Vies des peintres/tome 10/Giorgio Vasari


GIORGIO VASARI,

PEINTRE ET ARCHITECTE ARÉTIN.


Avant de clore ce livre où j’ai passé en revue les travaux d’autrui avec tout le soin et toute la loyauté imaginables, je veux parler des ouvrages que Dieu, dans sa bonté, m’a permis de produire. Ils sont loin assurément d’étre aussi parfaits que je l’aurais désiré ; mais si on les regarde d’un œil impartial, on verra que je les ai exécutés avec une conscience et un amour qui les rendent dignes, si non d’éloges, au moins d’indulgence. Comme ils sont exposés aux regards du public auxquels je ne puis les soustraire, j’ai pensé que plutôt que de laisser à un autre la tâche de les décrire, je devais dévoiler mobmême mes imperfections, que je connais mieux que personne. Je suis certain d’ailleurs, je le dis de nouveau, que si on ne les trouve point parfaits, on y découvrira au moins un ardent désir de bien faire, une grande et infatigable application, et un vif amour de l’art. Enfin l’aveu sincère de mes défauts m’en fera peut-être pardonner une partie.

Dans la biographie de Luca Signorelli, mon parent, dans celle de Francesco Salviati et en maints endroits de ce livre, j’ai donné sur ma famille, sur ma naissance[1] sur mon enfance et sur les soins que mon père Antonio prit de mon éducation, des détails qu’il est inutile de répéter ici. Je rappellerai cependant, qu’après avoir dessiné dans mes premières années toutes les bonnes peintures que renferment les églises d’Arezzo, les principes de l’art me forent enseignés avec méthode par le Français Guillaume de Marseille, duquel nous avons écrit la vie.

L’an 1524, Silvio Passerini, cardinal de Cortona, me conduisit à Florence où j’étudiai le dessin sous la direction de Michel-Ange, d’Andrea del Sarto et de plusieurs autres artistes. Mais, l’an 1527, les Médicis et en particulier Alexandre et Hippolyte, mes protecteurs, ayant été expulsés de Florence, je fus ramené par don Antonio, mon oncle paternel, à Arezzo où mon père était mort de la peste peu de temps auparavant. Tant que dura le fléau, mon oncle, craignant que je n’en fusse victime, me tint loin de la ville. Alors, pour ne point rester oisif, je parcourus les environs et je me hasardai à peindre des fresques pour les paysans, bien que je n’eusse encore presque jamais touché un pinceau. Ces essais me montrèrent que, pour se fortifier et acquérir de l’expérience, il n’y a rien de tel que de s’exercer à voler de ses propres ailes.

L’an 1528, la peste ayant disparu, mon premier ouvrage fut un petit tableau qui est aujourd’hui dans l’église de San-Piero d’Arezzo, et qui renferme trois figures à mi-corps, sainte Agathe, saint Roch et saint Sébastien. Sur ces entrefaites, le célèbre Rosso vint à Arezzo et découvrit dans cette peinture quelques qualités qui lui inspirèrent le désir de me connaître. Il m’aida de ses conseils, et de plus me fit commander par Messer Lorenzo Gamurrini un tableau que j’exécutai d’après un de ses dessins avec toute l’application dont j’étais capable. Si les résultats eussent répondu à mes efforts, je n’aurais pas tardé à avoir du talent ; mais à chaque pas je rencontrais des difficultés que j’étais loin d’avoir prévues. Toutefois, sans perdre courage, je retournai à Florence où je m’adonnai à l’orfèvrerie, parce que je vis que la peinture ne devait pas de si tôt me fournir les moyens de sustenter mes trois sœurs et mes deux jeunes frères que mon père, en mourant, avait laissés à ma charge. L’an 1529, Florence ayant été assiégée, je me retirai avec mon ami Manno à Pise, où je renonçai à l’état d’orfévre pour peindre une fresque au-dessus de la porte de l’ancien oratoire des Florentins, et plusieurs tableaux à l’huile qui me furent commandés, grâce aux bons offices de Luigi Guicciardini, et de don Miniato Pitti, qui était alors abbé d’Agnano. Pendant ce temps la guerre augmenta tellement de violence, que je résolus de regagner Arezzo. La route la plus directe pour s’y rendre étant impraticable, je traversai les montagnes qui vont de Modène à Bologne. Dans cette dernière ville, je fus employé à décorer quelques arcs de triomphe que l’on avait élevés à l’occasion du couronnement de l’empereur Charles-Quint. Comme je dessinais avec habileté, j’aurais pu trouver assez de travail à Bologne pour m’y fixer ; mais entraîné parle désir de revoir ma famille, je profitai d’une occasion favorable qui s’offrit à moi pour aller à Arezzo. Mon oncle, don Antonio, y avait si bien dirigé mes affaires, que je pus me livrer tranquillement à l’étude du dessin et faire quelques petits tableaux à l’huile. Sur ces entrefaites, je fus appelé auprès de don Miniato Pitti qui venait d’être élu abbé ou prieur du monastère de Santa-Anna, de l’ordre de Monte-Oliveto. Il me confia, ainsi que l’Albenga général du meme ordre, différents travaux que je conduisis à fin. Don Miniato ayant été ensuite nommé abbé de San-Bernardo d’Arezzo, je lui peignis, à l’huile. Job et Moïse sur la balustrade de l’orgue de son église. Ces figures obtinrent l’approbation des religieux, qui me chargèrent de représenter le Père Éternel, les quatre Évangélistes et quelques personnages grands comme nature, sur la voûte et les parois d’un portique qui est devant l’entrée principale de leur église. Cet ouvrage, assurément, renferme bien des défauts qu’aurait évités un maître consommé ; mais j’y déployai tous mes efforts, et les religieux, que ma jeunesse et mon inexpérience rendaient sans doute indulgents, n’en parurent pas mécontents.

À peine avais-je terminé ce travail, que le cardinal Hippolyte de Médicis, comme je l’ai dit dans la biographie du Salviati, traversa Arezzo, et m’emmena à Rome où il me donna toutes les facilités nécessaires pour étudier. J’oserai affirmer, sans crainte de me tromper, que cette époque fut celle où je fis le plus de progrès, bien que les leçons des maîtres que j’ai mentionnés plus haut aient été loin de m’étre inutiles. Enflammé du désir d’apprendre, je passais la nuit et le jour à dessiner avec une ardeur redoublée encore par l’émulation excitée en moi par les jeunes artistes avec qui j’étais lié. L’amour de la gloire et la vue des maîtres que leur talent avait portés à la fortune et aux honneurs étaient pour moi de puissants aiguillons. Parfois je me disais : « Pourquoi, à force de travail et de persévérance, n’arriverais-je pas aussi haut que tant d’autres ? Ne sont-il par formés de chair et d’os comme moi ? » De plus, stimulé par le besoin qu’avait de moi ma famille, je résolus de n’épargner ni peines, ni fatigues, ni veilles, ni efforts, pour atteindre le but que je me proposais. En conséquence, je ne laissai alors à Rome et ensuite dans les autres villes que j’habitai, ni tableaux, ni statues, ni édifices antiques ou modernes, sans les dessiner. Je copiai, en compagnie de Francesco Salviati, la voûte et la chapelle de Michel-Ange et tous les ouvrages de Raphaël, de Polidoro et de Baldassare Peruzzi. Le jour, nous avions soin de dessiner des choses différentes ; puis, la nuit, je copiais les études de Salviati, tandis que de son côté il reproduisait également les miennes, de sorte que chacun de nous avait dans ses cartons les dessins de tout ce que nous avions vu. Souvent nous ne prenions le matin qu’un très-léger repas sans même nous asseoir. Après ce rude apprentissage, la première composition originale qui sortit de ma main fut un tableau pour le cardinal de Médicis, représentant Vénus adorée et parée par les Grâces. Si je parle de cette production de ma jeunesse, c’est que je ne songe pas sans plaisir à mes débuts et aux encouragements que me prodiguèrent le cardinal et d’autres personnes qui m’assurèrent que cet essai promettait pour l’avenir. Un satyre libertin, qui du milieu d’un épais feuillage regardait à la dérobée les Grâces et Vénus dont rien ne voilait la nudité, plut tellement au cardinal, qu’il me donna un habillement complet et me chargea de peindre une Bacchanale de satyres, de faunes, de sylvains et d’enfants. Déjà j’avais terminé mes cartons et ébauché ma toile qui avait dix brasses de longueur, lorsque le cardinal fut forcé de se rendre en Hongrie. Avant son départ il me présenta au pape Clément VII, lequel me confia aux soins du signor leronimo Montaguto, son chambellan, et me remit des lettres pour que je fusse favorablement reçu à Florence par le duc Alexandre, dans le cas où j’aurais voulu passer l’été loin de Rome. Mais je m’obstinai à rester à Rome, et j’eus à m’en repentir ; car les chaleurs de l’été, jointes à l’excès du travail, m’occasionnèrent une maladie si grave, que je fus obligé de me faire transporter en litière à Arezzo. Enfin je recouvrai la santé, et vers le lo décembre environ j’arrivai à Florence. Le duc Alexandre m’y accueillit gracieusement et me recommanda au magnifique Octavien de Médicis qui toute sa vie me traita comme un fils. et dont je ne cesserai jamais de respecter la mémoire comme celle du meilleur des pères. Grâce à ce seigneur, j’obtins la faveur d’entrer dans la sacristie neuve de San-Lorenzo, où je copiai avec beaucoup de soin les ouvrages de Michel-Ange pendant que cet illustre maître était à Rome. Je peignis ensuite un Christ mort porté au tombeau par Nicodème, Joseph et d’autres personnages en présence des Maries éplorées. Ce tableau a trois brasses de dimension. Après avoir appartenu au duc Alexandre qui en faisait quelque cas, il alla orner la chambre du duc Cosme d’où il passa dans celle de l’illustrissime prince son fils, où on le voit aujourd’hui. Plusieurs fois j’ai voulu y opérer diverses correc » lions, mais jamais on ne voulut me permettre d’y retoucher. Ce tableau engagea le duc Alexandre à me charger de terminer une salle du palais Médicis que Giovanni d’IIdine avait laissée imparfaite, comme nous l’avons dit dans sa biographie. J’y représentai César forcé, pour sauver ses Commentaires, de les élever d’une main au-dessus de sa tète et de nager de l’autre main en tenant son épée entre ses dents. À coté on voyait César brûlant les écrits de Pompée ; puis je le montrai se découvrant à un nautonier pendant une tempête. Enfin je commençai son Triomphe sans l’achever entièrement. Bien que je n’eusse alors guère plus de dix-huit ans, le duc me donnait six écus par mois, la îable, un domestique et le logement. Je me reconnaissais indigne de tant de faveurs, mais je n’épargnais rien pour les mériter. Lorsque j’étais arreté par mon ignorance, je n’hésitais pas à avoir recours à de plus habiles que moi ; ainsi, souvent je fus aidé par le Tribolo, par le Bandinelli et par d’autres maîtres. Vers cette époque, je fis le portrait du duc Alexandre couvert d’une armure. Je me souviens que, pour rendre les oppositions d’ombre et de lumière produites par cette armure, je fus sur le point de perdre la tête, tant je m’appliquai à exprimer avec exactitude les moindres détails. Désespéré de ne pouvoir approcher de la nature, j’allai chercher Jacopo da Pontormo que j’avais en grande vénération, et je lui demandai ses conseils. Lorsqu’il eut vu mon tableau, il me dit : « Mon fils, les armes que tu as peintes ne te sembleront jamais vraies, tant que tu garderas à côté celles qui te servent de modèle, car le blanc, qui est la couleur la plus éclatante que nous employions, ne peut lutter contre le luisant de l’acier. Ote cette armure que tu as copiée, et je te garantis que la tienne te paraîtra moins mauvaise. » Lorsque ce portrait fut fini, je le livrai au duc qui le donna à Messer Octavien de Médicis, chez lequel il est resté jusqu’à présent en compagnie de celui du magnifique Laurent l’Ancien, et de celui de la jeune sœur du duc, Catherine de Médicis, qui plus tard devint reine de France. Messer Octavien possède encore de moi trois tableaux qui datent de ma jeunesse, un Sacrifice d’Abraham, une Prière du Christ dans le Jardin des Oliviers, et une Cène de Notre-Seigneur avec les Apôtres.

