Villes, marchés et marchands au Moyen Âge


VILLES, MARCHÉS ET MARCHANDS
AU MOYEN ÂGE.


J’ai tenté ici même[1], il y a quelques années, d’exposer l’état des recherches consacrées à la formation des villes du moyen âge. De cette enquête ressortait, en somme, une situation très simple et très nette. Au moment où j’écrivais, les diverses théories qui prétendaient expliquer les origines urbaines, soit par la gilde, soit par le droit domanial (Hofrecht), soit par les privilèges ottoniens et la constitution publique de l’époque franque, affaiblies déjà par leur mutuel antagonisme, n’avaient pu résister à la critique acérée de M. von Below. D’autre part, M. Sohm, réunissant dans une forte synthèse juridique et pliant sous l’effort de son vigoureux génie les résultats obtenus par MM. Schrœder et Schulte, formulait un nouveau système qui faisait du marché l’ancêtre de la ville. Sur le terrain déblayé des constructions anciennes, il élevait un édifice dont la logique et la belle ordonnance ne pouvaient manquer d’exercer tout d’abord sur les esprits désorientés par les démolitions de M. von Below une véritable fascination. Toutefois, à peine formulées, ses conclusions se trouvaient aux prises avec la critique. Les raisonnements sur lesquels elles se fondaient semblaient bien peu solides. On leur reprochait à bon droit d’abuser de l’abstraction juridique et d’être, en somme, plus ingénieux que convaincants. Néanmoins, une direction nouvelle était désormais indiquée, et c’est autour de la Marktrechtstheorie que se ralliaient la plupart de ceux qui cherchaient une solution à la question si passionnante de la formation des villes.

Plus heureux que Nitzsch, qu’Arnold et que Heusler, dont les ouvrages semblent n’avoir guère exercé d’influence en dehors de l’Allemagne, M. Sohm a trouvé en France des partisans. En 1897, M. Huvelin, dans un remarquable Essai historique sur le droit des marchés et des foires, se ralliait aux propositions essentielles de la thèse du célèbre juriste. S’il se refuse à identifier avec lui la paix du marché et celle de la ville et à attribuer au weichbild, cette vertu magique par laquelle le sol où il s’élève est assimilé au palais royal, s’il considère la paix du marché comme un phénomène naturel et nécessaire parce qu’elle est indispensable aux transactions commerciales et si, utilisant les données fournies par l’ethnographie et les récits des voyageurs, il démontre que cette paix, loin d’être propre à l’antiquité germanique, se rencontre chez les peuples les plus divers, chez les Sémites comme chez les Indo-Européens, dans le moyen âge chrétien comme dans le moyen âge musulman ; il affirme, d’autre part, que « le droit du marché est identique au droit de la ville et que, si celui-ci, dans son dernier état, diffère en quelques points de celui-là, cela s’explique par une évolution tenant à la nature des choses et dont témoignent les textes. » En dépit des différences locales, le mercatus a produit partout la paix de la ville, le droit de la ville, la justice de la ville et le conseil de la ville. Ainsi, M. Huvelin se place au même point de vue que M. Sohm. Il est aussi catégorique, aussi exclusif, aussi absolu. Les « seules objections sérieuses » qui aient été formulées contre le système ne l’ont pas convaincu.

Pendant que M. Huvelin rédigeait son livre, paraissaient une série de travaux dont les auteurs abandonnaient tous la brillante théorie de M. Sohm : en France, mes études sur l’origine des constitutions urbaines au moyen âge[2] ; en Allemagne les articles de M. W. Varges dans les Jahrbücher für Nationalœkonomie und Statistik[3], les Untersuchungen über den Ursprung der deutschen Stadtverfassung de M. F. Keutgen[4] et le Markt und Stadt in ihrem rechtlichen Verhältniss de M. S. Rietschel[5].

