Villon (Cahiers de la Quinzaine)
François Villon
onnes gens, qui l’irez sans doute voir pendre à Montfaucon, voyez le mauvais garçon se promener, ce soir, au Cimetière des Innocents. Vous riez, et il rit plus que vous. Vous buvez, et il boit. Il court la fille ; et peut-être, glissant un billet dans la main de la jeune voisine, il fait la bourse au bourgeois son père. Il est fertile en bons tours. Il passe entre la chaperonnière et son vieux mari, et il trouve moyen de baiser Jeannette aux lèvres ; même, il lui tire un peu la langue entre les dents. Il est connu pour poète, le bon folâtre ; mais beaucoup plus comme fameux écornifleur. Et toutefois, maître François n’est pas un ribleur ordinaire : il est savant, presque d’Église ; il sera peut-être docteur, ou grand juge, ou évêque, ou qui sait quoi ? En attendant, il fait le ribaud et l’espiègle.
Au Cimetière des Innocents, tout le monde tourne et tourne entre les tombes : c’est le jardin de Paris, en ces vieux temps. On va y humer l’air frais. Ici, l’on chante et l’on s’amuse. On y danse même, on s’y poursuit ; on s’y pince et l’on se baise.
Cependant, jour même de juin n’est pas si long qu’il ne s’achève ; et le crépuscule vient, qui fait le lit pour la très chaude nuit.
Tous les vivants s’en vont souper, et quittent les morts qui sont là, depuis quinze cents ans, par millions et millions plus que par milliers. Là sont enfouis les quinze siècles de la Ville, toutes ces myriades de pauvres gens, qui ont bien ri, eux aussi, on ne sait plus quand. Et s’ils avaient des yeux encore, ils verraient leurs enfants, cette foule qu’ils portent, qui les a quittés pour se mettre à table, pour dormir tout à l’heure et pour se caresser d’amour, jusqu’à demain, où ce sera leur tour d’être couchés là-dessous, tout servis à la table des vers, bien accotés les uns aux autres, tête à tête et riant de terreur ou de mortel dépit.
Ils sont sortis du cimetière, pour quelques jours ou quelques saisons, ne pensant pas à la longue visite, qu’on fait les pieds devant. Mais lui, le mauvais garçon, le pauvre écolier, François Villon demeure. Le Charnier des Innocents est son oratoire, sa taverne de sagesse, son Louvre, sa grand salle de réunion. Les tombes fraîches se pressent sous ses pas, tête queue, tête bêche, les cent mille brebis qui dorment contre terre, blêmes et tondues. Et pas une ne rêve.
Quatre galeries font le tour du jardin, à plus d’un étage. Et sous les arcs, les foules défuntes et les millions de jours, qui furent le peuple de Paris, font des montagnes de débris. Les derniers venus sont encore des squelettes ; mais comme dans la forêt les plus basses branches tombent en miettes et se confondent avec les feuilles mortes, sous les pantins d’hommes, c’est une carrière d’ossements disjoints, tout un sable jauni, où les cailloux furent vivants, le tibia dans le vomer, le fémur dans la bouche, les dents dans l’ischion, les tarses et les carpes dans la sébille iliaque, et les beaux osselets du cou pour jouer, la nuit, quand la peine et l’oubli font leur partie sur un tapis de funérailles.
Voilà pourtant le corps suave des jeunes femmes ; et le père très bon qui a vieilli dans le travail, pour nourrir la maison ; et la très douce mère, qui a porté ses petits dans ce ventre qui souffre et qui, le premier, pourrit. Voilà les frères et les sœurs. Voilà les amants enivrés pour qui le monde n’est point monde, sinon la bouche qu’ils pressent et les yeux qu’ils chérissent. Où sont les lèvres de l’amour ? Où la forte main de l’homme, qui donne, qui accueille et qui redresse ? Où le sein de la mère ? et la joue des enfants, comme la première pomme rouge entre les feuilles et la rieuse Aubépine ?
Villon, ce fils de fée, il va et vient dans les galeries. Il convoque par devers lui ce peuple des peuples : ceux qui furent et ceux qui sont, certes bien égaux et pareils dans leurs os. Là, les filles folles ; et les rois, et les reines ; et les riches, toujours avares ; et les pauvres, toujours avides ; et les magistrats qui jugent, et qui trichent toujours avec le juste ; et les violents qui font le mal, et les faibles qui le subissent. Et les poètes, puisqu’il en est enfin, qui sont tout, à la fois, violents et faibles, riches et pauvres, reines et rois ; et même juges, quand la manie les prend.
La mort en tout, et partout, et elle seule. C’est ici que Villon apprend à lire, et qu’il raille. Ici, il pleure. Son école est ici, et son église. Puis, soudain, pensant aux soucis et aux larmes de sa vieille femme de mère, la pauvrette, qui ne sait rien que bien aimer et prier Notre Dame, pour soi-même et son fils, en grande peur de l’enfer bouillant, et en vive espérance du doux paradis, il frémit, et ses yeux se brouillent ; et lui aussi, François Villon, plus que douleur, esprit qui nie, il se tourne vers Jésus et la Vierge, perdu s’il ne les craint, perdu s’il ne les croit, et par trop mort dans cette vie horrible et délicieuse, où, vivre est rêve vain, et l’universelle mort le réveil éternel sur le bord de l’abîme prédit.
Mais quoi, pauvre âme d’homme ? Plus la mort t’environne et t’assiège, plus le désir de la vie te presse. Et l’amour t’aiguillonne.
La volupté est le lit du rêve, si tout est rêve. Et l’ardent désir se lève de la tristesse, comme la lune sort de la nuit pluvieuse. Et le pauvre Villon, d’un élan que rien ne modère, quittant sa pleine eau de la mort, nage à cœur joie vers l’enchantement de vivre, le vin, les dés, les filles, les lippées à la taverne, l’ivresse, et toujours la plus folle, le délice qui est au cher corps des femmes comme le jus parfumé de tout l’été à la pulpe des pêches.
À quelques jours près, et peut-être le jour même où les Anglais brûlèrent Jehanne, la bonne Lorraine, à Rouen, François Villon naissait à Paris, près Pontoise.
Ses parents étaient pauvres. Sa bonne mère toute simple, pieuse et sans lettres. La famille était de petite bourgeoisie. Il a été élevé par un maître en droit canon, le bon prêtre Guillaume de Villon, « son plus que père ». Il a pris ses grades jusqu’à maître es arts. Il aurait pu faire un docteur, un homme de loi ou d’Église. Mais le plus écolier des écoliers, en un temps d’anarchie générale, où la sédition était continuelle à Paris, et le pays latin un chaos dans le chaos, Villon a vécu follement, sans frein ni règles, toujours aux tavernes, avec les turbulents, les escrocs et les filles.
Il a volé ; il a été ruffian ; il a pris rang dans la pègre. Il a connu les Coquillards, la plus fameuse troupe de ce siècle, enfuit de ribauds, de voleurs et de mauvais larrons. À Paris et en province il a été de la bande.
Il est condamné deux ou trois fois à mort. Il passe des mois au cachot, sur la paille, dans les prisons de Meung-sur-Loire et de Paris. La potence le guette, où il a vu hisser plusieurs de ses amis. À trente-trois ans, il disparaît, qu’il soit mort de maladie, qu’il ait fait retraite, ou autrement.
Plus près de nous que pas un autre, Villon n’est sorti de la légende que pour nous. Les trois derniers siècles ont pu le lire : ils ne l’ont pas senti. Il fallait un monde qui meurt, et le désordre universel pour nous le rendre : alors, l’individu a toute sa force. Comme nous au milieu d’un genre humain qui se déchire pour faire peau neuve, Villon a poussé dans l’agonie du moyen âge, entre les bras d’une France demi-morte, qui se préparait dans les convulsions à ressusciter sous une forme nouvelle. Enfin, il a fallu Verlaine. Le pauvre Lélian, né comme Villon, à la même heure du siècle, lui a succédé de toutes les manières, puisqu’il semble avoir commencé sa craie vie de poète vagabond et sacré, à l’âge où Villon termina la sienne. Et, en vérité, c’est bien selon cet ordre qu’ils se succèdent. Villon est un Verlaine, bien plus mâle et plus vert, qui s’en va, tout jeune homme, à trente ans ; tandis que Verlaine, bien plus tendre et plus défait, errant dans les parcs de l’automne pluvieuse, et pleurant sous le porche de l’église, est un Villon de la trentième année à la cinquantième.
illon est le premier poète à la moderne : le premier où l’on reconnaisse l’âme du poète étonnant, tel que la France l’a conçu, tel que Paris l’a créé, tel qu’il est resté, et tel qu’il devait être parmis nous depuis maître François, Les étrangers n’arrivent pas à le comprendre, si leur entendement ne s’est pas éclairé de la lumière antique.