Sur ces entrefaites, le cardinal Hippolyte, sur lequel reposaient toutes mes espérances, étant venu à mourir, je commençai à reconnaître à combien de déceptions on est exposé lorsque l’on compte sur d’autres que sur soi-même.

Après avoir terminé les tableaux dont j’ai parlé plus haut, je me mis à étudier sérieusement l’architecture, afin d’être de plus en plus en état de servir le duc Alexandre, qui s’occupait beaucoup de fortifications.

L’an 1536, je fus adjoint, par l’ordre du duc, aux commissaires chargés de présider à l’exécution des arcs de triomphe et des décorations qui furent commandés pour la réception de l’empereur Charles-Quint. Outre les grandes bannières du château, je décorai la porte de San-Pietro-Gattolini, et l’arc de triomphe haut de quarante brasses et large de vingt que l’on éleva sur la place San-Felice. Alors se déchaînèrent contre moi mille envieux, qui, pour m’empêcher de conduire à fin ces importantes entreprises, réussirent, par leurs intrigues, à m’enlever environ vingt auxiliaires au plus fort de ma besogne. Mais j’avais prévu cette machination, et, partie en travaillant moi-même jour et nuit, partie avec le secours de peintres étrangers à la ville, qui m’aidaient en cachette, je menai bon train mon affaire, et m’efforçai de vaincre les obstacles que l’on me suscitait. Bertoldo Corsini, provéditeur général de Son Excellence, dit au duc que je ne pourrais jamais me tirer de tous les ouvrages que j’avais en main, d’autant plus que je manquais d’auxiliaires. Le duc me manda aussitôt près de lui, et m’instruisit de ce qui lui avait été rapporté. Je lui répondis que je n’étais point en retard, comme il lui serait facile de s’en convaincre. Peu de temps après, le duc vint lui-même examiner en secret mes travaux, et reconnut que les accusations dirigées contre moi étaient le fruit de l’envie et de la malignité. Enfin, à l’époque voulue, ma tâche se trouva terminée à la satisfaction du duc et du public ; tandis que mes ennemis, qui s’étaient plus occupés de moi que d’eux-mêmes, restaient honteusement en arrière. Le duc ajouta aux quatre cents ecus qui m’avaient été assignés pour traitement, trois cents écus, qu’il préleva sur le salaire de ceux qui n’avaient point achevé leurs ouvrages au temps fixé par leur contrat. Avec cet argent, je mariai une de mes sœurs, et j’en fis entrer une autre dans le couvent des Murate d’Arezzo, auquel je donnai, en sus de la dot, une Annonciation et un tabernacle, que l’on plaça dans le chœur où se célèbrent les offices.

Je peignis ensuite une Déposition de croix pour le maître-autel de la confrérie du Corpus Domini d’Arezzo ; puis je commençai le tableau de l’église de la confrérie de San-Rocco, de Florence.

Pendant que je tâchais d’acquérir de la gloire et delà fortune sous la protection du duc Alexandre, ce pauvre seigneur fut cruellement assassiné, et toutes les espérances que j’avais fondées sur la faveur qu’il m’accordait furent anéanties. Ainsi je perdis en peu d’années le pape Clément VII, Hippolyte et Alexandre de Médicis. Bien qu’il m’eût été facile d’entrer au service de Cosme de Médicis, le nouveau duc, je préférai, suivant le conseil de Messer Octavien, abandonner la cour, et me consacrer entièrement à l’art. Tout en travaillant à Arezzo au tableau destiné à San-Rocco, je me disposais à partir pour Rome, lorsque Dieu voulut que, à la recommandation de Messer Giovanni Pollastra, je fusse invité à me rendre à Camaldoli, principal ermitage des Camaldules, pour voir comment on pourrait décorer leur église. La solitude et la tranquillité que l’on rencontre dans ce saint lieu me causèrent un vif plaisir. Je m’aperçus que ma jeunesse donnait à penser aux bons et vénérables ermites ; cependant je m’armai de courage, et je leur parlai de telle façon, qu’ils résolurent de me confier l’exécution des nombreuses peintures à l’huile et à fresque dont ils avaient l’intention d’enrichir leur église. Ils désiraient que je débutasse par le tableau du maître-autel ; mais je leur démontrai qu’il valait mieux commencer par un morceau moins important, d’après lequel ils jugeraient s’ils devaient continuer à m’employer. Je ne voulus pas non plus qu’ils me fixassent un salaire à l’avance ; je leur dis que, si mes tableaux leur plaisaient, ils me les payeraient ce que bon leur semblerait, et que, s’ils ne leur plaisaient pas, ils n’auraient qu’à me les restituer. Ils acceptèrent de grand cœur ces propositions, et je me mis à l’œuvre. Comme ils m’avaient demandé une Vierge portant l’Enfant Jésus, et accompagnée de saint Jean-Baptiste et de saint Jérôme, je quittai leur ermitage, et me rendis à leur abbaye, où je terminai promptement un dessin, d’après lequel je peignis en deux mois un tableau dont ils parurent non moins satisfaits que moi. Dans ces deux mois, je fus à même d’apprécier combien la solitude et la tranquillité sont plus favorables à l’étude que les bruits des villes et des cours, et je sentis plus vivement que jamais combien était grande mon erreur, lorsque je laissais reposer toutes mes espérances sur la faveur des hommes et sur les futilités et les intrigues de ce monde. Dès que j’eus achevé mon tableau, il fut convenu entre les Camaldules et moi que je reviendrais l’été suivant pour m’occuper des fresques, qu’il était presque impossible d’exécuter dans ces montagnes durant l’hiver.

De retour à Arezzo, je finis le tableau de San-Rocco, où je représentai la Vierge, saint Roch et d’autres saints, suppliant Dieu de ne point lancer contre le peuple le fléau de la peste.

Je fus ensuite appelé à Val-di-Caprese par Fra Bartolommeo Graziani, lequel me chargea de peindre à l’huile un tableau pour le maître-autel de l’église de Sant’-Agostino, à Monte-Sansovino. De Val-di-Caprese j’allai à Florence voir Messer Octavien, qui essaya de me déterminer à rentrer au service de la cour ; mais je lui opposai de bonnes raisons, et je résolus de me rendre à Rome sans retard. Cependant Messer Octavien exigea qu’avant de quitter Florence, je fisse une copie du portrait de Léon X, peint par Raphaël, qu’il avait alors chez lui, et que le duc réclamait. Ma copie est aujourd’hui entre les mains des héritiers de Messer Octavien. Au moment de mon départ, ce généreux seigneur me remit une lettre de change de cinquante écus sur Giovambattista Pnccini, en me disant : « Sers-toi de cet argent pour étudier à ton aise ; lu me le rendras en peinture ou autrement, comme bon te semblera. »

J’arrivai à Rome au mois de février de l’an 1538, et j’y restai jusqu’à la fin du mois de juin. J’employai ce temps à dessiner, avec Giovambattista Cungi de Borgo, tout ce que j’avais omis dans mon premier voyage, et en particulier les monuments que la terre recélait sous les ruines de l’antique Rome. Je ne négligeai aucun ouvrage d’architecture ou de sculpture, si bien que le nombre de dessins que je fis alors monta à plus de trois cents. Ces études me furent extrêmement utiles, comme on peut le voir dans le tableau que j’exécutai, à mon retour en Toscane, pour l’église de Monte-Sansovino, et dans lequel je figurai la Vierge montant au ciel, et autour de son sépulcre les Apôtres, en compagnie de saint Augustin et de saint Romuald.

Je me rendis ensuite chez les Camaldules, aitîsi que je l’avais promis à ces bons pères. Je leur peignis une Nativité du Christ, avec un effet de nuit. La lumière qui s’échappe de la personne du Sauveur éclaire les bergers qui l’adorent. Les objets qui entourent la cabane ou se trouve le nouveauné sont illuminés partie par la lueur céleste d’un chœur d’anges, partie par des torches enflammées que tiennent des bergers. Des fragments d’architecture antique et des statues brisées complètent ce tableau, où je déployai tous mes efforts et tout mon savoir. Il obtint de nombreux éloges, bien que ma main eût été loin de répondre à mon désir de bien faire. Messer Fausto Sabeo, bibliothécaire de Sa Sainteté, et d’autres écrivains, composèrent, en l’honneur de cette peinture, des vers latins qui leur furent probablement inspirés moins par sa beauté que par l’amitié qu’ils me portaient. Lorsque j’eus terminé cet ouvrage, je peignis à fresque, par l’ordre des Camaldules, au-dessus de la porte de l’église, une Vue de leur ermitage, et d’un côté saint Romuald, avec un doge de Venise, et de l’autre côté la Vision qui détermina ce saint homme à bâtir son ermitage. Après l’achèvement de ce travail, je quittai les Camaldules, en m’engageant à revenir l’été suivant pour faire le tableau du maître-autel.

Sur ces entrefaites, don Miniato Pitti, qui alors était inspecteur de la congrégation de Monte-Oliveto, ayant vu îe tableau du Monte-Sansovino et les peintures des Camaldules, conseilla à don Filippo Serraglio, abbé de San-Michele-in-Bosco, à Bologne, de me confier le soin de décorer le réfectoire de son monastère. J’allai donc à Bologne, et j’acceptai cette entreprise, malgré son importance ; mais, avant de me mettre à l’œuvre, je voulus examiner les plus célèbres productions des maîtres nationaux ou étrangers que possédait la ville. Je divisai en trois compartiments la paroi qui se trouve à j’extrémité du réfectoire. Le premier de ces compartiments contient les trois Anges apparaissant à Abraham dans la vallée de Mambré ; le second, le Christ dans la maison de Marthe et de Marie ; et le troisième, saint Grégoire à table avec douze pauvres, parmi lesquels il reconnaît Notre Seigneur. Dans ce dernier tableau, je représentai saint Grégoire servi par des moines blancs, afm de pouvoir y introduire des religieux du couvent de San-Michele-in-Bosco, suivant le désir de ces bons pères. La figure de saint Grégoire offre le portrait du pape Clément VII Parmi les ambassadeurs, les princes et les autres personnages qui l’entourent, je plaçai le duc Alexandre de Médicis, en mémoire des bienfaits dont il m’avait accablé ; et, parmi ceux qui servent les pauvres, l’économe et le sommelier du couvent, et de plus l’abbé Serraglio, le général don Cipriano, de Vérone, et le Bentivoglio. Je fis, d’après nature, les vêtements du pape, en ayant soin de rendre avec exactitude les velours, les damas et les étoffes d’or et de soie. Cristofano Gherardi, comme je l’ai noté dans sa biographie, se chargea de peindre la table, les mets, les vases, les animaux et les autres accessoires. Dans le tableau du Christ chez Marthe et Marie, je traitai les têtes, les draperies et les détails d’architecture, d’une tout autre manière que dans le premier. Je m’efforçai de mettre en saillie, autant que possible, la bienveillance que témoigne le Christ à Marie, et l’empressement de Marthe à préparer le repas, tout en se plaignant de ce que sa sœur Marie ne l’aide point dans l’embarras où elle se trouve. Quant aux trois anges qui apparaissent à Abraham, je les représentai au milieu d’une lueur céleste. Abraham est prosterné devant eux, tandis que la vieille Sara, sa femme, rit en songeant à la promesse que l’un des anges lui a faite[2]. D’un autre côté, on aperçoit Agar et Ismaël qui s’éloignent de sa tente. La lueur céleste qui entoure les anges éclaire les serviteurs d’Abraham, et quelques-uns d’entre eux, ne pouvant en supporter l’éclat, sont forcés de se voiler les yeux avec leurs mains. Les vives oppositions d’ombres et de lumière que renferme ce tableau lui donnent plus de relief que n’en ont les deux précédents. Ces trois sujets, une frise à fresque, les encadrements et les ornements de tout genre qui entrèrent dans la décoration du réfectoire, exigèrent huit mois de mon temps. Comme j’étais plus avide de gloire que d’argent, je me contentai de recevoir deux cents écus pour ce vaste travail. Messer Andrea Alciati, mon intime ami, lequel professait alors à Bologne, fit graver, au-dessous de mes tableaux du réfectoire, cette inscription :


Octonis mensibus opus ab Aretino Georgio pictum, non tam pretio, quam aniicomm obsequio, et honoris voto, anno 1539. Philippus Serralius pon. curavit.


