Vinetti, conte bleu



VINETTI.

CONTE BLEU.


So regeln wir die Mond-und Sonnentage
Sitzen vor den Pyramiden
Zu der Volker Hochgericht,
Ueberschwemung, Krieg, und Frieden, —
Und Versiehen kein gesicht.

(Goethe.)
I.

Par une des premières belles journées du printemps, nous avions visité à la campagne notre ami L…, et nous causions encore sous les touffes d’arbres du jardin, que la nuit était close déjà depuis longtemps. Nuit tiède et pure, douce nuit de juin ! Le ciel resplendissait de mille feux, les jasmins épanouis s’exhalaient dans la rosée, et les phalènes curieux venaient par intervalle battre d’une aile lourde le globe de notre lampe, qui, placée sur une table ronde, semblait, au milieu de toute cette verdure, une de ces étoiles tombantes que Goethe voit dans ses rêves fantastiques palpiter dans l’herbe en sifflant : Sterne die am feucten Boden zischen.

La conversation avait cessé, lorsque Frédéric dit à Melchior, après une pause générale de quelques instans :

— Voici l’heure et le lieu de nous produire tes fameuses tablettes du Bohême.

— Ce peuple, reprit L…, est une sorte de conte oriental qui n’a ni plan ni suite, et cependant continue toujours ; les Bohêmes sont les Bédouins de l’histoire du monde.

— Encore s’ils avaient ce qui constitue la nationalité des Juifs, un Dieu particulier, des lois, des mœurs quelconques : on pourrait admettre que cette race, dispersée de toute antiquité parmi les peuples, reste bohême comme l’autre est restée juive. Mais non, ils ne reconnaissent ni Dieu ni diable ; point de culte chez eux, point de mœurs ; en place de tout cela, un vagabondage éternel, sans but !

— Ce qu’il y a de certain, c’est que les historiens ne voient pas plus clair que nous dans l’existence exceptionnelle de ce peuple. Il faut renoncer à se l’expliquer. Nous sommes tous de braves chiens à la chaîne, nous ne comprenons rien à l’indépendance effrénée du loup.

— Ces ennemis nés de toute police, continua L…, ces bâtards de l’histoire du monde avec leur double origine indienne et égyptienne, ces vagabonds privilégiés, étrangers partout et partout chez eux, me paraissent n’être sur la terre que pour reproduire éternellement en petit le bizarre chaos de la migration des peuples, cette fièvre chaude de la nature.

— On dirait, reprit Melchior, une ame poétique universelle qui se transforme et reparaît partout dans l’épopée de l’histoire du monde.

— Oui vraiment, poursuivit Frédéric ; et quant à moi, je ne serais nullement étonné de voir à présent même l’Orient, le vieil Orient fantastique, se dresser au milieu de nous sous la forme de quelque Isis voilée, et nous aborder le sourire sur les lèvres comme des amis d’enfance.

En ce moment nous aperçûmes la jeune et gracieuse femme de notre ami L… qui venait à nous par la petite allée, tenant entre ses mains un pot de terre où s’épanouissait une fleur bleue, tout étrange, toute singulière. Arrivée à l’endroit où nous étions assis, elle salua Melchior d’un air charmant, et lui présentant le vase : — Voyez, dit-elle, quelle jolie merveille a produite cet oignon d’Égypte dont vous m’avez fait cadeau.

À ces paroles, Melchior se troubla : — C’est impossible ! s’écria-t-il ; c’est un badinage ! — La jeune femme le regardait avec étonnement ; lui cependant effleura du bout des doigts le calice de la fleur et se pencha dessus avec une émotion visible : — Vous dites vrai, un oignon égyptien, car il fut trouvé dans la main d’une momie.

— Quoi de plus simple ? reprit Frédéric. Notre jeune amie a par mégarde déposé dans la terre cette bulbe singulière, et le germe, après avoir dormi en Égypte des milliers d’années, se ravisant ici, est devenu une belle fleur. Qui pourra comprendre le mystère de la végétation, assigner à la nature l’heure et le lieu ? qui pourra dire au principe de vie enfermé dans le germe ou la bulbe d’une plante : tu te développeras ici, et non là ; aujourd’hui, et non demain ? Que d’expériences semblables n’a-t-on pas faites avec des grains de blé trouvés à Pompeï ! Non, il n’y a point entre nous et le passé tant de distance que l’on croit ; aujourd’hui encore l’antiquité nous enveloppe et nous enivre, nous respirons son souffle, nous cueillons ses fleurs ; l’action du passé est immédiate : que parlez-vous de siècles ? Il n’y a point de siècles, le passé tout entier se résume dans ce seul mot : Hier ! Hier donc la fleur mystérieuse s’est développée durant la nuit, et maintenant, splendide amaryllis d’azur, s’épanouit à nos yeux par prodige ! — Mais dis-nous, Melchior, comment la bulbe précieuse est tombée entre tes mains, car il me semble qu’alors seulement nous pourrons goûter à loisir tous les charmes de cette merveilleuse énigme.

— Volontiers ; mais c’est toute une longue histoire à dévider. Notre belle jardinière s’était assise sur un coussin dans l’herbe, sa petite tête blonde doucement appuyée sur l’épaule de son époux, ses pieds mignons perdus dans les touffes de clochettes et de marguerites ; on se tut, et l’attention de tous se porta sur l’histoire de cette fleur, sur ce conte bleu qui s’épanouissait devant nous.

II.

Plusieurs fois déjà, dit Melchior en commençant, je vous ai entretenus de mon séjour dans la Basse-Saxe et de mes fréquentes excursions sur les côtes de la mer allemande. Napoléon, de retour d’Égypte, venait de s’abattre sur l’Italie comme un jeune aigle ; la victoire s’attachait partout à ses drapeaux, et moi, pour échapper à tout ce grand bruit de la politique et de la guerre, j’entrepris de visiter les côtes solitaires de la mer. Cependant depuis deux jours j’avais perdu l’Océan de vue, lorsque, non loin des frontières de Hollande, au pied d’un misérable village de pêcheurs, je le retrouvai, je puis le dire, dans toute son impétueuse magnificence. La tempête, qui depuis plusieurs nuits soulevait la mer dans ses profondeurs, commença vers le crépuscule du soir à se déchaîner de nouveau. Déjà les flots blanchissaient d’écume, déjà les vagues, se déroulant comme des serpens gigantesques, venaient échouer à la côte où je m’étais attaché dans la contemplation de ce spectacle puissant. Le mugissement des eaux, le tangage furieux des navires à l’horizon lointain, le sifflement des vents, étaient pour moi comme autant de charmes qui me clouaient irrésistiblement à cette place. J’assistais à la résurrection de toutes ces races fabuleuses de la tradition germanique, à la résurrection de ces temps où les esprits formidables des géans restés morts sur les champs de bataille se montraient au sein de la tempête, animant de leur voix la fureur des élémens en délire. J’entendais retentir dans l’air l’antique et sauvage refrain du lied danois : — « Vonved, prends garde à toi, Vonved ! » — Et plus grandissait la tempête, plus les vents éclataient avec transport, plus ces paroles de désespoir grondaient à mes oreilles. J’étais tout entier en proie à l’impression sauvage de cette scène de mort et d’épouvante, lorsque soudain un énorme chien de Terre-Neuve se dressa tout velu devant moi, et se mit à aboyer. Bientôt parut le maître de ce chien, un vieillard de haute stature, osseux et robuste. Il était enveloppé d’une ample redingote de drap noir, et portait pour coiffure un bonnet d’astrakan tiré sur ses deux oreilles.

— Qui donc êtes-vous ? me cria-t-il d’une voix de Stentor, Que cherchez-vous ici ? Voulez-vous donc que la marée vous emporte ?

Je m’étais levé en sursaut ; je le remerciai de son avertissement, et le priai de m’indiquer le lieu le plus voisin où je pourrais trouver un gîte pour la nuit.

— Vous êtes à deux milles du chemin de Emden, reprit-il, et il n’y a dans tous les environs que des villages de pêcheurs où vous ne rencontrerez pas une auberge.

Nous quittâmes la côte, et nous nous dirigeâmes vers une chaussée qui nous conduisit droit au village, où mon compagnon, ainsi que je l’appris depuis, remplissait les triples fonctions de pasteur, de sacristain et de maître d’école, et faisait à ses heures de loisir le commerce des harengs.

La nuit avait fini par devenir tout-à-fait sombre, et, contrariés par le vent qui soufflait avec violence, nous eûmes toutes les peines du monde à gagner le logis du pasteur. Une fois arrivés à la porte, il ne voulut pas souffrir que je continuasse ma route, et j’avoue que j’acceptai volontiers la cordiale hospitalité qu’il m’offrit. Ce digne homme habitait là, tout seul, avec sa vieille ménagère Catherine, qui ne manqua pas d’accourir à notre rencontre et de nous faire l’accueil le plus empressé.

Je dus en partie les égards affectueux qu’on me témoigna tout d’abord au bonheur dont je jouissais alors d’étudier à l’université de Goettingue, où le pasteur marchand de harengs avait séjourné jadis quelques années.

Bientôt la ménagère rentra apportant le souper, c’est-à-dire un énorme plat de poissons qu’elle déposa sur la table, en nous promettant d’avance, en manière de compensation à la maigre chère que nous allions faire, un grog incomparable pour les délassemens de la soirée. Elle tint parole, et quelques instans après, munis de bonnes pipes de Hollande, nous étions commodément assis devant la cheminée, les pieds étendus dans l’âtre tout rouge de charbon de terre, et devant nous, sur la corniche, un large pot rempli du rude nectar des marins.

