Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 9/Taddeo Zucchero

Traduction par Léopold Leclanché.
Vies des peintres, sculpteurs et architectesJust TessierTome 9 et 10 (p. ill.-178).

taddeo zucchero.

TADDEO ZUCCHERO,

PEINTRE,

Taddeo Zucchero naquit à Sant’-Agnolo-in-Vado, le 1er septembre 1529, sous le règne de Francesco-Maria, duc d’urbin. Lorsqu’il eut atteint l’âge de dix ans et appris à lire et à écrire raisonnablement, son père Ottaviano, qui était peintre, voulut lui enseigner lui-même le dessin. Mais bientôt, frappé des grandes dispositions de Taddeo pour la peinture, Ottaviano l’envoya chez Pompeo da Fano, son intime ami. Les ouvrages et l’humeur de ce maître ayant déplu à Taddeo, il revint à Sant’-Agnolo, où il n’épargna aucun effort pour être utile à son père, qui était chargé de sept fils et d’une fille. Enfin, à l’âge de quatorze ans, ayant vu qu’il ne pouvait ni prêter un secours efficace à son père, ni faire beaucoup de progrès sous sa direction, il partit pour Rome. Par malheur, il n’y avait point d’amis, et les rares personnes qu’il y connaissait furent précisément celles dont il eut le plus à se plaindre. Il se recommanda humblement à Francesco, dit le Sant’-Agnolo, lequel exécutait des grotesques à la journée pour Perino dei Vaga ; mais cet homme, qui cependant était son parent, loin de l’aider de sa bourse et de ses conseils, n’eut pour lui que des paroles dures et méprisantes. Néanmoins, le pauvre enfant ne perdit point courage et passa plusieurs mois à Rome, où, pour se sustenter, il n’eut d’autres ressources que de broyer des couleurs dans les ateliers. Le modique salaire qu’il retirait de son travail lui permettait parfois de consacrer quelque temps à l’étude du dessin.

Taddeo entra ensuite chez un certain Giovampiero de Calabre, mais il n’eut guère à s’en louer. En effet, Giovampiero et sa femme, exécrable mégère, le forçaient de broyer des couleurs jour et nuit, et pour combler la mesure le tenaient à une diète sévère. Ils mettaient le pain dans un panier suspendu au plafond et garni de sonnettes, afin que le malheureux affamé ne pût y toucher sans être immédiatement dénoncé. Taddeo aurait encore supporté son sort avec résignation, s’il eût eu la liberté de copier quelques dessins de Raphaël, que possédait son détestable maître. Enfin il se sépara de lui et résolut de vivre seul.

Il employa alors une partie de la semaine à gagner sa subsistance, et l’autre partie à dessiner, surtout d’après les ouvrages de Raphaël, qui étaient dans le palais d’Agostino Chigi et ailleurs. Souvent il n’eut, durant la nuit, pour tout abri que les loges du palais d’Agostino ou les portiques de quelque édifice public. Les souffrances de tout genre qu’il endura altérèrent sa santé, et l’auraient certainement tué, s’il n’eut été soutenu par la jeunesse.

Il tomba malade, et Francesco, son parent, ne lui ayant pas accordé le moindre secours, il retourna chez son père, dans l’espoir de mourir moins misérablement qu’il n’avait vécu. Cela suffit pour montrer quels déboires Taddeo eut à essuyer ; mais, pour ne pas allonger inutilement notre récit, nous ne nous appesantirons pas davantage sur ces faits peu importants en eux-mêmes.

Dès que Taddeo fut guéri, il retourna à Rome, et reprit ses études accoutumées avec plus d’ardeur que jamais. Il fit de tels progrès, sous la direction d’un certain Jacopone (1), qu’il obtint quelque réputation. Son parent Francesco, qui s’était si indignement conduit avec lui, rechercha alors son amitié qu’il jugeait devoir lui être profitable.

Taddeo, dont le caractère était plein de bonté, consentit à s’associer avec Francesco et à oublier toutes les injures qu’il en avait reçues. Ils exécutèrent ensemble dans des appartements et dans des loges une foule de fresques, dont les dessins étaient fournis par Taddeo.

Sur ces entrefaites, Daniello de Parme (2), qui avait travaillé plusieurs années avec le Corrége, et ensuite avec le Mazzuoli, emmena Taddeo à Vitto, près de Sora, où il avait été chargé d’orner de fresques une église. Daniello n’était pas assurément le meilleur peintre du monde ; mais, en voyant opérer le Corrége et le Mazzuoli, il avait acquis une telle expérience, que ses conseils furent aussi utiles a Taddeo que les exemples d’un autre auraient pu l’être. Taddeo peignit dans cette église les quatre Évangélistes, deux Sibylles, deux Prophètes et quatre sujets de médiocre dimension, tirés de la vie du Christ et de celle de la Vierge.

