Vieux Maîtres espagnols à Londres

Vieux Maîtres espagnols à Londres
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 784-805).
VIEUX MAÎTRES ESPAGNOLS
À LONDRES

Le peintre David Wilkie professait le culte de Velazquez. Chaque jour, en 1825, durant son séjour à Madrid, il venait s’installer devant le tableau des Buveurs, demeurait là deux heures dans une contemplation profonde ; après quoi, n’en pouvant plus d’admiration, il prenait son chapeau et s’en allait en faisant : « Ouf ! » Ce trait me revenait en mémoire aux Grafton Galleries où, pour quelques semaines encore, se trouve réuni un éphémère Prado. L’Angleterre, en fait de collections, a toujours été fort hispanisée. Pour la peinture, au moins, tout ce qui n’est plus en Espagne est aujourd’hui à Londres. Il valait la peine, au moment où l’Espagne revient à la mode chez nous, de saisir l’occasion qui se présentait d’étudier ce que les galeries anglaises ont à nous en apprendre ou à nous révéler.

La chose était pour nous d’autant plus curieuse qu’une grande partie de ces richesses nous a appartenu. Elles s’appelaient alors le Musée espagnol du Louvre, et la Galerie Soult. L’Espagne des Alhambras, des gitanes, des églises mauresques, des califes et de don Juan, le Musée espagnol installait cela en plein Paris. L’effet en fut nouveau et grand. Il faudra écrire quelque jour cette histoire mal connue, ce qui se passa là du mouvement d’esprit qui prépare la seconde moitié du dernier siècle. De là sortent Courbet, Manet. Là Théophile Gautier médite son España, et le jeune Renan de l’Avenir de la Science promène devant les Zurbaran ses rêveries sur l’histoire religieuse des races. Ainsi c’est un peu de nous que j’allais demander à Londres, aux tableaux des Grafton galleries, puisque ce sont les mêmes que nos maîtres admiraient dans l’ancien musée espagnol !


I. — LES PRIMITIFS

Les mêmes… A vrai dire, ce n’est pas tout à fait exact. Le spectacle, en réalité, est un peu différent. L’érudition moderne a passé par-là, cela se voit. Les études espagnoles ont fait depuis quelques années un pas considérable. On a remué les archives, exploré les provinces, dressé des inventaires. De là résulte tout un lot de notions nouvelles. Gautier ne connaissait que les classiques du XVIIe siècle ; il y a maintenant des « primitifs espagnols. »

C’est à l’exposé de leur histoire que les organisateurs ont consacré leur première salle. Et il faut admirer qu’ils aient pu rencontrer dans les collections de Londres de quoi illustrer leur sujet. Le trait est à l’honneur des amateurs anglais : signale-t-on quelque part quelque chose, vite deux ou trois se dévouent et se hâtent de sauver la vieille réputation des collections nationales. Nous apprenons donc qu’il y avait, dès le XIVe siècle, des peintres catalans très laborieux et très féconds, qu’il existait d’autres ateliers fort importans à Salamanque, et d’autres encore à Séville et dans le royaume de Valence. Toute cette vieille Espagne nous paraît occupée à orner de retables dorés, compliqués et prolixes, ses églises neuves et ses mosquées fraîchement converties. Nous distinguons en outre certaines nuances locales : un accent populaire et bon enfant en Catalogne, féodal en Castille et, en Andalousie, gentil et gracieux. On reconnaît d’ailleurs, selon les temps et les provinces, l’action des modèles et des influences étrangères, françaises, puis siennoises, flamandes enfin, surtout flamandes. Il n’y a qu’une seule chose qui manque à tous ces « primitifs : » c’est le caractère « espagnol. »

En veut-on un exemple ? En voici un qui se présente aux Grafton galleries : l’histoire est assez amusante. Il y a une dizaine d’années, on ne parlait, dans le petit monde de la critique d’art, que des nouveaux protégés du regretté Henri Bouchot : Fouquet et Charonton, et Nicolas Froment, et le « Maître de Moulins, » et le « Maître de Boulbon. » Là-dessus, un critique anglais publia la reproduction d’un charmant tableau de l’école des van Eyck, nouvellement acheté par un amateur de Londres, et c’est ce tableau qui se retrouve à l’exposition.

C’était un panneau à fond d’or, ramage et damasquiné, ayant un peu la forme d’une feuille de paravent, d’un kakémono du Japon, sur lequel un grêle Saint Michel, un long damoiseau blond pincé dans une armure noire, fourbi, miroitant, acéré, ainsi qu’un grand insecte, une sorte de « cousin » bizarre, aux gestes dégingandés, aux ailes d’hirondelle, foulait, domptait un monstre vert à ventre de crapaud. C’était signé Bartholomeus Rubens, et ce latin pouvait se traduire en dix langues. Les Français étant à la mode, on proposa, à tout hasard, une version française. Il se trouva que la vraie leçon fut espagnole ; on démontra que Rubens était le nom latinisé d’un certain Vermejo, lequel fut employé vers la fin du XVe siècle par le chapitre de Barcelone. L’inconnu Vermejo devenait le grand homme de l’école catalane : un document prouva qu’il était de Grenade.

Je le demande : est-ce qu’un tableau qu’on peut à volonté prendre pour néerlandais, français ou catalan, et qui, en définitive, n’est rien de tout cela, a le droit de s’appeler un tableau espagnol ? Et cette aventure n’est pas la seule de son espèce. Qui ne se rappelle celle de l’Homme au verre de vin, une des surprises de l’exposition du Pavillon de Marsan ? Quel plaisir d’y reconnaître nos qualités de terroir, la vivante figure d’un paysan de chez nous ! Le Louvre s’empressa d’acquérir ce chef-d’œuvre. Or, il existe de grandes chances pour que le chef- d’œuvre soit portugais, car il y a, depuis peu, des primitifs portugais. Le verre de vin était un verre de porto !