Cependant la tempête mugissait de plus en plus au dehors, et le sentiment du bien-être dont nous jouissions dans cette chambre chaude et bien fermée doublait encore de prix par le contraste.

— Il faut que cette terre soit abandonnée du ciel, murmura le pasteur. Quel temps ! Encore des restes de vaisseaux, des restes d’hommes qui vont échouer sur le sable comme avant-hier, le jour où nous avons ramassé notre malheureux Seph et les autres cadavres. Pauvre Seph ! soupira le vieillard, si jeune et si beau, et dire que demain on l’enterre !

— Quel est ce Seph ?

— Pour vous conter toute l’histoire, c’était un enfant de Bohème que j’ai élevé ; plus tard il m’échappa, et avant-hier on l’a trouve mort sur le rivage. Un autre cadavre gisait auprès de lui, un cadavre basané et tout enveloppé de langes comme un enfant. Demain je les veux ensevelir tous deux en terre sainte, comme des chrétiens. Nous ne creuserons qu’une fosse, pour qu’ils dorment ensemble, côte à côte, jusqu’au jour de la résurrection.

— C’était, continua Catherine, un beau jeune homme brun, avec de longs cheveux noirs qui reluisaient comme la plume d’un corbeau, ainsi qu’on peut le voir encore maintenant, après sa mort. Ses yeux avaient l’éclat de deux charbons ardens ; on eût dit un chat sauvage. Il forçait un lièvre à la course. Ah ! si vous l’aviez vu grimper sur les arbres comme un écureuil, escalader les murailles…

Ma curiosité était piquée au vif, comme on le pense, et le vieillard, pour satisfaire au désir que je lui exprimais avec chaleur, ne tarda pas à me confier ce qu’il savait sur le mystérieux jeune homme.

— Il y a vingt ans environ, reprit le pasteur, qu’un soir, comme je rentrais à la maison, je rencontrai au détour du petit sentier qui longe le cimetière, au pied du saule, un bohémien mourant et qui se tordait dans les dernières angoisses d’une effroyable convulsion ; près de lui, un enfant de quatre ans, à moitié nu, s’amusait à fouiller la terre. Lorsque je m’approchai, le moribond saisit ma main de sa main crispée, puis, montrant l’enfant, s’écria : Krahli[1] ! Avec cette parole s’exhala le dernier souffle de sa misérable existence. Le cadavre de ce païen fut enseveli sous le saule ; quant à l’enfant, je le pris chez moi, et lui donnai le nom de Joseph, que les gens du village ne tardèrent pas à convertir en celui de Seph-le-Noir. Le petit se montra tout d’abord d’un caractère indisciplinable, et je me vis contraint de recourir aux verges, aux châtimens les plus rigoureux pour amener à des sentimens d’obéissance et d’humanité cette nature impatiente, rebelle et féroce. Lorsque les gens prenaient avec moi le ton de la raillerie, et me voulaient blâmer au sujet de l’hospitalité que j’accordais à cet enfant dans ma maison, je leur demandais s’ils auraient trouvé mauvais que j’élevasse un jeune chien : Eh bien ! maintenant, leur disais-je, n’est-il pas plus noble et plus digne du ministère que j’exerce, de conduire ce pauvre enfant à la lumière, à la science de Dieu et des hommes ? — Et mes raisons ne manquaient jamais de clore la bouche à tout le monde.

Cependant cet enfant devait être pour nous la cause de chagrins inouis ; nous ne l’avons connu que pour le regretter davantage et sentir plus vivement qu’il nous manque, et laisse dans notre maison un vide irréparable. Dès l’âge de douze ans, il savait le latin, et comprenait toute chose que c’était un prodige ! Des semaines entières il s’enfermait dans sa chambre, et là, enfoui au milieu de ses livres, il étudiait avec une méthode, un soin, qui dénotaient une incroyable faculté d’application. Puis, tout à coup, le naturel reparaissait, et sans qu’on pût le moins du monde se rendre compte d’un changement si radical, il redevenait sombre, sauvage, presque stupide ; il courait comme un possédé autour du village ou sur les côtes de la mer, plongeait comme une mouette dans les flots en rumeur, ou grimpait sur les plus hautes cimes, à la conquête des nids de faucons. Vers le soir, il revenait d’ordinaire ; mais farouche, inquiet, ombrageux, il se glissait par la petite porte de la cour, et souvent, pour éviter mes remontrances, rampait dans les ténèbres jusqu’à la hutte du chien, avec lequel il passait la nuit. Ainsi grandissait cet enfant. Lorsqu’il eut quelques années de plus, il me devint un compagnon précieux, un auxiliaire presque indispensable ; le jour, il m’aidait à tenir mon école, et le soir, lorsque je m’asseyais à mon clavier, il prenait son violon et m’accompagnait des heures entières sur cet instrument dont il jouait à merveille sans avoir jamais eu d’autre maître que son instinct. Quelquefois il me faisait la lecture, soit dans un Diodore de Sicile, traduit en allemand, qui m’est venu par héritage de mon prédécesseur, soit dans les poèmes de Bürger, que j’avais rapportés de Goettingue ; et plus une ballade, plus une histoire contenait d’aventures étranges et romanesques, plus il y prenait goût et s’enflammait à sa tâche. Mais c’était surtout dans l’intelligence des textes sacrés, dans l’interprétation de l’ancien Testament, qu’on n’eût pas trouvé son pareil. Cette intelligence si hardie, si capable de mouvement et d’application, rachetait à mon sens bien des petits défauts de caractère. En dépit de l’inégalité de sa nature, je m’habituais de jour en jour à fonder sur lui toutes les espérances de ma vieillesse. Je pensais que le temps porterait conseil, et je ne pouvais renoncer à mes illusions, bien que son humeur démoniaque se réveillât de temps en temps et l’entraînât encore des jours entiers on ne sait où. Cet âpre caractère avait un fonds de dévouement et de générosité qui provoquait la sympathie et l’affection, et nul doute qu’à cette heure notre pauvre Seph ne fut assis avec nous à cette cheminée, sans cette malheureuse idée qui le prit de s’en aller avec son peuple.

Seph pouvait avoir dix-sept ans, lorsque le bruit se répandit qu’une troupe de bohémiens et de mauvais gueux battait le pays à la ronde ; déjà on ne parlait en tout lieu que de vols, de rapts et de brigandages, et, comme vous pensez bien, là où la réalité manquait, l’imagination n’était pas en peine de se mettre en frais. Les uns voulaient à toute force avoir aperçu de loin des femmes cuivrées, qui, les cheveux épars, furieuses, à demi nues, menaient leurs ébats dans les bruyères ; les autres prétendaient avoir rencontré près du moulin un grand drôle de mauvaise mine, armé d’une escopette. On racontait généralement qu’une tribu de ces bohémiens qui vont de kermesse en kermesse, et font le métier de saltimbanques, était campée avec ses garçons et ses filles à une lieue d’ici, à Hohrendickicht, attendant de passer en Hollande. Je laissais dire ; comment ces bruits auraient-ils pu m’affecter ? n’avais-je pas la certitude que Seph ignorait son origine, dont personne, excepté Catherine et moi, ne savait le secret dans le village ? On le regardait partout comme l’enfant d’un mendiant mort de faim sur la grande route.

Le printemps, à son retour, avait ramené les cigognes, qui tous les ans viennent bâtir leurs nids au-dessus du toit, et Seph, après avoir obéi pendant les premières journées à la fougue indomptable de sa nature, à cette effervescence du renouveau, qui se faisait sentir chez lui plus vivement que chez tout autre, était revenu à des sentimens calmes, à des habitudes modérées. Il se montrait docile à mes conseils, laborieux, d’une humeur douce et persévérante, et travaillait du matin au soir à me copier des chorals de Sébastien Bach, mais avec tant de soin et de netteté, que je ne me lasse pas d’admirer sa besogne chaque fois qu’il m’arrive de jouer cette musique sur l’orgue.

Quelques semaines après la Pentecôte, nous étions assis tous les deux devant la maison, et causions de la révolution française et du général Bonaparte, dont la gloire commençait à retentir dans le monde. Près de moi, sur le banc de pierre, était une énorme miche de pain dont, en manière de passe-temps, je jetais par intervalle quelque morceau au chien et à la cigogne qui s’en disputaient les miettes avec un acharnement des plus curieux.

Nous étions donc là sans rien faire, tantôt causant, tantôt riant en désœuvrés des lazzis de nos deux grotesques, lorsqu’une femme en guenilles vint nous aborder. Il me semble que je la vois, cette femme. Maigre, hâve, jeune encore et déjà décrépite, elle portait un enfant sur son dos, en conduisait deux par la main, et trois autres la suivaient nus pieds. On représente la Charité sous les traits d’une jeune femme environnée d’enfans ; qu’il faut peu de chose, hélas ! pour que l’allégorie prenne un sens tout contraire ; une ride de plus à cette femme, une dent de moins, laissez-lui tous ses enfans, et vous aurez, au lieu de la Charité, la Misère. Avant que la mendiante eût remué les lèvres, je coupai la moitié de mon pain, et, comme je lui tendais mon aumône, son attitude m’effraya. Elle était là immobile devant Seph ; on eût dit la statue de sel de la Bible sans ses grands yeux noirs qui semblaient interroger aec une curiosité sauvage l’expression des traits du jeune homme. Elle demeura un instant incertaine, puis tout à coup, éclatant en un transport de joie frénétique : C’est lui, s’écria-t-elle, c’est lui ! — À ces mots je ne pus réprimer un geste de menace, je me levai, mais elle s’échappa du côté de la porte du village et disparut avec sa couvée.