Je n’ai pas à revenir sur les idées que j’ai jadis exposées à cette place. Je puis passer rapidement aussi sur les recherches de M. Varges, qui n’ont pas spécialement pour but de fixer le rapport qui existe entre le marché et la ville[6]. En revanche, je dois insister sur les dissertations de MM. Keutgen et Rietschel, qui ont accordé à cette question une attention toute spéciale. Par la clarté de l’exposition, la rigueur de la méthode et la sûreté de l’information, elles appartiennent d’ailleurs à ce qui a été écrit de meilleur pendant les dernières années sur les institutions au moyen âge[7]. Elles diffèrent toutefois par leur plan et par leur objet. M. Keutgen s’est proposé d’exposer au complet la genèse des institutions urbaines, tandis que M. Rietschel n’étudie ces dernières que dans leurs relations avec le marché urbain. C’est à ce point de vue que nous nous placerons également dans les pages suivantes.

En un point, et en un point essentiel, MM. Keutgen et Rietschel sont d’accord. Pour eux, la ville ne provient pas du marché. Le marché est extérieur à la ville, il existe à côté d’elle et indépendamment d’elle : elle ne lui doit ni sa paix, ni ses institutions, ni son tribunal. Bref, le mercatus n’est pas à l’origine du droit urbain.

Il m’est impossible ici d’exposer en détail comment MM. Keutgen et Rietschel établissent leur thèse, et je dois me borner à renvoyer le lecteur à leurs travaux. Il me sera permis toutefois de faire observer que, tandis qu’indépendamment l’un de l’autre ils arrivaient aux mêmes résultats, je formulais moi-même, dans mon étude sur l’origine des constitutions urbaines, des conclusions identiques. Ainsi, presque en même temps, bien que par des chemins très différents, trois travailleurs étrangers les uns aux autres se rencontraient au même point. Cette coïncidence est d’autant plus significative que des trois côtés l’étude a porté sur des sources différentes. Tandis que j’utilisais surtout les textes provenant d’entre la Seine et le Rhin, M. Keutgen s’attachait particulièrement à l’histoire des villes de l’Allemagne rhénane, et M. Rietschel portait son attention sur les agglomérations urbaines de date plus récente qui se sont formées entre le Rhin et l’Elbe. Je n’invoque d’ailleurs l’identité de mes conclusions avec celles des deux savants allemands que pour faire pleinement ressortir la vérité de ces dernières. L’examen des rapports entre le marché et la ville n’occupe que quelques pages dans mes articles, où l’espace m’était strictement mesuré. M. Keutgen, au contraire, lui a consacré un long chapitre et M. Rietschel son livre tout entier. Ce qui était seulement indiqué chez moi est abondamment démontré chez eux, et le problème, ce semble, peut être considéré comme résolu.

Si la ville du moyen âge ne peut être considérée comme un marché développé, elle est cependant l’œuvre des marchands. M. Rietschel a montré avec une précision admirable que toutes les villes de l’Allemagne transrhénane doivent leur origine à des agglomérations de mercatores fixées sous les murs des burgen et des civitates. La vie municipale s’est développée tout d’abord en dehors des murailles de l’enceinte primitive, dans les faubourgs (suburbia), où sont venus se fixer de plus en plus nombreux, à partir du xe siècle, des immigrants demandant au commerce et à l’industrie de nouveaux moyens d’existence. Des deux éléments que l’on rencontre à l’origine des villes, le vieux bourg militaire et le faubourg commercial, c’est ce dernier, le plus récent, qui a exercé l’influence décisive et qui a finalement absorbé l’autre. C’est parce que certains endroits sont devenus de bonne heure le centre d’un commerce permanent que ces endroits sont devenus des villes. À ce point de vue, on peut dire que la ville est un marché, non pas, il est vrai, dans le sens de mercatus, mais dans le sens de forum. La langue peut être invoquée en faveur de cette manière de voir. Tandis, en effet, qu’elle ne donne jamais à la ville le nom de mercatus, elle la désigne très fréquemment par des mots qui dans le latin du moyen âge s’appliquent aux places de commerce, je veux dire forum, emporium ou portus.