Ailleurs, le pur sentiment fait le poète, l’amour ou la haine, la prière ou l’invective. Ici, la passion qui roule comme une marée ; ou bien l’homme qui se perd dans la nature, sans autre élan que de s’y prêter. Là, celui qui décrit les objets, comme s’il faisait un inventaire, ou qu’ils fussent distincts de lui, et qu’il voulût en fournir la preuve. Ou encore, l’imagination toute puissante, qui s’efface des sentiments et des êtres, pour les reformer à sa propre image, sans même s’en douter.
Mais Villon n’est pas dupe. Non seulement il voit : il sait qu’il voit. Il se penche sur lui-même par vocation, sans le vouloir, sans y tâcher. Sa passion est celle-là, et voilà tout. Bien plus, sa maîtresse passion est de les comprendre toutes, même les plus secrètes, de les saisir par l’esprit, et de les renouveler ainsi pour son plaisir et son tourment. Comme il bouffonne avec génie, il avait l’étoffe d’un grand poète comique.
Voulant se connaître, tantôt il se possède à fond ; tantôt il s’égare : mais toujours il s’interroge et se prend à partie. Ce que les Grecs ont fait pour les actions et les objets, le poète de France Va fait pour soi-même et pour la vie intérieure. Même les plus païens, il n’est grand poète, en France, qui ne soit chrétien, si l’essence de l’âme chrétienne est le regard intérieur, la confession des sentiments, les colloques de l’amour et du péché. J’appelle grand poète, celui qui a un chant. L’éloquence n’est pas le chant.
Le poète de France, à la Villon, est réaliste quoi qu’il en ait. La rhétorique seule vient à bout de la réalité. Je hais a ce point les orateurs, en vers ou en prose, que je n’y veux même pas penser. Les seuls vers de Villon, qui ne soient pas dignes de lui, sont un essai à l’éloquence. Pareillement, ce ton odieux a faussé deux ou trois fois les orgues de Baudelaire et la viole de Verlaine. Ici, le cœur n’est jamais tout à fait la victime de l’esprit, ni son tyran. Ici, l’esprit n’est jamais tout à fait le jouet du cœur. Dans les ténèbres les plus noires, dans le plus rouge égarement des passions, une lueur veille : le fond clair de l’intelligence. Et sur les ruines les plus funestes de la pensée, dans les plus cruels décombres de l’analyse, le cœur demeure vif, capable de jeu, capable de plaisir, capable d’espoir passionné.
La conscience est le fond de cette étrange poésie, que les autres peuples ont eu tant de peine à entendre ; tôt ou tard, ils y viendront pourtant. La conscience, et comme il sied à des hommes, la conscience qui se torture : le débat du corps et du cœur, comme dit Villon ; et l’esprit jugeant, tantôt en juge cruel qui raille, tantôt en père pitoyable : c’est la grande poésie de France, unique au monde par la vertu pensante, jusque dans l’abandon de toute pensée. Ce reste d’âme dans les ruines, c’est de là que s’élève ce ton humain et sans morgue, cette indulgence profonde qui préfère, peut-être, aux vertus médiocres les crimes chauds et les suprêmes péchés. Fors les rhéteurs, si nombreux d’ailleurs en français, les beaux poètes de France sont les pénitents de l’humanité.
Ils ne craignent donc rien. Ils osent peindre ce qu’ils voient. Ils osent confesser ce qu’ils sentent. On ne le leur pardonne pas. Et parce qu’ils sont vrais, qui est la seule morale, on les dit sans morale.
Voilà le poète français. L’intelligence mène toute la tête ; et le branle des sens, les bonds du cœur, les lèvres et les yeux, si libres qu’ils soient, et quelque licence qu’ils se donnent, tout est là-dessous, comme les chevaux de l’attelage sous les rênes : le front porte pensée ; l’esprit tient les brides même aux sentiments les plus débridés. Enfin, jamais l’intelligence n’est muette.
Les émotions de Villon sont violentes et profondes. Mais elles ne le privent pas de raison, si elles le privent de volonté. Elles ne l’aveuglent pas, même si elles l’atterrent. Elles peuvent le perdre, mais non pas le tromper. Son esprit est si perçant, qu’il passe au travers de sa passion. Ce qu’il ne sait pas, il le devine. Une si bonne tête, ha, ne me la hissez pas au bec des corbeaux.
Sa mémoire, qui retient les formes avec fidélité, les transmet toutes à la faculté qui discerne, et qui est impatiente de connaître. Si le Dieu est intelligence, il a son beau jardin en terre, au royaume de France ; et maître François est de ses petits jardiniers.
Qui, avant lui, Dante seul excepté, a dominé la vie comme Villon ? N’en fait-on pas une sorte d’enfant ? Mais, au contraire, tous les poètes semblent puérils, qui l’ont précédé, et la plupart de ceux qui l’ont suivi.
Il domine sur les malheurs de sa vie. Et le plus fort, c’est qu’il règne sur cette vie mauvaise en s’y livrant, en s’y noyant. Il se perd, mais non à son insu. Il se Juge, comme s’il n’était pas question de lui. Tel est le pouvoir de l’intelligence. Villon est sans pareil pour l’épreuve qu’il a faite de ses crimes. C’est la racine de cette cruelle mélancholie, qui est comme le fond du cercueil où il se couche, pour chanter sa misère, riant sourdement sur la basse des glas, et d’où il se dresse pour lâcher ses facéties. Or, c’est lui-même, et lui seul, qui soulève le couvercle.
De là, qu’il voit tout en peinture, et tout peut-être sur les murs du charnier, lui-même et son destin, les grandeurs du Villon. passé, les puissances du présent, les hasards et les vicissitudes. Il hausse les épaules ; il rit, il semble se plaire aux bons mots, et aux tours de bateleur ; mais il place toutes gens à leur rang, dans la danse macabre, et toutes choses.
Gai pourtant, gai merle de Paris, en dépit de ce vaste front, parce que le vin est bon, et friandes les repues franches, parce que la chair est suave des folles femmes, Villon pare la morne ronde en carnaval, et à tous ces morts il met un masque.
Le sincère Villon. Si vrai même, que personne ne le fait jamais comme lui. Plutôt que fourbe, il est cynique. Le génie de Villon est la clairvoyance.
Il est admirable pour voir soi-même et les autres ; surprenant ensuite, pour peindre ce qu’il voit. Avant Baudelaire, il est le plus réaliste et le plus confident des poètes.
Comme il se connaît, lui qui s’inquiète toujours de se connaître ! Et la preuve, qu’il dit : « Je ne me connais pas. » Son doute sur lui-même est à la racine de sa double nature. Tout ce qu’il tente contre les autres, il l’achève contre lui. Ses mots sont vrais ; et plus qu’il n’est ordinaire aux poètes. Il n’accommode pas la vérité à l’opinion qu’il veut donner de soi : il ne s’en fait pas une parure. Il n’avoue pas une faiblesse, pour s’orner de cent vertus. Sa misère, ses péchés ; ses besoins, ses amours patibulaires ; ses plaisirs prostitués, son repentir et ses rechutes ; ses chaudes lippées dans la fange, et toujours sans vergogne ; ses terreurs et ses sueurs froides, tout le mal qu’on peut dire de lui, c’est de lui qu’on le sait. Il ne s’épargne pas.
D’où vient le charme unique de Villon ? Il est la rose parlante de sa sincérité, l’ail dur et le coquelicot aussi. Sa langue n’est pas la plus belle de France ; et elle plaît, comme si elle avait plus de beauté qu’une autre. Il n’a pas d’images éclatantes ; il n’en a presque pas du tout. Il ne fait rien de la nature. Pour lui, il n’est passage que de la ville. Le cimetière est sa campagne ; ses couchers de soleil, les rixes dans la rue.
Cette langue plaît par la saveur incroyable du mot à côté du mot. Et le mot jaillit de la chose, comme source du rocher sous bois. La courte phrase est un mets simple, de qualité parfaite, assaisonné de parfaites épices. Toute la bouche en est enchantée. Le palais se parfume. La saveur se répand dans toute la tête. On goûte ce qu’il dit. On l’a, on le sent avec lui : on y est.
S’ils n’ayment fors que pour l’argent,
On ne les ayme que pour l’eure.
Et m’eust il fait les rains trayner,
S’il m’eust dit que je le baisasse …
Mais que ce jeune bacheler
Laissast ces jeunes bacheletes ?
Non ! et le deust on vif brusler.
Faulse beauté qui tant me couste chier,
Charme félon, la mort d’ung povre cuer, …
Et nu à nu pour mieulx des corps s’aisier…
Tout aux tavernes et aux filles…
Pas ne le dy pour vous le reprouchier…
Car en amours mourut martir,
Où mieulx te plaist qu’onneur ceste meschance.
Villon, le premier aussi, me semble avoir connu l’extrême dépit de la luxure. Elle est ce qui déçoit le plus, en ne cessant jamais de séduire. Où commence la luxure ? et qu’est-ce enfin ?