La vérité, c’est que toute cette affaire des primitifs est un peu vaine. La langue pittoresque n’est pas, au XVe siècle, assez diversifiée pour suffire à des expressions vraiment nationales. L’Espagne, qui se chante si fièrement dans le Romancero, échoue à produire d’elle-même une peinture ressemblante. Il y a plus : peut-être une telle recherche est-elle, à cette date, un véritable contresens. C’est se méprendre sur le rôle de la peinture au moyen âge que d’y poursuivre l’expression de nuances de ce genre. On oublie, que la peinture alors n’est pas un art, une faculté indépendante et cultivée pour elle-même. Elle est un système de formules, un répertoire de signes employés à manifester, non des tempéramens divers, mais des vérités éternelles, dans une langue consacrée. Nous lui demandons une image de sentimens particuliers : elle nous offre le symbole des sentimens de la chrétienté. Sans doute, les sujets changent d’une église à l’autre ; le style même varie selon le mérite du peintre et les goûts du public, roturier ou aristocratique, bourgeois des confréries ou rustres des campagnes. La peinture sera, si l’on veut, provinciale ou même paroissiale : elle ne sera pas « nationale. » Et d’abord, il faudrait que la nation existât : l’Espagne, au moyen âge, est toujours « les Espagnes. »

Jusqu’à la fin de la Renaissance, il n’y a dans toutes ces peintures dites des « primitifs » que deux catégories : celles qui se rattachent à l’école flamande et celles qui relèvent de l’influence italienne. Comment ces élémens s’amalgament ou s’excluent, se mêlent à des restes d’archaïsme, aux fonds d’or, aux gaufrures des beaux cuirs de Cordoue, aux arabesques des faïences et des azulejos ; comment l’art de van Eyck et de Hugo van der Goes finit par envahir et dominer l’Espagne, jusqu’à l’heure où un reflet de Léonard de Vinci vint flotter aux côtes de Valence et prêter de son charme aux Vierges de Morales, — il y a là de quoi suffire aux investigations de plusieurs vies d’érudits ; c’est une matière infinie pour la nomenclature et les classifications ; mais, dans la foule des œuvres remises en lumière, s’est-il rencontré jusqu’à ce jour une note inédite, qui ne fût pas un écho, un rappel affaibli de ce qui se faisait à Bruges ou à Florence ?

C’est sans doute que ces vieux peintres sont, la plupart du temps, d’une grande médiocrité. Ils ont peu de talent, et ce qu’on voit d’eux à Londres n’est pas pour faire changer d’avis. Et puis, les conditions ne leur sont pas favorables ; leurs œuvres, sous ce jour, ne paraissent pas à leur avantage. Dans le pays, c’est différent : elles nous sembleraient peut-être délicieuses. Ce n’est pas un grand artiste qu’Alejo Fernandez : ses tableaux de l’exposition sont tout à fait insignifians ; mais, à Sainte-Anne de Triana, qui ne céderait au charme de sa Vierge à la rose ? Toutes les réminiscences dont est faite sa mièvrerie s’accordent là et se fondent dans une douceur sentimentale. Mais qui dira ce que l’impression doit à la grâce de l’entourage, à la tendre atmosphère d’une église andalouse, à son demi-abandon de réception intime, à la pénombre, aux rideaux des fenêtres, à l’air général et parfumé de ruelle ou de salon ? Ce n’est pas le génie du peintre qui nous touche ; ce qui nous enchante, c’est le ciel, c’est le bonheur de vivre, les mille sensations de la promenade qu’on vient de faire, le sortilège de Séville,


II. — GRECO

Non, ce n’est pas chez les primitifs qu’on trouve la première idée d’une peinture espagnole. La Renaissance, comme chez nous, est également là-bas une importation étrangère. Il faut arriver à Greco pour rencontrer enfin un maître original : c’est ce Candiote, élève de Venise, qui devait donner à l’Espagne sa poétique nationale.

Le cas de cet excentrique artiste est un des plus étranges de toute la peinture. M. Maurice Barrès lui consacrait naguère un petit livre fameux, qui contient quelques-unes de ses plus merveilleuses cantilènes espagnoles. Grâce à lui, l’énigme du Greco appartient à la littérature  ; ceux-là mêmes qui, dans le public, ignoraient jusqu’au nom du peintre, la prose d’un prestigieux écrivain le leur a fait connaître ; le peintre de Tolède existe désormais comme certains héros romantiques, comme le peintre du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac ; on discute sa « folie » comme nous discutons celle d’Hamlet, le doute de Pascal ou le sourire de la Joconde. Sa personne, son art singuliers exercent sur notre esprit un persistant attrait ; il nous fascine par un mélange de résolution et d’inquiétude, d’autorité et de mystère.

Même après Tolède et le Prado, l’exposition de Londres apporte sur le problème des données essentielles. Nous n’y voyons pas moins de seize tableaux du « Grec, » et quelques-uns sans prix, comme ceux qui appartiennent à la famille Stirling et à M. de Beruete. Dire que deux au moins furent les hôtes du Louvre, et qu’il ne se trouva personne pour nous les conserver ! Les œuvres exposées vont de la jeunesse du maître à la fin de sa vie ; on y voit des portraits encore corrects et sages, comme celui du sculpteur Pompeo Leoni, presque aussi classique et tranquille qu’un portrait de Morone ; il en est d’inédits comme celui d’un certain Masuccio, de Bologne (était-il de la famille du conteur de Salerne ? ). Voici une variante somptueuse de l’Expolio de Tolède, puis des œuvres du vieillard, incertaines fantasmagories où des corps émaciés ondoient dans l’ombre comme des flammes. Voici les longs masques malades de ses derniers portraits, les ascètes exaltés, les saints François sauvages ; et, parmi ces images de fièvre, deux secrets romanesques, deux visages charmans à regards de jeunes femmes…

Aimez-vous les portraits, ceux dont on ne sait rien, ni la date ni le nom, et qui vous frappent, comme certaines figures entrevues dans la rue, dont on emporte une image qu’on n’oubliera plus ? C’est une vie devinée dans l’espace d’un éclair. Ainsi certains peintres dessinent dans la vision d’un instant toute une existence. Cela arrive quelquefois à certains génies dans les portraits qu’ils font des grands personnages de l’histoire : Titien a su donner de Charles-Quint ou de l’Arétin des images qui épuisent toute la réalité. Je préfère pourtant celles sur lesquelles on manque de toute information, et qu’on n’est pas tenté de confronter avec des faits. On est libre d’imaginer le roman de ces visages, l’histoire qui aurait pu être la leur, la destinée qui leur ressemble. Personne plus que Greco n’a su faire surgir de ses modèles cette figure intérieure. Sa sublime rangée de portraits du Prado, ou la haie d’assistans aux Funérailles du comte d’Orgaz, sont composées entièrement de chefs-d’œuvre de cette espèce. Qui sont ces bacheliers, ces gentilshommes ? On l’ignore : et on voit en eux ressusciter un monde.

C’est dommage que ces méthodes, si excellentes pour la rêverie et même pour l’intelligence de faits d’un certain ordre, ne vaillent plus rien dès qu’il s’agit de questions particulières. Les guides d’autrefois n’y regardaient pas de si près ; ils avaient toujours une histoire à raconter sur chaque portrait. Mais nous ne voulons plus de légendes. Si pourtant la légende est explicable et naturelle, c’est quand elle parle d’un portrait de femme. Que sera-ce d’une jeune femme, et peinte par Greco ? Que sera-ce dans un pays où, excepté les reines, et, en dehors des mortes gisantes sur les tombeaux, le portrait de femme est toujours chose un peu insolite ? Déjà la galerie d’hommes que nous a léguée l’artiste nous donne l’impression d’une société d’amis, d’un petit cercle d’intellectuels, sans aucun caractère de commande ou de commerce. Ses portraits féminins ont certainement un sens plus personnel encore ; leur rareté extrême, leur nature particulière, la coiffure, la mantille, l’habit de condition modeste, l’absence d’apparat, le format intime et réduit, tout invite à y voir, à y chercher une confidence.