Je voudrais insister un instant sur l’histoire de ce dernier mot, parce qu’elle me paraît pouvoir apporter à la thèse de M. Rietschel une confirmation éclatante. On le rencontre très fréquemment dans une des contrées de l’Europe septentrionale où la vie urbaine s’est développée le plus hâtivement et avec le plus d’énergie, c’est-à-dire en Flandre. Dès le IXe ou le xe siècle, toute une série de localités du bassin de l’Escaut portent dans les textes le nom de portus, ainsi que l’on pourra s’en convaincre par la liste suivante :

Bruges. xie siècle : « In pago Flandrensi, in portu videlicet Brugensi » (Translatio 1a S. Bavonis. Mon. Germ. Hist. Script., t. XI, p. 597).

Gand. xe siècle. 941 « mansioniles omnes in portu Gandensi » (Van Lokeren, Chartes de l’abbaye de Saint-Pierre à Gand, t. I, p. 21, no 15. Cf. Van de Putte, Annales abbatiae S. Petri, p. 87). – 942 « censum quod accipitur de mansionibus que site sunt in portu Gandavo » (V. Lokeren, loc. cit., p. 28, no 18). – 951 « mansure que sunt in portu Gandavo » (Ibid., p. 27, no 21). Cf. de nombreuses mentions analogues dans des chartes de 964 (Cart. de Saint-Bavon, p. 7), 967 (Lot, les Derniers Carolingiens, p. 399), etc. – xie siècle : « Pertransivit ad portum Gandensem » (Vita S. Macharii, Mon. Germ. Hist. Script., t. XV, p. 618. Cf. Miracula S. Bavonis, Ibid., p. 595, 596, 597). Les très nombreuses chartes de ratification de possessions de Saint-Pierre de Gand (dans Van Lokeren, op. cit., passim) contiennent jusqu’au xiiie siècle l’expression « portus Gandensis. »

Tournai. VIIIe siècle : « Tornaii porti » (Prou, les Monnaies carolingiennes, p. 33). – xie siècle : « Portus Tornacensis » (Vita S. Macharii, Mon. Germ. Hist. Script., t. XV, p. 616).

Valenciennes. Époque mérovingienne : « Valencianis portus » (Duvivier, le Hainaut ancien, p. 67). – xie siècle : « Portus navium » (Miracula S. Gisleni, Mon. Germ. Hist. Script., t. XV, p. 582)[8].

Le lecteur aura remarqué que l’on trouve dans cette liste le nom des plus puissantes communes flamandes du moyen âge. Ainsi, ces grandes villes doivent leur origine à des portus, c’est-à-dire à des étapes, à des débarcadères de marchandises, bref à des places de commerce. Aujourd’hui encore, en néerlandais, une ville s’appelle poort et un bourgeois est un poorter. Ces faits sont d’autant plus caractéristiques que nous ne possédons pas trace de fondation de mercatus dans les villes flamandes, ou que les marchés qui y ont été établis sont de date relativement récente et postérieurs à la formation des institutions municipales. Que conclure de là, sinon l’impossibilité d’appliquer la Marktrechtstheorie aux constitutions municipales de la Flandre ? Dans ce pays essentiellement urbain, on voit avec une netteté parfaite les villes naître dans les endroits vers lesquels se dirige naturellement le commerce. Elles sont, dans toute la force du terme, des colonies de marchands.

Est-il possible, toutefois, qu’il ait existé au haut moyen âge des colonies de marchands ? D’après une des principales autorités de ce temps en matière d’histoire économique, M. K. Bücher, on ne peut admettre, avant la période moderne, l’existence d’une classe d’hommes vivant exclusivement de vente et d’achat, c’est-à-dire d’une classe de marchands proprement dits[9]. Suivant lui, il n’y a pas eu alors de marchands de profession. Chacun est marchand en tant qu’il fréquente le marché local, mais cette fréquentation du marché pour chacun est passagère et intermittente. Le mot mercator désigne des vendeurs et des acheteurs, non des marchands dans le sens actuel et technique du mot, et c’est une erreur complète que de voir dans les premières bourgeoisies du moyen âge des groupes de commerçants.