Innocente comme le plaisir, mais moins heureuse, la luxure est l’inquiétude passionnée des sens, et l’ardente recherche d’une satisfaction qui fuit toujours plus lointaine, si même elle n’est pas inaccessible. Elle est le luxe des puissances charnelles, leur propre cruauté et leur noir ennui. La luxure est la part de l’esprit dans la volupté, et la folie de l’imagination amoureuse.
Combien d’amants se sont promis la luxure, qui ne peuvent même pas s’assurer un peu de vrai plaisir. Les luxurieux sont rares, qui ne le sont pas seulement d’intention. Et comme ils manquent au propos pour lequel ils vivent, ils sont en faute, étant en défaut, et se sentent coupables. Leur péché n’est point tant de luxure, que de n’y pas suffire. Et ils sont damnés, non moins que l’avare mourant de faim et de froid, une nuit d’hiver, sur son fumier d’or.
Le commun peuple, qui s’indigne contre la luxure, serait frappé d’étonnement, s’ils entraient dans l’âme luxurieuse du poète. Lis la verraient dévorée de désir, et vouée aux délices, comme aux tortures de l’imagination. Ha, belles victimes sans repos, de Villon à Baudelaire et à Verlaine. Je crois les grands artistes capables de tout, comme on dit ; et surtout de se vaincre ; mais non pas tous, ni en tout temps. Et enfin, leur curiosité est insatiable, même quand ils refusent de la satisfaire.
Tous les vrais artistes, ou à peu près, sont doués de luxure ; ou atteints, si l’on veut. Je ne le dis pas pour les en vanter. Ni pour leur en faire reproche.
C’est pourquoi on incrimine volontiers leurs mœurs. Elles sont toujours un peu suspectes. On y soupçonne telles violences ou tels détours de l’instinct, qui sont les fureurs de l’imagination. Et l’on cherche ce qui pourrait bien être dit contre eux, quand il n’y a rien à en dire.
Mais la luxure se parle cruellement à elle-même, sans remuer les lèvres. Et plus il est silencieux, plus son péché est intarissable en postulations secrètes, en paroles intérieures. Car la luxure est toute pleine de remords. Et l’ironie n’est pas plus forte, dans Villon, que n’est partout présente la repentance, Sans remords, il n’est pas de craie luxure. Elle porte avec elle une supplication de Psyché, noyée dans les maléfices du désir.
Le remords charnel est la forme suprême du regret : non pas le repentir tout à fait ; mais le désespoir de manquer son rêve nourrit un regret terrible.
Il est si propre à la luxure, qu’elle ne se conçoit pas sans lui. Et telle est sa tristesse. Car si la luxure pouvait être satisfaite, elle ne serait que l’habitude du plaisir, ce boueux si content du pavé et de toutes les rognures qu’il y pêche. Or, la luxure est le recours de l’imagination contre toute habitude. La luxure est d’abord l’appétit que l’habitude dégoûte.
Tout poète, tout artiste, en son temps de luxure, fait oraison :
« Seigneur, vous voyez la fureur de mon péché, et si j’en souffre. « J’y suis lié, comme la femme du sultan nouée au chat et à la vipère, dans le sac qu’on jette au Bosphore. J’en suis torturé, jusquà ce que je meure, comme le scorpion, qui fait l’anneau avec la scorpionne, pour qu’elle le dévore ; comme les chiens cordés l’un à l’autre par le roide désir, et qui gémissent de ne pouvoir plus se séparer ; ou comme le prince des abeilles, qui expire dans le corps de sa reine enivrante et fécondée.
« Sinon vous. Seigneur, rien ne peut m’arracher à cette prise profonde. Mien ne peut me sauver. Et nul ne peut rompre que vous. Seigneur, cette attache cruelle. »
Quelle que soit sa repentance, Villon bondit sur le premier espoir qu’il rencontre ; et il se prend à rire. Il fait la cabriole devant le gibet, et le pied de nez au bourreau. La raillerie est sa luxure spirituelle, non moins vive que l’autre. À deux doigts de la hart, il lègue aux aveugles des Quinze Vingts ses grandes lunettes, sans l’étui, pour quils séparent, dans le cimetière, « les gens de bien des déshonnestes ». Il a horreur de la mort, mais il lui fait la nique. Il faut qu’il se moque, il faut qu’il beffle sa terreur même, et même sa chère vie. Passant de la mort à la volupté, sans cesse, et sans lassitude du désir à l’effroi, ayant celle-là, il a toutes les luxures.
C’est de quoi il est mort, sauvé d’être pendu.
Plus noir que mûre, plus maigre que chimère.
Les yeux vifs comme émerillon. Tout brun, tout sec. Agile et prompt à la fuite, quand il faut ; lent, quand il peut, et plein de nonchaloir. Un petit homme au regard perçant, dans une orbite creuse. Le poil rare, et de bonne heure le front chauve. Il portait volontiers la tonsure, ne perdant rien à passer pour un clerc. Çà et là, dans ses prisons, on lui faisait la tête rase, chef, barbe et sourcil, comme un navet qu’on râpe.
Un grand crâne tondu, un front haut et nu ; la figure longue et hâve ; ni joues ni lèvres. Des os durs sous une peau tendue, un vrai cuir de grande route, rôti par le soleil, tanné par le vent et les pluies. L’air équivoque de ceux qui toujours se cachent, ayant souvent quelque chose à cacher. Mais non pas les façons louches, ni l’œil fuyant qu’on veut dire. Villon est bien plutôt insolent. Même cauteleux, ce sourire en coin n’est pas timide : il enfonce l’ironie, et il provoque. Maître François est poli, s’il lui plaît, il est courtois. Il a haute mine, pour un voleur ; et même pour un prince. Baissât-il la tête, il n’est pas si humble qu’il semble : l’orgueil de l’esprit brille là-dessous, et peut-être le feu du poète.
Rieur de toute risée, et vite aux pleurs ; très dur à tous les maux de misère, et tendre comme une femme à la peur, aux coups, aux cachots, aux supplices. Il a une forte santé de pèlerin, que n’a pas usée la débauche ni la prison. Tout plaisir lui plaît et l’appelle. Il aime tout ce que la fortune donne, et qu’il na pas : il le prend.
Maigre, maigre ! Tous les petits Parisiens furent maigres en ce temps-là : et ceux qui ne devinrent pas chanoines, le restèrent. C’est le temps, où les loups entraient dans Paris et mangeaient des enfants entre Vincennes et la Bastille.
Maigre, fort maigre. Il a eu faim, bien des jours durant et des semaines, au pain sec et à l’eau crue ; il a tâté des basses fosses ; on lui a ferré les pieds dans un cep. On lui a fait boire bien de l’eau, à l’entonnoir de la question, pauvre Villon, lui, si bon buveur de vin morillon : et il le préfère d’Anjou et de Bourgogne. De l’argent ! de l’argent ! il lui faut de l’argent.
On vole comme on joue. Et on joue pour gagner de l’argent. Villon est joueur à perdre son âme, jusqu’à jouer sa mie. Un jour, il a laissé ses braies en gage. Il friponne pour faire la fête. Il est le pauvre qui veut avoir sa part de liesse. On ne fut jamais si peu stoïque ; on ne s’en soucia jamais moins. Le viveur, ou l’homme à la mode, l’est-il davantage sur le boulevard ?
Vous ne me ferez pas croire que la Grosse Margot soit d’une espèce si rare dans les palais et les hôtels des riches. Tout infâme qu’elle est, la Grosse Margot a des vertus que vos maudites vertus de la Cinquième Avenue n’ont pas, et moins encore si elles étaient jetées à la rue, réduites à leur corps sans chemise. À vos femmes de maudisson, il ne manque un peu que l’enseigne. La Grosse Margot paie de sa personne.
Il lui faut de l’argent, à ce Villon. À vous aussi.
Pour en avoir, vous ne volez, ni ne pillez ? Tant mieux pour vous : c’est que vous en avez. Vous ne ruffiannez point ? Voire.
Mais il tue ? — La belle affaire : c’est ce que vous ne feriez pas. D’ailleurs, il ne tue pas, ce qui s’appelle tuer : il se défend. Il se bat ; il rend les coups. Il ne veut pas qu’on lui dérobe sous le bras gauche sa mie, ni sa vie.
Une tristesse qui va bien loin, parce qu’elle paraît nécessaire : elle accompagne une vue supérieure des passions. Voilà l’accent moderne, qu’on ne trouve nulle part chez les Anciens, si ce n’est dans la Bible. Et pour l’avoir eu, avec une voix si puissante, Dante, le grand poète du moyen âge, vit encore parmi nous, et peut-être pour tous les temps.