Le sens, par malheur on peut le craindre, nous en échappera toujours. Ces inconnues de Greco ne diront pas leur nom. Nous ne saurons jamais qui fut cette Dame à la fleur, avec son orchidée de safran étoilant ses cheveux d’ébène, et ses grands yeux noirs de momie byzantine du Fayoum. La Dame à l’étole d’hermine (l’hermine est, soit dit en passant, tout bonnement de la chèvre) est plus touchante encore. C’est une brune délicate, une Tolédane aux traits fins, peinte presque sans matière, dans une de ces demi-pâtes liquides qu’a toujours recherchées Whistler. Le visage mat et sans ombres offre dans ses fourrures blanches le précieux de l’ivoire. Au temps où le baron Taylor l’acheta pour Louis-Philippe, ce portrait était baptisé la Fille de Greco, et c’est encore le nom qu’on lui conserve à Londres. Mais l’artiste n’eut jamais de fille de cet âge ; le seul enfant qu’on lui connaisse est un fils naturel. La mère s’appelait Géronima de las Cuebas, et c’est tout ce que nous savons d’elle. Était-elle mariée ? Quitta-t-elle son mari pour suivre son amant ? Est-ce elle, la dame à l’hermine, avec ses doux yeux moqueurs et son allure de chatte ? La maîtresse du Greco ! Comme on voudrait être sûr de posséder ses traits, de connaître le charme qui attacha sur ce rocher le vagabond, le déraciné, l’étonnant voyageur qui devait évoquer, fixer l’âme espagnole ! Le portrait, certainement de la jeunesse du maître, peut dater de sa trentième année, à peu près au moment de l’arrivée à Tolède. Ainsi venait au-devant de l’artiste la muse de sa vie.

Et lui, a-t-il laissé quelque part son image ? Je crois qu’on peut répondre assurément que oui. C’est assez l’usage des peintres, à Venise surtout, et Greco est de toute manière un homme trop personnel pour y avoir manqué. La seule difficulté est de le reconnaître dans la foule anonyme de ses portraits et de ses tableaux. M. Manuel Cossio, l’érudit qui connaît le mieux son œuvre, y montre un type persistant, à nez fin, à front haut, à barbiche italienne, qui apparaît de place en place dans des rôles très divers, comme une figure vivante qui se modifie avec l’âge. Au bout de la sérié vient un portrait, un buste de vieillard, appartenant à M. de Beruete, qui l’a prêté à Londres. C’est une tête de spectre, à mine de désastre, si navrante qu’à la voir on a le cœur serré. Est-ce, comme le veut la tradition, le portrait du peintre ? Nul indice, il est vrai, ne le signale comme tel ; mais Titien s’est-il désigné davantage dans le portrait du Prado ? Je retrouve sa houppelande sur les épaules de l’inconnu : on dirait que Greco (décidément c’est lui) s’est souvenu ici de ce portrait de son vieux maître, et a pris le même uniforme pour se montrer à nous une dernière fois. Cet adieu est lugubre. ! Sans doute, la fin de l’artiste paraît avoir été assez mélancolique ; c’était chez lui la gêne, les dettes, mille soucis. Puis, il était malade, certainement guetté par la paralysie. Sa dernière signature, récemment retrouvée, gauche, informe, ataxique, ne laisse guère de doute à cet égard. Mais ce qui domine tout, sur ce triste visage, — et cela peut-être achève de confirmer la conjecture, — c’est une expression d’anxiété que je retrouve dans le portrait de l’ « heureux » Titien[1] : l’amertume de l’artiste qui meurt avant d’avoir atteint un certain idéal d’expression ou de beauté.

Que ce soit là le mal de Greco et la clef de son « cas, » il suffit, pour s’en persuader, de jeter les yeux sur deux tableaux dont la réunion à Londres forme un des enseignemens les plus remarquables de l’exposition. Ce sont deux exemplaires d’une œuvre de jeunesse, les Marchands chassés du temple ; un troisième exemplaire se trouve à la National Gallery, un quatrième dans une église de l’Estramadure, à Jerez. Ces répétitions d’un sujet sont tout à fait dans la manière de Greco ; nous possédons trois éditions de la Guérison de l’aveugle, autant de l’Expolio. On serait tenté, bien à tort, de prendre ce procédé pour marque de stérilité. C’est, au contraire, le signe de l’« artiste, » de l’homme qui s’occupe peu de la matière de son œuvre, et qui s’intéresse uniquement à sa perfection : on citerait de pareils exemples de tous les grands stylistes, de Titien lui-même, d’un Mantegna ou d’un Rembrandt. Eux aussi passent leur vie obsédés des mêmes problèmes. Ils retournent perpétuellement les mêmes sujets et les mêmes thèmes, sans jamais se contenter du résultat acquis. Seulement, la plupart du temps, ces reprises n’ont lieu qu’à de longs intervalles ; un Rembrandt, un Titien, moins nerveux, plus patiens, laissent reposer leurs idées, profitent de leur sommeil, n’y reviennent que plus forts, enrichis d’expérience. C’est sur l’heure que Greco remanie et corrige, martèle sa matière et la tord, pour la rejeter au feu et l’en faire ressortir plus belle.

C’est le système le plus imprudent : on en sort harassé. Mais je ne veux ici insister que sur la méthode, sur ce qu’il y a de volontaire dans ce qu’on a appelé la « folie » de l’artiste. Tout n’est pas faux dans les légendes. On connaît celle d’un Greco, qui, dépité de la gloire de peindre comme Titien, s’évertue rageusement à différer de lui. Ôtez de l’explication ce qu’elle a d’enfantin : c’est la règle de tout grand artiste. La condition de son existence, c’est d’arriver à faire autrement que ses maîtres. Racine a voulu faire autrement que Corneille, Praxitèle autrement que Phidias, Greco que les Italiens. A quel point il s’était assimilé leur art, c’est ce que prouve le nombre de ses toiles qui passaient sous leur nom : il a fallu, pour ainsi dire, retirer sa jeunesse par morceaux de dessous la masse des Véronèse, des Tintoret. M. Emile Bertaux ne retrouvait-il pas l’autre jour, au musée Jacquemart-André, un Greco méconnu dans un tableau de ce dernier ? Lorsque, dans les Marchands de la galerie Yarborough, l’artiste rassemble à l’angle de la scène Titien, Michel-Ange, Raphaël et Clovio, c’est pour les prendre, en quelque sorte, comme témoins et comme juges. L’instant est solennel. C’est le moment où l’élève quitte les bancs de l’école et prend congé de ses maîtres.