Cette aventure m’avait irrité ; je rentrai à la maison, où Seph me suivit ; là je donnai cours à toute ma mauvaise humeur, et laissai ma bile se répandre sur toute cette race de bohêmes, de voleurs et de mendians. Seph se déclara ouvertement contre moi, et prétendit me tenir tête, soutenant que cette vie aventureuse, primitive, comme il l’appelait, avait aussi son bon côté, et me demanda si cette existence enfumée que nous menions dans une misérable cabane de pêcheurs était quelque chose de si beau, qu’on se donnât tant de peine à se la procurer. Ces paroles, le ton arrogant dont il les prononça, achevèrent de m’enflammer le sang ; je perdis toute patience, et, dans un transport d’indignation, je lui jetai au visage ma bible, qui se trouvait par hasard sous ma main, en m’écriant : — Ésaü, toi aussi, tu en es de cette race de Bohêmes et de mécréans vagabonds. — À ces mots, Seph tressaillit comme un jeune arbre qui, frappé d’un coup de hache à la racine, frémit jusque dans ses dernières feuilles. Pour moi, je pris ma canne et mon chapeau, et sortis, me dirigeant vers la côte où je vais tempêter à loisir durant mes heures de bourrasques, attendant là que le calme revienne, ce qui ne tarde guère d’habitude : rien ne vaut l’air de la mer pour balayer les impuretés qui souillent l’ame ou le sang.

Lorsque je rentrai à la nuit tombante, je trouvai Catherine seule à la maison. Seph n’était point là, je pensai à peine à m’informer de lui. Cependant Catherine, comme pour soulager son cœur, me raconta ce qui venait de se passer pendant mon absence. À l’en croire, Seph était resté jusque vers le soir sans dire une parole, immobile devant la fenêtre, et tambourinant des doigts sur les carreaux. Tout à coup elle l’avait vu se pencher, épiant comme si quelqu’un lui faisait signe du dehors, et bientôt après il avait quitté la chambre. Catherine s’était glissée derrière lui jusqu’à la petite porte de la cour, et, grimpant à la lucarne du toit, l’avait vu s’entretenir avec la vieille bohémienne. Cette femme avait parlé beaucoup, embrouillant ses discours de phrases étranges, inintelligibles, et répétant à tout propos que Seph était le fils d’un roi, qu’elle le reconnaissait à des signes certains qui ne l’avaient jamais trompée, à son nez aquilin, à ses sourcils de jais arqués jusqu’aux tempes, à ses deux dents de devant séparées l’une de l’autre. Seph descendait infailliblement de ce roi qui conduisit la migration des Bohêmes lorsqu’ils passèrent de l’Inde en Égypte ; en Égypte, où leur peuple avait possédé tant de chevaux et de bétail, et vécu si magnifiquement jusqu’à ce jour à jamais déplorable où leur roi enleva la fille de Pharaon qui les chassa du pays. Elle ajouta que le sang de cette auguste princesse, poignardée par leur roi Ickso et renvoyée morte à son père, le sang des Pharaons était retombé sur toute leur postérité, et que depuis ils erraient dans le monde sans patrie, étant partout chez eux, et nulle part.

Telles sont à peu près toutes les extravagances que Catherine me rapporta de cet entretien.

— Vous oubliez encore la fleur bleue, s’écria la vieille ménagère en l’interrompant, cette fleur bleue qui depuis trois mille ans…

— Assez ! assez ! à quoi bon tout ce radotage de Bohémiens ? N’importe, Seph avait suivi la vieille, et tous les deux, bras dessus bras dessous, la commère bavardant toujours, lui tantôt éclatant d’un rire fou, tantôt pensif, tous les deux s’étaient enfoncés dans les ombres du crépuscule.

Il ne pouvait exister pour moi de doute en cette affaire ; notre couple s’était réfugié chez les Bohêmes, et Seph, à cette heure, fraternisait avec tous ces bandits. Je résolus d’aller troubler la fête. La nuit était noire, on n’y voyait goutte dehors ; j’allumai ma lanterne, et me dirigeai vers le petit bois de sapins où j’avais mes raisons pour croire que la bande s’était installée depuis quelques jours.

Déjà, de loin, j’aperçus une fumée ardente qui montait au-dessus des broussailles ; je me dirigeai vers ce point, à travers la fange, à travers les graviers, le sable et les haies, et ne tardai pas d’arriver à la lisière du fourré. De sauvages éclats de rire retentissaient à mes oreilles, j’entendais une musique de cymbales et d’instrumens de cuivre ; je me lançai dans le taillis, m’efforçant de gagner la clairière du bois, une large place verte au milieu de laquelle s’élevait, dans sa caducité, un vieux chêne centenaire dont une source murmurante baignait le pied.

À cette place flambait un grand feu autour duquel de jeunes et de vieilles femmes faisaient une cuisine opulente ; les broches tournaient, les marmites fermentaient en ébullition ; les enfans plumaient des poules et des oies dérobées sans nul doute dans le voisinage, et çà et là pendaient, à des pieux fixés dans le sol, les dépouilles de chiens et de chats écorchés. Non loin du brasier, des vieillards assis dans l’herbe accompagnaient, aux sons des cornemuses, au cliquetis des cymbales, une danse lascive, effrénée, une danse païenne que des jeunes gens des deux sexes, à moitié nus, menaient sans honte et sans pudeur. Je crus que j’étais tombé dans un repaire de bêtes fauves. Dans le premier mouvement où cette scène scandaleuse me jetait, j’allais apostropher tous ces mécréans d’un verset de la Bible, lorsque mes idées se troublèrent ; je venais d’apercevoir Seph assis dans le fond, sur une éminence de bruyères où l’on avait étendu des housses de chevaux. Il était là comme un roi sur son trône ; à ses côtés, une jeune fille brune, vêtue d’une robe chatoyante à paillettes d’or, lui souriait avec des dents plus blanches que l’ivoire ; un cistre frémissait entre les doigts de la bohémienne, qui, tout émue encore, le regard humide, son bras jeté autour du cou de mon élève, semblait attendre la récompense de sa musique voluptueuse. Comme des torches de résine flamboyaient à l’entour, je pus la contempler à souhait : c’était une fille basanée, mais svelte, élégante, gracieuse, à l’œil vif, au pied de biche, à la taille de couleuvre ; en somme, assez charmante pour tourner la tête à un pauvre jeune homme qui n’avait jusqu’alors admiré que des beautés de village.

Tandis que je m’oubliais ainsi dans mon étonnement, je me sentis tout à coup saisi par le bras, et, avant même que j’eusse pu me retourner, mes deux mains étaient garrottées derrière mon dos. Au cri que je poussai, Seph et la jeune fille s’étaient levés ; en un moment, je fus traîné au milieu de la bande, qui m’accueillit avec des hurlemens de joie et de colère. Mais à peine Seph m’eut-il recounu, qu’il me sauta au cou en s’écriant : Père ! mon père ! En moins d’une seconde, il m’eut débarrassé de mes liens, et nous nous trouvâmes en face l’un de l’autre.

— Seph, lui dis-je alors dans une véritable effusion paternelle, est-ce donc ici que je devais te retrouver ? Est-ce là le fruit que tu retires de mes leçons, le prix que tu réservais à mon amour, à cet amour charitable qui, non content de t’arracher à la dernière des misères, a voulu t’élever pour tout ce qu’il y a de bon et d’honnête sur la terre ? Mais sais-tu bien, malheureux, où tu es ici ? au milieu de vagabonds et de voleurs, au milieu d’un peuple de réprouvés ! Seph ! mon Seph ! n’as-tu donc plus une goutte de sang dans les veines, que tu puisses ainsi devenir, en quelques heures, pervers et débauché ?

Seph se tenait les yeux baissés, dans la confusion ; quelque chose d’honnête frémissait en lui. Je le pressai, la force de la situation m’inspirait ; je l’exhortai dans les termes les plus affectueux, les plus pénétrans, à continuer la vie qu’il avait menée jusque-là, à s’en retourner avec moi. Cependant, mon allocution fut interrompue par les hurras de la bande, qui fondait sur moi à couteaux tirés ; une balle vint même siffler à mes oreilles, mais je ne me déconcertai point : l’épouvante ne pouvait m’atteindre, j’étais dans ma vocation.

Seph eut conscience du danger qui me menaçait, et, les yeux enflammés de colère, hors de lui : Arrêtez ! cria-t-il à ces bêtes féroces, arrêtez ! le premier qui s’avance à dix pas, je l’étends raide mort avec ce pistolet ! Retirez-vous, j’ai à m’entretenir avec mon père adoptif.

Puis, m’adressant la parole d’un ton calme : Au nom de Dieu dont vous êtes le serviteur, dites-moi, cet homme enterré sous le saule vert du petit sentier qui longe le cimetière, cet homme était-il Bohême ?

La question ainsi posée, je devais répondre : Oui.