Cette fatale tristesse descend dans l’homme à de telles profondeurs, quelle porte tous les palais enchantés de l’espérance et de l’illusion. Le sentiment de la mort partout présente est l’une de ses racines : et l’autre, l’instinct de raillerie : le besoin de moquer la réalité et de bafouer le siècle, cet appétit d’ironie occupe la colère d’un grand cœur. Ainsi le Florentin superbe, qui aurait nourri sa fureur, sa rancune et ses dédains, s’il ne leur avait livré en pâture les vainqueurs de ce monde ? L’ironie les flagelle, les macère, les cuit et les recuit. Elle donne le change à l’insatiable colère, comme si le bafouement réussissait enfin à corriger toutes les injustices de la terre, à punir toutes les prostitutions de l’opinion, et à en tirer vengeance.
Comme il a bien plus d’esprit que Verlaine, il est aussi bien plus riant. Verlaine est trop tendre pour rire : tous ses sentiments trempent dans les larmes, ou dans le sang pervers des baisers. Villon est d’humeur plus mâle.
Quel garçon c’est là ! Comme on voit qu’il est jeune ! Une folle gaîté traverse son Testament, suspendue aux legs comme une guirlande de lanternes, dans une nuit de fête ; et les arceaux gothiques du cimetière sont illuminés comme les autres. D’ailleurs, la gaîté de Villon n’est pas si légère : elle est toujours bouffonne ; et au bout de la corde, il y a peut-être un pendu. C’est le don de l’esprit, qu’il ne cesse pas de saisir les ridicules de l’action, les facéties du hasard, et l’inépuisable dérision de la vie. Le jeune homme est plus sensible au drame de l’existence qu’à la comédie ; mais il s’en amuse presque également. Quand la passion ne prête pas son sérieux à la vie, et n’en fait pas une scène tragique, l’esprit de raillerie y voit une farce énorme. L’homme achevé, maître du drame et de sa propre ironie, conclut souvent à la farce tragique.
Villon a tous les tons de la bouffonnerie. Il touche à la farce violente : je le crois capable de faire rire, et de ne rire pas. Plus d’une fois, c’est sa force comique, c’est sa jeunesse qui pousse l’éclat de rire : mais est-ce lui ? Le génie de la satire est le plus involontaire. On ne sait pas ce qu’eût été Villon dans son âge plus mûr.
Je ne vois rien, dans Villon, de cette étrange perversité qu’on lui attribue, plus qu’on ne la lui reproche. S’il était pervers, il ne serait pas si fort.
Au contraire, il est criminel avec innocence. Comme Verlaine, et encore plus. Une perversité sans dessein n’est pas fort coupable. Les actions ne sont pas si perverses que la conscience. Enfin la perversité n’est point tant à méfaire, qu’au plaisir qu’on y prend.
On a fait de Villon un monstre de duplicité, dé fourbe pateline, de souplesse et de mensonge. Je ne connais rien de si faux que cette vue. Dans ses vers, Villon est le plus sincère des hommes. Il ne se vante même pas de ses péchés ni de ses vices.
Beaucoup veulent être vrais, qui ne le sont pas de nature ; et c’est en vain, dès lors, qu’ils s’efforcent de l’être ; ils dissimulent, à leur insu ; le choix est fait en eux, et non par eux, de ce qu’ils doivent dire. Ou bien, ils se trompent sur eux-mêmes ; ils se voient comme ils voudraient qu’on les vît. Ils sont incapables de se connaître. Villon est vrai, de nature. Il voit vraiment, et il fait voir. Il peint Margot, la Belle Heaulmière, et Franc Gontier, à la Vélasquès, à la Goya.
On trouve partout la perversité, si on la cherche : Elle est où on la désire : il n’y a qu’à l’y mettre.
Docte et non peuple.
Villon sait du latin. Il sait les lois. Il a lu les histoires, et les chroniques de son temps. Il sait les Écritures. Il sait beaucoup.
Parlant des Grecs et des Anciens, quand il se trompe, il semble le faire exprès. Ses erreurs sont délicieuses. On dirait qu’il en a joui, comme Shakspeare.
Il ne fait jamais le savant ; il joue plutôt l’ignorance. Il est ingénu, non pas naïf. Dans l’ingénu, il y a le génie. Si poète, qu’il est bien capable d’inventer un beau nom pour la rime, pourvu qu’il sonne dans le lointain, avec grâce et mélancolie.
Il n’est pas du tout populaire. Sa verve fait croire à la verdeur du peuple ; mais sa force jeune est à lui. Il a le ton cynique, parce qu’il a plus d’un ton. Puis, cynique n’est pas grossier, loin de là. Même avec l’accent des bouges, il ne parle qu’aux lettrés. Villon, comme tout poète français, n’a dès lors écrit que pour l’élite, gens d’esprit et de bonne culture. Il est parfois subtil comme Verlaine ; mais comme il sied à la différence des temps, peintre autant que Verlaine est musicien. Il a le don de la couleur et du trait fort dans la lumière. Il n’est pas seulement réaliste à la flamande ou à l’espagnole ; mais ayant médité ce qu’il a fortement vu, il ajoute son âme même à la peinture.
Amour.
Pourquoi ne veut-on pas qu’il soit martyr d’amour ? Parce qu’il aime des femmes indignes ? La belle raison. Et si elle est bonne, un tel amour plus quun autre est martyre. Il le dit au pied du gibet. Faudrait-il pas qu’il fût vierge aussi ?
Il aime la femme, on le sent trop, jusqu’à les aimer et les haïr toutes. Il ne peut pas se passer d’elles ; il les désire autant qu’il les méprise. Ses baisers sont lacés d’invectives ; et les injures cousent, d’un fil sanglant, ses lèvres aux lèvres qu’il caresse.
Il aime ; il est trompé. Mauvais ruffian de gueuses, mal propre à son métier, voleur, volé, on ne l’aime que pour son argent, quand il en a. Il bat les femmes, et il est battu comme linge qu’on essange. Celle qu’il chérit par tendresse, lui est dure et félonne. Ardent au plaisir, il désespère de l’amour ; et faute d’une amoureuse, il est toujours en quête de maîtresse, pour maudire son supplice ou pour s’y avilir sans merci. L’indignité des amours n’en bannit pas le martyre.
Villon, dans la crapule, ou à la cour d’Orléans, au cachot, sur les routes, reste toujours écolier, et toujours un peu de basoche. Il a vécu et grandi à flanc de Sorbonne.
Son monde est celui du Palais, pêlemêle les condamnés avec les Juges, les grands prévôts et les crocheteurs, les pendeurs et les pendus. Il n’y a pas si grande différence, après tout. Qui regarde au fond de l’homme, il y voit le limon de la mère commune. Surtout en des siècles bien barattés par la discorde, comme ceux-là, où quelque violence vient toujours à point pour tout confondre, la crème avec le petit lait ; et tout va par terre, devant que le beurre soit fait, le seau renversé dans la cour de la ferme, l’eau du puits par là-dessus, les brins de paille et le purin.
Est-ce que je calomnie ces docteurs et ces mortes hermines ? De quoi se plaindraient-ils, tous ? Bien leur prend d’avoir connu Villon, et de l’avoir mis à mal. S’ils ont encore un nom, c’est grâce à lui. Sans ce vaurien qu’ils ont tourmenté, nous ne pourrions même pas nous moquer de leurs trognes. Tant pis pour eux, s’ils l’ont traqué, s’ils l’ont mis à la torture, trop durs et sans pitié, Villon le leur avait prédit : « Tel lui soit Dieu, qu’il ma esté. »
La même fatalité pousse les os des pauvres hères aux Innocents, le long des murailles, jusque sur les galetas, et le pauvre écolier dans l’étroit chemin de la vie. Pipeur aux dés, quand on n’a pas de biens ; compagnon de la Coquille, quand on ne peut siéger au Parlement ou dans une meilleure confrérie ; suppôt de taverne plutôt que de Sorbonne ; et pendu, faute de mieux. Ou faute d’être juge : il le dirait, je pense.
Comme il aime son cher Paris ! Comme il le connaît ! Toutes les rues, toutes les tavernes lui sont familières, toutes les boutiques. Les enseignes lui sont des paysages, ou comme de vieux amis : il les interpelle ; elles lui parlent : il bouffonne avec elles, qui bouffonnent avec lui. Paris a déjà quinze siècles. Pour Villon, Paris est déjà une Rome. La ville des papes n’est guère plus ancienne que la ville des rois.
La mère de Villon était sans doute angevine. Lui, Villon, est Parisien de Paris, s’il en fut jamais un. Et là encore, le premier.
Merle plus que rossignol : merle de la montagne Sainte-Geneviève ou, depuis cinq ou six cents ans, toute la volière de l’Occident s’exerce au chant de l’intelligence. Ici, compère Guilleri brave les dangers en toutes saisons. On n’arrive pas à lui casser les deux ailes. Sans perdre la voix, il hante les bois d’une vie bien plus dure que celle des forêts, plus hérissée de caprices et de violences. Il perche sur les potences, et il siffle dans les charniers.