À la même époque je peignis un Christ mort, et une Résurrection que l’abbé don Miniato Pitti plaça dans l’église de Santa-Maria-di-Barbiano, hors de San-Gimignano. Je retournai ensuite à Florence, parce que le Trevisi, maestro Biagio et d’autres peintres bolonais, croyant que je voulais me fixer à Bologne et accaparer tous les travaux, ne cessaient de me tracasser. Mais je riais de leur colère et de leurs intrigues, qui leur étaient plus préjudiciables qu’à moi-méme.

À Florence, j’employai le temps des grandes chaleurs de l’été à copier pour Messer Octavien un portrait à mi-corps du cardinal Hippolyte de Médicis et divers tableaux, puis j’allai chercher la fraîcheur et le repos chez les Camaldules auxquels j’avais promis un tableau de maître-autel. Je leur fis une Déposition de croix avec tout le soin imaginable. Mécontent de ma première ébauche, je n’hésitai pas à l’effacer et à tout recommencer sur nouveaux frais.

La tranquillité dont je jouissais dans cet ermitage m’engagea à y peindre pour Messer Octavien un jeune saint Jean au milieu de rochers que je copiai d’après nature dans ces montagnes. Sur ces entrefaites, Messer Bindo Altoviti vint à Camaldoli pour envoyer de Sant’-Alberigo à Rome une grande quantité de gros sapins dont on avait besoin pour la construction de la basilique de Saint-Pierre. Messer Bindo ayant vu mes ouvrages, ma bonne fortune voulut qu’ils lui plussent, et qu’il me commandât, avant son départ, un tableau pour la chapelle de l’église de Sant’-Apostolo de Florence. Je m’empressai donc de me rendre à Florence dès que j’eus miné les travaux de Camaldoli et la façade d’une chapelle où j’essayai de marier la peinture à l’huile à la fresque ; tentative dont je me tirai avec succès.

Poussé par le désir de me distinguer à Florence, je résolus de ne rien épargner pour lutter de mon mieux contre les nombreux rivaux que j’y rencontrai. Afin qu’aucun souci ne vînt me distraire de mon travail, je mariai ma troisième sœur, et j’achetai à Arezzo, dans l’endroit le mieux aéré du Borgo de San-Vito, une maison et un terrain propre à être converti en magnifiques jardins. Enfin, au mois d’octobre de l’an 1540, je commençai le tableau de Messer Bindo. J’avais à représenter la Conception de la Vierge à laquelle la chapelle était dédiée. Comme ce sujet me semblait extrêmement difficile à traiter, Messer Bindo et moi nous consultâmes plusieurs savants de nos amis, d’après l’avis desquels j’adoptai la composition suivante : au milieu du, tableau Adam et Eve, premiers transgresseurs des ordres de Dieu, sont attachés aux racines de l’arbre du péché originel. Aux branches de l’arbre, Abraham, Isaac, Jacob, Moïse, Aaron, Josué, David et d’autres personnages sont liés par les deux bras, à l’exception de Samuel et de saint Jean-Baptiste qui ne sont attachés que par un seul bras, attendu qu’ils furent sanctifiés dès le ventre de leurs mères. Autour du tronc de l’arbre s’enroule le serpent dont la partie supérieure du corps offre la forme humaine. Ses mains sont enchaînées derrière son dos. La glorieuse Vierge couronnée de douze étoiles et soutenue par une foule de petits anges nus, a un pied posé sur la tête du serpent, et l’autre sur une image de la lune. De la personne de la Vierge s’échappent des rayons qui illuminent les captifs, et semblent détacher leurs liens. Dans le ciel, c’est-à-dire au sommet du tableau, sont deux petits anges tenant des banderoles sur lesquelles on lit : Quos Evæ culpa damnavit, Mariæ gratia solvit. Si ma mémoire est fidèle, je n’avais jusqu’alors traité aucun ouvrage avec autant d’amour et d’application que celui-là. Il satisfit les connaisseurs ; mais il ne réussit pas à me contenter, malgré les efforts que j’y avais dépensés. Messer Bindo me le paya trois cents écus d’or. L’année suivante, je lui en fis une copie en petit dans sa maison à Rome où il me reçut avec une bonté que je n’oublierai jamais.

À l’époque où ce tableau fut placé dans l’église de Sant’-Apostolo, je peignis pour Messer Octavien de Médicis une Vénus et une Léda, d’après les cartons de Michel-Ange ; puis un saint Jérôme pénitent, grand comme nature. Le saint contemple un Crucifix et se frappe la poitrine pour chasser de son esprit les tentations charnelles qui parfois l’assaillaient jusque dans les forêts et les solitudes les plus sauvages, ainsi qu’il le raconte lui-même longuement dans ses écrits. Pour exprimer cette idée, je représentai Vénus fuyant avec le Jeu et l’Amour, dont le carquois glt à terre. Des flèches décochées par Cupidon à saint Jérôme, les unes retournent brisées contre lui-même, les autres lui sont rapportées par les colombes de Vénus. Ces peintures, où je déployais tout mon savoir, me plaisaient dans ma jeunesse, peut-être aujourd’hui en serait-il tout autrement. Mais l’art est si difficile en soi, qu’il ne faut exiger d’un artiste rien au delà de ce qui lui est possible. Je dirai cependant, car c’est la vérité, que j’ai toujours exécuté mes tableaux et mes dessins, non-seulement avec une extrême célérité, mais encore avec une incroyable facilité, comme le témoigne l’immense toile que je peignis en six jours, l’an 1542, à San-Giovanni de Florence, pour le baptême du seigneur don François de Médicis, actuellement prince de Florence et de Sienne.

Après avoir achevé ces ouvrages, je voulais aller à Rome pour complaire à Messer Bindo Altoviti, mais je fus forcé de me rendre à Venise où j’étais appelé par le célèbre poète Messer Pietro Aretino, mon intime ami, lequel avait un vif désir de me voir. J’entrepris ce voyage d’autant plus volontiers qu’il m’offrait l’occasion de connaître les productions du Titien et de plusieurs autres maîtres ; en effet, quelques jours me suffirent pour examiner à Modène et à Parme celles du Corrége ; à Mantoue, celles de Jules Romain, et à Vérone les nombreux et précieux monuments antiques que cette ville renferme. Enfin j’arrivai à Venise avec deux tableaux peints de ma main d’après les carions de Michel-Ange. Je les donnai à don Diego de Mendoza, qui m’envoya en retour deux cents écus d’or. À peu de temps de là, je fis, à la prière de l’Aretino, pour les seigneurs della Calza, en compagnie de Battista Cungi, de Cristofano Gherardi et de Bastiano Fiori d’Arezzo, des décorations pour une fête dont j’ai parlé ailleurs fort au long, et neuf tableaux destinés à orner le soffite d’une chambre du palais de Messer Giovanni Cornaro.

Bien que l’on me proposât des travaux de toutes parts, je quittai Venise le 16 août 1542, et regagnai la Toscane. Je ne voulais m’occuper de rien avant d’avoir peint, sur le plafond d’une chambre de ma maison d’Arezzo, tous les arts qui dépendent du dessin, rangés autour d’une Renommée assise sur un globe, sonnant d’une trompette d’or et jetant loin d’elle une trompette de feu, emblème de la médisance. Pressé par le temps, je laissai de côté huit ovales où j’avais l’intention de placer huit portraits des plus célèbres artistes. À la meme époque, je fis une Nativité du Christ dans une chapelle des religieuses de Santa-Margherita d’Arezzo.

Après avoir ainsi passé dans ma patrie le reste de l’été et une partie de l’automne, je me rendis à Rome, où je fus parfaitement accueilli par Messer Bindo Altoviti. Je lui peignis une Descente de croix. Le corps du Christ gît à terre, aux pieds de la Vierge. Phébus éteint la lumière du soleil, et Diane celle de la lune. D’épaisses ténèbres s’étendent sur le paysage, où l’on aperçoit des rochers qui se fendent, et des morts qui ressuscitent et sortent de leurs tombeaux. Ce tableau ne déplut point à l’homme que l’on peut regarder comme le peintre, le sculpteur et l’architecte le plus grand de nos jours, et peut-être aussi des temps passés[3]. L’illustrissime cardinal Farnèse, auquel le Giovio et Messer Bindo le montrèrent, en ayant été également satisfait, me commanda un tableau haut de huit brasses et large de quatre. J’y représentai, suivant la volonté du cardinal, la Justice accompagnée d’une autruche portant les Douze Tables. La Justice est nue jusqu’à mi-corps, tient un sceptre surmonté d’une cigogne, et a la tête couverte d’un casque d’or et de fer, orné de trois plumes de couleurs différentes, symbole de l’impartialité. À sa ceinture sont retenus captifs, par des chaînes d’or, les sept vices qui lui sont contraires, la Corruption, l’Ignorance, la Cruauté, la Peur, la Trahison, le Mensonge et la Calomnie. Au-dessus de ces figures, on voit le Temps offrant à la Justice la Vérité nue, et deux colombes, emblème de l’innocence. J’exécutai cet ouvrage de mon mieux, selon mon habitude.

J’étais alors très-lié avec Michel-Ange Buonarroti, qui prenait d’autant plus intérêt à moi que je le consultais en tout. C’est d’après ses conseils que je me livrai de nouveau, et avec plus de méthode et de fruit, à l’étude de l’architecture ; ce que je n’aurais probablement jamais fait, si cet excellent homme ne m’eût dit bien des choses que je tais par modestie.

L’an 1543, les chaleurs de l’été étaient si fortes à Rome, que je partis le jour de la fête de saint Pierre pour Florence. J’allai loger chez Messer Octavien de Médicis, dont la maison était pour ainsi dire la mienne. Là je reproduisis, pour Messer Biagio Mei, de Lucques, le sujet que j’avais déjà peint pour Messer Bindo Altoviti, à Sant’-Apostolo ; mais je le traitai différemment. Ce tableau fut placé dans la chapelle de Messer Biagio, à San-Piero-Cigoli, de Lucques.