— Eh bien donc, reprit-il, je n’abandonnerai pas ce malheureux peuple auquel j’appartiens, et qui m’appartient ; sa destinée et sa misère me sont communes ; anathème ou gloire, je veux tout partager avec lui. Moïse a-t-il abandonné en Égypte son peuple humilié ? et cependant Moïse avait été nourri dans la maison de Pharaon, instruit dans la sagesse des Égyptiens ; ce que je dois faire est écrit dans ma conscience : manquer à cette loi serait d’un lâche.

— Mais n’as-tu donc pas de honte ? un chrétien passer au camp des païens !

— Avant Moïse et le Christ, ce malheureux peuple existait ! Un homme renie-t-il son père et sa mère ? Je suis Bohême !

— Eh bien donc, fais ce qui te semble juste ; pourtant j’eusse mieux aimé te voir mort que perdu peut-être à toute éternité. Ah ! Seph, que n’es-tu resté avec moi ! je t’aurais conduit à Goettingue ; j’aurais voulu dépenser jusqu’à mon dernier pfennig pour ton instruction, et avec une tête comme la tienne tu serais infailliblement devenu quelque chose dans le monde ; mais hélas !

La belle jeune fille, qui se tenait derrière lui pendant cet entretien, s’était avancée un peu.

— Quelle est cette fille ? m’écriai-je. Vas-tu donc vivre avec elle comme un païen ? Que de honte et de chagrin pour moi !

— Elle est ma fiancée, reprit Seph, et pour vous épargner tout scandale, mon père, mariez-nous. Vous êtes prêtre, donnez-nous votre bénédiction.

Je me recueillis un moment, l’esprit de Dieu descendit sur moi, m’invitant à les unir ensemble, là même, en plein vent, au milieu de la nuit, sous la voûte libre du ciel.

Tous les deux s’étaient agenouillés devant moi, la bande de Bohêmes formait autour de nous un cercle immense, et c’était un silence si profond, qu’on entendait frissonner un brin d’herbe. Je joignis les mains et priai à voix haute le Seigneur miséricordieux, l’appelant pour témoin à cette scène auguste. Puis, après avoir pris les mains des jeunes gens agenouillés, je les unis, disant : Soyez l’homme et la femme ; aimez-vous mutuellement, n’ayez à vous deux qu’un esprit et qu’une ame pour les douleurs et les joies de ce monde. Ce que Dieu lie ici-bas, l’homme ne saurait le délier ; qu’un bon ange vous garde de péchés et de vices, qu’il protége votre entrée et votre sortie, et que sa paix soit avec vous.

Je ne pus résister plus long-temps à mon émotion, les larmes étouffaient ma parole ; le cœur saignant, je me détournai du nouveau couple et m’enfonçai dans le bois pour regagner le chemin du village. Comme j’allais sortir du fourré, je me sentis saisir par l’épaule, c’était Seph qui venait me faire ses derniers adieux ; il resta un instant dans mes bras, me serrant avec effusion, puis, sans dire un seul mot, il s’éloigna comme il était venu. Je rentrai à la maison, triste, le cœur aussi pénétré de douleur et d’affliction que si j’eusse vu mourir mon fils unique. Je connus alors pour la première fois combien j’avais aimé cet enfant.

Le lendemain matin, j’entendis dans le village un grand bruit de hurras et de fanfares ; je courus sur la porte, c’était la bande entière des Bohêmes qui défilait avec toute sorte de musiques et d’évolutions extravagantes. Ils dansaient, ils chantaient, ils bondissaient, agitant dans l’air des tambours basques, des chapeaux chinois, des cymbales, et tout un attirail d’instrumens de cuivre, dont l’harmonie asiatique faisait hurler les chiens du voisinage. Race de saltimbanques et de jongleurs, la plupart d’entre eux étaient vêtus de haillons fastueux, et secouaient des branches vertes d’un air de triomphe. On eût dit une mascarade. En tête du cortége s’avançait Seph, un bonnet de laine rouge sur l’oreille, la poitrine serrée dans un justaucorps de velours bleu chamarré d’argent, les pieds dans des bottines de maroquin à longs éperons d’acier ; il montait un magnifique cheval blanc harnaché de clochettes sonnantes, couvert d’une large housse bariolée, et il avait fait asseoir devant lui sa jeune épouse, qu’un burnous bleu de ciel enveloppait.

Je ne donnai qu’un regard à ce spectacle. Cette misère joyeuse me nâvrait, et je n’osais lever les yeux sur les gens du village, qui se récriaient de toutes parts en reconnaissant mon fils adoptif dans le roi des Bohêmes.

Dans l’après-midi, j’appris qu’une compagnie de soldats du prince avait traversé le village, à la poursuite de cette troupe de bohémiens dont la plupart venaient d’être condamnés comme réfractaires.

À cette nouvelle, jugez quelle inquiétude affreuse dut s’emparer de moi, je ne savais plus où donner de la tête. Après minuit, comme je n’avais pu fermer l’œil, j’entendis dans l’éloignement une fusillade continue. Je tombai à genoux dans ma chambre, et priai long-temps et du fond du cœur pour le salut de mon fils en péril de mort.

Au jour naissant, les fantassins du prince repassèrent. Ils s’étaient rendus maîtres de la bande ; les morts et les blessés gisaient sur des charrettes de paysans ; les autres, les mains liées derrière le dos, marchaient entre deux haies de soldats, tandis que leurs femmes, échevelées, poussaient dans l’air des cris de désespoir et d’affreuses imprécations.

J’étais dans les angoisses de la mort ; j’envoyai Catherine aux informations, et la bonne vieille ménagère me rendit l’existence en m’apprenant que ni Seph, ni sa fiancée ne se trouvaient parmi les prisonniers. Une bohémienne lui avait soufflé à l’oreille, en passant, que tous les deux avaient pu s’échapper.

Seph n’était pas arrêté ! Mon enfant ne serait pas conduit devant un tribunal, sous la prévention de vol et de brigandage ! Que pouvais-je demander de plus à cette heure ?

Au bout d’un mois, je reçus une lettre de lui datée d’Amsterdam, une lettre qui, tout en me rassurant sur ses jours, me pénétra de tristesse et de chagrin, car elle était écrite sous l’influence d’un désespoir inexprimable, d’une calamité séculaire, comme il disait lui-même. J’appris ainsi qu’il avait perdu sa jeune femme, morte d’une horrible manière pendant la nuit sanglante de la fusillade. Quelque temps après, il m’écrivit de Toulon, où il devait s’embarquer pour l’Égypte, en qualité de soldat au service de France. Sa lettre était plus calme, il me donnait plusieurs détails sur cette nuit de désolation. Rarement un homme doit avoir tant souffert en si peu de temps. Depuis, je n’en ai plus entendu parler jusqu’à la catastrophe d’avant-hier, après laquelle des pêcheurs l’ont relevé sur la côte, ainsi qu’un autre cadavre qu’il étreignait encore dans la mort. Il avait péri pendant la tempête, avec le bâtiment sur lequel il se trouvait. Aussitôt que j’eus connaissance de l’évènement, je me rendis sur la côte, et fis transporter ici les deux cadavres, que je voulais ensevelir moi-même. En le déshabillant, j’ai trouvé sur son cœur ce portefeuille que je me propose de lire plus tard ; l’écriture ne paraît pas avoir beaucoup souffert ; peut-être ces tablettes jetteront-elles quelque clarté sur les mystères de sa destinée.

À ces mots, le digne vieillard termina son récit, et comme nous étions déjà fort avant dans la nuit, il se retira dans sa chambre, après m’avoir confié le portefeuille et les lettres. J’emportai ces papiers dans la petite chambre qu’on m’avait indiquée, et je trouvai bientôt un tel intérêt à ces annales, que je passai la nuit à les lire.

Le lendemain, j’obtins du pasteur la permission d’en prendre copie, et comme elles sont un complément indispensable à cette histoire, je me félicite de pouvoir vous les communiquer.

III.


JOURNAL DE SEPH.
À bord de l’Orient, 7 juin 1798

L’Égypte ! en Égypte, l’antique patrie du mythe ! est-ce donc là ce que voulait ma destinée ? Lorsque les bohémiennes chantaient devant notre tente pendant ma nuit de noce : « Le roi Ickso et la fille des Pharaons, après avoir erré trois mille ans parmi les peuples, vont rentrer en Égypte dans leur beau palais de granit rose, » je tenais tout cela pour des contes extravagans ; maintenant je crois à cette histoire. — Ma pauvre, ma pauvre femme ! — Elle s’appelait Vinetti-Sung, dans la langue des Bohêmes, quelque chose comme Fleur Bleue. — Entendez-vous tonner la canonnade ? Quel spectacle ! Notre flotte française passe devant les côtes de Sicile, avec trois cents bâtimens pavoisés, et au milieu, comme un despote impérial, l’Orient aux cent vingt bouches de feu. L’Etna pâlit d’épouvante. Une ville tout entière qui flotte sur les eaux ! France et Bonaparte ! Arrière, vous, pauvres songes d’Allemagne !

1er juillet, neuf heures et demie du matin.

L’Égypte ! Quel nom ! L’Égypte, c’est-à-dire tout un monde nouveau, toute l’histoire du mystérieux monde antique ! Là bas, Alexandrie sort toute blanche du sein des vagues, Alexandrie avec ses mosquées et ses minarets. Nous portons César et sa fortune !