L’esprit dut être sa grâce la plus forte, à ce folâtre de Villon. Autant que sa pauvre mère, il charmait sans doute les plus graves et les plus moroses. On s’amuse de lui voir toute sorte d’amis, et jusqu’à la femme du grand prévôt. Il était homme à beaucoup plaire, sans plaire tout à fait ; et à beaucoup déplaire, sans se faire haïr. On l’aimait avec dépit ; et l’on finissait par rompre, non sans regret.
Il donnait à rougir de lui. Ses plaisanteries sont trop bonnes : ce ruffian, ce voleur, ce condamné à mort, ce trois fois pendu et dépendu, qui nomme ses légataires les plus austères personnages et les plus gens de loi ! Il charge les conseillers au Parlement de veiller aux legs qu’il prétend faire à des condamnés comme lui ; et des théologiens reçoivent la sainte mission d’envoyer en jouissance de ses dons burlesques une bande de sacrilèges, de putes et de vauriens.
Comme Verlaine s’en va faire retraite à l’hôpital, ou comme il était recueilli par quelque ami, entre deux maladies et deux aventures sombres, Villon, d’une potence à l’autre et de l’une à l’autre prison, allait faire séjour à la Porte-Rouge, au cloître Saint-Benoit, chez maître Guillaume, son «plus que père ». Ou bien, il se réfugiait chez sa mère, « povre femme ». N’allait-il pas pleurer avec elle ? Il s’asseyait à ses pieds. Elle prenait dans son giron cette tête folle, cette mauvaise tête, toujours très aimée, et toujours menacée. En larmes, elle se penchait sur le mauvais garçon, bon toutefois pour elle. Ce que les mères savent, quand tout le monde l’ignore, elle le savait, que son fils n’était pas comme les autres, et victime plutôt que coupable ; elle le baisait, en pleurant, tantôt les cheveux, tantôt la joue, tantôt le front, lui reprochant tant de peine, qu’il lui causait toujours : car enfin, il faut bien aussi que la mère fasse ses reproches. Et lui, voleur, escroc, meurtrier d’occasion, marlou, toujours enfant près de sa pauvre vieille, et pas plus mauvais qu’un autre, il écoute la litanie en souriant douloureusement ; il caresse les mains ridées au lavoir et au fourneau, toutes noires ; et toujours finissant par faire rire la pauvre femme, il égayé les yeux rouges de pleurs pourtant ; il défronce, pour un instant, le vieux visage plissé par les ravines si longues et si creuses de l’angoisse. Et peut-être ne s’en va-t-il pas, qu’il nait dit avec elle Notre Père, ou quelque prière à Notre Dame.
Elle le savait bien, elle, que son garçon n’était pas si mauvais. Et si vif, si plaisant ! Qu’il a d’esprit ! Conseiller du roi, chancelier même, il aurait pu l’être, c’était l’avis de messire Guillaume, un tant homme de bien, vénérable, savant, et tout. Pauvre François, si gai, si triste, tout à caprice, hélas, un fol enfant ! Et les femmes l’ont perdu, Sainte Vierge, et les mauvaises compagnies.
Pense-t’on que Villon ait jamais été dupe des figures qu’il a prises ? Dupe, il ne peut l’être, pas même de ses passions. Partout où il passe, il regarde et il juge à sa façon, qui est de rire à demi, moitié plaisir, moitié ironie. Dès le début, avec les voleurs, avec les filles, comme avec les docteurs, il assiste en esprit à toute la comédie et à son propre personnage. Il y manque rarement, je crois : même s’il joue un rôle ignoble dans la farce, ou dangereux ; même s’il court le risque d’être pris au collet par le démon du drame.
Il me semble que, pour Villon, le plaisir du plaisir, la plus aiguë de la volupté est spirituelle : c’est la profonde raillerie ; et qui sait, là où elle pique le cœur si subtilement, quelle le fait pleurer.
Ses amis, allant et menant, il en a de rencontre, et pas un, sans doute, solide et de bien fonds. Il aurait fallu être comme lui, de tous rangs et de toutes mœurs à la fois. Il s’amuse où il peut, et se donne ses aises où on l’invite. Il ne boude pas à la vie, la sachant si précaire et si courte, toute plongée dans la mort comme une touffe de joncs au milieu d’un océan.
Par là, d’abord, il est propre à toute société : son caractère le destine à la compagnie d’un prince, et l’acoquine aussi bien à des gueux. On lui sent une étonnante souplesse d’esprit. Il est courtois et ordurier, exquis et graveleux. Il sait plaire : c’est son talent et sa perte.
Mais enfin la crapule est mieux son fait que la cour des ducs : parce qu’il est pauvre ; parce qu’il est libre, comme on ne le fut jamais, à la Montaigne. La passion de la liberté est une espèce de folie dans la mauvaise fortune ; et elle y tourne souvent à crime. Les amis de Villon sont pendus. Et plus d’un : Colin des Cayeux, Regnier de Montigny, Gui Tabarie, ils ont bel et bien tiré la langue à Montfaucon, les camarades.
Dans cette sorte de tempérament, un élément se cache qui reste innommé. Gêné par la misère, l’insatiable est presque toujours cynique. On ne peut rien changer dans un homme comme Villon, nature indomptable et fuyante, si vive et si diverse. Elles sont bien faites pour un siècle où tout est en question, où la règle cède partout au souffle du hasard, et sous le pouce de la violence. Les nécessités de la vie marquent Villon pour la chute ; et comme la fleur de lis sur l’épaule, elles le désignent au désordre et à la gueusaille, si ce n’est au bourreau.
Il faut bien comprendre que cette âme si faible et si forte ensemble, si indolente à tout ce qui la gêne, si prompte à son plaisir, anime une chaude charnure de jeune homme. Sans nom, sans biens, sans espérance, le feu du génie est alors un maléfice. Villon s’est dû voir hors de tout rang. N’ayant rien de social, il n’avait pas ce qu’il faut pour faire une fortune régulière. L’idée seule de peiner toute sa vie dans l’ennui d’une charge séculière, pour finir en bon vieux prêtre, comme son père Guillaume, ou devenir un puant cafard, avare et froid, comme Thibault de Vitry et maître Cotin, l’eût fait sortir au galop d’une société, où tout est prévu, moins le génie, et d’ailleurs où le génie seul n’est pas légitime, ses droits n’étant en effet fondés que sur lui.
Ainsi, la crapule peut être la seule société, où l’homme non social fasse valoir ses droits, et vive un peu à l’aise. Même s’il y a la nausée, du moins il vomit à son heure. L’homme à double et triple nature, à cent visages, qui ne fait jamais que ce qui lui plaît, c’est le poète même. Souvent leurs destins sont contraires, et les artistes laissent les figures les plus différentes dans la mémoire des siècles. Mais à ce trait profond, ils se ressemblent ; et à tous les degrés, du pauvre écolier au prince des esprits, le même homme se fait connaître, qui ne se laisse point ployer à la commune contrainte.
On le fait ou trop pervers, ou trop puéril. Il n’est ni l’un ni l’autre, étant pervers à ses heures, et enfant le reste du temps. Qu’on le prenne en vrai poète : il est tout ce que la nature veut qu’il soit. Les contraires sont en lui. À l’occasion de ce qu’il est, on sent tout ce qu’il peut être. Enfant pervers, il ne l’est pas plus ni moins que Verlaine. Je ne puis oublier que nous n’avons rien de lui, passé l’âge de trente-trois ans. Quel vrai poète, surtout dans l’infortune, n’est pas un enfant pervers, du moins avec les rêves qui le hantent et la femme qu’il caresse ?
Les érudits ne savent pas comment sont faits les poètes et les musiciens. Ils ne connaissent que les livres, ou ces énormes rochers de rhétorique, les poètes illustres, dont on fait le tour, une toise à la main. Musiciens et poètes de nature, ils sont comme les femmes, mais pour une moitié seulement. Il faut qu’ils obéissent à la lune, que leurs sentiments aient une issue, enfin qu’ils éclatent. Leurs émotions ne sont jamais si violentes, que pour avoir été contenues. Elles se gonflent en un flot qui les emporte, et où ils s’abandonnent, quoi qu’ils fassent. C’est une de leurs perversités de s’y livrer, tout en sachant parfois qu’ils pourraient s’en défendre, et souvent qu’ils le devraient. C’en est une autre, puissance d’homme, celle-là, qu’ils préparent le lit à la marée, et qu’ils ouvrent au flot une issue calculée et prescrite.