Cette affirmation de M. Bücher me paraît trop absolue. Elle s’explique, je pense, si l’on songe que les recherches si neuves et si pénétrantes de l’éminent érudit ont porté surtout sur des villes de second ordre, et particulièrement sur Francfort[10]. Jusqu’au xve siècle, Francfort n’a été, en effet, qu’une localité à demi agricole, où la bourgeoisie s’adonnait encore en grande partie à la culture du sol et à l’élevage du bétail. Mais ce n’est pas aux villes de second ordre qu’il faut demander le secret des origines de la vie urbaine. Il importe, au contraire, et il importe au plus haut point, d’étudier celle-ci à ses sources mêmes, c’est-à-dire dans les grandes cités mercantiles. Et, dès lors, il me paraît impossible de ne pas découvrir que c’est au commerce et aux marchands de profession que ces dernières doivent l’existence. Les textes nous montrent qu’elles renferment en grand nombre, dès le xie siècle, des commerçants vivant exclusivement de leur profession. Il me suffira de signaler ici quelques textes qui ne peuvent laisser aucun doute sur ce point. En 1096, une charte mentionne à Dinant ceux « qui de mercimoniis suis vivunt cujuscumque officii[11]. » Un peu plus tard, les Gesta episcoporum Cameracensium racontent avec le plus grand détail l’histoire d’un marchand qui, simple serviteur d’un autre marchand à l’origine, parvint en quelques années à amasser une énorme fortune[12]. Que sont d’ailleurs en Flandre les membres de la hanse de Londres, sinon de purs marchands ? Qu’est-ce que le praedives mercator, qui suscita en 1078, une émeute contre l’archevêque de Cologne[13], et comment comprendre que la révolution communale de Cambrai ait été provoquée par les mercatores[14], si l’on se refuse à considérer ceux-ci comme formant, au milieu de la population urbaine, un groupe social parfaitement distinct ? Sans doute tous ces marchands ne sont pas de grands négociants. On trouve parmi eux les conditions les plus diverses. Il s’y rencontre, à côté de propriétaires de barques et de chevaux qui passent la plus grande partie de l’année en lointains voyages, de modestes artisans vendant super fenestras[15] le produit de leur travail. Je sais bien qu’ici se dresse une nouvelle objection. M. Bücher soutient, en effet, qu’au début de la période industrielle du moyen âge l’artisan était un simple ouvrier mettant en œuvre la matière première que ses clients lui confiaient. Je veux bien qu’il en ait été ainsi pour toute une série de métiers. Tout le monde sait, par exemple, que pendant très longtemps les tisserands n’eurent pas le droit d’acquérir de la laine pour leur propre compte : ils se bornaient à travailler la laine que les drapiers leur remettaient. Les tailleurs, les savetiers, les charpentiers se trouvaient fort probablement dans une situation analogue. Mais il convient, ce semble, de ne pas généraliser outre mesure un état de choses qui n’a pu se rencontrer dans toutes les branches d’industrie. Il me paraît bien difficile d’admettre que le potier ou le forgeron aient reçu des mains de leurs pratiques l’étain ou le fer qu’ils travaillaient. D’ailleurs, ici encore, les documents nous attestent l’existence d’artisans vendant directement au public les objets fabriqués par eux au moyen de matières premières qui leur appartiennent. Il faut bien croire, par exemple, que les boulangers, qui dès le milieu du xie siècle exposent du pain en vente super fenestras[16], ont acheté eux-mêmes le blé qui a servi à confectionner ce pain. Je me bornerai à signaler ce seul fait, M. von Below ayant réuni dans des articles récents un grand nombre de témoignages analogues en présence desquels on est forcé d’admettre, me semble-t-il, qu’une partie au moins des artisans du moyen âge doit être rangée au nombre des mercatores[17].

