c’est qu’un accroissement nouveau acquis au redoutable voisin qu’elle a laissé grandir, puisse compromettre, dans un avenir plus ou moins éloigné, la tranquillité de sa frontière orientale. C’est le danger qu’elle a reconnu dès le lendemain même de notre défaite, et qui a préparé en notre faveur ce changement de front dont, de très bonne heure, M. de Gontaut-Biron avait, de Berlin même, reconnu et signalé les indices[8].

Un peu plus tard, lors de la crise menaçante de 1875, l’empressement généreux qu’Alexandre II et son chancelier GortchakofT mirent à répondre à l’appel pressant du duc Decazes, fit voir que l’expérience et la réflexion avaient confirmé cette disposition nouvelle dont l’alliance d’aujourd’hui est le produit naturel. Mais gardons-nous d’illusion. C’est l’accroissement de l’unité germanique que la Russie entend prévenir ; ce n’est ni son existence, ni sa puissance actuelle dont elle prend ombrage. Sur un point unique, le maintien du statu quo territorial, crainte de pire, un intérêt commun existe entre France et Russie. Or il faut parler sérieusement, sans se laisser enivrer par de vaines phrases : rien n’est affaire de sentiment ni de compliment entre les peuples ; une communauté d’intérêt, tant qu’elle dure et dans la mesure où elle est reconnue, c’est le seul appui solide d’une alliance. Si l’on se flatte de l’étendre ou de la prolonger au-delà, on se prépare des déceptions. En un mot, l’alliance russe ouvrait à la France de 1828 la perspective d’une revanche de Waterloo : à la France de ! 896, elle n’offre qu’une garantie contre l’aggravation de Sedan. Qu’on ne dise pas que c’est peu, et que la République ne se plaigne pas que ce contraste lui fait tort : dans la situation donnée, dont elle a hérité et n’est nullement responsable, c’est beaucoup. En tout cas, elle n’avait nul motif d’espérer et nul droit de réclamer davantage.

Réciproquement, nos obligations à nous ont dû de même être limitées, et notre nouvelle et sage alliée n’a pu se refuser à le reconnaître. Sans contredit, si elle était en Europe l’objet de quelque menace allemande (ce qui, bien que peu probable, est toujours possible), notre devoir serait de tout risquer pour la défendre ; mais elle poursuit en ce moment, dans l’Extrême Orient, une tâche glorieuse, sujette, comme tout ce qui est grand, à beaucoup de traverses, et qui l’expose à beaucoup de périls. Nous n’avons pas à y prendre part, pas plus que nous n’aurions, si elle réussit, à partager la gloire et le profit que tous les amis de la civilisation seraient heureux de lui voir recueillir. Elle suit aussi à Constantinople, un chevet de celui que l’empereur Nicolas appelait Y homme malade, les desseins de Pierre le Grand et de Catherine. Nous avons là un vieil et touchant patronage qui met entre nos mains la cause des chrétiens d’Orient. On ne peut nous demander de le sacrifier. De là une diversité de vues qui exige et justifie sur bien des points une indépendance réciproque. Si dans deux circonstances récentes, à l’occasion de la guerre de la Chine et du Japon, et des troubles d’Arménie, nous avons cru devoir marcher complètement d’accord avec la Russie, c’est qu’on aura trouvé à cette communauté d’action un intérêt soit d’ordre général, soit propre à la France. Nous n’avons certes pas agi en vertu d’engagemens qui ne pouvaient avoir été pris, encore moins par une complaisance dont l’échange, dans un cas analogue, ne nous serait probablement pas accordé.

Dans ces conditions, que la loyauté fait un devoir de constater, le bienfait de l’alliance russe est très précieux et la joie qu’en témoignent les populations vient très heureusement continuer l’accord des gouvernemens. Le secours pourtant que nous en tirerions dans l’heure critique dont tout le monde se préoccupe, serait-il suffisant pour compenser les faiblesses qu’une activité, suivant moi mal dirigée, a ajoutées au vice initial d’une situation compromise ? L’examen consciencieux que je viens de faire permettra au lecteur d’en juger. J’hésiterais, pour ma part, à me prononcer pour l’affirmative.