Bonaparte ! Est-ce un homme celui-là ? Il se tenait immobile au pied de la colonne de Pompée, les bras croisés sur sa poitrine, désignant la ville d’un œil calme, tandis que notre division défilait avec des cris de fête. Il n’a pas besoin de parler, nous le comprenons, et lui nous comprend. Par quel charme inexplicable cet homme fait-il ainsi de nous et du monde ce qu’il veut ? La poésie de ce temps s’est concentrée tout entière dans son ame.

L’ordre de marche dit : Au Caire ; la flotte part pour Aboukir.

Pendant la marche.

Soleil ardent ! sable de feu ! désert infini ! Pas un nuage, pas un arbre, la soif, et point d’eau ! Nous tenons des balles de plomb dans la bouche. Desaix, le jeune, le bouillant héros, se montre infatigable, affable envers tous.

Le soleil se lève, les régimens s’arrêtent ; à ce cri qui remplit les airs : Les Pyramides ! un frisson de joie ébranle tout mon être. Rêves des jours anciens, que me voulez-vous ?

Du Caire.

La bataille des Pyramides ! Mourad-Bey, avec six mille mameloucks étincelans d’or et de pierreries, Mourad est battu. Des milliers d’hommes tués, massacrés, jetés au Nil ! Quel riche butin ! que d’or ! que d’armes splendides ! Sur le soir Dupuy, à la tête de quelques grenadiers, est entré au Caire tambour battant. L’effroi paralysait un demi-million d’habitans, qui se tenaient clos dans les demeures. Chacun de nous sent en soi quelque chose de l’esprit du général.

Tout cela m’apparaît comme un songe, un songe immense et fantastique !…

Combien de fois je me suis roulé à terre sur ce sable de feu qui, depuis tant de siècles, couvait le roman de ma destinée. Comme je reconnais ici toute chose ! comme je me retrouve dans mon élément au milieu des merveilles de ce monde nouveau ! — Des plaines infinies, çà et là quelques rares palmiers, puis des plaines encore à perte de vue ; et de quelque côté qu’on se tourne, pour horizon le ciel, un ciel brûlant, ardent, sans un nuage ; des rues étroites, des maisons basses à toits plats, de blanches mosquées avec leurs minarets aux sveltes colonnettes, des costumes bizarres, variés ; des visages barbus, hâlés par le soleil ; des crânes chauves que d’épais turbans enveloppent ; des voix perçantes et gutturales ; des dromadaires au long col, et sur les dromadaires des cavaliers chaussés de pantoufles ; des femmes voilées dont on n’aperçoit que les deux yeux de flamme ; et pour encadrement au tableau, le désert, immense, aride, incandescent, le désert avec les vautours et les chacals : voilà l’Orient !

Il faut s’être arrêté vers Gizeh, devant ce sphynx gigantesque noyé jusqu’au cou dans le sable ; il faut avoir vu le monstre avec sa face immobile, son œil béant qui plonge dans le vide, ses lèvres de granit, ses lèvres épaisses de Maure qu’habite l’éternelle énigme de l’histoire du monde, pour savoir ce que c’est que l’Égypte. Ce sphynx, c’est l’ame pétrifiée de l’Orient. Qui déchiffrera son énigme ? Devant lui ma douleur s’amoindrit et se tait, misérable douleur qui tiendra dans le court espace d’une existence humaine.

Le Caire.

La panthère de la steppe Mourad est encore là. L’héroïque dieu des champs de bataille, Desaix vole à sa rencontre à la tête des colonnes d’airain des soldats de la révolution. L’enthousiasme l’emporte sur ses ailes vers les hauts faits et l’immortalité.

Le choc des barbares est venu se briser contre les carrés français, contre ces murailles vivantes hérissées de baïonnettes. Le combat meurtrier et la victoire de Sédiman ont décidé du sort de la Basse-Égypte : elle est conquise.

Fatal enchaînement des choses ! Depuis plus de trois mille ans mon peuple vagabond erre, chassé de son pays ; aujourd’hui moi son roi, moi le roi antique et légitime des Bohêmes, j’y rentre, et c’est comme soldat d’une armée républicaine que je foule ces débris d’un monde qui n’est plus ! Cela tient du délire ! — Ô Vinetti, ma fleur bleue !

Octobre.

Le Caire est en pleine insurrection ; des torrens de peuple inondent chaque rue, entraînant nos frères à la mort ! Sauterelles dans les blés mûrs, hyènes rugissantes, étrange symphonie que la voix de nos canons d’alarme accompagne ! — Le peuple fanatique se retranche dans la grande mosquée d’El-hazar. À la nuit, Bonaparte revient de son excursion maritime ; des colonnes de grenadiers se dirigent sur la grande mosquée. Les batteries commencent leur jeu, les balles dansent autour de la coupole qu’elles fracassent. Le ciel se couvre, les roulemens du tonnerre se mêlent aux détonations de la canonnade. Le peuple, dans un mouvement de désespoir et de fureur, se précipite en masse hors de la mosquée ; nous le recevons la baïonnette en arrêt. Les cris de rage étouffés se changent en sanglots lamentables ; on implore, on s’agenouille, on demande grace, l’insurrection est apaisée ; vive Bonaparte !

La Porte nous a déclaré la guerre. Avec elle l’Angleterre et tout l’enfer se déchaînent contre nous. Bonaparte se précipite sur la Syrie, Davoust va porter du renfort au général Desaix dans la Haute-Égypte ; la tragédie marche à sa catastrophe, chaque acteur est un héros.

Pendant la marche.

Parmi les guides de Davoust, en avant du régiment, je vole sur un dromadaire à travers les déserts de feu. Là-bas est la mer Rouge, plus loin Gidda et la Mecque. Quelle distance faudrait-il parcourir encore avant de trouver le Gange ! De l’autre côté, pour atteindre à la prochaine oasis, on compte soixante heures, et ainsi de suite d’oasis en oasis ; d’abord Sennaar en Nubie, puis Dar-fux, puis enfin, après cent jours de marche, Tombouctou ! Ainsi l’espace et le temps disparaissent devant l’infatigable course du chameau, ce navire des océans de sable. Les peuples ne sont pas faits pour s’enfermer chez eux, les peuples ne sont pas des ânes à l’étable, mais des aigles royaux qui se croisent dans l’air, sillonnent l’espace en tout sens, et portent toujours plus loin la gloire de leur nom. — Je suis Bohême !

Pas un bloc de granit sur la route, qui ne soit couvert d’hiéroglyphes ; on dirait que ces pierres veulent causer avec l’homme qui passe et ne comprend rien à leur langue muette. Savez-vous où fleurit Vinetti, ma fleur bleue ? Silence, fantômes du passé ! silence, cœur sauvage, tatoué, toi aussi, d’hiéroglyphes !

En Thébaïde.

C’en est fait du terrible Mourad, nous l’avons mis en déroute près de la nécropole de Gournah et refoulé tout sanglant vers la steppe.

Nous voici au cœur du monde antique, devant Thèbes, l’immense ruine, Thèbes, le prodige et l’énigme des temps antiques et nouveaux. Les savans français la tirent du sommeil de la mort ; ils éveillent les spectres de ses murs au grand jour de la littérature !

Ici le Nil fait un coude vers l’Orient, et des deux côtés la chaîne des montagnes s’arrondit, et la plaine de Thèbes s’étend au milieu. Au-delà commencent les déserts de Typhon. Dans la vallée du Nil, la vie et la fécondité ; tout à l’entour la mort et la sécheresse. La religion et l’histoire de l’Égypte n’ont pas d’autre berceau. L’Égypte, c’est le Nil avec ses rives limoneuses ; en dehors du Nil il n’y a que granit et que sable.

Vallée immense et riche ! partout, comme autant d’oasis, des villages et des caravansérails entourés de groupes de palmiers, de vastes plantations de cannes à sucre ; et, çà et là, des colonnes qui se dressent jusqu’au ciel, des ruines sublimes, des pans de rocs transfigurés en divinités colossales. Pays des rêves de mon enfance ! Est-ce donc là ma patrie ? Ma patrie ! pauvre et malheureux vagabond que je suis !

Là s’élevait la ville des Pharaons, la ville antique et sainte, avec ses temples gigantesques, ses fastueux palais de rois. De tant de luxe et de grandeur et de magnificence, que reste-t-il aujourd’hui ? Un chaos de ruines indestructibles, de débris qui semblent défier l’éternité ; une énigme de pierres, un feuillet arraché d’une histoire antique et bizarre, un feuillet que nul ne saurait classer ni déchiffrer.

Memnonium.

Là sont assis dans leur immobilité funéraire deux spectres gigantesques qui projettent au loin leur ombre. Ils gardent le cercueil de l’antique Égypte, entourés de statues croulantes, d’obélisques, de chapiteaux, membres épars de splendides colonnes, entourés de blocs de pierre parsemés d’hiéroglyphes ; colosses abolis, on ne les entend plus désormais saluer d’un tintement sonore le soleil qui se lève.

Ici est le sépulcre d’Osymandias. Un bloc de granit énorme gît sur le sol ; du plus loin qu’on l’aperçoit, on reconnaît une tête d’homme dans cette masse de pierres, la tête du conquérant du monde, Osymandias ou Bonaparte ?