C’est donc à ce groupe de mercatores formé de marchands proprement dits et d’artisans que les auteurs les plus récents s’accordent à attribuer le rôle essentiel dans l’histoire de la formation des villes. Entre lui et les autres classes de la population urbaine existe une différence essentielle. Tandis, en effet, que ces dernières, formées de milites, de ministeriales, de censuales, sont fixées depuis très longtemps dans les civitates et les castella qui constituent les villes de la période agricole du moyen âge, les marchands nous apparaissent comme des immigrants étrangers. Ils viennent du dehors : ce sont des advene, des coloni. Ainsi, à parti du xie siècle, une population nouvelle et commerçante vient se juxtaposer à une population ancienne et domaniale et, par un renversement complet de la situation antérieure, l’élément le plus jeune finit par l’emporter sur l’élément le plus vieux. Le faubourg commercial réussit à absorber le vieille ville et à lui donner son droit et ses institutions. Celle-ci, il est vrai, s’est défendue. Là où elle possédait une organisation solide et complète, comme dans les villes épiscopales, elle a cherché à soumettre à cette organisation les nouveaux habitants. Mais partout la lutte a tourné, à la longue, à l’avantage de ceux-ci. Le temps travaillait pour les marchands. Le droit domanial ne pouvait l’emporter à une époque où la vie industrielle et commerciale se substituait à la vie agricole. M. von Below a montré parfaitement comment le Hofrecht a été vaincu partout, et sa démonstration est irréfutable. Il était aussi impossible d’imposer aux marchands un droit fait pour une société essentiellement rurale, qu’il le fut au viiie et au ixe siècle de maintenir, en face de la féodalité rendue nécessaire par la substitution du grand domaine à la petite propriété libre, la constitution populaire des premiers temps de l’époque franque.

La formation des villes s’explique donc essentiellement par des causes sociales et économiques. En suscitant dans les contrées situées sur les grandes voies naturelles de communication la formation d’une classe de marchands, la renaissance du commerce devait fatalement faire naître les villes. J’ai cherché à montrer ailleurs comment les marchands, étrangers tant par leur origine que par leur genre de vie, à la population des anciennes civitates sous les murs desquelles ils vinrent s’établir, durent nécessairement être régis par un droit et des institutions nouvelles[18]. M. Rietschel a, de son côté, insisté sur ce point essentiel avec une grande énergie. Il constate que le jus mercatorum a fait disparaître dans les villes les formes surannées de la procédure et qu’il a transformé la condition des personnes et des terres ; il montre excellemment comment la commune bourgeoise, par là même qu’elle se compose surtout de marchands, diffère profondément de la commune rurale[19]. Il admet toutefois qu’une des institutions fondamentales de la ville, je veux dire la paix urbaine, est de beaucoup antérieure à la période municipale du moyen âge. Il la considère, en effet, avec M. Keutgen, comme identique à la paix, dont on constate l’existence dès le xe siècle dans les burgen féodaux ou épiscopaux de l’Allemagne. Contenue tout d’abord dans les murs du bourg, cette paix se serait postérieurement étendue au faubourg : elle n’y serait pas née. Plus heureuse que le Hofrecht, qui est resté confiné dans l’enceinte des forteresses primitives, elle aurait fait la conquête de l’agglomération marchande, de sorte que, si dans la ville le droit civil provient du jus mercatorum, il en serait tout autrement du droit pénal.

On peut se demander si cette réserve est légitime.