Je lis ensuite, pour la cathédrale de Pise, un ta-bleau de même dimension, c’est-à-dire de sept brasses de hauteur et de quatre de largeur, renfermant le Vierge, saint Jérôme, saint Luc, sainte Cécile, sainte Marthe, saint Augustin, et saint Guide, ermite. À peine l’avais-je achevé, que l’intendant de la cathédrale m’en commanda un autre, où je représentai, entre les larrons crucifiés, le Christ mort, au pied de la croix, soutenu par la Vierge, et entouré des Maries, de Nicodème, et de tous les saints titulaires des chapelles de la cathédrale.

L’an î544, je retournai à Rome. Outre plusieurs tableaux qu’il est inutile de mentionner, j’y peignis une Vénus, d’après un dessin de Michel-Ange, pour Messer Bindo Altoviti, qui m’avait ramené chez lui. Je fis ensuite une Déposition de croix pour une chapelle que Galeotto da Girone, marchand florentin, possédait dans l’église de Sant’-Agostino, de Rome. Afin de pouvoir m’occuper à mon aise de ce tableau et de divers ouvrages que m’avait confiés Tiberio Crispo, gouverneur du château de Sant’-Agnolo, je m’étais retiré dans le palais bâti non loin de Sant’-Onofrio par révêque Adimari ; mais une indisposition occasionnée par l’excès du travail me força de regagner Florence. J’y terminai quelques tableaux, et un, entre autres, où l’on voyait Dante, Pétrarque, Guido Cavalcanti, Boccaccio, Cino de Pistoia, et Guittone d’Arezzo. J’avais retracé ces portraits avec soin d’après des bustes originaux ; aussi en fit-on de nombreuses copies.

La même année 1544, je fus conduit à Naples par don Giammatteo, d’Anvers, général des Olivetains, lequel me chargea de décorer le réfectoire d’un des monastères de son ordre, construit par le roi Alphonse Je fus sur le point de refuser ce travail ; car cet antique réfectoire, bas et sombre, me laissait peu de chances d’y exercer mon pinceau avec honneur. Mais tous mes scrupules furent contraints de céder devant les sollicitations de mes intimes amis, don Miniato Pitti et don Ippolito, de Milan, inspecteurs de l’ordre des Olivetains. Bien convaincu que je ne pourrais faire quelque chose de bon qu’en frappant les yeux par une foule d’ornements de stuc et de figures variées, je commençai par couvrir les voûtes de riches compartiments. Les matériaux qui avaient été employés à la construction des voûtes et des murs me rendirent cette opération très-facile. En effet, on se sert généralement pour bâtir, à Naples, de pierres de tuf, qui se taillent comme le bois, et même mieux. Je pratiquai donc aisément des compartiments carrés, ovales et octogones, en fouillant le tuf, et en ajoutant de nouvelles pierres aux anciennes, suivant le besoin. Lorsque j'eus mis en place mes stucs, qui furent les premiers qui aient donné à Naples l’idée du goût moderne en ce genre, je peignis trois tableaux à l’huile, de sept brasses de hauteur, sur chacune des principales parois du réfectoire. Les trois tableaux qui se trouvent à l’entrée du réfectoire représentent les Israélites recueillant la manne dans le désert. Sur la paroi qui est au fond du réfectoire, on voit le Christ à table chez Simon le Pharisien, et la Madeleine repentante, arrosant de ses larmes les pieds du Seigneur, et les lui essuyant avec ses cheveux. Cette composition est, comme la précédente, distribuée en trois tableaux. Au milieu sont les convives et la Madelaine, à droite un office et un buffet garni de vases de formes bizarres, et à gauche un maître d’hôtel qui apporte les mets. La voûte est divisée en trois parties : la première renferme la Foi, la seconde la Religion, et la troisième l’Éternité. Chacune de ces figures est entourée de huit vertus, destinées à rappeler aux moines du couvent le but auquel ils doivent tendre. Quarante-huit encadrements grotesques, contenant les, quarante-huit images célestes, complètent la décoration de la voûte. Au-dessous des fenêtres, je peignis six Paraboles du Christ, qui, par leurs sujets, conviennent parfaitement à un réfectoire. Les sculptures des dossiers d’appui sont en harmonie avec tous ces ornements. Je fis ensuite, pour le maître-autel de l’église du même couvent, un tableau à l’huile haut de huit brasses, où l’on voit la Vierge présentant l’Enfant Jésus à Siméon. Chose étonnante ! depuis Giotto, on n’avait point vu à Naples, cette ville si noble et si grande, de maîtres qui eussent exécuté aucun ouvrage important, bien que l’on y eût apporté du dehors quelques lableaux du Pérugin et de Raphaël. Je cherchai alors, autant que cela dépendait de mon faible savoir, à exciter les hommes de ce pays à aborder de vastes et honorables entreprises, et, soit que mes efforts ou d’autres motifs y aient donné lieu, on y a fait, à dater de ce moment, de très-beaux ouvrages en stuc et en peinture. Sur la voûte de la saile destinée aux étrangers dans le meme couvent, je peignis le Christ et plusieurs saints l’épaule chargée d’une croix, pour montrer que, si l’on veut imiter le Sauveur, il faut se résigner à porter avec patience les adversités de ce monde.

Pour l’abbé Capeccio, je représentai une Résurrection, et pour le général des Olivetains, je fis un Christ marchant sur les eaux de la mer, et tendant la main à saint Pierre, qui s’avance vers lui.

Après avoir terminé ces tableaux, j’ornai de fresques et de stucs d’une délicatesse extrême une chapelle que don Pedro de Toledo, vice-roi de Naples, avait dans son jardin de Pozzuolo. Je devais décorer deux grandes loges pour le meme seigneur ; mais un accident imprévu vint m’en empêcher. Le vice-roi ayant ordonné au bargello[4] et à ses agents d’arrêter plusieurs Olivetains et leur abbé, qui s’étaient pris de querelle avec les moines noirs dans une procession, les religieux, assistés d’une quinzaine de jeunes gens environ qui m’aidaient dans mes travaux, avaient résisté aux sbires, et en avaient même blessé quelques-uns. Obligés de fuir, mes auxiliaires se dispersèrent çà et là, de façon que je demeurai presque seul, et que je fus forcé de laisser de côté les loges de Pozzuolo, et d’emport^er à Rome, pour les achever, vingt-quatre tableaux, dont les sujets étaient tirés de l’Ancien Testament et de l’histoire de saint Jean-Baptiste. Je les envoyai de Rome à Naples, où ils furent placés dans la sacristie de San-Giovanni-Carbonaro, au-dessus d’armoires de noyer construites d’après mes dessins. Peu de temps auparavant, j’avais peint, dans une chapelle du même couvent, située hors de l’église, un Crucifix entouré d’un riche encadrement en stuc, à la demande de Seripando, général de l’ordre des Augustins, et plus tard cardinal. J’avais aussi exécuté à fresque, au milieu des escaliers du couvent, un saint Jean Evangéliste, contemplant la Vierge couronnée de douze étoiles. Je peignis encore à Naples, pour Messer Tommaso Cambi, marchand florentin, et mon intime ami, sur les quatre parois d’une salie de sa maison, les saisons de l’année, et les Songes et le Sommeil sur une terrasse ornée d’une fontaine ; puis, pour le duc de Gravina, une Adoration des Mages qu’il emporta dans ses états ; et, pour Orsanca, secrétaire du vice-roi, un Crucifix accompagné de cinq figures et divers tableaux.

La fuite de mes auxiliaires me détermina à retourner à Rome, malgré l’amitié que les seigneurs napolitains me témoignaient, et les profits considérables que je recevais de mes travaux dont le nombre augmentait chaque jour. Dés que je fus arrivé à Rome, je peignis à l’huile pour le seigneur Ranuccio Farnese, alors archevêque de Naples, quatre vastes toiles destinées à servir de volets à l’orgue du palais épiscopal. À l’extérieur des volets, je représentai cinq bienheureux patrons de la ville, et à l’intérieur, la Nativité du Christ, et le roi David chantant en s’accompagnant sur son psaltérion : Dominus dixit ad me, etc. Je m’occupai également des vingt-quatre tableaux de la sacristie de San-Giovanni-Carbonaro et de quelques autres que j’envoyai à Naples à Messer Tommaso Cambi. Je peignis ensuite cinq sujets de la Passion du Christ pour Raffaelio Acciaiuoli, qui les emporta en Espagne.

La même année, le cardinal Farnèse résolut de faire décorer la salle de la chancellerie dans le palais de San-Giorgio. Monsignor Giovio, voulant que cette entreprise me fût confiée, me chargea d’exécuter divers dessins, mais ils ne furent pas mis en œuvre. Néanmoins le cardinal m’ordonna de peindre à fresque avec toute la célérité imaginable, dans un espace de temps déterminé, cette salle, qui a un peu plus de cent palmes de longueur, cinquante de largeur et de hauteur. Chaque bout de la salle est occupé par un immense tableau. Quant aux parois latérales, l’une fut ornée de deux tableaux ; mais il ne put en être de même pour l’autre paroi à cause des fenêtres dont elle est percée. Afin de ne pas imiter les artistes qui jusqu’alors avaient l’habitude d’accompagner leurs fresques d’un soubassement, je figurai, à partir du sol au-dessous de chacun de mes sujets, un escalier sur lequel je plaçai des personnages qui allaient insensiblement se mêler à ceux du tableau. Il serait long et peut-être ennuyeux de décrire minutieusement ces compositions ; je me contenterai donc de parler rapidement des morceaux principaux. Je dirai d’abord que chaque sujet est emprunté à la vie de Paul III, et contient le portrait de ce pontife. Sur la paroi qui est à l’entrée de la salle, des ambassadeurs de différentes nations viennent offrir des tributs au pape. Ce tableau est entre deux niches, dont l’une renferme l’Éloquence et l’autre la Justice. La première est surmontée de deux Victoires tenant le buste de Jules César, et la seconde de deux Victoires tenant le buste d’Alexandre le Grand. Au milieu s’élèvent les armoiries du pape, soutenues par la Libéralité et la Rémunération, — Sur la paroi latérale sont deux tableaux, comme nous Favons dit plus haut. Le premier représente Paul III distribuant des cavaliérats, des bénéfices, des pensions, des évêchés et des chapeaux de cardinal. Parmi les personnages qui reçoivent ces récompenses, on reconnaît le Sadoleto. Polo, le Bembo, le Contarino, le Giovio, le Buonarroti et d’autres hommes de mérite. A coté on voit l’Envie qui mange des vipères et semble étouffée par le venin dont elle est gonflée. Dans une niche, accompagnée de deux Victoires tenant le buste de l’empereur Trajan, est une Grâce qui vide à terre une corne d’abondance. Le tableau est couronné des armoiries du cardinal Farnèse, supportées par la Renommée et la Vertu. — Ce pape Paul III, examinant les plans de divers édifices et surtout celui de Saint-Pierre que lui présentent la Peinture, la Sculpture et l’Arcliitecture agenouillées ; tel est le sujet du second tableau où on l’aperçoit en outre l’Activité, la Richesse et le Courage qui s’ouvre la poitrine, et met son cœur à nu. Une niche, faisant pendant à celle de la Grâce, est occupée par l’Abondance et surmontée de deux Victoires tenant le buste de Vespasien. Les deux tableaux sont séparés par une troisième niche qui contient la Religion chrétienne et que surmontent deux Victoires tenant le buste de Numa Pompilius. Au-dessus du second tableau sont les armoiries du cardinal San-Giorgio. Sur la paroi qui est au fond de la salle, on voit Paul III établissant la paix universelle entre les chrétiens, et particulièrement entre l’empereur Charles-Quint et le roi François Ier. La Paix brûlant un monceau d’armes, le temple de Janus fermé, et la fureur enchaînée, complètent cette composition au-dessus de laquelle sont les armoiries de Charles-Quint supportées par la Victoire et par l’Allégresse. Ce tableau est placé entre deux niches dont l’une renferme la Concorde, et l’autre la Charité et plusieurs enfants. La première est surmontée de deux Victoires tenant le buste de l’empereur Titus, et l’autre de deux Victoires tenant le buste d’Auguste. —— Toutes ces peintures sont accompagnées d’inscriptions composées par le Giovio, et dans l’une desquelles il est dit que cette entreprise a été menée à fin en cent jours. En déployant cette célérité, je n’avais songé, dans mon inexpérience de jeune homme, qu’à plaire au cardinal Farnèse qui, je l’ai noté plus haut, m’avait fixé l’époque où tout devait être terminé. J’étudiai avec une application extrême mes cartons, mais j’eus le tort, je l’avoue, pour marcher avec la célérité requise, d’avoir laissé à des auxiliaires le soin de les reproduire en peinture. Il aurait mieux valu que cet ouvrage m’eût coulé cent mois de travail et que pas un coup de pinceau n’eût été donné par une autre main que la mienne. Peut-être aurait-il été encore loin d’être aussi bien que je l’aurais désiré pour le cardinal et pour mon honneur, mais j’aurais eu au moins la satisfaction de l’avoir exécuté seul. Frappé de l’erreur que j’avais commise, je jurai qu’à l’avenir j’achèverais moi-même toutes mes peintures en me contentant de les faire ébaucher d’après mes dessins, par des auxiliaires. Parmi les jeunes artistes qui m’aidèrent dans la salie de la chancellerie, je citerai les Espagnols Bizzerra et Roviale, Battista Bagnacavallo de Bologne, Bastiano Flori d’Arezzo, Giovan Paolo de Borgo et Fra Salvadore Foschi d’Arezzo.