Les dieux jaunes et verts sont morts, la tête de chien, l’ibis et le grand singe ! les Pharaons ont disparu, et leur momie, pulvérisée dans le mortier d’un apothicaire, sert de vomitif aux manans. L’Égypte toute entière sommeille dans les vastes salles de ses sépulcres de granit, et cependant un peuple errant et dispersé par le monde, plus vieux que la vieille Égypte elle-même, un peuple misérable existe encore, et le dernier rejeton de Ickso le Bohême foule sous ses pieds la poussière des rois et des dieux. Qui m’a dit que Fleur d’Azur était la fille des Pharaons ? Vinetti, où donc es-tu ? Qui t’entraînait devant moi sur ces flots, dans cette nuit d’horreur ? Je veux prendre mon désespoir corps à corps et lutter avec lui comme avec un mameluck dans l’étroit défilé de Dongolah.

Cafrekarnack.

De même qu’un homme tombé dans la mélancolie et la démence se pose incessamment la question fatale qui l’a rendu fou, ainsi l’Égypte reproduit ses sphynx sans se lasser jamais. Elle range à la file ses colosses, elle fait avec eux des allées immenses qui conduisent aux temples de ses dieux, aux palais des Pharaons, à Karnack.

La destinée est grande ! moi, Bohême, moi, l’enfant d’un peuple misérable et chassé de partout, je viens m’asseoir ici et rêver sur l’histoire du monde devant la maison des Pharaons. Quel spectacle pourtant ! que d’imposante grandeur dans ces massifs de pierre ! Devant ces immenses piliers se tiennent assises ou debout les caryatides colossales avec leur visage immobile empreint de la stupidité du fanatisme ; au dedans s’accroupissent ou se dressent dans la cour d’autres monstres semblables rangés en cercle ; légion monotone de trabans granitiques, esclaves éternels du royal édifice, qui, aujourd’hui encore, après des milliers d’années, soutiennent, sans froncer le sourcil, le roc sur leur nuque ployée. Derrière, quels vestibules s’ouvrent ! quels portiques immenses, quelles profondes galeries conduisent à la salle du festin dont une forêt de colonnes supporte le toit, et dont les murailles fourmillent de divinités singulières, de bizarres ustensiles propres aux sacrifices, de mystérieux ornemens !

— N’est-ce point là un conte vrai, un conte de pierre, un poème que vous touchez avec la main ? Douterez-vous encore de la réalité de la poésie !


Je m’attarde ici des heures entières, en contemplation devant une partie de ce livre de fables qui contient tant de choses vraies, devant cette muraille faite de granit et si curieusement enluminée du bas jusques en haut. Des images de toute espèce y serpentent, et çà et là montent et descendent, courent et tourbillonnent les hiéroglyphes qui voudraient bien parler, mais ne peuvent se faire entendre, semblables à ces sourds-muets qui gesticulent et se démènent en vain. Ces lignes serpentines sont comme ces petits lutins que l’archet éveille et qui dansent sur les cordes du violon. Que veulent-elles dire ? Parmi tant de signes confus, un perroquet bleu et vert fixe sur moi sa grotesque petite face d’homme, et me regarde d’un air piteux ; il parlerait si volontiers, ce digne antiquaire, et cependant il ne le peut. Un svelte lézard vert rôde çà et là sur la muraille, on dirait qu’il s’applique à déchiffrer les hiéroglyphes. Depuis trois jours, il appartient à l’institut français, et notre savant Denon l’affectionne. Cher petit, ne prends pas tant de peine : je vais, moi, t’expliquer cette énigme. Un peuple antique de pasteurs proscrit par les brahmes indiens était venu à travers les solitudes s’établir en Égypte, avant même qu’Osiris eût ici son temple ; et c’est ce peuple que les prêtres et leurs rois ont chassé de sa seconde patrie, ce peuple qui survit aux Pharaons, à Thèbes, à Memphis, à tous les rois, à toutes les cités, à tous les dieux du monde antique, et qui, des siècles s’étant écoulés, disait au rival de Mahomet, au kalife Omar, ces paroles superbes : « Nous descendons de Zig et nous aimons les chevaux ; nous n’avons ni villes ni maisons, et ne portons sur notre face aucun signe qui nous distingue ; nous sommes Bohêmes ! » Et voilà qu’aussi, après des siècles, un homme de cette race met le pied sur cette terre et s’écrie encore : « Je suis Bohême ! pourquoi tressaillir, beau lézard vert ? Et toi, ma fleur bleue, noble fille des Pharaons, où séjournes-tu désormais ? »

S’il vous arrive de plonger d’en haut sur ces plaines infinies, sur ces vastes enchaînemens de montagnes, tout se confond à vos yeux ; vous prenez des rocs de granit pour d’antiques monumens égyptiens, et les monumens pour des rocs de granit. On dirait que ces temples, ces palais, se dégagent d’eux-mêmes des contours de ces montagnes. L’art est ici comme un épanouissement de la nature. Un degré de plus à cette nature puissante, et vous avez l’art égyptien.

Je retrouve ici tous ces hommes représentés sur les monumens du monde antique. Mêmes visages, même air, mêmes costumes ! Ceux d’aujourd’hui trafiquent pour vivre des momies de leurs ancêtres !

Si j’avais une patrie quelque part sur la terre, je voudrais m’y rendre pieds nus, en mendiant, en me traînant sur les genoux à travers les steppes embrasées, en m’abreuvant des larmes d’un ravissement ineffable. Je n’ai point de patrie ! Irai-je vers ces rives luxuriantes où le Gange verse à flots les trésors de ses ondes fortunées ? Mais que dis-je ? là ma race est proscrite des dieux et des prêtres, et nos frères sont des parias. Irai-je plus avant dans les sables et les solitudes ? Hélas ! ni l’Océan ni le désert ne donnent une patrie à l’homme.

Pourquoi me plaindre ? là-bas où mon père est enseveli, dans le petit champ qui touche au cimetière ; là-bas en Allemagne, près de la mer du Nord, sous le saule vert, est ma vraie patrie. L’Inde et l’Égypte disparaissent, et la mer d’Allemagne m’apporte les vents qui soufflent sur la tombe de mon père ; je les entends me crier : Seph, Seph, mon fils ! où es-tu ?

Pendant les fraîches nuits d’Orient, tandis que nous veillons à l’avant-poste autour des feux de garde, mes camarades et moi, nous aimons à suivre de la pensée la marche victorieuse de nos frères, que le César des temps nouveaux entraîne sur ses pas en Syrie. Le sac au dos, l’arme au bras, ils ont traversé le désert qui sépare l’Afrique de l’Asie, et les échos du Sinaï roulent encore les refrains de la Marseillaise. Ils ont réduit les places fortes de Gaza, de Jaffa, de Kaïffa, et saluent à coups de fusil les Anglais et les Turcs à Saint-Jean-d’Acre. Nous nous inscrivons au livre de l’histoire !

Ce n’était point assez des hommes pour nous vaincre ; les destins ennemis soulèvent contre nous la peste, le fanatisme, la ruse et la trahison. Bonaparte est de retour au Caire avec les nôtres.

Les Anglais et les Turcs s’étaient dit : Le lion est épuisé, puisqu’il se retire. Les uns et les autres viennent de payer cher leur illusion. Les Turcs avaient abordé près d’Aboukir ; c’était une multitude innombrable, vingt mamelucks fanatiques pour un Français. N’importe ! à coups de sabre et de baïonnette, le général Lannes et Murat, l’héroïque général de cavalerie, ont mis en pièces la formidable armée des mamelucks.

Voilà le niveau rétabli dans la balance. Desaix s’est écrié en recevant la nouvelle de cette journée : « Nous avons vaincu à mort. » Je crains bien que Desaix n’ait dit vrai.

Pendant la marche dans le désert.

Desaix nous envoie, sous les ordres du général Priant, à la poursuite de Mourad-Bey. Je sens en moi comme un pressentiment de mort.

S’il arrive qu’un Européen trouve ces tablettes, qu’il sache que je suis mort sans secours au milieu du désert, mort de la fièvre égyptienne. L’escadron de mes frères disparaît dans l’éloignement. Je succombe… le crayon s’échappe de mes doigts !

Dans une caverne.

Ils m’avaient laissé pour mort dans le désert. Des pâtres égyptiens m’ont recueilli ; je dois l’existence à leurs soins généreux. Depuis quelques jours j’ai repris mes sens. Qui me dira combien de temps s’est écoulé durant ma maladie ? Quelle saison règne ? Où notre armée est-elle ? Que s’est-il passé ?

Horreur ! D’abord Bonaparte est retourné en France, puis Kléber a été assassiné au Caire, puis enfin l’armée française a capitulé et abandonné l’Égypte. Voilà donc à quels résultats devaient aboutir tant de peine et de sueur, tant de sang versé à flots, tant de cadavres glorieux étendus sur les sables ? Et moi, seul sur cette terre étrangère et barbare, seul avec les effroyables souvenirs du passé ! Le drame est joué, le bobémien reste pour l’épilogue.