Il est très vrai que dès une époque fort ancienne les burgen sont des « lieux de paix, » mais il semble bien que la paix qui y règne soit très différente de celle que les textes nous apprennent à connaître dans les villes à partir du xiie siècle. On remarque tout d’abord qu’elle a pour sanction l’amende royale de soixante sous, tandis que l’infraction de la paix urbaine entraîne des châtiments corporels. Mais il y a plus. Si la stadtfriede n’est autre chose que la burgfriede, si au point de vue du droit pénal l’habitant de la ville est identique à l’habitant de la burg, si enfin c’est précisément à cause de cette situation juridique qu’il porte le nom de burgensis, on devrait trouver ce mot de burgensis dès les premiers temps du moyen âge. Or, c’est précisément le contraire qui a lieu. La langue appelle cives, castrenes, civitatenses, castellani, les habitants des burgen et ne leur donne jamais le nom de burgenses[20]. Dans les premiers textes où cette expression se rencontre, elle s’applique à la population nouvelle et elle est synonyme de mercatores. Les burgenses sont si peu la population de la forteresse primitive au pied de laquelle la ville s’est formée que, dans la charte de Huy, par exemple, ils reçoivent le droit d’occuper le château de l’évêque pendant la vacance du siège épiscopal[21]. Dans d’autres documents, tels que la charte de Saint-Omer, les burgenses sont nettement opposés aux milites castrenses. Ainsi, s’il est évident que le mot burgensis dérive du mot burg, il ne l’est pas moins que, lorsqu’il apparaît pour la première fois dans le latin du moyen âge, il a perdu sa signification première et désigne très nettement et très exclusivement la population municipale proprement dite. Il est possible même que ce mot, en dépit de son origine incontestablement germanique, ait été tout d’abord formé en France et se soit ensuite répandu en Allemagne. C’est en France du moins que l’on en trouve, à ma connaissance, les exemples les plus anciens[22]. Or, en français, le mot bourg (burgus), dont il dérive, n’a jamais désigné comme en allemand, une forteresse[23], mais simplement une agglomération entourée d’une palissade[24].

Si je ne craignais d’allonger outre mesure cette note déjà trop étendue, je pourrais faire valoir encore d’autres arguments contre l’identification de la paix de la burg avec la paix urbaine. Je me borne à en mentionner un seul qui me paraît très fort. C’est que, dès le xiie siècle, dans les communes du nord de la France, le mot pax est régulièrement employé comme synonyme du mot communio.

J’ai quelque peu insisté sur cette question parce qu’il s’en dégage, me semble-t-il, une conclusion très importante. Si, en effet, la paix urbaine ne provient pas de la paix de la burg, il faut rayer du nombre des facteurs qui ont contribué à la formation des constitutions municipales du moyen âge une institution purement germanique de plus. J’écris « de plus » à dessein, car il est intéressant de remarquer que les essais faits pou expliquer l’origine des villes allemandes par des facteurs exclusivement allemands ont échoué. Tour à tour, le Hofrecht, l’Altfreiegemeinde, la Landgemeinde, la Gilde, le Marktrecht se sont montrés incapables de résoudre le problème. Qu’en faut-il conclure, sinon que les constitutions urbaines ne sont pas un phénomène national, mais, au même titre par exemple que la féodalité, un phénomène social indépendant des races, des langues et des frontières ? Si, au lieu d’étudier séparément les villes françaises et les villes allemandes, comme on le fait presque toujours parce que l’on admet a priori qu’il doit exister entre elles une différence de nature, on s’habituait à les observer ensemble, on s’apercevrait bientôt, me semble-t-il, que des deux côtés du Rhin l’histoire urbaine présente une évolution identique et s’explique par les mêmes causes. À circonscrire en cette matière les recherches scientifiques dans les frontières des États modernes, on restreint son point de vue, on limite de gaîté de cœur le nombre de ses sources, on se prive du précieux secours que la méthode comparative fournit à l’histoire, on est incapable de distinguer, au milieu des nombreux éléments qui se rencontrent dans les constitutions municipales, ceux qui sont généraux et par conséquent essentiels de ceux qui sont locaux et partant secondaires. Sans doute, les différences de détail sont innombrables, mais le but de la science n’est-il pas précisément de reconnaître, sous le particulier et le contingent, l’universel et le nécessaire ? D’ailleurs, je ne crois pas qu’il soit possible d’opposer le groupe de villes françaises comme telles au groupe des villes allemandes. À y regarder de près, on voit très bien qu’il existe des familles de villes, mais que ces familles s’étendent indifféremment en deçà et au delà des frontières tracées sur la carte de l’Europe par le traité de Verdun. Elles ne sont déterminées ni par l’ethnographie ni par la politique. Cologne, Mayence, et Worms sont plus étroitement apparentées à Reims, à Noyon, à Laon et à Cambrai, qu’à Magdebourg ou qu’à Lubeck. Lille et Arras, dont la population est purement romane, sont les sœurs de Gand et de Bruges. Bref, les premières villes du nord de l’Europe, créées par les mêmes causes sociales et économiques, forment un même objet d’études. Ayant la même vie, elles ont eu les mêmes organes, et il importe de ne pas séparer arbitrairement dans les livres d’histoire ce que l’histoire a réuni.