Ni femme, ni enfant, malgré tout, en ce qu’ils voient faire. Il n’est pas d’artiste qui ne soit, pour la moitié, son propre témoin. Là, ils s’entendent rire ; et là, ils s’écoutent pleurer. Ils goûtent leurs propres larmes ; si, plus douces ; ou si, plus amer es. Ce n’est pas qu’ils en jouissent toujours : loin de là ; mais ils éprouvent le sel, ils pèsent le miel de ces pleurs ; ils veulent savoir la teneur de fiel ou de nectar qui y entre. Enfin, il faut qu’ils donnent carrière à leur nature, et qu’elle se débonde. Dans ces excès, qui sont la joie douloureuse ou la nécessité de leur vie, ils font taire leur raison et leur jugement. Mais ne croyez pas qu’ils les étouffent : ils ne les empêchent pas de veiller. La raison tient la chandelle, comme messire Georges Dandin lui-même, au commandement de sa cruelle compagne, laquelle est toute chaude encore de son amant, et a nom Angélique, étant la cruauté d’amour. C’est pourquoi ils voient le bien et font le pire. Ils savent presque toujours ce qu’il faudrait faire, et font ce qu’il ne faut pas. Ce qu’on appelle leur faiblesse est la force sans frein de leur nature cachée, et le mors aux dents de leur propre secret, dès qu’ils rendent la bride.
Villon sait bien sa mauvaise vie. Mais il est bon de savoir comme lui qu’il n’en pouvait pas avoir une autre.
Au plus bas de l’échelle, les misérables sont les serfs de la misère. Ils sont enchaînés dans la galère du pain quotidien. Et ils n’en peuvent pas sortir.
Au plus haut, dans l’ordre des esprits, la pauvreté continue, ou la maladie, ou une passion indigne, voilà trois chaînes inviolables, que la plus forte volonté ne lime et ne descelle pas. Si Verlaine avait pu mener la vie de petit commis à l’Hôtel de Ville, il n’eût jamais été Verlaine. Et il l’eût été plus souvent, s’il n’avait pas dû consumer tant de jours détestables dans le dénùment et à l’hôpital, Qu’on ne rie pas de Villon accusant la pauvreté de sa mort et de ses crimes. Il me fait frémir. Lui, toujours si vrai, il lâche l’aveu que de plus grands n’osent pas faire. La misère ne tue peut-être pas le génie ; mais elle le déforme, et l’entrave ; elle en fait ces chênes et ces cryptomères que les Japonais élèvent dans un dé à coudre.
Pour gagner sa vie, on perd ses raisons de vivre. La grande vocation d’une âme libre est une raison de vivre si puissante, qu’elle ne peut jamais s’accorder avec le besoin de gagner sa vie. Encore moins de s’y soumettre. Les habiles, eux, naissent pour bien gagner leur vie ; et le succès les vante.
Il y a donc un parti héroïque, dans le déshonneur de Villon et la faiblesse de Verlaine : ils se sont sacrifiés à leur propre génie. Il en est, peut-être, qui se désespèrent de ne le pouvoir pas : c’est leur faiblesse, qu’ils ont trop d’honneur. Avec une âme à la Gœthe, qui serait Gœthe sans prince, sans fortune, sans Weimar, et qui serait capable de donner vingt ans de sa vie à la théorie des couleurs, et à Faust un demi-siècle ?
Il faut être vrai : les poètes ne sont pas des corps glorieux. Ils sont des esprits plus ardents que brûle et tourmente d’avantage l’ardente gaine du corps.
Une profonde connaissance de la vie fait la raillerie de Villon si profonde : connaissance qu’ont seuls les pauvres, quand la pauvreté n’a pas détruit les forces spirituelles, comme il arrive si souvent.
Les hommes à conscience ou à imagination criminelle savent ce que les esprits paisibles ne soupçonnent pas. Les poètes sont du petit nombre, qui visite les abîmes, ou qui rêve d’y descendre.
Tout bien et plein de mal, tout mal et plein de bien, amer et doux, repris de justice et sans méchanceté pourtant, assassin et sans violence, Villon se fiche de tout.
Une dérision passionnée de la vie l’emporte ; et un amour infatigable de vivre anime sa dérision.
Sa propre passion doit lui paraître dérisoire. Mais l’ironie ne réussit pas à la détruire. Elle a plus de force que d’âcreté. Villon est un jeune homme : il l’aurait fallu voir à cinquante ans.
Il ne croit à rien, selon l’ordre et les lois du monde. Mais il peut croire à tout, selon son propre sentiment.
Cependant la vanité universelle et l’universel hasard le font amèrement sourire. Sa dérision s’y retrempe. Il se voit lui-même dans le néant, à force de voir le néant du monde. Nihiliste achevé, sa malice parisienne le porte à s’en gausser, même dans le désespoir. Il a tant d’esprit, que l’horreur de la vie le cède aux ridicules ; la raillerie l’attache au plaisir, loin de l’en détourner. Pour rire au cimetière, il n’attend pas d’y être forcé, là-dessous. Villon, souvent, c’est Yorick à Paris.
L’erreur emporte les hommes çà et là, comme le vent les feuilles. La pauvreté est la source de toute injustice. Elle fait la faiblesse ; le mal s’en suit, avec le crime. Elle tue même l’amour.
La jeunesse perdue, l’occasion unique du bonheur, un souffle, un vol, un peu de sable qui s’éparpille. Et pourquoi ? On ne sait même pas comment. Et toujours la mort, partout et pour tous. Où sont les belles amoureuses ? Où sont les amants ? Où les grands de la terre ? Où les petits ? Où vais-je moi-même, dit et redit Villon ? La mort fait la même réponse à toute question. Et l’horreur de toute question, c’est que, moins celle-là, il n’y a pas de réponse. Moi seul pour moi, pense Villon ; et ce n’est rien. Il considère la nullité universelle avec une sérénité mêlée de terreur, et fort étrange. Il s’y plonge, comme pour éprouver toute sa faiblesse, la folie et la méchanceté des hommes. Mais les connaître ainsi, c’est pardonner. De là, cette tristesse et cette moquerie aiguës, et cette indulgence sans limites. Il n’y a rien de plus terrible, parfois, que l’indulgence de l’esprit qui nie, si ce n’est l’indulgence d’une âme tout intelligente. Villon conclut à la mort comme à la réalité unique, et à la volupté, ici-bas, comme paradis.
Il croit donc à son malheur, plus qu’à son indignité. Il ne se sent pas si coupable, sinon contre soi-même. Et puis enfin, il va mourir ; et qui lui vient à l’aide ? Or, criminel si l’on veut, condamné, misérable, il n’oublie pas Jésus, qui est pourtant contre les puissants, contre le riche et les heureux.
Villon n’est pas grand poète par la splendeur des images, ni par l’invention du poème. Mais il l’est par la profondeur du sentiment. Il a mis une force admirable dans l’expression de deux ou trois sentiments éternels. Il s’y est jeté tout entier, comme la fille du fondeur chinois dans le métal en fusion, pour fondre son propre sang et donner sa propre voix au son unique de la cloche.
Il signe affreusement de son nom l’envoi de sa ballade à Margot. Le rire de l’écolier cynique ne donne pas le change sur le fond ténébreux de sa pensée : elle tient le milieu entre Dieu secret et l’atroce nullité du monde. Toute l’ignominie du néant est à l’enseigne de la fille, dans ce lit où tous les hommes passent, comme la Seine entre ses deux rives, se flattant d’y contenter leur amour de la vie.
L’ung vault l’autre.
Ordure amons, ordure nous assuit ;
Nous deffuyons onneur, il nous deffuit,
En ce bordeau où tenons nostre estat.
Et pour moi, je sais bien qui Villon met au bordeau : c’est la vie.
Où aller enfin, à travers ce charnier ? et à qui recourir, si Dieu ne demeurait pas la seule espérance ? Oui, dans ce néant sans bornes et sans exception. Dieu seul nous reste, et Notre Dame à mi-chemin. Tout comme sa mère, la pauvre femme, Villon ne se connaît pas d’autre refuge, pas d’autre asyle, ni d’autre forteresse, que la Vierge, « Nostre Maistresse ». Se moquant des prêtres, il ne tourne pas l’Église en ridicule : il se garde d’elle, craintif et narquois, prudent et docile, ambigu et retrait. Il est religieux désespérément.
Mais il l’est de la bonne manière : cette magnifique intelligence abdique. Sans perdre une once de son poids, elle se retire devant le cœur enfant. Voilà par où Villon est si moderne. Il mord comme l’eau forte dans les pensées du néant. Le poète est alors, à mon gré, l’homme par excellence : celui qui pénètre, entre tous, la condition de tous ; qui en pâtit pour tous, puisqu’entre nous il en a passionnément conscience. Et sa charité fleurit de ses transes égoïstes. Le « povre petit escollier » a pitié de tous les pauvres, comme lui. Il oublie l’indulgence terrible, que la vue du néant lui inspire ; ou plutôt, il en réserve la tendresse à tous ces petits que la misère foule et que le mal atterre. Il a compassion des malades et des captifs, des suppliciés et des filles. Il ne rit pas cruellement de la potence ni de l’hôpital. Il réclame, au nom de Dieu, qu’on pense un peu à lui. Il a pitié de soi, sans vanité et sans complaisance : ce regard pour soi-même est ce qu’on peut concevoir de plus juste et de plus vrai : soi, le pauvre que l’on connaît le mieux. Et, au bout du compte, dans cette mort où il est déjà jusqu’au cou, criant à toutes gens merci, il implore une douce pensée, et c’est le repos perpétuel qu’il demande. Mais certes tous les amants de la vie, tous ceux qui savent ce qu’il en coûte de vivre sans compter, qui ont versé des trésors dans une heure, et de tout leur bonheur nourri les avides instants d’une chère folie, ceux-là diront toujours plus d’un verset et plus d’un psaume pour l’âme du pauvre petit écolier, qui fut nommé François Villon.
u Charnier des Innocents,
Dans l’éternel tourbillon
Où roule toute la terre.