À cette époque, j’allais souvent, le soir, assister au souper de l’illustrissime cardinal Farnèse, chez lequel se rassemblaient ordinairement le Molza, Annibal Garo, Messer Gandolfo, Messer Claudio Tolomei, Messer Romolo Amaseo, Monsignor Giovio, et en un mot l’élite des personnages les plus distingués dans les lettres et dans d’autres genres. Un jour, la conversation étant tombée sur la collection des portraits d’hommes illustres formée par le Giovio, ce dernier dit qu’il avait le projet de composer un traité qui comprendrait des notices sur les plus célèbres artistes, à partir de Cimabue. Giovio s’étendit alors fort au long sur ce sujet et se montra connaisseur plein de bon goût et d’habileté. Mais lorsqu’il sortit des généralités pour aborder les détails, il commit de nombreuses méprises sur les noms, les surnoms, la patrie des divers artistes, sur leurs productions, et enfin sur une multitude de points. Quand le Giovio eut cessé de parler, le cardinal Farnèse se tourna vers moi et me dit : « Qu’en pensez-vous, Giorgio, ne sera-ce pas làun bel ouvrage ? » « — Très-beau, illustrissime seigneur, répondis-je, très-beau, pourvu que le Giovio soit aidé par quelque artiste capable de remettre chaque chose à sa vraie place, et de décrire les objets comme ils sont réellement, ce que je dis, parce que je me suis aperçu que son discours, malgré ce qu’il a d’admirable, renferme beaucoup d’erreurs » — « Vous pourriez, reprit le cardinal, lui fournir des notions succinctes sur les artistes et leurs ouvrages, en observant l’ordre chronologique. C’est un nouveau bienfait dont l’art vous sera redevable. » J’acceptai cette mission, bien que je reconnusse qu’elle était au-dessus de mes forces. Je recherchai donc toutes les notes et tous les renseignements que dès ma jeunesse je m’étais plu à recueillir sur les maîtres dont le souvenir m’était cher. J’arrangeai ces documents de mon mieux, et je les portai au Giovio qui, après les avoir lus, loua beaucoup mon travail et me dit : « Il faut absolument, Giorgio mio, que vous mettiez seul la main à cet ouvrage, car je vois que vous saurez vous en tirer à merveille ; quant à moi, je ne me sens pas le courage de traiter des matières qui exigent une foule de connaissances spéciales que vous possédez à fond. Et d’un autre côté, si j’entreprenais cette tâche, j’écrirais tout au plus un petit traité semblable à celui de Pline. Croyez-moi, Vasari, faites ce que je vous dis, et vous produirez un livre magnifique, l’essai que vous m’avez apporté m’en est un sûr garant. » Le Giovio, me voyant assez indécis, me députa le Garo, le Molza, le Tolomei et d’autres de mes amis qui me pressèrent si vivement, que je me déterminai enfin à écrire ce livre et à le donner à l’un d’eux pour le revoir, le corriger et le publier sous un autre nom que le mien.

Les choses étant ainsi arrêtées, je quittai Rome dans le mois d’octobre 1546, et je me rendis à Florence, où je peignis à l’huile, pour le réfectoire du fameux monastère delle Murate, la Gène du Christ avec ses Apôtres. Ce tableau me fut commandé et payé par le pape Paul III, dont la belle-sœur, jadis comtesse de Pitigliano, était religieuse dans ce monastère. Je fis ensuite un mariage mystique de sainte Catherine, vierge et martyre, pour la sœur de Messer Tommaso Cambi, laquelle était alors abbesse du couvent del Bigallo, hors de Florence. Immédiatement après, j’exécutai, pour Monsignor de’ Rossi, évêque de Pavie, deux grands tableaux à l’huile, qui furent envoyés en France, et dont l’un renferme un saint Jérôme, et l’autre une Piété. L’an 1547, j’achevai, à la prière de Messer Bastiano della Seta, un tableau pour la cathédrale de Pise ; puis une Madone pour Simon Corsi, mon intime ami. Tout en m’occupant de ces travaux, j’avais mené à bon terme mes vies des artistes ; il ne me restait plus guère qu’à les faire transcrire, lorsque je rencontrai fort à propos le savant olivetain don Gian Matteo Faetani, qui me pria d’orner de quelques peintures l’église et le monastère de Santa-Maria-di-Scolca de Rimini, dont il était abbé. Don Gian Matteo m’ayant promis de faire copier mon livre par un de ses moines, habile écrivain, et de le corriger lui-méme, je consentis à aller à Rimini pour peindre le tableau du maître-autel de son église, qui est située à trois milles environ de la ville. Je représentai une Adoration des Mages, où les courtisans des trois rois sont mêlés ensemble ; mais il est facile de reconnaître, à la diversité de leurs teints et de leurs costumes, à quel pays et à quel maître ils appartiennent. Ce tableau est placé entre deux grands compartiments qui renferment les serviteurs qui suivent la cour, et conduisent des chevaux, des éléphants et des girafes. En différents endroits de la même église, je laissai des prophètes, des sibylles et des évangélistes. Dans la coupole je peignis, entre autres choses, quatre personnages qui parlent du Christ, de sa Filiation et de la Vierge. Ces quatre personnages sont Orphée, Homère, Virgile et Dante. Au-dessous des deux premiers sont tracés quelques

mots grecs ; au-dessous de Virgile on lit : Jam redit et virgo [5], etc., et au-dessous de Dante :

Tu sei colei, che l’umana natura
Nobilitasti si, che il suo Fattore
Non si sdegnò di farsi tua fattura[6].

Pendant que l’on transcrivait mon livre, je fis encore, sur le maître-autel de San-Francesco de Rimini, un saint François recevant les stigmates sur le rocher de la Vernia. Afin d’éviter la monotonie qu’auraient produite le ton gris de ce rocher et les vêtements de même couleur dont il est de règle d’habiller saint François et son compagnon, je figurai le Christ et quantité de séraphins au milieu d’un soleil qui éclaire d’une manière éclatante le saint et les autres personnages, tandis que le paysage est plongé dans l’ombre. Ce tableau obtint assez de succès, et plut surtout au cardinal Capodiferro.

De Rimini j’allai à Ravenne, où je peignis dans la nouvelle église de l’abbaye de Classi, de l’ordre des Camaldules, un Christ mort étendu sur les genoux de la Vierge.

À la même époque je fis, pour différents amis, une telle quantité de dessins et de petits tableaux, qu’il me serait difficile d’en donner l’énumération, qui d’ailleurs serait peut-être fort ennuyeuse pour le lecteur.

Sur ces entrefaites, la construction de ma maison étant arrivée à sa fin, je retournai à Arezzo, et j’exécutai des dessins d’après lesquels j’avais l’intention de peindre, pendant l’été, le salon, trois chambres et la façade extérieure de cette habitation. Entre autres sujets, j’imaginai de personnifier toutes les villes et tous les pays où j’avais travaillé, et je les figurai comme apportant leurs tributs, entendant rappeler par là les bénéfices que j’y avais recueillis. Pour le moment je décorai seulement le plafond du salon : dans les quatre angles je plaçai les quatre saisons ; puis, au milieu des images des douze grands dieux de l’Olympe, le Mérite foulant aux pieds l’Envie, et bâtonnant la Fortune, qu’il tient par les cheveux. Ces figures sont disposées de telle façon que, suivant l’endroit d’où on les regarde, on aperçoit tantôt l’Envie dominant le Mérite et la Fortune, et tantôt le Mérite élevé au-dessus de l’Envie et de la Fortune, ainsi que cela a lieu souvent dans ce monde. Sur les parois on voit l’Abondance, la Libéralité, la Sagesse, la Prudence, le Travail, l’Honneur et d’autres personnages allégoriques, au-dessous desquels sont des tableaux dont les sujets ont rapport aux peintres de l’antiquité : tels que Zeuxis, Apelles, Parrhasius, Protogenes. — Sur le plafond d’une chambre, je peignis Dieu bénissant la race d’Abrabam, dans un compartiment circulaire entouré de quatre compartiments carrés, renfermant la Paix, la Concorde, la Vertu et la Modestie. J’exécutai toutes ces peintures à la détrempe, mode qui chaque jour, et bien à tort, était de plus en plus négligé. À l’entrée de la meme chambre, je représentai, par plaisanterie, une mariée tenant d’une main un rateau, avec lequel elle a râtelé tout ce qu’elle a pu de la maison paternelle, tandis que de l’autre main elle porte une torche allumée, pour montrer qu’elle introduit dans la maison de son mari le feu qui consume et détruit tout[7]

L’an 1518, mon ami don Giovan Benedetto, de Mantoue, abbé de Santa-Fiora-e-Lucilla, me pria de peindre un Cénacle, ou quelque chose du meme genre, dans le réfectoire de son monastère. Désireux de lui plaire, je cherchai un sujet qui ne fût pas rebattu, et je choisis les noces de la reine Esther avec le roi Assuérus. Ce tableau, long de quinze brasses, devait être exécuté à l’huile ; je le peignis sur la place même qui lui était destinée, car je savais par expérience qu’en n’observant pas cette méthode on s’expose à éprouver bien des mécomptes dans le jeu des ombres et des lumières. Je m’efforçai d’imprimer à cet ouvrage un aspect plein de majesté et de grandeur ; mais il ne m’appartient pas de décider si j’y ai réussi ou non. Quoi qu’il en soit, j’introduisis dans cette composition une foule de serviteurs, de pages, d’écuyers, de soldats et de musiciens, un nain, un office, un buffet chargé d’une magnifique vaisselle, et en un mot tout ce qui convient à un banquet royal. Un maître d’hôtel s’avance, accompagné de quantité de pages en livrée et de valets qui déposent des mets sur la table, à côté de laquelle des seigneurs et des courtisans se tiennent debout suivant l’usage. Assuérus, le visage rayonnant d’amour et de fierté, et le bras gauche appuyé sur la table, offre de la main droite, avec un geste vraiment royal, une coupe de vin à la reine. En somme, s’il m’était permis d’ajouter foi à ceux qui virent ce tableau, je serais autorisé à croire qu’il n’est pas dépourvu de qualités ; mais je sais mieux que personne ce qu’il est et ce qu’il aurait été si ma main eût été plus habile à rendre mes conceptions. Toutefois, je puis confesser librement quej’y déployai tous mes efforts. Sur un pendentif je peignis le Christ tendant une couronne de fleurs à la reine Esther, pour montrer que le sujet que j’avais traité est une allusion et à la répudiation de l’ancienne synagogue et à l’alliance du Christ avec la nouvelle Église.