H. Pirenne.

  1. Revue historique, t. LIII, p. 52 et suiv.
  2. Revue historique, t. LVII, p. 57 et suiv., 293 et suiv.
  3. Dritte Folge, t. VI, VII, VIII, XII, XIV.
  4. Leipzig, 1895.
  5. Leipzig, 1897.
  6. M. Varges a publié séparément, en 1892, dans les Jahrbücher cités, une réfutation de la théorie de M. Sohm sous le titre : Stadtrecht und Marktrecht.
  7. Sur le livre de M. Keutgen, voy. les comptes-rendus critiques de MM. von Below dans le Litterarisches Centralblatt, 1895, col. 1677 ; Liesegang dans le Jahrbuch für Gezetzgebung de Schmoller, 1897 ; G. des Marez dans la Deutsche Litteraturzeitung, 1897, col. 1220 ; G. Espinas, dans le Moyen Âge, janvier-février 1897.
  8. Le mot portus se rencontre naturellement dans bien d’autres régions que la Flandre. Il apparaît fréquemment dans les textes dès l’époque mérovingienne. Il désigne, non seulement un port de mer, mais tout endroit où l’on embarque ou débarque des marchandises : « Portus dictus a deportandis commerciis » (Isidore de Séville, Étymologie, l. XIV, ch. viii, §§ 39 et 40). Le tonlieu étant nécessairement perçu dans les portus, les seigneurs cherchèrent naturellement à multiplier ceux-ci (voy. Imbart de la Tour, dans Mélanges Monod, p. 76). Au xe et au xie siècle, les portus établis en dehors des villes sont encore nombreux. Voy. par exemple le Cartulaire de Savigny, éd. A. Bernard, nos 290, 437, 635, et le Cartulaire de Beaulieu en Limousin, éd. M. Deloche, nos 48, 50, etc. Les portus créés dans un intérêt purement fiscal ne prospérèrent pas et disparurent peu à peu. Seuls, ceux qui avaient été établis dans des conditions géographiques favorables devinrent des villes, parce qu’ils furent de bonne heure d’importantes places de commerce. Il en fut ainsi pour les premières villes de Flandre. Celles qui se trouvaient placées le long des cours d’eau se développèrent tout d’abord. Plus tard, celles qui se fondèrent loin des rivières conservèrent le nom de leurs aînées et furent, comme elles, appelées poort. Le nom de poort étant appliqué dès le xiiie siècle à toutes les villes, on oublia qu’il venait de portus et on le considéra comme la traduction flamande de porta. Cette fausse étymologie, adoptée dès le moyen âge (voy. de Pauw, Nécrologe de Saint-Jean de Gand, p. 71, 117, 180, etc., où Alta porta = hoogpoort, c’est-à-dire la ville haute), a été conservée par Warnkœnig et par la plupart des modernes. Elle est également insoutenable au point de vue historique et au point de vue philologique. La racine du mot poort est le cas oblique de portus considéré comme mot de la deuxième déclinaison. Voy. Kluge, Geschichte der Altgermanischen Dialekte, dans la deuxième édition du Grundriss de H. Paul. On trouve déjà dans Grégoire de Tours (Vita et Virtutes Eparchi. Script. rer. Merov., t. III, p. 557, § 13) « omnibus portis relictis. » En néerlandais, poort, devenu le nom de la ville, a perdu son sens primitif. Un port proprement dit s’appelle havene.
  9. K. Bücher, Die Entstehung der Volkswirthschaft, 2e  éd., p. 90.