Il faudrait montrer en détail comment le jeune homme se libère, se dégage de l’italianisme. Rien ne vaudrait pour cela la comparaison attentive des exemplaires des Vendeurs. De l’un à l’autre, on verrait s’effacer le décor, l’action gagner en importance ; les personnages grandissent au milieu des architectures subitement diminuées ; la mise en scène pompeuse, le luxe de la Renaissance, colonnades, portiques, statues, cèdent la place au drame. En même temps, la couleur s’exaspère et s’irrite. L’harmonie fastueuse, la tonalité sourde des plus anciens tableaux, se change en une sonorité plus aiguë et plus fine. Le timbre n’est plus d’or, mais d’argent. Le vermillon passe au grenat. Un acide, un principe froid, une dominante de bleu vif se répand à travers la toile, qui tressaille fouettée, cinglée de lanières d’azur. On dirait un jour de bise sur la lagune, lorsque la mer crispée se hérisse sous un ciel pur.

Cette volonté de secouer le joug et de faire du nouveau, voilà ce que Greco apportait en Espagne. C’était la première fois que le cas se présentait : les artistes du pays ne se piquaient que d’imiter, et le meilleur était celui qui y réussissait le mieux. Nulle originalité. À force de se faire Flamands ou Italiens, ces disciples trop dociles oubliaient d’être de chez eux. Le « Grec, » arrivant du dehors, plus libre de préjugés, plus souple et plus intelligent, devait être frappé au contraire de ce que les indigènes ne percevaient même plus. Il trouvait à Tolède le terrain le plus propre à favoriser son génie. Comme van Dyck à Windsor, comme Watteau à Paris, ce Crétois découvrit, révéla à elle-même l’âme nationale.

M. Maurice Barrès a décrit magnifiquement le pacte, l’échange instantané qui s’établit entre le peintre et l’âpre paysage. L’instinct qui porte Greco à répudier la volupté, le paganisme, la joie de vivre, s’exalte sur ces roches décharnées, parmi ces sécheresses et cette désolation. Pour un cerveau épris de sacrifices et de synthèse, quelle leçon d’austérité ! Tout conspirait ici dans le sens de l’artiste. Tout encourageait sa révolte contre la Renaissance, son goût d’idéalisme. Par-là, il se trouvait d’accord avec toute l’Espagne héroïque, avec la race des sainte Thérèse et celle des don Quichotte, avec toute une élite mystique, chevaleresque, dans son dédain de la matière et de la réalité. Que, dans cette négation obstinée du réel, l’artiste trébuche et s’égare ; que souvent les forces le trahissent ; que son imagination n’enfante que des formes tumultueuses, suspectes, incohérentes ; qu’il ait franchi plus d’une fois les limites du possible, qu’importe ? Sans doute Greco n’a pas gagné le défi qu’il jette à la nature. Le visionnaire nous trouble et nous laisse alarmés. Et pourtant, cet artiste incomplet est un maître. Le premier, en Espagne, il fait de la peinture un art, ayant ses fins indépendantes, et reposant sur un rapport unique et personnel de la sensibilité au monde extérieur. De ce tempérament spécial, il fait un objet de culture, une doctrine, un système. De là, évidemment, un gongorisme extravagant, une absurde tyrannie du « Moi ; » mais que cet individualisme est de tournure bien espagnole ! Et puis, de ses tentatives effrénées, de ses périlleuses évasions en dehors de la nature, il reste au peintre une habitude des réalités morales qu’il retrouve quand il s’agit de représenter des traits humains, et qui, en présence du modèle, fait de lui un des suprêmes portraitistes du monde. Mais, même dans ses fugues et ses témérités, s’il manque d’équilibre, quel élan ! Quels bonds hors de la platitude et de la médiocrité ! On finit par l’aimer jusque dans ses démences et par le préférer à beaucoup de maîtres plus parfaits, mais qui émeuvent moins que lui… Il est de ce petit nombre d’esprits qui sont le sel de la terre, et sans lesquels la vie perdrait de sa beauté : il est de la race des inquiets, des excessifs, qui exigent du monde plus que le monde ne peut donner, mais qui en forment la parure, et dont on reconnaît le mal dans le masque dévasté de son portrait ; il est de la race des génies qui se tourmentent eux-mêmes.


III. — LA JEUNESSE DE VELAZQUEZ

De Greco à Velazquez il y a, en apparence, un monde. L’un est aussi peu sage que l’autre est pondéré. Celui-ci est aussi serein, aisé, harmonieux, que celui-là est parfois bizarre, exorbitant. L’un s’épuise à forcer ou à fuir la nature, et l’autre est la nature même. Pourtant, l’œuvre de ces deux grands hommes est au fond plus semblable qu’il ne paraît d’abord. Je crois même à une influence très précise du premier sur le second. Mais cette action ne s’est exercée qu’assez tard, dans la maturité du maître, et c’est sur ses débuts que l’exposition de Londres jette une vive lumière.

A vrai dire, la jeunesse de ce peintre admirable ne peut plus aujourd’hui s’étudier que là. L’Espagne, si riche en œuvres du plus grand de ses maîtres, n’en a conservé presque aucune de ses années d’apprentissage. Hormis deux toiles du Prado et de l’archevêché de Séville, une ou deux autres peut-être encore, on chercherait en vain en Espagne de quoi se faire une idée des premiers essais de l’artiste. Encore ces œuvres religieuses, ne sont-elles pas les plus propres à le montrer sous son vrai jour. Sans être un libertin, et moins encore un mécréant, ce n’était pas un roe-santos, un rat de sacristie. Dans cette école où la peinture profane existe à peine, seul il est entièrement « laïc. » Il n’est pas l’homme des sujets pieux, de l’imagination ou du sentiment purs. Il n’est à l’aise qu’avec le modèle et ne quitte jamais la terre. Dès le début, son parti est pris : il s’applique strictement à reproduire des faits. C’est ce naturalisme qui a toujours séduit les amateurs anglais. L’Anglais, si peu sensible au grand art italien, à ses beautés de rythme, de proportion et de mesure, se sent de plain-pied au contraire avec un génie d’habitudes et de méthodes si positives. Voilà pourquoi, de préférence à toutes les autres œuvres, il a toujours recherché celles des débuts de Velazquez, celles qui ont entre toutes le caractère d’ « études ; » et c’est ainsi que, pour connaître les origines de son talent et la période des bodegones, ce n’est plus aujourd’hui à Séville ni à Madrid, mais a Londres qu’il faut aller.