À la même époque je fis le portrait de mon intime ami Luigi Guicciardini, commissaire d’Arezzo, et frère de Messer Francesco l’historien. C’est à lui que je suis redevable de l’acquisition du vaste domaine de Frassineto, qui est le plus beau morceau de ma fortune. Des nombreux portraits que je fis, malgré ma répugnance pour ce genre d’ouvrage, celui de Messer Luigi est, dit-on, le meilleur et le plus ressemblant. Il est aujourd’hui entre les mains des héritiers de Messer Luigi.

Après l’avoir achevé, je peignis, pour Fra Marietto de Castiglioni, un tableau destiné à l’église de San-Francesco, et renfermant la Vierge, sainte Anne, saint François et saint Silvestre.

Vers le même temps, je dessinai pour le cardinal di Monte, alors légat à Bologne, et plus tard pape sous le nom de Jules III, le plan d’immenses bâtiments d’exploitation, qui furent construits près de Monte-Sansovino. Je me rendis ensuite à Florence, où je décorai, pour la confrérie de San-Giovanni-de’-Peducci d’Arezzo, une bannière représentant d’un côté saint Jean prêchant devant la foule, et de l’autre côté le Baptême du Christ. Dès qu’elle fut terminée, je l’envoyai chez moi, à Arezzo, avec ordre de la remettre aux membres de la confrérie. Sur ces entrefaites, monseigneur le cardinal Georges d’Armagnac passa par Arezzo, et alla visiter ma maison, où il vit la bannière, qui n’avait pas encore été livrée à la confrérie. Elle lui plut à un tel point, qu’il en offrit un prix considérable ; mais je ne voulus point manquer de bonne foi envers ceux qui me l’avaient commandée. Je n’écoutai point ceux qui me dirent que je pouvais en faire une autre : peut-être n’aurait-elle pas été aussi bien.

Peu de temps après, je peignis Adonis expirant sur le sein de Vénus, selon la description de Théocrite. Ce tableau était destiné à Messer Annibale Caro, qui, dans une lettre aujourd’hui imprimée[8] l’avait demandé. Il fut envoyé en France presque contre mon gré, et donné à Messer Albizzo del Bene, avec une Psyché qui contemple l’Amour à la lueur d’une lampe. Toutes ces figures sont nues, et grandes comme nature. Elles furent cause qu’Alfonso di Tommaso Cambi, jeune homme non moins remarquable par son extrême beauté que par son instruction et sa courtoisie, se fit peindre entièrement nu sous les traits d’Endymion, au milieu d’un paysage éclairé par la lune. J’essayai de reproduire avec une scrupuleuse exactitude les teintes argentées qui colorent ordinairement les objets sur lesquels cet astre jette sa lumière.

Je peignis ensuite une Vierge et une Piété qui furent envoyées à Raugia ; puis une Sainte Famille, que Francesco Botti emporta en Espagne.

Après avoir terminé ces ouvrages, j’allai visiter le cardinal di Monte, à Bologne, où il était légat. Je restai près de lui plusieurs jours, dont il profita pour me déterminer, par une foule de bonnes raisons, à faire une chose devant laquelle j’avais jusqu’alors toujours reculé, c’est-à-dire à me marier. Je cédai à ses instances, et, suivant son désir, j’épousai une fille de Francesco Bacci, noble citoyen d’Arezzo.

De retour à Florence, je fis une Madone, accompagnée de plusieurs figures, pour Messer Bindo Altoviti. Il me paya ce tableau cent écus d’or, et il l’emporta à Rome, où on le voit aujourd’hui dans son palais. À la même époque, j’exécutai, pour Messer Bernardetlo de’ Medici, pour Messer Bartolommeo Strada, et pour d’autres de mes amis, divers tableaux sur lesquels je ne m’appesantirai pas davantage.

Sur ces entrefaites, Gismondo Martelli vint à mourir. Il ordonna, par son testament, que l’on ornât d’un tableau renfermant la Vierge et quelques saints la chapelle que possède sa noble famille dans l’église der San-Lorenzo. Luigi et Pandolfo Martelli, et Messer Cosimo Bartoli, mes amis intimes, me prièrent de me charger de ce travail. J’y consentis volontiers ; mais je stipulai que je serais libre de traiter à ma fantaisie un sujet emprunté à la vie de saint Sigismond, par allusion au nom du testateur. Les choses étant ainsi arretées, je me rappelai avoir entendu dire que Filippo Brunelleschi, architecte deSan-Lorenzo, avait donné avec intention, à toutes les chapelles de cette église, une forme propre à recevoir une vaste composition. Poussé par l’amour de la gloire, et sans songer au mince salaire qui m’était alloué, je résolus de suivre le plan de Brunelleschi dans la chapelle confiée à mon pinceau. En conséquence, je représentai, dans un espace de dix brasses de largeur sur treize de hauteur, le Martyre du roi Sigismond, de sa femme et de ses deux fils. Je me servis de l’hémicycle de la chapelle pour figurer une porte rustique, à travers laquelle on aperçoit une cour carrée, entourée de galeries soutenues par des pilastres et des colonnes doriques. Au milieu de la cour est un puits octogone, environné de degrés, et dans lequel des bourreaux s’apprêtent à jeter les deux fils du roi. Les galeries sont garnies d’une multitude de spectateurs. Des valets entraînent la reine vers le puits pour l’y précipiter ; tandis que des soldats sont occupés à garrotter saint Sigismond, dont le visage exprime la résignation et le courage à la vue de quatre anges qui planent dans les airs, et lui montrent les palmes du martyre. Du haut des galeries, l’impie tyran qui a ordonné le supplice de saint Sigismond contemple d’un œil féroce cet horrible spectacle. Je m’appliquai de tous mes efforts à rendre avec exactitude les diverses affections qui doivent distinguer chaque personnage de cette composition ; mais je laisse à d’autres le soin de décider si j’ai réussi ou non.

Pendant ce temps, j’avais mené presque entièrement à fin, avec l’aide de quelques-uns de mes amis, mon Histoire des Artistes. Le duc Cosme ayant manifesté le désir qu’elle fût publiée sans retard, je la remis à Lorenzo Torrentino, qui commença à l’imprimer. Mais, sur ces entrefaites, le pape Paul III étant mort, je songeai à quitter Florence avant que l’impression en fût terminée. En effet, étant allé à la rencontre du cardinal di Monte, qui se rendait au conclave, à peine l’eus-je salué, qu’il me dit ; « Je vais à Rome, et je serai très-certainement nommé pape. Dès que tu auras reçu la nouvelle de mon élection, viens me trouver à Rome, sans autre avis. » J’appris la réalisation de ce pronostic, pendant le carnaval, à Arezzo, où j’étais occupé à ordonner des fêtes et des mascarades. Je montai à cheval sans retard, et je partis pour Florence, d’oû je courus à Rome pour assister au couronnement du nouveau pontife. Je descendis chez Messer Bindo, puis j’allai baiser les pieds de Sa Sainteté, dont les premières paroles furent pour me rappeler sa prédiction. Aussitôt après son couronnement, Jules III voulut élever, à San-Piero-in-Montorio, un mausolée en mémoire du cardinal Antonio di Monte. Tandis que l’on sculptait en marbre ce monument, je peignis, dans la chapelle où il devait être placé, la Conversion de saint Paul. Afin de traiter ce sujet autrement que le Buonarroti ne l’avait fait dans la chapelle Pauline, je représentai saint Paul au moment où Ananie le guérit de sa cécité et le baptise. Cet ouvrage, soit à cause de l’étroite dimension de l’emplacement, soit pour tout autre motif, ne me contenta pas entièrement, bien qu’il ne déplût point à maintes personnes, et à Michel-Ange en particulier. Je fis encore, par l’ordre de Jules III, un tableau qui était destiné à une chapelle du Vatican, mais qui fut transporté à Arezzo, et placé sur le maitre-autel de l’église paroissiale pour certaines raisons que j’ai expliquées ailleurs. Si ce dernier tableau et celui de San-Piero-in-Montorio prêtaient à mordre à la critique, il n’y aurait pas lieu de s’en étonner, car je ne pus y travailler un instant en repos. Obligé d’obéir à toutes les volontés de Jules III, j’étais presque continuellement en mouvement, ou occupé à tracer des dessins d’architecture. Ainsi je fournis les premiers plans de la villa Giulia, qui coûta au pape des sommes énormes. Bien que je n’aie point présidé jusqu’à la fin à la construction de cette villa, ce fut toujours moi néanmoins qui traduisis sur le papier les idées du pape, lecpiel donnait ensuite mes dessins à Michel-Ange pour les revoir et les corriger. Les chambres, les salles, et d’autres parties du même édifice, furent exécutées d’après les plans de Jacopo Barozzi de Vignola ; quant à la fontaine qui se trouve au-dessous de la loge bâtie par l’Ammannato, elle fut construite d’après les dessins de ce maître et d’après les miens. Mais cette entreprise n’était point une de celles où un artiste peut déployer son savoir, car chaque jour le pape avait de nouveaux caprices, auxquels il fallait satisfaire, sous la surveillance de Messer Pier Giovanni Aliotti, évéque de Forli.

L’an 1550, mes affaires m’appelèrent deux fois à Florence. Je profitai du premier voyage pour terminer mon tableau de saint Sigismond. Le duc, ayant vu cette peinture chez Messer Octavien de Médicis, m’engagea à entrer à son service aussitôt que j’aurais achevé mes travaux de Rome. Je regagnai donc cette ville, et, après avoir mené à fin ce que j’y avais commencé, ainsi qu’une Décollation de saint Jean, qui fut placée, l’an 1553, sur le maître-autel de la confrérie délia Misericordia, je me disposais à regagner Florence, lorsque je fus forcé de décorer deux immenses loges pour Messer Bindo Altoviti. L’une de ces loges dépend de la villa de Messer Bindo, et l’autre de la maison qu’il possède à Ponte. La première est si vaste, que, pour la voûter sans danger, je fus réduit à la garnir d’armatures de bois, revêtues de nattes de cannes, que je couvris de stucs et de fresques, comme si elles eussent été construites en pierres. Cette voûte est soutenue par des colonnes de marbre aussi précieuses par leur antiquité que par leur matière. J’exécutai ensuite, pour une antichambre de Messer Bindo, quatre tableaux à l’huiie renfermant les quatre saisons de l’année ; puis je fis un portrait de femme pour mon ami Andrea della Fonte, auquel je donnai en meme temps un grand Portement de croix, qui était primitivement destiné à un parent du pape. Enfin, je peignis, pour l’évêque de Vasona, un Christ mort, soutenu par Nicodème et par deux anges ; et, pour Pierantonio Bandini, une Nativité du Christ.