  10. Le beau livre de M. Bücher, Die Bevölkerung von Frankfurt am Main (Tübingen, 1886), encore trop inconnu hors d’Allemagne, a créé la méthode d’interprétation des documents relatifs à la statistique du moyen âge.
  11. Stan. Bormans, Cartulaire de Dinant, I, p. 13.
  12. De Smet, Gestes des évêques de Cambrai, p. 122 et suiv. Cf. encore Miracula S. Rictrudis (comm. du xiie siècle) dans les Acta Sanctor. Boll., mai, t. III, p. 111 : « Gandavi burgensis erat quidam, qui negotiationi deditus, navigatio Duacum frequenter ire consueverat, ferns et referens unde accresseret ei multiplex rerum opulentia. »
  13. Lamperti Hersfeldensis opera, éd. O. Older-Egger, p. 186. Ce sont bien des marchands de profession que ces hommes dont parle Lambert, Ibid., p. 187 : « Ab ineunte actate inter urbanas delicias educati… quique post venditas merces inter vina et epulas de re militari disputare soliti. » Alpert, au xie s., distingue très bien les mœurs spéciales des marchands « quibus… al aliis vicis (pour vicinis) differant » (Liesegang, Niederrheinisches Städtewesen, p. 576, note 1).
  14. Un des chefs révoltés est Wibertus « mercator per multas terras cognitus » (Gesta episcop. Camerac. Mon. Germ. Hist. Script., t. VII, p. 498).
  15. Sur le sens de cette expression, voy. Fagniez, Études sur l’industrie et la classe industrielle à Paris, p. 49, 109.
  16. Waitz, Urkunden zur Deutschen Verfassungsgeschichte, p. 22. Cf. Flach, Les origines de l’ancienne France, t. II, p. 369, note 3. Il est question dans ce passage d’un « advena… quem natura inopem protulerat sed manus arte docta mechanica locupletem effecerat. »
  17. Zeitschrift für Social— und Wirthschaftsgeschichte, t. V, p. 138 et suiv. Cf. Rietschel, op. cit., p. 56, note.
  18. Revue historique, t. LVII, p. 57.
  19. Rietschel, p. 165 et suiv.
  20. Dans plusieurs châteaux du sud de la France qui, n’étant pas devenus des villes, ont conservé longtemps, durant le moyen âge, une physionomie très ancienne, les habitants sont encore appelés caselas, castlas, c’est-à-dire castellant. Voy. F. Funck-Brentano, Chartes de coutumes de Pouy-Corgélart et de Bivès, Rev. hist., t. LXV, p. 307.
  21. Waitz, Urkunden, p. 10.
  22. La première mention que j’en connaisse appartient à l’année 1007 et est relative à l’Anjou (Flach, les Origines de l’ancienne France, t. II, p. 170). En 1056, le mot se rencontre dans le nord de le France, à Saint-Omer (Guérard, Cartulaire de Saint-Bertin, p. 184). De là il se répand dans l’Empire par l’intermédiaire de la Lotharingie. On le constate à Huy dès 1066, à Cambrai en 1083, et enfin à Mayence en 1099 (Waitz, Verfassungsgeschichte, éd. Zeumer, t. V, p. 406, note 2).
  23. Dans plusieurs villes françaises, par exemple à Beauvais, à Valenciennes et à Tournai, on appelle burgus l’agglomération marchande formée sous les murs du castrum ou du castellum. Ce sont les habitants de cette ville nouvelle que l’on appelle burgenses. Cf. Flach, op. cit., II, p. 273, note 2.
  24. Chanson de Raoul de Cambrai, éd. Meyer et Longnon, vers 1390.