Le digne fellah qui m’a soigné pendant ma maladie, versait hier des larmes d’attendrissement au souvenir de Desaix. « Il était si bon et si juste ; il était notre père, » s’écriait-il toujours. Je me sens tout-à-fait rétabli, mais mon ame souffre. Une indicible aspiration m’attire vers l’Europe. Je veux revoir la tombe de mon père sous le saule vert ; il le faut. J’habite au fond d’un caveau funéraire, dans la nécropole de Gournah en Thébaïde. De sépulcre en sépulcre je parcours avec mon fellah ces immenses catacombes que peuplent çà et là des tribus de pâtres et de pêcheurs. Quel sentiment étrange et mystérieux s’empare de moi à l’aspect de ces Égyptiens antiques, de ces maîtres de Thèbes étendus à la file dans les cellules et les rues de cette ville souterraine. Depuis plus de trois mille ans, ils attendent ici le retour de leurs ames en travail de migration dans l’univers. Ils simulent aux yeux de qui les contemple le repos du sommeil et la quiétude sereine de l’espérance, tandis que le vent du sud, qui s’engouffre à travers les trous du granit comme dans les tuyaux d’une flûte de Pan, leur siffle en se jouant un air rustique. Sur les murailles du sépulcre, leur vie entière est représentée en images curieuses : les uns taillent le marbre, les autres jouent de la harpe ; on les voit se marier, se reproduire, amasser des trésors, mourir ; leur vie entière est là comme d’hier, comme d’aujourd’hui ! Là s’accroupissent dans un coin, grotesques et noués, leurs dieux familiers avec leurs petits visages juvéniles, leur expression vieillotte et fantastique ; ils tiennent à la main des tiges d’arbre que des têtes de lièvres surmontent ; plus loin d’affreux serpens s’entrelacent ; ici un nègre, se tordant en de hideuses convulsions, vomit son ame, qui s’échappe de sa bouche sous la forme d’un scarabée aux ailes de feu. Ainsi les antiques Égyptiens, ainsi ce peuple funèbre et souterrain s’entoure au sein de la mort des images impérissables de la vie, espérant au jour du réveil rentrer par là dans le souvenir immédiat de son existence première. Leurs cercueils même sont bariolés partout de l’histoire de leur vie ; j’en ai vu qui gardent leurs titres de propriété inscrits sur des feuilles de papyrus roulées sous leur menton. Pauvres dupes ! le pas lourd du fellah de Thèbes s’appesantit sur vous et vous met en poussière ! Il n’y a plus de Thèbes ! il n’y a plus de Pharaons ! Vos dieux sont morts, vos palais sont des ruines, vos champs du sable, votre croyance à l’immortalité illusion, mensonge ! Rentrez dans vos tombeaux, pauvres spectres, voici le jour !

Il me semble que je deviens fou dans cette ville ténébreuse, au milieu de ce peuple de momies. Mon existence entière m’apparaît comme un lamentable conte fantastique.

Aujourd’hui le fellah me proposait de visiter le sépulcre de la Fleur Bleue. Oui, je resterai maître de ma raison, et cela quand la démence viendrait assaillir mon cerveau avec toutes ses baïonnettes.

Après avoir traversé une file innombrable de momies, à la lueur d’une torche, et tandis que les chauve-souris tourbillonnaient autour de nous par essaim ; après avoir erré dans toute sorte de labyrinthes inextricables où régnait une chaleur étouffante, nous atteignîmes un escalier tournant pratiqué dans l’intérieur du granit, et là nous descendîmes jusqu’à ce qu’à la fin nous nous trouvâmes dans une vaste salle souterraine. Mon guide m’entraîna derrière une colonne, dans une chambre plus étroite ; puis, le fellah ayant allumé un autre flambeau, l’appartement tout entier fut éclairé. Des milliers de figures peintes des couleurs les plus vives couraient sur les murailles, et tout au milieu, dans un ovale pur, se tenait debout la fille des Pharaons, une fleur bleue dans la main. Vainement je commandais à ma raison de dissiper l’illusion chimérique de mes sens, vainement je m’efforçais de démontrer le mensonge à mes yeux ; non, je ne pouvais m’empêcher de la reconnaître. C’était elle, c’était l’image ineffaçable de mon infortunée Vinetti que j’avais devant moi. Et comment aurais-je pu m’abuser ? À ces grands yeux noirs, à ces nobles tempes, à cette bouche superbe, à ces lèvres dédaigneuses, comment ne point la reconnaître, celle que j’avais pressée sur mon cœur ? Cependant je demeurais toujours debout et me raidissais à dessein contre l’impression étrange que produisait sur moi cette image, car je sentais déjà se troubler mes idées. J’étais là depuis long-temps, immobile et plongé dans ma contemplation, lorsque le fellah me saisit par le bras et me fit remarquer le cercueil d’albâtre sculpté au-dessous de cette image. Il leva le couvercle. Je poussai un cri et tombai sans connaissance. C’était le cadavre d’une fille de Pharaon, de ma Fleur Bleue !

Je ne veux plus la voir. Les esprits malins éblouissent souvent le cœur de l’homme pour le perdre. Ils veulent m’enlever ma raison. Suis-je donc insensé, pour confondre ainsi les temps antiques avec les jours présens ? Le fellah s’est aperçu de l’indicible impression que la vue de cette momie a faite sur moi ; et comme il me demandait toujours ce qui m’avait si vivement frappé en elle, j’ai dû lui répondre que c’était une ressemblance inexplicable avec la jeune fille que j’aimais et qui est morte. Le vieillard a souri d’un air de mystère, et depuis il se tait. — Je ne veux plus la voir, je veux chasser de mon esprit ces images fantastiques qui l’égarent. Demain, je pars pour Alexandrie, j’ai retrouvé les trois cents pièces d’or que je portais cousues dans ma ceinture ; elles pourvoiront aux frais de ma traversée. Je veux faire un pèlerinage au tombeau de mon père.

Alexandrie.

Je suis arrivé ici sous le costume d’un négociant européen ; un navire marchand de Hambourg est au port ; après-demain je m’embarque dessus. Comme tout est changé ! Pareil au nuage chargé d’éclairs et de tempêtes, Bonaparte a passé. Aujourd’hui tout est calme et silencieux comme autrefois. Le Turc indolent, assis les jambes croisées devant la porte du café, pousse dans l’air bleu des bouffées de tabac, les regarde s’évanouir, puis recommence. Les chameaux vont et viennent ; les maisons ont toujours leurs toits plats et leurs galeries, les mosquées leurs minarets et leurs sveltes colonnettes, et toujours le désert immense s’étend au dehors avec ses éperviers qui croassent et ses chacals qui hurlent. Nous avons passé comme la foudre. Je suis un lâche compagnon, car je pleure à l’égal d’une femme.

Les esprits du monde fantastique sont encore venus m’assaillir ; ils ne me laissent pas de trêve, car je suis leur plus vieil ami, celui auquel ils s’attachent de préférence. Les voilà tous encore, avec leurs faces bizarres, sérieuses et pourtant risibles. — Hier, l’honnête fellah entra tout à coup dans ma chambre, il venait du fond de la Thébaïde, et ses deux fils qui le suivaient m’apportaient cette belle momie qui faillit à Gournah me faire perdre la raison. Ce mendiant me donne pour souvenir une fille de Pharaon. Elle est enveloppée de fines bandelettes couvertes de signes hiéroglyphiques. Ma destinée serait-elle écrite là d’avance ? Elle veut passer en Europe avec moi. Le destin me domine de toute sa puissance, je me soumets.

Égypte, vain fantôme des nuits, rentre dans ton sépulcre de trois mille ans ! Le roulement des tambours français, l’explosion des canonnades ne t’éveille plus en sursaut. Poursuis tes songes mystérieux ; rêve de Sésostris, d’Alexandre et de Bonaparte, jusqu’à ce que le sable ait englouti tes sphynx et tes gigantesques ruines, jusqu’à ce que le simoun règne seul dans le vide.

IV.

Là se termine le journal du Bohême, dit Melchior en s’interrompant.

— Mais la belle Vinetti, cette fiancée mystérieuse dont il ne parle qu’avec délire, qu’est-elle devenue ? demanda Ottilie.

— Cette lettre que Seph, au moment de s’embarquer pour l’Égypte, écrivait de Toulon à son père adoptif, va nous l’apprendre.

Toulon.

