Vieux Monde
Vieux MondeTome XIII (p. 52-54).

VIEUX MONDE
(extrait de jeunesse)


à valery larbaud


In Sneffels Yoculis craterem kem delibat umbra Scartaris Julii intra calendas descende, audas viator, et terrestre centrum attinges. Kod feci.
(Parchemin d'Arne Saknussem.)


… Dans l'immense toupie nébuleuse, d'où la Trimourti sortira sa grosse tête de Cerbère aimable, au centre d'un grand coquemar cerclé de lumière et d'ombre, le plasma cosmique se condense pour sécréter cette sueur noire : les Hommes.

Les hommes emportés d'étage en étage par la cataracte des périodes vers la Mort, depuis la première aventure des Mondes.

Puis, les totons tournèrent moins fort. Les poings de ténèbres se détendirent, las de brasser l'or et le bitume. La musique des Sphères leva sa main blanche. À l'appel d'une voix insensée et pure, la vapeur retint sa fusée terrible. Les fantômes se groupèrent, les figures écoutèrent, et, sur un ordre argentin, les soleils qui jouaient aux grâces avec la Mort gagnèrent d'un bond radieux leur ordre de bataille le long des courbes célestes.

Dans l'ombre où s'espaçaient les voix, l'on entendit sourdement éclore, l'un après l'autre, les archipels. La Terre entr'ouvrit sa grenade ignivome. Les volcans saignèrent dans l'eau crissante. Et de toutes parts tonnèrent les marteaux-pilons de l'invisible chantier des dieux.

Puis quand la douceur se fut insinuée peu à peu, comme une femme fait entendre une raison spécieuse, alors les mers siluriennes cessèrent de valser, s’étendirent, et commencèrent leur sombre grossesse.

Un énorme soleil minium tremblotait dans un ciel de plomb. La pluie, la pluie. Des museaux de roc affleuraient. Les premiers songes de la Terre bruissaient. Des lampes muqueuses s’allumèrent et commencèrent leurs voyages. Des vagins de poix, de houille et de jade s’entr’ouvrirent. Des pterichtys pointèrent dans les bas-fonds de gélatine. Les terrains, les forêts sortaient. Un crapaud géant sonna du cor dans le crépuscule des marécages. De longues fumées de fougères montèrent à perte de vue, comme un geyser d’étoiles vertes. Les sigillaires haussaient leurs strobiles de poils. Et des arbres prodigieux cloisonnaient le ciel dans leurs serres, comme une verrière enivrée de lumière et de silence.

…Bientôt les mers se peuplèrent d’une fabuleuse vermine, car les eaux parfaisaient les fruits de la chaleur. De grands sauriens où s’imbriquaient des émaux crasseux, sautant comme des marsupiaux battus par l’orage, avec deux mille dents et des pieds d’oiseaux, se battirent dans les grottes sonores en ouvrant d’immenses bouches déplaisantes. Les pterodactyles, oiseaux du lac Stymphale et vampires du Kansas, plantés sur les rocs comme des haches molles ou fendant le ciel d’un geste croche, frappaient l’air des coups secs de leurs becs de fer. Le gouliphon carnassier courait pataudement dans les forêts solitaires. L’iguanodon l’attendait sans rire, dans quelque carrefour, dressé sur la lumière pâle, espérant le découdre avec son terrible pouce de corne. Des bêtes étranges, couvertes d’une racaille populeuse, écorçaient les arbres en y grattant leur dos hérissé d'alfanges. Le grand serpent de mer venait promener son interminable mélancolie dans le tiède bassin de la Seine. Et la Lune et Mars étaient habités…

Et puis, le ciel devint plus doux. Les pâturages bleuirent. Le mastodonte apparut lentement le long des mamelons, comme un immense vaisseau de cuir, secouant dans le soleil ses oreilles toutes sonores de parasites. Des potassons, des dépotames et des dilépothèses sortirent des fleuves en ouvrant des mâchoires d'orgue. L'hipparion bondit sur un pré, boulu comme un cheval antique, et les singes commencèrent à se dévider le long des arbres…

Et j'étais averti par mes sens d'enfant, tâtonnant à travers la nuit des époques, et je pressentais que la main des dieux modelait sournoisement quelque tremblante merveille au milieu des fanons et des grimaces, et ferait sortir quelque jour, pour mes plaisirs, d'une vague vermeille, pure comme une amande qui sort de sa cosse, sous le dais d'une aurore qui ferait du Monde une chambre d'amour, et comme une chose si parfaite qu'elle fait pleurer nerveusement et vous donne envie de l'adorer ou de la souiller… oh ! la battre et l'embrasser — Vénus Anadyomène !

. . . . . . . . . . . . . .

Quelles scènes se sont passées, à la place où tu as ta chambre, où tu as songé sous la lampe et trempé ton front dans tes mains… Un monstre y ronflait sous la mer… Et dans ces rues, et sur ces places, tu passes au bras d'un ami, vos voix résonnent dans la nuit, et vous rebâtissez le monde — et le regard des astres morts ne nous arrive qu'aujourd'hui…

léon-paul fargue