Où tout s’en va pourrissant,
Feuilles et fruits, fils et mère,
Tu dors, ô pauvre Villon :
C’est toi le plus innocent.
Les chats fourrés glapissant,
Sorbonne, ce corbillon
D’ânes et d’oies tant altières.
Les sots mîtrés, ni les cent
Vertus, ni les cent vipères
Ne te feront plus misère :
C’est toi le plus innocent,
Tous ceux qui furent paissant
Un quignon de vie amère
Dans les pleurs et la misère,
Le cul nu, en guenillons,
Te chantent avec ta mère :
Dors bien, mon pauvre Villon,
C’est toi le plus innocent.
Plus gras et plus pourrissant
Dans leurs hautains pavillons.
Les rois sont au cimetière ;
Leur chair pue et leur chef sent.
Bonne nuit et bonne terre,
Dors bien, mon pauvre Villon :
C’est toi le plus innocent.
Princes de l’or et du sang,
Ici, au commun sillon.
Vos Louvres n’ont plus de pierres ;
Le moindre est le plus puissant :
Plus que vous, il dure en terre !
Dors bien, ô pauvre Villon :
C’est toi le plus innocent.
l est à Paris un artiste, qui grandit peu à peu en force et en clarté, plein de patience et de réflexion, scrupuleux au travail, et s’il ne l’est déjà, qui sera de l’ordre le plus élevé. Les premières œuvres du graveur Bernard Naudin[1] m’avaient beaucoup étonné et beaucoup retenu. Qu’on se figure un homme de Paris, en 1905, qui semble ne vivre que dans l’ombre de Rembrandt. Sans lui être parent le moins du monde, ni de la même famille, il l’imitait ou le rencontrait jusqu’à faire sourire, obsédé par le noir et blanc du grand visionnaire, comme on a vu tant de musiciens dans l’envoûtement de Wagner.
Pourtant, j’avais confiance en ce disciple ; je le sentais vivant par soi-même, et homme de foi. Bernard Naudin gardait une saveur propre, jusque dans l’imitation la plus directe. Ses figures de femmes et d’enfants étaient bien à lui, et toujours d’ici. Je discernais une âme incisive, qui peut bien avoir des rencontres avec l’immense amour de Rembrandt, mais qui n’a certes pas le même fond ni la même origine. Et d’abord, moins de passion que d’esprit.
Naudin n’est pas tragique à la Shakspere. Il l’est à la française. Il porte la précision de l’analyse dans tous les sentiments, et même dans le macabre. Son sourire est la plus rare des élégances ; et l’élégance ne lui manque jamais : elle est sa marque. Je la compare à ces mots de délicieux dédain, que les marquises avaient pour la guillotine, comme on allait leur couper le cou.
Partout ce trait d’un œil aigu, ce regard qui pénètre, ce don des caractères ; et dans la violence ou l’horreur même, cette exquise élégance qui est le parfum de tous nos raffinements.
Il va de soi qu’il aime la musique, et sans doute il est musicien. Cependant, sa dévotion à Beethoven l’a mal servi. C’est la moindre partie de son œuvre, la seule où il enfle la voix, où il déclame. Ailleurs, on lui sent la foi, autant ou peut-être plus qu’il ne l’a ; ici, où il est si fidèle, il paraît moins croire à ce qu’il aime, que préoccupé de l’étude. Décidément, il faut laisser Beethoven tranquille. N’est-il pas bien temps qu’on en donne le conseil aux peintres et aux statuaires ? Beethoven prête trop à l’anecdote, et à l’éloquence, cette anecdote de l’Apocalypse. Il n’est pas plastique. On veut faire un lion : et l’on n’a qu’un vieux chat malade. Certain sublime intérieur, qui ne s’accorde aucunement avec la taille et les allures de l’homme, mène droit à la caricature ; et le héros est peint aux couleurs de sa propre parodie. Non, ce matou aux sourcils éternellement froncés, qui crache sans fin une arête qu’il ne peut digérer, ces joues maigres, ce front qui n’est pas un front, mais une coupole de lauriers, non, je ne reconnais pas le roi solitaire et familier de la musique au désert. Ce n’est pas le maître des Quatuors dans sa chambre, mais le fauve ébouriffé des chefs d’orchestre allemands ; car il n’en est pas un qui ne se fasse longuement, comme un comédien au miroir, la tête échevelée de Beethoven et ses yeux en fatales cavernes. Mais je ris de l’antre ; et si je dis : « Bien rugi ! » c’est à Bottom.
Avec Naudin comme avec Watteau, la grâce de Paris est bien athénienne.
Dans la rue et dans les salons, à la guerre et dans les mansardes, jusque sur les lits d’hôpital, Bernard Naudin ferait prendre goût à ses personnages, fût-ce à l’horreur des plus hideux, et même à la bêtise des nigauds, s’il en était dans son œuvre. Mais y trouvât-on des méchants, on n’y verrait pas de sots. Le goût qu’on prend chez Naudin à ce qui nous dégoûte dans un autre, est le goût spirituel qu’il met partout : il n’y a point de forme, si malheureuse qu’elle soit, où il ne glisse quelque trait de sa propre finesse et de son élégance. Voilà ce qu’il ajoute à Goya, dans ce beau dessin de la Musique Espagnole, comme si la maréchale, et l’ambre de Watteau tempéraient l’odeur puissante de la tubéreuse. Là, d’ailleurs, est la faiblesse de Naudin : il n’est guère peintre, jusqu’ici. Chez lui, il y a beaucoup plus d’intelligence que d’instinct.
Son goût n’est pas simple ; mais il est exquis. Jamais son tact ne le trompe. Il touche de l’ongle ce qu’il faut à peine effleurer ; et il a une hache pour ce qu’il faut frapper avec la hache. Cependant, sa hache est aussi d’une forme élégante. Elle est d’acier fin autant que tranchant. Elle est montée avec grâce. Naudin est toujours moins brutal que cruel. Ses coquins, ses gueux, ses pires loqueteux, fils du ruisseau et fiancés de la Veuve, ont encore une espèce de charme. La plume de Naudin débrouille un grand mystère : Jusque dans l’infamie et l’extrême misère des individus, c’est la race qui reste élégante.
Enfin, Naudin a trouvé son sujet, que Rembrandt n’eût jamais choisi. Il a dessiné, sur le texte de Villon, une centaine de planches, pleines de sens et d’esprit, presque toutes dans la forme la plus libre, et quelques-unes admirables.[2]
Il a compris l’immense portée de Villon. Il a pénétré bien avant dans l’homme et le poème. Il les a tant aimés, qu’il a pu les revivre. Il n’a pas été seulement celui qui commente ; mais un témoin, le compagnon de route qui a vu de ses yeux, et qui se souvient. Il a couché près de Villon, en prison et dans les meules. Il l’a suivi dans les galetas. Il a connu le visage de l’homme seul, quand il rêve ou réfléchit, et quand il dort. Quelles belles images Bernard Naudin pourrait nous donner, à présent, de Verlaine.
Il a vraiment créé un type de Villon, qu’on ne peut plus oublier, et qu’on ne séparera plus du poète. Or, c’est beaucoup dire. Villon n’est pas ce qu’on croit. Il ne s’agit pas d’un poète plus ou moins grand. Qu’il en soit l’ébauche imparfaite ou l’essai accompli, Villon est, en France, le poète.
Ici, tous les personnages et toutes les scènes sont nourris de vérité et riches de poésie. Naudin se garde avec soin de la couleur locale ; et il a trop de goût pour se mettre en peine de l’histoire. Il demande à son imagination la réalité vivante, qui n’est pas dans les documents. Il imagine ses hommes du quinzième siècle ; et si l’on veut, il les invente ; mais ils en sont bien, à nos yeux, étant tout ce qu’ils doivent être. On n’a que faire, en art, d’une recherche exacte. Le Théâtre en est la preuve : les gens n’y sont pas habillés, mais en costume ; et ce qui n’est pas tableau, toujours est décor. La couleur locale est la mascarade.