Cette conclusion, j’en conviens, n’est pas encourageante ; et c’est une médiocre consolation de pouvoir se dire, avec la haute autorité que j’ai citée tout à l’heure, qu’une étude pareille faite sur l’état des autres puissances d’Europe ne conduirait pas non plus à un résultat bien satisfaisant. Car nous ne sommes pas seuls, on vient de le voir, à porter le lourd héritage de la guerre de 1870 ; tout le monde en a sa part par le sentiment de malaise général auquel personne n’échappe. C’est la condition commune, et quand même la France serait seule à en souffrir, les autres peuples ne devraient encore s’y résigner qu’en rougissant. C’est leur honneur à tous, et celui de notre siècle tout entier qui s’en trouve également atteint. Un démenti plus éclatant ne pouvait être donné aux espérances généreuses qu’avaient conçues, à quelque pays qu’ils appartinssent, tous les esprits élevés de la génération qui s’incline aujourd’hui vers la tombe. Tout les autorisait à penser qu’ils n’étaient plus destinés à voir reparaître ces régimes d’oppression et de contrainte, issus de ce que les juristes du temps passé, les Crotius et les Vattel avaient tristement appelé le droit de conquête, n’osant par pudeur lui donner son vrai nom : le droit du plus fort. Les lumières de la civilisation avaient, pensait-on, pour jamais fait justice de cet abus de la victoire. Deux idées nouvelles surtout, répandues désormais dans le monde, devaient suffire à faire reculer, même au lendemain d’un triomphe, le plus ambitieux conquérant. Il n’oserait braver ni le vœu populaire exprimé par le suffrage universel et que la démocratie, devenue partout maîtresse, ne lui laisserait plus méconnaître, ni la tendance irrésistible des populations à se grouper par nationalités suivant leurs affinités naturelles. Eh bien ! le voilà revenu, ce sombre droit de conquête, dans sa nudité et dans toute sa rigueur : il s’est installé en plein centre, en pleine lumière de civilisation, et tous, hommes d’Etat, aussi bien que docteurs de philosophie politique et sociale, se sont inclinés devant lui. Le vœu populaire, il ne fait pas même semblant de l’entendre ; et quant au principe des nationalités, c’est mieux encore, il a su le tourner à son profit. C’est la nationalité allemande qui réclame ses enfans échappés depuis deux siècles. Peu s’en faut qu’elle ne se croie le droit de les traduire en qualité de réfractaires et de déserteurs devant ses conseils de guerre. Quelle dérision fut jamais plus douloureuse ? Ni le moyen âge, ni l’ancien régime qu’on a tant accusés de ne pas tenir assez de compte de la dignité des peuples, n’avaient imaginé rien de semblable. Tant que ce spectacle dure, une tache est imprimée au front de la société moderne, comme un memento homo qui lui rappelle que les progrès dont elle se Halte n’ont épuré que sa surface et avertit la démocratie, si vaine de sa puissance, qu’elle n’est qu’une poussière d’hommes, jouet, comme toute chose humaine, de tous les vents de la force ou de la fortune.


Duc DE BROGLIE.

  1. Chambre des députés, séance du 7 juin 1878.
  2. Déclaration du gouvernement lue par M. Duclerc, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, le 2 novembre 1882.
  3. Sénat, séance du 13 mars 1883.
  4. Chambre des députés, séance du 28 juillet 1883.
  5. Chambre des députés, séance du 25 février 1886.
  6. Sénat, séance du 25 juillet 1881.
  7. On sait dans quelles conditions fut conclu le traité de 1874 qui donna lieu à la guerre du Tonkin. L’expédition faite, contre mon instruction formelle, par le brave et malheureux Francis Garnier, ayant été suivie, après un succès momentané, d’un véritable désastre, M. Decazes crut devoir essayer de venir en aide aux Français et aux indigènes qui s’étaient compromis, et dont il s’agissait de sauver la vie. Ce fut le but du traité qu’il signa, et je n’osai l’en blâmer. Mais l’instrument du traité n’arriva à Paris que quand jetais sorti du ministère et je n’eus point à en approuver la ratification.
  8. Mission de M. de Gontaut-Biron à Berlin, p. 46, 47.