Bodegon, de bodega (boutique, cabaret) est le nom donné en Espagne à une catégorie de tableaux comprenant à la fois ce que nous entendons par la « nature morte » et la peinture de mœurs. Les sujets en sont empruntés à la vie populaire. Le genre, inauguré avec éclat par Caravage, avait fait sur-le-champ le tour des ateliers. Ce fut un événement dans l’art européen : après la convention mondaine du XVIe siècle, celle-là paraissait un retour à la vérité. A Naples, un Ribera est le grand champion de Caravage. La nouvelle en parvint aussitôt à Séville. Il y a, aux Grafton galleries, un immense « Pacheco, » un Pugilat sur le champ de foire, flanqué de deux grands « Herrera » (la Scène de Vendanges est superbe), dont on voudrait la preuve qu’ils sont réellement des deux maîtres de Velazquez : l’histoire de leur commun élève s’en trouverait fort éclaircie. Mais le fait est que ce style brutal de Caravage ne se trouvait nulle part chez lui comme en Espagne. Sa formule répondait à des instincts profonds, à un besoin vital du génie de la race. Elle rallie instantanément ce qu’il y a en lui d’irrégulier, de réfractaire aux bienséances classiques. Ce réalisme procède au fond d’un même mouvement que le délire d’un Greco : si différens qu’ils apparaissent, il faut y reconnaître un même soulèvement contre la Renaissance, un même sursaut contre l’humanisme. Ce que le « Grec » de Tolède, déraisonnable et dramatique, s’opiniâtre à obtenir d’un art exténué et ascétique, en meurtrissant la forme, en mortifiant le ton, comme par une succession de spasmes, c’est aussi bien l’objet du jeune Velazquez lorsque, dès l’atelier de son maître Pacheco, il se met au régime de la nature morte, et se jure de ne rien dire qui dépasse la réalité et ne soit vérifié et comme calqué sur elle. Tous deux abjurent les rhétoriques étrangères, et se proposent de rentrer dans la vérité espagnole.

Dans cette merveilleuse Célestine de Rojas, il y a un endroit où le héros Calixte, dans le langage métaphorique des amoureux du temps, pour exprimer sa hâte d’un rendez-vous nocturne, se lance dans un « phébus » sur le coucher du soleil. « Eh ! monsieur, lui réplique son valet Sempronio, trêve de ce jargon ! Au diable ces poésies I II n’est pas honnête de parler d’une manière que chacun n’entend point et que personne n’emploie. Dites que le soleil se couche, on saura ce que vous voulez dire. » Je crois entendre les sages paroles de Sempronio, quand je regarde ces œuvres de la jeunesse de Velazquez, l’Aguador de Séville, le Déjeuner, la Cuisinière, la Vieille à l’omelette, et même ce Jésus dans la maison de Marthe, à la National Gallery, dont le vrai nom serait : les Écureuses de vaisselle.

Ce sont des tableaux sourds, compacts, déjà étonnamment forts, sobres, sans déclamation, sans « effet, » d’aspect triste, lourdement maçonnés dans un mortier gluant. Tout y décèle l’application, la tension, l’effort. Toutes les figures sont des portraits. Le personnel ne varie guère, les modèles d’un tableau reparaissent dans l’autre ; l’artiste ne se met pas en frais d’invention. Cette sorcière édentée, au menton en galoche, qui fricasse ou récure de ses vieilles mains pareilles à deux paquets d’osselets ficelés dans une bourse, c’est sans doute la vieille bonne, la criada de la maison ; ce blondin que voilà de dos, de face ou de trois quarts, c’est le petit apprenti dont parle Pacheco, qui servait de modèle au peintre à satiété. Quant aux objets, pots, tasses, écuelles, poêlons, jarres, tout ce matériel culinaire est d’un rendu prodigieux, dont la vie passe cent fois l’intérêt des figures ; le grain de la matière, le poli ou le rugueux des vases, leurs flancs poreux et gris où le pouce du potier a imprimé sa trace en côtes horizontales, le blanc onctueux d’une écuelle que l’émail semble remplir de lait, l’ombre portée d’un couteau qui se dessine en demi-cercle dans la concavité d’un bol, toutes ces choses sont copiées avec un scrupule, une fidélité si miraculeuse que la copie égale la nature et qu’il ne subsiste plus aucune différence entre l’image peinte et celle de l’objet réel. On comprend, devant ces surprenans exercices, le mot énigmatique d’Ingres : « Tout objet imité de la nature est une œuvre, » et pourquoi tous les maîtres, un Rembrandt, un Chardin, près de nous un Cézanne, qui ont voulu se débarrasser d’une convention ou d’une « manière, » ont recouru, pour s’affranchir, à ces leçons de choses. Il s’agissait pour eux d’apprendre à se conformer à la réalité ; il s’agissait, la langue des peintres se perdant en généralités, en abstractions, en périphrases, de la reforger sur les faits, de revenir à l’A B C ; et, dans le cas de Velazquez, il s’agit de substituer à des locutions d’emprunt, à des expressions vagues et neutres, un vocabulaire neuf, et de se construire, avec des élémens autochtones, une vision à l’espagnole.

Ces quatre ou cinq tableaux, — les seuls parfaitement authentiques dans la foule de bodegones attribués à Velazquez, — frappent par un caractère étrange de sérieux. Dans ce genre de « bambochades, » ils étonnent par une note inattendue d’austérité. Quand on se rappelle la bonne humeur, la pétulance de Frans Hals, ses gamineries étourdissantes en pareille circonstance, on ne peut s’empêcher de regretter un peu cette absence de bonhomie dans des sujets où l’on voudrait plus de légèreté. Toutes les figures sont pétrifiées ; le rire même se fige en grimace. Sans doute, cela tient à la maladresse du peintre, à son manque de souplesse : l’effort d’expression est tel, que toute grâce disparaît. Mais il y a là surtout un trait du réalisme espagnol : cette espèce d’ironie à froid, cet humour glacial qui se plait à décrire imperturbablement des choses révoltantes et rend intolérable la lecture à haute dose de Lazarille de Tormes ou de Guzman d’Alfarache. Vous rappelez-vous, dans ce roman, la première aventure du héros, l’histoire de l’omelette couvée, comme aussi la suivante, celle du boudin de mule donné pour boudin de veau ? J’y songe malgré moi, devant la Vieille à l’omelette de la collection Cook. On mange dans les tableaux flamands ou hollandais, quelquefois on s’y goinfre, mais c’est avec jovialité ; on mange chez les Le Nain, mais avec dignité et une sorte de respect pour les alimens de la vie. C’est cette intimité, cette cordialité qui manquent aux réalistes espagnols ; on sent chez eux comme un plaisir de mépriser l’objet de leur art, comme une acre rancune contre les médiocrités de la vie. Il semble qu’on ne lui pardonne pas de ne pas ressembler aux illusions qu’on s’était faites, et qu’on se venge de la déception en exagérant le ridicule et l’insignifiance de la réalité.