Taddeo était de retour à Rome, lorsque Messer Jacopo Mattei, gentilhomme romain, parla à Francesco Sant’-Agnolo de l’intention qu’il avait de faire décorer en clair-obscur la façade de son palais. Francesco lui conseilla de donner ce travail à Taddeo. L’extrême jeunesse de notre artiste ayant semblé inspirer de la défiance à Messer Jacopo Mattei, Francesco lui dit que Taddeo peindrait d’abord deux sujets, et qu’il ne continuerait que s’ils plaisaient, et que dans le cas contraire on les jetterait à terre. Ces conditions furent agréées et Taddeo se mit à l’œuvre. Ses deux premiers tableaux réussirent à tel point que Messer Jacopo en fut non-seulement satisfait, mais stupéfait. Taddeo acheva l’an 1548 cet ouvrage, qui fut justement admiré de Rome entière. Enfin après Polidoro, Maturino, Vincenzio da San-Gimignano et Baldassare Peruzzi (3), personne n’était allé dans ce genre aussi loin que Taddeo, qui cependant n’avait pas alors plus de dix-huit ans. Les sujets qu’il représenta sont tirés de l’histoire de Camille (4). Les inscriptions qui les accompagnent les expliquent suffisamment.

La première de ces inscriptions porte ces mots :

TVSCVLANI PACE CONSTANTI VIM ROMANAM ARGENT.

La seconde : M. F. C., SIGNIFERVM SECVM IN HOSTEM RAPIT.

La troisième : M. F. C. AVCTORE INCENSAVERBS RESTITVITOR.

La quatrième : M. F. C. PACTIONIBVS TVRBATIS PRÆLIVM GALLIS NVNCIAT.

La cinquième : M. F. C. PRODITOREM VINCTVM FALERIO REDVCENDVM TRADIT.

La sixième : MATRONALIS AVRI COLLATIONE VOTVM APOLLINI SOLVITVR.

La septième : M. F. C. IVNONI REGINÆ TEMPLVM IN AVENTINO DEDICAT.

La huitième : SIGNUM IVNONIS REGINÆ A VEIIS ROMAM TRANSFERTVR.

La neuvième : M. F. C…… ANLIVS DICT DECEM SOCIOS CAPIT.

Taddeo exécuta ensuite des travaux peu importants, mais assez lucratifs, jusqu’en 1550, époque à laquelle son père Ottaviano, sa mère et un de ses frères, nommé Federigo, vinrent à Rome pour le voir et pour profiter du jubilé.

Au bout de quelques semaines, Ottaviano et sa femme quittèrent Taddeo, et lui laissèrent Federigo, en lui recommandant de lui faire étudier les lettres. Mais Taddeo, ayant reconnu que Federigo avait plus de dispositions pour la peinture, lui enseigna le dessin, et lui évita la plupart, des ennuis qu’il avait rencontrés à son début.

C’est vers ce temps qu’il peignit à fresque quatre sujets tirés de la vie de saint Ambroise et une frise sur la muraille à laquelle est adossé le maître-autel de l’église Sant’-Ambrogio-de’-Milanesi (5).

Après avoir terminé cet ouvrage qui est d’une rare beauté, il représenta, sur la façade d’une maison non loin de Santa-Lucia-della-Tinta, la Naissance d’Alexandre le Grand, et cinq autres sujets empruntés à l’histoire de cet homme illustre. Ces peintures furent très admirées, malgré le voisinage d’une autre façade décorée par Polidoro (6).

Sur ces entrefaites, Guidobaldo, duc d’Urbin, appela à sa cour notre jeune artiste qu’il avait entendu citer avec éloges. Il voulait l’employer à peindre, dans la cathédrale d’Urbin, les parois de la chapelle dont la voûte avait déjà été couverte de fresques par Battista Franco.

Avant de quitter Rome, Taddeo laissa Federigo entre bonnes mains, et plaça un autre de ses frères en apprentissage chez un orfèvre de ses amis.

Il fut gracieusement accueilli à Urbin par le duc, qui lui indiqua les motifs qu’il avait à dessiner pour la chapelle de la cathédrale. Mais, à peu de temps de là, le duc, en sa qualité de général de la Seigneurie de Venise, ayant été forcé d’aller visiter les fortifications de la république, emmena Taddeo, qui lui fit une copie du tableau de Raphaël, qui est dans le palais des comtes de Canossa.

Taddeo commença ensuite pour Son Excellence, sur une vaste toile, une Conversion de saint Paul, que l’on voit aujourd’hui encore inachevée à Sant’-Agnolo, chez son père Ottaviano.