« Père, tu m’as aimé, toi, bien que tu ne m’aies pas épargné les rudes traitemens. Si j’ai, malheureux vagabond que je suis, le vague sentiment d’une patrie, c’est à toi que je le dois, à toi qui déposas ce germe dans mon cœur lorsque je commençais à vivre. Dans ta maison j’étais heureux, j’aurais continué de l’être si je n’avais dû apprendre tôt ou tard la fatalité de mon origine. Te souviens-tu du jour où la horde bohême traversa le village, de ce cortége où nous étions, la douce jeune fille et moi ? L’amour ne devait fleurir pour moi que le temps d’enivrer mon ame de son éclat et de ses divines senteurs : noble lys, à peine je l’avais respiré sur sa tige épanouie, qu’un affreux coup de vent vint le briser à mes yeux ! — Pendant la nuit qui suivit, nous fûmes traqués comme des bêtes fauves par les fusiliers du prince ; mes camarades et moi, nous nous défendîmes en désespérés, de buisson en buisson. Quels cris ! quels gémissemens ! quelle épouvantable confusion de combattans et de mourans, de femmes et d’enfans enveloppés dans la mêlée ! Nos adversaires finirent par nous débusquer du petit bois, et nous refouler vers la mer. Vinetti, ma bien-aimée Vinetti, sauta dans une barque de pêcheur attachée au rivage, et, la mettant à flot, s’écria : Seph ! Seph, viens ici. Cependant les soldats du prince fondaient sur nous à la baïonnette ; je me jetai à la mer, et, comme je m’efforçais de saisir la rame que Vinetti me tendait, au même instant de nouveaux coups partirent, et Vinetti tomba dans la nacelle. Je poussai un cri d’horreur, et me sentis couler à fond. Cependant je ne tardai pas à revenir à la surface ; la barque flottait à dix pas de moi, sans rame et chassée seulement par la vague et le vent. Je me hâtais de toutes mes forces pour l’atteindre, mais elle reculait toujours. Cette lutte avec les flots durait depuis long-temps, et le rivage était déjà bien loin derrière moi. Lorsque par instans je cessais de battre la mer, j’entendais une voix gémissante qui s’élevait du bateau. Mille fois j’appelai : Vinetti ! Vinetti ! avec d’affreux sanglots ! — Les gémissemens continuaient toujours dans la barque, et je n’apercevais point son visage au-dessus du bord. Il n’y a donc point de Dieu au ciel, m’écriai-je ; puis encore : Vinetti ! Vinetti ! — Je tendais de toute la puissance de mon être vers cette barque où gisait ma fiancée, la merveilleuse jeune fille, et la barque, en dépit de tant d’efforts, s’éloignait toujours comme pour railler mon désespoir et ma misère. Cependant je commençais à m’épuiser, ma poitrine se déchirait par les efforts inouis que je faisais pour nager. Alors je fus saisi d’un désespoir inexprimable. En un transport suprême dont l’idée seule me pénètre encore aujourd’hui jusqu’à la moelle des os, je ramassai mes dernières forces, les forces du délire ; déjà je touchais des doigts les planches glissantes de la nacelle, déjà d’une main j’en atteignais le bord ; j’y portai l’autre, et me laissai flotter sur l’eau, car toutes mes forces s’étaient évanouies. Vinetti, m’écriai-je, Vinetti, je suis là, vis-tu encore ? — Point de réponse. — J’épiais de tous mes sens : plus de gémissement, plus de souffle ! Je me laissai remorquer ainsi pendant près d’une heure sans pouvoir soulever ma tête ou ma poitrine jusqu’au-dessus du bord de la nacelle. Toutes mes forces s’en allaient en sanglots, et ma voix s’écriait dans le vide et les ténèbres : « Vinetti, Vinetti ! ma bien-aimée ! » Nul ne comprendra jamais ce qu’un homme peut souffrir dans une nuit pareille, nuit d’angoisse et de désespoir ! Un vent frais poussait vers la haute mer la barque qui m’entraînait après elle. La lune s’était enfin couchée ; je sentais mes membres s’engourdir à l’air glacé du matin ; cependant je ne désemparai pas. Enfin le jour parut ; je tentai sur mes forces une dernière épreuve ; l’effort me réussit, et je parvins à poser mon menton sur le bord de la barque. Horreur ! jamais ce spectacle ne s’effacera de mon ame. Vinetti gisait là, pâle, immobile, morte ! ma Vinetti, froide et belle comme une blanche statue de marbre sur un coussin de pourpre ; ma Vinetti morte et noyée dans des flots de sang vermeil ! Une douleur sans nom fondit sur moi comme la foudre, je perdis tout sentiment de l’être et retombai dans la mer. Pourquoi n’ai-je pu me noyer alors ? pourquoi dois-je vivre, ou plutôt revivre ? car j’étais bien mort à cette heure, plus que mort, j’étais anéanti ! — Quand je revins à moi, je me trouvai sur un navire appartenant à la république batave. Les hommes de l’équipage qui m’avaient retiré de l’abîme, quand je leur parlai de la barque et du cadavre qu’elle emportait, me dirent n’avoir rien aperçu de tout cela sur la mer. C’était donc un rêve, mon Dieu !

« On a fait de moi un soldat de la république française. Que veulent-ils donc, ces Français ? qu’entendent-ils par ce mot de liberté qu’ils ont sans cesse à la bouche ? Savent-ils bien ce que c’est que la liberté, eux qui vivent dans des rues étroites et tortueuses, dans des villes ceintes de remparts ? Qu’ils s’en informent auprès de nous Bohêmes, nous leur dirons ses joies et ses douleurs. On nous a dirigés sur Toulon ; fussé-je mille fois mort ! Une balle charitable aura pitié de moi !

« Personne ne sait encore sur quel point sera dirigée cette expédition pour laquelle on fait ici d’immenses préparatifs. On parle de l’Égypte, mais tout bas ; à ce nom, mon ame tressaille, et l’énigme de mon existence s’éveille en moi. En reviendrai-je donc jamais ? Oui sans doute, il le faut : un désir infini me possède, le désir de revoir la tombe de mon père le Bohême, de mon père qui m’a fait avec son corps une patrie de six pieds de long, là-bas, sous le saule vert, sur les côtes de la mer d’Allemagne ! Si l’esprit de ma destinée a quelque bon sens, il me ramènera dans ma patrie, au tombeau de mon père. — Je t’embrasse mille fois.Seph. »


— Son pressentiment ne le trompait pas, continua Melchior en refermant ses tablettes ; la destinée l’a ramené au rivage de la mer allemande, au tombeau de son père ; la destinée est intelligente et veille sur les hommes !

V.

L’histoire aventureuse et singulière du pauvre Seph m’avait touché ; je résolus de voir cette nuit même son cadavre, et, quittant ma petite chambre, je descendis sous le hangard, où les hommes de la côte l’avaient déposé. Une femme, récitant la prière des morts, veillait auprès. Quel bizarre contraste ! à côté d’une momie séculaire gisait un jeune soldat englouti par la tempête quelques jours auparavant ; deux cadavres qu’un humble prêtre luthérien allait ensevelir le lendemain, selon le rite évangélique, sur le rivage de la mer du Nord, dans le cimetière d’un pauvre village de pêcheurs. Je décrochai la lampe, pour contempler de plus près la face de la momie ; elle était parfaitement conservée, et des traces d’une grande beauté s’y laissaient vraiment encore surprendre. Des figures bizarres et des hiéroglyphes serpentaient par myriades tout autour de l’enveloppe. Je remarquai que la boîte avait un peu souffert du côté droit, sans doute par les roues du chariot sur lequel on avait transporté les deux cadavres. Une main de la momie était presque nue ; je la pris, et comme je la soulevais doucement, une bulbe de fleur s’en échappa ; c’est cette bulbe même qui s’épanouit aujourd’hui à nos yeux sous la forme d’une belle amaryllis d’azur.

Ainsi finit l’histoire du pauvre Bohême et de son infortunée Vinetti.

Ottilie avait enlacé de ses bras le vase où fleurissait l’amaryllis, et, les yeux mouillés de larmes : — Douce fleur du prodige, dit-elle, énigme gracieuse, noble fille des Pharaons, je veux t’aimer comme une sœur dans ton manteau d’azur ; et si je dois te perdre, je me souviendrai toujours de toi pendant mes heures de bonheur, de toi, le plus charmant mystère que j’aie rencontré dans ma vie.

— Ce que la parole humaine ne peut rendre, même dans le transport de l’enthousiasme, reprit Frédéric, ces idées intimes et profondes, ces souvenirs immédiats du passé, une fleur les exprime dans son langage de couleurs et de parfums. C’est l’histoire du monde qui s’épanouit devant nous, dans cette fleur si délicate et si frêle.

— Oui, poursuivit L…, semblable à ce lotus mystique d’où le Brahma indien s’élance dans la création, cette fleur renferme en son calice l’Égypte ancienne, l’Égypte avec ses siècles, ses dieux et ses croyances. Cette fleur est l’ame du monde antique.

Et Melchior, penché sur l’amaryllis bleue comme sur un œil vivant dont le charme le fascinait : — Tes racines, dit-il, plongent dans les profondeurs des âges mythiques, douce fleur du sentiment et de l’amour, et tu lèves ta tête à travers les siècles, dont nous respirons l’esprit en ton haleine. Salut donc, ô fleur sainte ! salut, nous adorons ton mystère. Ainsi ce qu’il y a de plus fragile au monde est éternel. Prophétesse, nous comprenons ta langue symbolique, qui nous annonce l’évangile des temps nouveaux et nous parle d’un dieu dans l’histoire du monde, d’un dieu qui rattache par d’invisibles liens le passé antique au jour d’hier, le jour d’hier au jour d’aujourd’hui et de demain, et dont la présence éternelle porte partout l’ordre et l’harmonie dans la succession des temps.

Cependant la lune s’était levée, les nuages qui menaçaient pendant le jour avaient disparu, emportant avec eux les éclairs et les sourds roulemens du tonnerre ; de tout cet appareil d’orage il ne restait dans l’atmosphère que quelques vapeurs transparentes. Déjà, depuis long-temps, la barque qui devait nous ramener à la ville nous attendait sur le fleuve.

L… et sa jeune femme nous reconduisirent jusqu’à la rive, à travers le jardin tout étoilé de vers luisans, tout embaumé de centifolias et de lys qui s’exhalaient à chaudes bouffées.

— Adieu, — à revoir. — Et déjà nous ramions sur les eaux, dont le courant nous entraînait au-devant d’un riche arc-en-ciel d’opale, qui, par cette belle nuit d’été, semblait un pont merveilleux jeté par les Elfes et les Esprits des rosées entre le firmament et la terre.


Henri Blaze.
  1. Krahli, roi. Les rois de Servie, au xiiie siècle, s’appelaient Krahles. Aujourd’hui encore, en Bohême, Kraal signifie roi.