Cette absence de sympathie, cette sécheresse rebutante est le grand grief qu’on puisse faire à ces bodegones de Velazquez. Quel intérêt pouvons-nous prendre à ce réalisme de victuailles, à ces portraits d’oignons, de jambons, de calebasses, si l’artiste, par surcroit, n’y ajoute un peu du sien ? C’est ici qu’on sent le mérite de ces « petits maîtres » hollandais, qui mettent tant de cœur, de tendresse, d’ingéniosité dans leurs menus ouvrages et s’entendent si bien à rendre les choses précieuses ; et on comprend alors la vérité du mot de Chardin, un des plus beaux qu’un peintre ait prononcés sur l’art : « On se sert de couleurs, on peint avec le sentiment. » Je sais que c’est une théorie que celle de l’objectivité ou de l’impersonnalité de l’art ; mais qui dit soumission ne dit pas indifférence, et moins encore malveillance. Ou bien, si le détachement est une condition de l’art, on reproche à Velazquez qu’il ne lui en coûte pas assez ! Ce sont, à cet égard, les documens les plus curieux que l’on connaisse peut-être d’un garçon de dix-huit ans. Jamais regard plus froid ne fut jeté sur l’univers. Nulle peinture plus étrangère à la jeune volupté. Nulle ombre de ce trouble charmant qui remplit Rembrandt au même âge, lorsqu’il rêve (il y rêve toujours) à la beauté des femmes. Une vieille édentée, un souillon de cuisine, affreuse maritorne à face plate et stupide, composent à cette heure pour Velazquez tout son Éternel féminin ; et il ne cherche pas plus loin lorsque, le croirait-on ? il peint pour les Carmes de Séville l’Immaculée Conception qui appartient aujourd’hui à M. Laurie Frère. On dirait qu’il s’amuse à narguer son public et à scandaliser son monde ; par dilettantisme, par haine de la fausse poésie, il renchérit sur le terre à terre. Il y a, dans son affaire, de la gageure et du défi, et puis de la fatigue et aussi de la méfiance. Velazquez est le contemporain de Cervantes ; il est d’un siècle désabusé, tombé de la chimère dans la prose, et qui se console par la satire et par la parodie, les aventures de picaros et les farces de posadas.

Plus tard, on verra Velazquez, d’expérience en expérience, approfondir et enrichir cette notion bornée de la réalité. C’est à quoi lui servira surtout sa situation éminente à la cour de Madrid. On ne dira jamais assez quel service lui rendit en cette occasion son digne compatriote le chanoine Fonseca, qui eut l’idée de l’essayer auprès de Philippe IV. On a retrouvé à Londres, il y a quelques mois, le portrait de ce bonhomme  : je l’attendais un peu à l’exposition ; j’aurais été curieux de connaître sa figure. Il fut vraiment alors l’instrument de la Providence. Sans doute, il est puéril de refaire l’histoire, et de se demander ce qu’il fût advenu de Velazquez s’il ne lui était arrivé de sortir de chez lui. Rien ne permet de supposer qu’il ne serait pas un grand peintre et qu’il n’eût pas manifesté d’une manière imprévue tout ce qui était en lui, toute sa merveilleuse sensibilité artistique, son délicieux « impressionnisme. » Et pourtant que ne lui eût-il pas manqué, en fait d’éducation, d’exemples, d’encouragemens et de critiques, de voyages, de comparaisons, de spectacles, d’aperçus de toute sorte sur la vie et sur l’art ? Il suffit de jeter les yeux autour de cette salle d’exposition, sur le splendide Philippe IV en costume de campagne, pourpoint de buffle et bottes de daim, sur le maigre Inconnu de la collection du duc de Wellington, sur d’autres tableaux enfin, portraits de reines, d’infantes, de souverains-pontifes, répliques ou copies de chefs-d’œuvre célèbres ; il suffit de faire un tour à la collection Wallace, devant la Dame à l’éventail, et enfin une station à la National Gallery, devant la Chasse au sanglier et la souple et gracieuse Vénus de Rokeby-Hall, pour comprendre de combien d’idées et de raffinemens, d’étendue et de délicatesse s’est accru, chemin faisant, le réalisme des débuts, — jusqu’à finir par embrasser, comme la nature elle-même, sans parti pris et sans dédains, beautés, laideurs, grandeurs, bassesses, toutes les formes de la vie.

Alors, on revient un moment aux œuvres de la jeunesse ; on s’arrête devant la dernière et la plus belle de toutes, l’Aguador de Séville, qui résume toutes les autres et a toujours, depuis trois siècles, passé pour un chef-d’œuvre. C’est un groupe de trois personnages, une scène de la rue, telle qu’on peut voir la pareille sur n’importe quelle place du Sud, de Valence à Séville et de Cordoue à Cadix : deux petits drôles arrêtés près d’un de ces marchands ambulans qui vendent de l’eau fraîche dans des alcarazas de terre poreuse et tendre, que portent des ânes à longs poils. La peinture a beaucoup « chanci, » comme disent les peintres ; la matière a continué à travailler dans ses épaisseurs  ; déjà une des figures parait presque indistincte et n’est plus discernable qu’à peine sur le fond ; les deux autres, chaque jour plus obscures, semblent rouir dans un bain d’ombre. Cependant, l’œuvre est forte et d’un style magnifique. ! Les deux petits vauriens qui se désaltèrent en riant sont les frères aînés de la marmaille pittoresque qu’ont popularisée les œuvres de Murillo ; quant à l’Aguador lui-même, debout, impassible et rugueux sous sa grande chape de bure et son linge en lambeaux, c’est l’ancêtre de toute une race encore bien vivante, de toute cette canaille grandiose qui peuple l’Espagne des Zubiaurre et des Zuloaga. On n’oublie plus ce gueux superbe, avec son profil ébréché, ravagé, de consul tombé dans le malheur, et qui vit d’un petit métier avec la mine d’un César en disponibilité. C’est la première entrée dans l’art de cette plèbe de déclassés, déchets des grandes aventures, rebut des épopées et des songes héroïques, populace incapable de se plier aux cadres de la vie régulière, et qui formait, en marge de la société, la plus belle vermine humaine et la plus fière bohème qu’on eût vue dans le monde. Les figures, au soleil, ont pris les mêmes crevasses, le même ton de terre cuite que l’argile des vases à panse spongieuse. La composition, puissamment établie, étage de fortes architectures, ayant pour base les masses sphériques des poteries et pour sommet la tête dure et sèche de l’Aguador. Ainsi l’artiste a fait tenir dans le raccourci de trois figures une vision de l’Espagne, un de ces groupes éternels qui, dans tous ces pays de l’ardeur et de la soif, se composent autour d’une goutte de fraîcheur.