Tout en m’occupant de ces ouvrages, j’attendais que le pape me confiât quelque grande entreprise ; mais je vis qu’il y avait peu de chose à espérer de lui. C’est pourquoi, bien que j’eusse préparé des cartons pour peindre à fresque la loge de la villa Giulia, je résolus d’entrer au service du duc de Florence. J’adoptai ce parti d’autant plus volontiers que j’y étais vivement sollicité par Messer Averardo Serristori, et par l’évéque de’ Ricasoli, ambassadeur de Son Excellence à Rome, ainsi que par Messer Sforza Almeni, son premier camérier. Je partis donc pour Arezzo où je n’avais pas l’intention de m’arrêter, mais j’y fus retenu par l’évéque, Monsignor Minerbetti, pour lequel je peignis une figure de la Patience, semblable à celle qui orne le revers de la médaille du signor Ercole, duc de Ferrare.

Après avoir achevé ce tableau, j’allai baiser les mains du duc Cosme qui m’accueillit avec une rare bonté. Pendant que le duc songeait aux travaux qu’il voulait me commander, je fis décorer en clair-obscur, par Cristofano Gherardi, la façade de la maison de Messer Sforza Almeni, que j’ai décrite ailleurs fort au long.

À cette époque, comme j’étais l’un des prieurs d’Arezzo, je me rendis dans cette ville pour exercer les devoirs attachés à cet emploi ; mais bientôt Son Excellence m’en déchargea et me rappela à Florence. Lorsque je rejoignis le duc, je trouvai que l’on avait commencé à construire, sous la direction du Tasso, les pièces du palais qui donnent sur la place del Grano. Malheureusement elles étaient toutes infiniment trop basses. Pour remédier à ce défaut, je proposai de pratiquer des enfoncements de deux brasses et demie entre les arbalétriers, ce qui dispensait d’exhausser le comble ; opération qui aurait exigé un temps énorme. Son Excellence agréa mon conseil et ordonna qu’il fût mis à exécution. Le Tasso fut chargé de préparer tous les compartiments où l’on devait peindre la Généalogie des dieux. Tandis que l’on travaillait à la reconstruction des plafonds, j’allai, avec la permission du duc, passer deux mois à Arezzo et à Cortona, tant pour veiller à mes affaires particulières que pour achever des fresques que j’avais commencées dans l’oratoire del Gesù, à Cortona, où je représentai trois sujets de la vie du Christ et tous les sacrifices de l’Ancien Testament, depuis celui de Caïn et d’Abel jusqu’à celui du prophète Néhémie. À la meme époque, je donnai des dessins et des modèles pour la Madonna-Nuova, église située hors de Cortona. Après avoir terminé les fresques de l’oratoire del Gesù, je retournai à Florence l’an 1555, avec toute ma famille. Je décorai aussitôt la salle des Eléments où je figurai la Castration du ciel. À côté de cette salle, je peignis sur le plafond d’une terrasse l’histoire d’Opis et de Saturne ; puis, sur le plafond d’une autre chambre, celle de Cérés et de Proserpine. Je représentai ensuite sur le plafond d’une chambre plus vaste le Triomphe de la déesse Bérécynthie et les quatre saisons, et sur les parois les douze mois de l’année. Dans une autre chambre moins riche que la précédente, on voit la Naissance de Jupiter, son Allaitement par la chèvre Amalthée et ses aventures les plus célèbres. Une terrasse contiguë à cette salle et richement ornée contient des scènes où Junon et Jupiter jouent le principal rôle ; enfin, la chambre suivante renferme la Naissance d’HercuIe et tous ses travaux. Les sujets qui ne purent entrer dans les plafonds de ces salles trouvèrent place dans les frises, ou furent exécutés en tapisseries d’après mes cartons. Je passe sous silence les grotesques et les peintures qui ornent les escaliers et une foule d’autres accessoires qui complètent la décoration de ces appartements ; car, sans compter que j’espère en donner ailleurs une description détaillée, chacun est libre de les examiner à son aise. Pendant que j’étais occupé de ces ouvrages, on mettait en état d’étre peintes les chambres qui accompagnent la grande salle, et qui correspondent, au moyen de commodes escaliers, avec celles de l’étage supérieur, dont nous venons de parler.

Sur ces entrefaites, le Tasso étant mort, le duc voulut que l’on opérât une refonte aussi large que possible de son palais qui avait été construit et modifié à différentes reprises, sans ordre ni méthode, au gré de toutes sortes de besoins et de sujétions. Pour coordonner ce qui était fait et ce qui était à faire, le duc me chargea d’exécuter plusieurs plans, et ensuite, d’après l’un de ces plans, un modèle en bois qui permît de bien apprécier la nouvelle distribution. Cette entreprise me semblait hérissée de difficultés et au-dessus de mes forces, néanmoins je commençai un immense modèle, plus pour obéir au duc que dans l’espoir de réussir. Ce modèle, par bonheur, plut beaucoup à Son Excellence qui ordonna de mettre la main à l’œuvre, de sorte que le palais fut amené peu à peu au point où il est aujourd’hui. J’ornai les huit premières nouvelles pièces qui accompagnent la grande salle de riches compartiments en stuc et d’une foule de tableaux renfermant un nombre infini de portraits. Chaque pièce porte le nom de l’un des personnages illustres de la maison de Médicis, à partir de Cosme l’Ancien. Dans l’une, on voit les actions les plus mémorables de ce grand homme et les portraits de ses meilleurs amis, de ses dévoués serviteurs et de tous ses enfants. Les autres pièces sont consacrées à Laurent l’Ancien, au pape Léon X, au pape Clément VII, au seigneur Jean de Médicis, et au duc Cosme, actuellement régnant. Dans la chapelle qui est dédiée à saint Cosme et à saint Damien, je représentai ces deux saints aux côtés d’un magnifique tableau de Raphaël d’Urbin. Les appartements de la duchesse Leonora reçurent pour sujet de décoration l’histoire de quelques-unes des femmes qui se rendirent le plus célèbres chez les Grecs, les Hébreux, les Latins et les Tosçans. Comme j’ai déjà mentionné ailleurs ces ouvrages, je n’en dirai rien ici, d’autant plus que je me propose d’en parler fort au long dans un dialogue que je publierai prochainement. Ces travaux étaient énormes, mais j’en fus récompensé par le duc avec une générosité extrême. Outre mes appointements, il me donna plusieurs maisons de ville et de campagne, et m’honora de la charge suprême de gonfalonier de la ville d’Arezzo, ma patrie, et de divers emplois, en me laissant la faculté de m’y faire remplacer par quelques autres citoyens de la ville. Le duc accorda aussi à Ser Piero, mon frère, plusieurs offices lucratifs à Florence, et combla de faveurs et de libéralités tous mes parents d’Arezzo. Aussi ne serai-je jamais las de proclamer ma reconnaissance pour tant de bontés.

Le duc songeait depuis longtemps à faire décorer la grande salle du palais. Il résolut de mettre cet immense projet à exécution, parce qu’il espérait, me disait-il en riant, que je le mènerais promptement à fin. En conséquence, il m’ordonna d’exhausser le toit de treize brasses, d’établir un plafond de bois, et de le couvrir de dorures et de peintures à l’huile. J’acceptai cette grande et importante entreprise qui, si elle n’était pas au-dessus de mon courage, était peut être au-dessus de mes forces. Néanmoins, soit que ma vigueur eût été doublée par la confiance que le duc me témoignait, ou par l’espoir que j’avais de me distinguer, soit que Dieu fût venu à mon aide, je conduisis ma tâche à fin, contre l’attente générale, non-seulement en moins de temps que je ne l’avais promis, mais encore que je ne l’espérais, et que ne le pensait Son Excellence. Du reste, j’ai lieu de croire que le duc fut très-satisfait de cette célérité ; car la salle se trouva achevée précisément au moment où elle pouvait être le plus nécessaire. En effet, le mariage de notre prince illustrissime avec la sœur de l’empereur aujourd’hui régnant étant sur le point de se conclure, je crus de mon devoir de n’épargner aucun effort pour que la plus vaste salle du palais fût en état de servir de théâtre aux principaux actes de cette solennité. Ce puissant motif doit me faire excuser, si, dans la précipitation qu’il me commandait, je n’ai pas réussi pleinement à rendre les innombrables scènes confiées à mon pinceau : attaques de places, canonnades, assauts, escarmouches, édifications de villes, conseils publics, cérémonies antiques et modernes, triomphes, et tant d’autres sujets qui réclamaient un temps énorme, sans parler des croquis, des dessins, des cartons, des nus et des paysages que je fus obligé de faire d’après nature, de même que les portraits d’une foule de guerriers, de capitaines, de généraux et d’autres chefs. En somme, j’ose dire que j’eus à représenter sur ce plafond presque tous les objets imaginables, le corps humain sous les aspects les plus différents, des costumes, des meubles, des casques, des cuirasses, des chevaux, des harnais, des caparaçons, des armes à feu de tout genre, des navires, des tempêtes, des effets de pluie et de neige, et tant d’autres choses, que je ne saurais m’en souvenir. Mais il suffit de voir cet ouvrage pour se figurer facilement combien de fatigue et de veilles il m’a coûté, car il se compose de quarante grands tableaux environ, dont plusieurs ont dix brasses de dimension en tous sens. Si quelques-uns de mes élèves me secondèrent dans ce travail, ils me furent parfois moins utiles que nuisibles, en me forçant à effacer et à recommencer sur nouveaux frais ce qu’ils avaient fait. Ces tableaux représentent l’histoire de Florence depuis sa fondation jusqu’à nos jours, sa division en quartiers, les villes qu’elle a conquises, ses victoires, et enfin la guerre de Pise et celle de Sienne, l’une menée à fin en quatorze années par le gouvernement populaire, et l’autre en quatorze mois par le duc. Ces sujets, dont je parlerai au long dans le dialogue déjà mentionné[9] sont répartis sur le plafond et sur les parois à la décoration desquelles je travaille en ce moment, et qui n’ont pas moins de quatre-vingts brasses de longueur sur vingt de hauteur. Je suis entré dans tous ces détails pour montrer avec quelle ardeur je me suis dévoué à l’art, et combien j’ai de légitimes raisons pour que l’on excuse les erreurs que j’ai pu commettre.

J’ajouterai encore qu’à la même époque je fus chargé de dessiner tous les arcs de triomphe que l’on éleva à Florence à l’occasion des noces du prince don François, de présider à la mise en œuvre et à l’achèvement des décorations nécessitées par cette solennité, de faire exécuter, d’après mes dessins, dix tableaux de quatorze brasses de hauteur sur onze de largeur, renfermant les principales villes des états florentins, avec leurs fondateurs et leurs armoiries, de construire les escaliers principaux et la cour du palais, et de peindre quinze villes de l’empire et du Tyrol dans autant de tableaux.

Je dépensai aussi beaucoup de temps à la construction du palais des Magistrats, qui borde l’Arno. Jamais édifice n’a présenté plus de difficultés et de dangers ; car ses fondements reposent sur le lit du fleuve, et il fallait qu’il en fût ainsi pour établir la longue galerie qui traverse l’Arno, et conduit du palais ducal à celui des Pitti. Cette galerie fut terminée sous ma direction, et d’après mes plans, en cinq mois, bien qu’elle semble avoir dû exiger au moins cinq années de travail.