De retour à Urbin, Taddeo s’occupa quelque peu des dessins de la chapelle de la cathédrale. Il fit à la plume et en clair-obscur différents sujets de la vie de la Vierge, que conserve aujourd’hui son frère Federigo. Mais, soit que le duc n’eût point une résolution bien fixe, soit que Taddeo lui parût trop jeune, toujours est-il que ce dernier resta deux ans sans peindre autre chose qu’un cabinet à Pesaro, un écusson sur la façade du palais et le portrait de Son Excellence, grand comme nature. Enfin, lorsque le duc alla recevoir à Rome, des mains du pape Jules III, le bâton de général de la sainte Église, il ordonna à Taddeo de peindre la chapelle, et commanda que l’on fournît à notre artiste tout ce dont il aurait besoin ; mais ses agents laissèrent Taddeo manquer de tout, si bien qu’après avoir perdu deux années à Urbin, il regagna Rome, où il s’excusa adroitement auprès du duc sans blâmer personne, et en lui promettant de se mettre à l’œuvre en temps utile.

L’an 1551, Stefano Veltroni de Monte-Sansovino, ayant été chargé par le pape et par Vasari de diriger les arabesques de la Vigna, qui avait appartenu au cardinal Poggio, hors de la porte del Popolo, confia à Taddeo le soin d’y représenter l’Occasion arrêtant la Fortune, et voulant lui couper les cheveux avec des ciseaux. Taddeo déploya dans cette composition beaucoup de talent.

Taddeo aida ensuite Prospero Fontana à exécuter une foule de peintures dans le palais neuf dont Vasari avait dessiné la cour et la fontaine, que continuèrent le Vignola et l’Ammannato, et que construisit le Baronino. Ce travail ne fut pas sans utilité pour Taddeo ; car, sa manière ayant plu au pape, Sa Sainteté lui ordonna de peindre quelques chambres du Belvédère, diverses figures, et, dans une loge ouverte, l’histoire complète d’Hercule. Ces peintures furent détruites du temps du pape Paul IV, lorsque l’on voulut bâtir de nouveaux appartements et une chapelle.

Taddeo représenta différents sujets, et, entre autres, le Parnasse au milieu des voûtes des premières chambres de la Vigna du pape Jules III ; puis il retraça en clair-obscur, dans le même palais, un sujet de l’histoire des Sabines de chaque côté de la porte principale de la loggia qui conduit à la fontaine de l’Acqua-Vergine. Tous ces ouvrages furent très admirés.

Tandis que Taddeo était à Rome avec le duc, Federigo était retourné à Urbin, d’où il ne sortait guère que pour aller à Pesaro. Taddeo le rappela auprès de lui, et l’employa à peindre plusieurs frises dans la maison des Giambeccari, sur la place de Sant’-Apostolo, et dans le palais de Messer Antonio Portatore, près de l’obélisque de San-Mauro,

Le maître de poste Mattiuolo, ayant acheté un terrain à Campo-Marzio, y construisit une commode habitation, dont il pria Taddeo de peindre la façade en clair-obscur. Taddeo lui fit trois beaux sujets de l’histoire de Mercure, et laissa à d’autres peintres le soin de compléter, d’après ses dessins, la décoration de cette façade.

À cette époque, il consentit à décorer, dans l’église della Consolazione, la chapelle de Messer Jacopo Mattei, malgré la modicité du salaire qui lui était offert, parce qu’il avait à cœur d’imposer silence à ses ennemis, qui l’accusaient de ne savoir peindre qu’en clair-obscur. Il commença aussitôt ce travail, mais ne s’en occupa que quand il se sentait en veine de bien faire. Il consacrait le reste de son temps à des ouvrages dont il attendait moins d’honneur. Il ne faut donc pas s’étonner si quatre années lui furent nécessaires pour achever sa chapelle. Il se surpassa lui-même dans les quatre fresques dont il orna la voûte, et qui représentent la Cène du Christ avec les Apôtres, le Lavement des pieds, la Prière dans le jardin des Oliviers, et la Trahison de Judas. Sur l’une des parois latérales, il peignit le Christ à la colonne, et, sur l’autre paroi, Pilate montrant aux Juifs le Christ flagellé, en disant : Ecce homo. Au-dessus de ce tableau, on voit Pilate se lavant les mains, et, au-dessus du Christ à la colonne, Notre-Seigneur devant Anne, beau-père du grand-prêtre Caïphe. Sur la paroi à laquelle est adossé l’autel, Taddeo figura la Vierge évanouie et les Maries aux pieds de Jésus crucifié. De chaque côté de cette composition, il plaça un prophète, et, au-dessus de l’encadrement en stuc, deux Sibylles. On admire encore les quatre Évangélistes qu’il exécuta sur la voûte, au milieu d’ornements en stuc. Ces fresques furent terminées en 1556, et valurent à leur auteur, qui n’était âgé que de vingt-six ans, une grande réputation parmi les artistes.