On peut se divertir à rêver un Velazquez, demeuré dans son Andalousie, et continuant à développer cette illustration des types populaires. Il y a un trait, en tout cas, qui distingue de toutes ses pareilles cette admirable page : la grandeur. Tout jeune, en effet, Velazquez fut considéré comme un maître. Il est imité à Séville comme Rembrandt l’est à Leyde. L’exposition de Londres nous montre tout un lot de ces pastiches ; il y en a d’effrontés, de simples plagiats ; d’autres se contentent d’emprunter les thèmes et la manière. Ce fut évidemment une industrie locale, un article à succès, très demandé par l’amateur. Et il en est de fort curieux, de ces « faux Velazquez, » comme ce mendiant (de Pablo Legote ? ), espèce de vieux biberon attendri sur sa gourde, à côté d’une enseigne ronde, où se distingue vaguement une kermesse de Téniers. — Il y aurait d’ailleurs tout un travail à faire sur ce qu’on ose parfois, dans les galeries anglaises, mettre sous le nom de Velazquez : ne lui donne-t-on pas encore des tableaux d’Italiens obscurs du seicento, comme la petite Bohémienne d’Antonio Amorosi, et jusqu’à des figures burlesques, plates bouffonneries napolitaines, comme celle d’un matassin de commedia dell’arte, armé de sa seringue ? — Non, jamais Velazquez ne s’est abaissé à cette qualité de comique ou de sensiblerie. Son goût, déjà souverain, lui défend cette indignité. Il a pu, par dureté, par jactance de jeune homme, outrer l’indifférence, rechercher exprès la laideur et la vulgarité, par sport ou par hygiène, comme une cure contre les mensonges et les duperies de l’idéalisme. Mais ce n’est qu’une crise rapidement dissipée. Déjà, dans l’Aguador, on voit Velazquez, à vingt ans, se proposer un plus haut problème : celui qui consiste, par le style, à dégager de la réalité en apparence la plus commune ce qu’elle peut contenir de vie et de beauté.

L’œuvre est sans charme, laborieuse, obstruée, bâtie d’une foule d’observations accumulées, que l’artiste sait mal subordonner l’une à l’autre. Nul sacrifice, nulle entente des demi-mots et des synthèses. Le dessin, avec toute sa force, retient à peine dans ses mailles cette somme de détails. Plus tard, l’artiste se servira de termes plus personnels, d’un système de locutions abrégées et exquises ; avec moins de traits, il saura évoquer plus de choses ; chaque touche définira non plus un fait particulier, mais le rapport momentané qui en relie plusieurs et les résume d’un mot. La langue se simplifie et s’enrichit en même temps : c’est l’homme qui part de son village, la poche pleine de gros sous, et qui, à force d’échanger et de faire fructifier en route sa monnaie, finit par ne plus payer qu’en or. Enfin, ce langage inimitable, Velazquez l’étendra à des scènes entières, et il inventera ces peintures magiques, où le décor, l’atmosphère, les figures revêtent cette poésie réelle et indécise, capricieuse et charmante des scènes imaginaires ; où il y a des naines, des filles d’honneur et des princesses, où la réalité devient enchantement, féerie, et où derrière l’apparence incertaine et flottante, se devine l’inconnu, le mystère de la vie… Il faudra quarante ans au peintre pour arriver a cette formule suprême ; il est beau, quand on en connaît l’évolution totale, de la voir à son point de départ, contractée, ramassée, comme gorgée et pétrifiée d’un excès d’énergie dans ce premier chef-d’œuvre de la vingtième année.


IV. — LES DERNIERS ESPAGNOLS

Il y a toujours, autour de l’œuvre des grands peintres et du petit noyau de leurs ouvrages incontestables, une région douteuse, une sorte de halo où se répand leur lumière, sans qu’on les y reconnaisse eux-mêmes. J’ai montré tout à l’heure une de ces nébuleuses. Une seconde s’est formée plus tard, dans la maturité du maître, et peut s’appeler son « école. » On a réussi depuis peu à distinguer dans cette école un certain nombre de satellites, de « petits maîtres » espagnols, qui ne sont pas sans mérite. Le public, pour ne pas se surcharger la mémoire, ne retient que les grands noms auxquels il attribue en bloc toutes les œuvres d’un même caractère. C’est faire tort à beaucoup de talens secondaires, qui ne sont pas tous à dédaigner, au risque de rendre le génie responsable d’ouvrages parfois peu dignes de lui.

Parmi ces oubliés du cercle de Velazquez, l’un des plus agréables est son gendre Mazo, que nous aurons appris à mieux connaître à Londres. C’est de lui que sont la plupart des répliques du maître qui passent dans les musées pour des originaux, et ces jolis pastiches dont le plus célèbre est, au Louvre, ce tableau des Petits cavaliers, tant copié par les Manet et les Fantin-Latour. Le marquis de Lansdowne a prêté à l’exposition deux bijoux plus parfaits encore, deux Paysages avec figures, spirituels et fleuris, qui ont je ne sais quoi d’un Watteau espagnol. On a bien du plaisir aussi à voir quelques portraits de Carrefio de Miranda, qui offrent de si beaux noirs profonds et raffinés ; mais une surprise, par exemple, c’est le portrait d’enfant de Fray Juan Rizi, — un bambin de douze ans, en culotte serin et veste orange, avec une épée et des bottes, un morceau d’une crânerie, d’une désinvolture que le Prado envierait à l’admirable galerie de sir Frederick Cook.

Mais ce rare sourire ne doit point nous faire oublier le côté essentiel de la peinture espagnole. Sans doute, on doit s’attendre à ne rencontrer à l’étranger que les œuvres les plus faciles et les plus accessibles, par conséquent les moins locales et celles qui tiennent le moins au génie du pays. La popularité de Murillo ne s’explique-t-elle pas par une certaine banalité de forme et de sentiment, par une grâce langoureuse et un peu sensuelle, qui nous rend abordable ce qui, chez d’autres artistes, se présente sans concessions ? Il est tout naturel que le public anglais (mon Dieu ! comme le nôtre) se soit épris pour commencer des œuvres de ce peintre et surtout de ses tableaux de mœurs, de ses jolis types populaires, où il continue, en l’édulcorant, la tradition toute sévillane des bodegones de Velazquez.. Les Grafton galleries nous en montrent plusieurs, grisettes à leur fenêtre, petites marchandes de volaille, petits marchands de crabes, d’un charme dont nous faisons peut-être aujourd’hui trop peu de cas : ce peuple enfantin de Murillo est le messager qui le premier répandit au loin la réputation pittoresque de l’Espagne, et c’est un service dont on doit toujours lui savoir gré.

Là n’est pas toutefois le trait caractéristique de la peinture espagnole. Son réalisme inné l’entraîne à la peinture de genre, mais les circonstances morales en arrêtent le développement ; Velazquez est un résultat absolument exceptionnel. Ce qui distingue l’Espagne, c’est son art religieux. Là est son caractère unique : cette originalité que n’avaient pas su lui donner ses « primitifs, » ses peintres du XVIIe siècle allaient la constituer. ! Le spectacle vraiment curieux que nous offre l’Espagne, c’est celui du moyen âge en plein classique ; mais un moyen âge adulte, disposant d’une forme toute moderne, un moyen âge servi par des ressources telles que les peintres contemporains ne font, depuis cinquante ans, autre chose que d’y puiser.