Je fus, en outre, chargé, à l’occasion des noces du prince, de faire reconstruire et agrandir, dans la principale tribune de Santo-Spirito, les machines nécessaires aux pieuses représentations que Fon donnait jadis à San-Felice. Ces machines furent perfectionnées de manière à prévenir tous les accidents qu’elles occasionnaient trop souvent auparavant. Je suis également l’auteur du palais et de l’église des chevaliers de Saint-Etienne, à Pise, et de la coupole de la Madonna-dell’-Umiltà, à Pistoia.

Si, malgré leurs imperfections, que je ne cherche point à dissimuler, ces ouvrages renferment quelque chose de bon, j’en rends des grâces infinies à Dieu, lequel, j’espère, me permettra de conduire à fin la décoration des parois de la grande salle du palais, à la satisfaction de mes seigneurs et maîtres, qui, depuis treize ans, m’ont offert maintes occasions de travailler à mon honneur et à mon profit, en attendant que la fatigue et la vieillesse m’appellent au repos. Diverses raisons m’ont forcé d’exécuter à la hâte la plupart des ouvrages que j’ai mentionnés jusqu’ici ; mais j’espère qu’il n’en sera pas de meme pour les peintures des parois de la grande salle, car le seigneur duc consent que je m’en occupe à mon aise, en prenant tous les délassements que je pourrai désirer. Ainsi, l’an passé, il m’a permis de m’absenter pendant plusieurs mois, dont j’ai profité pour voyager, et pour revoir bon nombre de mes amis et les productions de différents artistes, comme je l’ai noté ailleurs. En dernier lieu, lorsque je me disposai à quitter Rome pour regagner Florence, j’allai baiser les pieds du pape Pie V, qui me demanda un tableau destiné au couvent del Bosco, qu’il faisait bâtir dans son pays natal, près d’Alessandria délia Paglia. De retour à Florence, je peignis, pour obéir à Sa Sainteté, une Adoration des Mages. Dès que Pie V sut que ce tableau était achevé, il m’appela à Rome pour me consulter sur divers projets, et notamment sur la continuation des travaux de la basilique de saint Pierre. J’expédiai d’abord mon tableau à Rome, puis je partis avec cent écus que Sa Sainteté m’avait envoyés pour me défrayer de mon voyage. Après avoir eu pendant un mois, avec Pie V, de nombreuses conférences, où je lui conseillai de ne rien laisser changer au plan de Michel-Ange, il m’ordonna de faire pour le maître-autel de l’église de son couvent del Bosco, non un tableau, mais une vaste machine, en forme d’arc de triomphe, ornée de chaque côté de deux grands tableaux, et d’environ trente sujets renfermés dans de petits compartiments.

À cette époque, Sa Sainteté daigna accorder à moi et à ma famille, par des bulles qui me furent expédiées gratis, des droits de patronage et de décanat sur la grande chapelle de l’église paroissiale d’Arezzo. Je décorai moi-même cette chapelle, et j’y laissai deux tableaux, dont l’un représente Pierre et André abandonnant leurs filets pour suivre le Christ, et l’autre saint Georges tuant le serpent. De chaque côté de ces deux compositions sont des images de saints fiont les corps reposent sous l’autel, dans une magnifique tombe, avec les principales reliques de la ville. L’histoire de ces saints se trouve retracée dans de petits compartiments. Au milieu de l’autel s’élève un tabernacle orné de sujets tirés de l’Ancien et du Nouveau Testament, et tous relatifs aux mystères du saint sacrement.

J’avais oublié de dire que, l’année précédente, à l’époque où j’étais allé pour la première fois baiser les pieds de Sa Sainteté, j’avais fait le voyage de Pérouse pour mettre en place dans le réfectoire des moines noirs de San-Piero trois grands tableaux, dont le premier représente les Noces de Cana ; le second, le Prophète Élysée adoucissant, avec un peu de farine, Famertume d’un mets servi à ses disciples ; et le troisième, saint Benoît apercevant des anges qui Fui amènent des chameaux chargés de farine, aif milieu d’une grande disette.

Pour la Signora Gentilina, mère du signor Chiappino et du signor Paolo Vitelli, je peignis à Florence un Couronnement de la Vierge, que je lui envoyai à Città-di-Castello, où elle le plaça dans l’église de San-Francesco.

Pour l’église de la villa ducale de Poggio-a-Caiano, je représentai un Christ mort étendu sur les genoux de la Vierge, et contemplé par saint Cosme et saint Damien, tandis qu’un ange montre en pleurant les mystères de la Passion.

Presque à la meme époque, j’ornai la chapelle de mes amis Matteo et Simone Botti, dans l’église del Carminé de Florence, d’un tableau où l’on voit Jésus crucifié, la Vierge, saint Jean et la Madeleine.

J’exécutai ensuite, pour Jacopo Capponi, deux grands tableaux destinés à être transportés en France, renfermant, l’un le Printemps, et l’autre l’Automne ; puis un troisième tableau contenant Dieu le Père sur un nuage, au-dessus du Christ mort, soutenu par deux Anges.

Vers le meme temps, j’envoyai aux religieuses de Santa-Maria-Novella d’Arezzo une Annonciation de la Vierge, accompagnée de deux saints, et aux religieuses de Luco di Mngello, de l’ordre des Camaldules, un tableau contenant le Sauveur crucifié, la Vierge, saint Jean et Marie-Madeleine.

Luca Torrigiani, mon mîimeami, m’ayant manifesté le désir d’avoir quelque ouvrage de ma main, je lui fis une Vénus nue, environnée des trois Grâces, dont l’une lui arrange sa coiffure, tandis que l’autre lui tient un miroir et que la troisième lui verse de l’eau dans un vase. J’exécutai ce tableau avec tout le soin imaginable, tant pour ma propre satisfaction que pour celle de mon ami.

Je peignis encore, maigre ma répugance pour le portrait, celui d’Antonio de’ Nobili, trésorier de Son Excellence. Le meme gentilhomme a de moi une tête du Christ conforme à la description que l’on doit à Lentulus. Je donnai une copie de ce dernier tableau au signor Mondragone, amateur enthousiaste de nos arts, afin que, en le voyant, il pût se souvenir de mon amitié et de mon dévouem’ent.

J’ai commencé, et j’espère avoir bientôt achevé un grand tableau, que je destine à Antonio Montalvo, seigneur de la Sassetta, et premier camérier de notre duc. Si ma main répond au vif désir que j’ai de laisser un gage de l’affection que je lui porte, on verra à quel point je l’honore, et combien j’ai à cœur de transmettre à la postérité la mémoire de ce digne seigneur, généreux protecteur de tous les gens de talent et de mérite.

Dernièrement, j’ai fait, pour le prince don François de Médicis, deux tableaux qu’il a envoyés à Tolède, en Espagne, à une sœur de la duchesse Eléonore, sa mère, et, de plus, un petit tableau dans le genre de la miniature, dont il m’a fourni lui-même le motif, et qui contient quarante figures environ.

Il y a peu de temps j’ai terminé, par l’ordre de Filippo Salviati, un tableau destiné aux religieuses de San-Vincenzio de Prato, et où l’on voit la Vierge couronnée dans le ciel, et les apôtres rangés autour de son tombeau.

En ce moment je suis sur le point de finir, pour les moines noirs de Fabbaye de Florence, une Assomption de la Vierge en présence des apôtres. D’autres personnages, des sujets et des ornements variés, entourent ce tableau.

Comme le duc Cosme se plaît, non-seulement à édifier des palais, des villes, des forteresses, des ports, des galeries, des places, des fontaines, et toutes sortes de monuments aussi utiles que magnifiques, mais encore à reconstruire et à restaurer, à l’imitation du grand roi Salomon, les temples et les saintes églises de Dieu, il m’a dernièrement chargé de refaire, sur un plan entièrement nouveau et d’une grande richesse. Je chœur de Santa-Maria-Novella, derrière le maître-autel. Pour compléter dignement cette œuvre de rénovation, il m’ordonna ensuite d’établir entre les colonnes des nefs latérales, en guise de chapelles, des autels accompagnés de somptueux encadrements en pierre, sculptés d’après mes dessins et propres à recevoir chacun un tableau de sept brasses de hauteur sur cinq de largeur. Dans l’un de ces encadrements, je peignis, pour Alessandro Strozzi, évêque de Volterra, un Crucifix, selon la vision de saint Anselme, c’est-à-dire avec les sept vertus, sans lesquelles on ne peut arriver à Jésus-Christ[10]. Dans un autre encadrement, je représentai, de mon mieux, une Résurrection du Christ, pour Maestro Andrea Pasquali, médecin de Son Excellence[11]. Par l’ordre du duc, j’ai encore restauré le chœur de Santa-Croce de Florence, et placé sur son maîtreautel un riche tabernacle couvert de dorures et de peintures. Dans la même église, je construisis quatorze chapelles appuyées contre le mur des nefs latérales, comme celles de Santa-Maria-Novella. Les tableaux dont elles seront ornées, y compris les deux que ron doit à Salviati et au Bronzino, renfermeront tous les principaux mystères de l’histoire du Sauveur, depuis le commencement de sa Passion jusqu’à la Descente du Saint-Esprit sur les apôtres. Le soin de peindre ce dernier sujet m’a été confié par Messer Agnolo Biffoli. Il y a peu de temps, j’ai achevé une Tête du Christ et une Madone, qui l’un et l’autre sont dans la salle du tribunal des neuf conservateurs à côté de San-Piero-Scheraggio. Mais l’énumération de toutes les peintures, de tous les dessins, de tous les modèles et de toutes les mascarades dont je suis l’auteur, m’entraînerait trop loin. Je me contenterai donc d’ajouter que, si grandes et si importantes qu’aient été les entreprises par moi proposées au duc Cosme, elles n’ont jamais pu surpasser ni même égaler l’élévation de ses vues, comme le montrera clairement la troisième sacristie qu’il veut construire à San-Lorenzo. Cette chapelle sera semblable à celle de Michel-Ange, mais sera complètement revêtue de marbre et de mosaïques. Elle est destinée à renfermer les tombeaux des enfants du duc, ceux de son père, de sa mère, de la magnanime duchesse Leonora, son épouse, et le sien propre. Cette chapelle, pour laquelle j’ai déjà fait un modèle que le duc a approuvé, sera un nouveau mausolée d’une magnificence vraiment royale.

Maintenant il me reste seulement à dire que je suis arrivé à la cinquante-cinquième année d’une vie laborieuse que Dieu prolongera comme bon lui semblera, et que je consacrerai jusqu’à la fin au service de mes amis et à celui de nos nobles arts.

  1. Vasari naquit en 1512, et mourut en 1574.
  2. L’un des anges dit à Abraham : Je vous reviendrai voir dans un au en ce même temps ; je vous trouverai tous deux en vie, et Sara votre femme aura un fils. Ce que Sara ayant entendu, elle se mit à rire derrière la porte de la tente. — Car ils étaient tous deux vieux et fort avancés en âge ; et ce qui arrive d’ordinaire aux femmes avait cessé à Sara. Genèse, chap. XVIII, § 2, versets 9 et 10.
  3. Michel-Ange.
  4. Bargello, chef des sbires.
  5. Virgil.Eclog. IV.
  6. Dante Alighieri, Paradiso, cant. ultim.
  7. Ces peintures n’existent plus.
  8. Voyez tome II des Lettere Pittoriche.
  9. Ce dialogue a été imprimé et forme un gros volume.
  10. Ce tableau a disparu. On ne sait le qu’il est devenu.
  11. Le musée du Louvre possède quinze dessins et deux tableaux de Vasari. L’un des tableaux représente la Salutation évangélique, et l’autre la Passion de Jésus-Christ.