Bernard Naudin fuit cet art de carnaval. Son accent est d’une émotion et d’une certitude rares. C’est le certain qui nous dégoûte de l’exact. La savante exactitude n’est faite que d’oripeaux. Que nous importe la perfection d’un costume, venu de Lahore ou de Byzance, après un voyage de mille ans, s’il faut le voir sur le dos d’une fillette, née d’hier, à Montmartre ? L’artiste trouve en lui, d’abord, autour de lui, ensuite, toute la réalité nécessaire. Le goût fait l’harmonie entre ce qu’il observe et ce qu’il imagine.
La charmante élégance de Naudin et sa force incisive suffisent bien aux figures qu’il dessine. Si ses gueux sont des héros, ils ne le doivent qu’à lui. La verdeur de son sentiment justifie la poésie de ses misérables. Et voilà donc, au milieu de cette cour, comme un roi qui chante, Villon, le poète proscrit.
Bernard Naudin est un homme qui médite et qui ne se contente pas du premier coup.
L’art des sacrifices n’a pas de secrets pour lui. Il en sait la valeur ; il en pratique les vertus. Dans la planche des gibets, un seul de ses trois pendus, celui du milieu, est un vrai mort à la hart, dans toute l’horreur ricanante de la pendaison : la langue hors, avec la vie ; et la pourriture proche, qui commence à errer de la tête aux pieds. L’autre mauvais garçon n’est vu que de dos ; ainsi est sauvée la face. On la devine. Enfin, le dernier est à peine indiqué dans ses grandes lignes roides et funèbres. Combien la hideur de la mort et l’atrocité du supplice ne gagnent-elles pas à cette exception ? Elles sont dix fois accrues d’être réunies sur une seule tête : et l’unique misérable qui l’exhale, fait sentir la puanteur du cadavre beaucoup plus que pour trois.
Et par là, ce Calvaire infâme évoque mieux le souvenir de l’autre. Les larrons de Montfaucon font paraître plus poignante la misère de l’homme entre deux. Et ils l’exaltent. La potence est plus haute ; et n’a-t-elle pas des bras ? Surgit alors la mémoire divine et le sublime exemple. Ainsi l’homme, criminel ou non, gibier de cachot mis et dressé en la hart, ou roi couché sur son lit de parade, l’homme est bien ce qui’il est, pourrissant entre deux morts obscurs : toujours dans la mort, et la grande victime qui les figure toutes ; toujours l’hostie qui a besoin du salut, même si elle le porte, et qui appelle la rédemption pour tout ce qui trempe, comme elle, dans le plein vase de la nuit.
Dans son portrait par lui-même, Naudin a le visage creux et usé avant le temps, des yeux mordants et caressants, le cheveu rare, une grande bouche spirituelle, le front rêveur : une tête de prêtre, qui a beaucoup regardé la misère des humains, qui l’a sans doute éprouvée et beaucoup confessée, sans dire si elle l’a secourue. Il a donné de ses traits à Villon ; et bien que Villon se soit décrit petit homme et menu, Naudin l’a voulu faire de haute taille. On en devine les raisons, et il en tire un si juste parti qu’on les approuve. Plus grand, Villon en est plus dangereux et plus hardi. Plus maigre aussi, il paraît plus cynique. Ses longues jambes fauchent mieux l’espace. Il doit avoir le coup de pied plus vif et plus étendu dans les rondes bedaines et les usages bien assis. Il lui va, cet air de puissante sauterelle, qui bondit par-dessus les lois et les idées reçues, jusqu’à ce qu’on la cloue à la muraille, et qu’on l’empale à quelque bon procès, bien en règle et bien aigu.
La raillerie de Villon, telle que Bernard Naudin l’a conçue, est trempée de tristesse. Elle est parfois terrible, comme un regard rieur dans une atroce souffrance. Cette gaîté hante trop les charniers, les cours de justice, les cachots, les magistratures fourrées d’hermine et d’hypocrisie, pour n’être pas amère. Toutes les chambres de la question lui sont familières, qui sont les logis changeants de la vie pour les pauvres, les criminels, les malades et tous ceux qui souffrent. Or, si un homme a conscience, il est toujours un malade, et toujours à la question. Il souffre ; et que sert de dire qu’il souffre par sa faute ?
Villon le fait sentir dans son rire hardi, cruel poète. Dante, au Purgatoire, traverse cette région souveraine de la vraie poésie. Mais il est trop pur ; et les reproches de Béatrice, sa grande âme questionnante, peuvent bien lui arracher des larmes, et le faire rougir : ils ne le mettent pas à la torture. Ses péchés ne l’engagent au purgatoire, que dans la contrée la plus voisine du paradis. Ses plus grandes fautes sont encore nobles. Ses vices, sa colère, son âpre soif de justice, son âme altérée de vengeance, tout part chez lui d’une grandeur naturelle et de la pureté première. Et toutes ses faiblesses plongent dans le plus dur orgueil.
Villon est assez souillé pour connaître les lieux de la contrition. Il ne se repent peut-être pas ; mais il sait, il pèse toutes les raisons qu’il aurait de s’enfermer dans les remords, s’il n’était, pour sa peine dernière, au-dessus du repentir, le sachant aussi vain que le péché est nécessaire.
La tristesse de Villon est un monde nouveau. Elle s’est formée lentement dans la Bible, et dans les chants de l’Église. Villon embrasse la cruelle nécessité de vivre et d’être ce qu’on est : d’être impur, d’être infâme, d’en jouir avidement et d’en souffrir. Plus il raille, plus il est amer ; mais il se moque aussi de son amertume. Bernard Naudin l’a bien vu rire à son propre enterrement : il rit de lui, il rit de vous ; il rit de ce qu’il n’a pas et de ce qu’il vous laisse ; il rit de sa misère et des legs qu’il vous en fait ; et dans la mort où le voici, il rit de la vie, comme il a ri de tout, ayant été si constamment dans la mort, pendant le temps qu’il a vécu.
À tout reproche, Villon répond par la souffrance. Bien plus, il nous fait répondre pour lui. S’il pleure sur lui-même, et s’il crie à l’aide, il ne vante pas ses larmes. Il s’en rirait plutôt ; à la barbe des bourreaux, pour achever d’être libre, sa souffrance se raille en les raillant. Il a fallu quatre siècles, pour qu’on allât plus loin dans l’émotion et la connaissance de soi. Telle est l’étonnante nouveauté de Villon et sa prise originale sur nous : il a le génie de la douloureuse conscience. Non seulement Yorick, Villon, c’est le Bon Larron à Paris. Et tel il fut, selon moi, tel il est à présent dans les images de Bernard Naudin, né pour le povre Villon et pour nous le rendre.
- quelques oeuvres de suarès. 5
- François Villon. 9
- Je ris en pleurs. 11
- I. — Bonnes gens, qui l’irez sans doute voir pendre à Montfaucon. 13
- À quelques jours près, et peut-être le jour même. 19
- II. — de la poésie. 23
- Le sincère Villon. Si vrai même, que personne ne le fut jamais comme lui. 31
- III. — de la luxure. 35
- Plus noir que mûre, plus maigre que chimère. 42
- De l’argent ! de l’argent ! il lui faut de l’argent. 45
- IV. — Une tristesse qui va bien loin. 47
- V. — Comme il a bien plus d’esprit. 48
- VI. — Je ne vois rien, dans Villon. 50
- VIII. — Docte et non peuple. 52
- VIII. — Amour. 54
- IX. — Villon, dans la crapule, ou à la cour d’Orléans. 55
- X. — Comme il aime son cher Paris !. 55
- XI. — Merle plus que rossignol. 58
- XII. — Il donnait à rougir de lui. 59
- XIII. — Comme Verlaine s’en va faire retraite. 60
- XIV. — Pense-t-on que Villon. 63
- XV. — Ses amis allant et venant. 64
- XVI. — On le fait ou trop pervers, ou trop puéril. 67
- XVII. — Villon sait bien sa mauvaise vie. 71
- XVIII. — Une profonde connaissance de la vie. 73
- L’erreur emporte les hommes çà et là. 75
- Il croit donc à son malheur, plus qu’à son indignité. 77
- XIX. — Où aller enfin, à travers ce charnier ?. 78
- le povre villon. 83
- Villon et son peintre. 87
- I. — Il est à Paris un artiste. 89
- II. — Dans son portrait par lui-même. 97
- III. — La raillerie de Villon, telle que Bernard Naudin l’a conçue. 98
- TABLE DE CE CAHIER. 103
- ↑ Les dessins de Bernard Naudin, au Musée des Arts Décoratifs, Pavillon de Marsan.
- ↑ Ce livre sera l’un des beaux qu’on ait publiés depuis deux cents ans. Je ne ferai qu’un reproche aux caractères, dessinés par Bernard Naudin lui-même. Ils sont d’ailleurs magnifiques et rappellent l’admirable romain de Nicolas Janson. Mais la boucle de l’E final dérange l’harmonie des lignes, sans que cette fioriture ajoute rien à la beauté du texte.