De ce contraste singulier entre une mentalité catholique du XVe siècle et des procédés réalistes du XIXe, entre des idées de « primitif » et une vision de « naturaliste » à la Courbet, résulte un art merveilleux, et dont l’effet nerveux n’est pas près de s’épuiser. Le travail de maîtres comme Velazquez a consisté à préparer le vocabulaire et le style, à transporter dans le langage tous les élémens assimilables de l’école de Venise, de celle de Caravage, à en éliminer les parties oratoires, tous les développemens, la surcharge inutile : c’est cet outil de portraitiste ou de peintre de bodegones, que l’artiste espagnol applique à la représentation des choses surnaturelles. Ici, les caractères individuels comptent peu ; la personne de l’artiste s’évanouit dans son œuvre. Il ne subsiste que l’intérêt, — autrement passionnant, — d’un état d’esprit collectif.

Les peintures religieuses, dans l’Europe du XVIIe siècle, diffèrent à peine, en effet, de la masse des autres. C’est partout le même style, le même goût d’apothéoses, la même profusion d’allégories et de nuages, ce plafonnement, ce rayonnement, cette dilatation des idées et des formes où tout se résout dans une gloire et un triomphe universels. On ne voit pas en quoi un plafond de style sacré de Piètre de Cortone ou de Luca Giordano s’écarte d’un plafond profane, — celui du Gesù, par exemple, de celui du palais Barberini, ou la coupole du Val-de-Grâce de la grande galerie de Versailles. Tout est enveloppé dans le même tourbillon, tout nage pêle-mêle dans une fiction générale, où le dogme et la mythologie, l’Évangile et la Fable, ont la même importance et jouent le même rôle.

Il faut penser à cela, pour juger à leur prix ces peintures religieuses d’Espagne, d’une si terrible nudité, d’un laconisme si frappant. Rien de plus abrupt, de plus radical et de plus positif : aux choses les plus prodigieuses, aucune explication ; une précision de photographes pour réaliser les idées les plus déconcertantes. Voici un capuchon pointu, une petite tache pyramidale qui voltige en plein ciel, dans une atmosphère incolore, — un moine en prières qui plane aussi à l’aise que sur le carreau de sa cellule, comme un bizarre cerf-volant, un capucin de baromètre : c’est l’Extase de saint François, un des derniers ouvrages de la vieillesse de Zurbaran. L’exposition de Londres ne nous offre qu’un aperçu de ces peintures étonnantes : c’est assez toutefois pour remuer fortement. Il faut citer au moins une page curieuse de Murillo, d’une barbarie bien imprévue dans cette œuvre généralement dégoût un peu débile : un Christ cherchant ses vêtemens après la flagellation, un Christ à quatre pattes, tout nu, se traînant sanglant sur la terre, dans l’ombre, où deux anges crient de douleur. Jeu de scène tragique, et qui perce le cœur comme le coup de l’espada qui mate le taureau. Et voici, de Fray Juan Rizi, une Vierge de Montserrat, parée comme un fétiche, brune de peau comme une mûre sauvage suspendue à une muraille de roches en dents de scie ; — et enfin une de ces images d’une éloquence de catafalque, où excelle le génie macabre de l’Espagne : un Saint Bonaventure mort, en grand costume d’abbé, la barrette carrée sur la tête, assis dans sa chaise pour écrire de sa main de fantôme, comme le raconte la légende, les dernières pages de sa Vie de saint François.

Certes, cette vision d’outre-tombe, cette larve du moyen-âge chez un décadent de la fin du XVIIe siècle, laisse cet arrière-goût de pourrissoir que donnent seuls, à Séville, dans l’hôpital de Don Juan, les fameux tableaux de Valdès Léal. Mais ce cadavre qui ressuscite, ce revenant qui se prolonge trois jours après la mort, n’est-ce pas un peu, à cette date, le portrait de l’art espagnol ? On comprend la violence de la révolte d’un Goya, lorsqu’il se met à secouer ce poids mort d’archaïsmes. L’exposition des Grafton galleries nous laisse sur cette explosion de vie et de colères. Un portrait de la Duchesse d’Albe éclate avec un sec crépitement de castagnettes : frisée comme un bichon, en robe Directoire, toute blanche avec des rubans rouges, d’un rouge atroce de piment, elle danse dans la mémoire avec sa raideur de poupée et ses chevilles de gitane, comme une marionnette esquissant le pas du flamenco. Première apparition de l’Espagne de Carmen, qui n’est plus qu’un bouquet de plaisirs ; tandis que les scènes furieuses de la Maison des fous montrent sous la révolte la persistance des vieux cauchemars, une émancipation qui finit en rêves de cabanon.

Je ne donne pas ce raccourci pour une image exacte de la pensée espagnole : il manque trop de nuances indispensables. Pourtant, dans les grandes lignes, l’ensemble de l’histoire morale de l’Espagne, jusqu’au début du siècle dernier, se dégage nettement. C’est beaucoup d’avoir réussi à développer un tel tableau, et à porter sur quelques points des clartés essentielles. Sans doute, jamais exposition dans une ville d’Europe ne vaudra cinq minutes passées dans une église de Tolède ou au musée de Séville, devant les Zurbaran. La peinture espagnole, vue à Londres, manque souvent d’intérêt ; elle a rarement, pour se soutenir, le charme d’exécution, l’intimité que porte avec lui un tableau de Rembrandt ou de Vermeer de Delft. Ses côtés inhumains, l’étonnant porte-à-faux sur lequel elle repose, paraissent plus manifestes quand on la détache du milieu et des circonstances qui l’expliquent : c’est une construction sur le vide. Elle fatigue et ne persuade pas ; on sort avec une impression d’étonnement, de courbature. Le plus beau tableau espagnol vu en dehors d’Espagne perd beaucoup de son sens : c’est un vin qui ne voyage pas. Cela signifie sans doute que l’art espagnol n’est pas le plus touchant et le plus grand des arts. Il n’a aucune valeur de généralité ; il se désintéresse de tout ce qui fait ailleurs, pour le reste des hommes, le prix et le charme de l’art, le sentiment, la grâce, la poésie, la beauté. Il s’absorbe à l’écart de tout dans son œuvre solitaire, dans sa recherche desséchante des plus fortes sensations et dans son idée fixe de matérialisme mystique. Mais il demeure l’image du pays qui en ce monde sauve le mieux de l’ennui, et où la vie peut-être a le plus de saveur.


LOUIS GILLET

  1. Voyez, sur ce portrait, l’étude de M. de Wyzewa dans la Revue du 15 août 1904.