Taddeo fut ensuite chargé de décorer la chapelle de Messer Mario Frangipane, dans l’église de San-Marcello. Il ne conduisit pas alors cette entreprise entièrement à fin, bien qu’il y eût employé, comme dans beaucoup d’autres occasions, quelques-uns de ces jeunes peintres étrangers qui viennent à Rome pour s’instruire et gagner un peu d’argent en travaillant à la journée.

Du temps de Paul IV, Taddeo orna de fresques les appartements que le cardinal Caraffa occupait dans le Vatican, au-dessus du corps de garde des lanciers. À la même époque, il fit, à l’huile, une Nativité du Christ, et une Fuite en Égypte, que l’ambassadeur de Portugal envoya dans son pays.

Le cardinal de Mantoue, désirant que tout l’intérieur de son palais fût peint avec une extrême célérité, confia ce travail à Taddeo, qui le termina promptement avec l’aide de nombreux auxiliaires, dont il sut tirer un si heureux parti, que l’on croirait qu’une seule main a pris part à cet ouvrage. En somme, Taddeo s’acquitta de sa tâche à la satisfaction du cardinal, et de façon à détromper ceux qui le jugeaient incapable de mener à bonne fin une si vaste entreprise.

Il laissa également plusieurs fresques dans le palais de Messer Alessandro Mattei, où son frère Federigo en exécuta aussi quelques-unes. Cet essai encouragea Federigo au point qu’il peignit ensuite, d’après ses propres inspirations, un Parnasse chez un gentilhomme romain nommé Stefano Margani.

Taddeo, voyant que Federigo était assez fort pour marcher seul, mais que sa jeunesse empêcherait qu’on lui confiât un travail important, se fit allouer une chapelle de l’église de Santa-Maria-dell’-Orto, comme s’il eût dû la peindre lui-même. Il se contenta d’y représenter une Nativité du Christ, puis il céda la place à Federigo, qui commença dès lors à manifester le haut talent qui le distingue aujourd’hui.

À cette époque, Taddeo fut présenté au duc de Guise, qui voulait emmener en France un maître habile pour décorer un de ses palais. Il fut convenu que Taddeo se rendrait en France aussitôt qu’il aurait achevé les travaux qu’il avait en main, et que le duc lui donnerait un traitement annuel de six cents écus. Malheureusement, les guerres qui éclatèrent alors en France, et bientôt après la mort du duc de Guise, s’opposèrent à la réalisation de ce projet.

Taddeo s’occupa alors de terminer, à San-Marcello, la chapelle de Messer Mario Frangipane ; mais il ne put y travailler longtemps sans interruption.

Charles-Quint étant venu à mourir, on célébra à Rome, en son honneur, de magnifiques cérémonies funèbres. À cette occasion, Taddeo retraça en vingt-cinq jours les actions les plus remarquables de cet empereur, et moula en carton une foule de trophées et de superbes ornements. Six cents écus d’or lui furent payés pour ce travail, dans lequel l’aidèrent son frère Federigo et d’autres artistes.

Peu de temps après, il décora à Bracciano, pour le Signor Paolo Giordano, deux belles chambres ornées de stucs et de dorures. Dans l’une de ces chambres, il figura l’histoire de l’Amour et de Psyché, et dans l’autre, où différents maîtres avaient déjà exercé leur pinceau, plusieurs sujets de l’histoire d’Alexandre le Grand ; il laissa à son frère Federigo le soin de terminer cette dernière partie de sa tâche.

Il peignit ensuite à fresque dans le jardin de Messer Stefano, près de la fontaine de Trevi, les Muses autour de la fontaine Castalie, et un Mont Parnasse.

Les marguilliers de la Madonna d’Orvieto, ayant entendu vanter Taddeo, l’appelèrent pour travailler à la décoration de quelques chapelles qu’ils avaient construites dans leur église, et où Girolamo Muziano de Brescia (7) avait déjà exécuté plusieurs tableaux ; Taddeo représenta, dans l’une des chapelles, la Vie active et la Vie contemplative. Il avait emmené avec lui Federigo, lequel peignit dans la niche de la même chapelle trois sujets tirés de l’histoire de saint Paul.

Après avoir achevé ces ouvrages, les deux frères tombèrent malades et quittèrent Orvieto en promettant aux marguilliers de revenir au mois de septembre suivant. Taddeo retourna à Rome, et Fedegiro à Sant’-Agnolo, où il fut retenu par la fièvre pendant deux mois. Dès qu’il fut guéri, il alla rejoindre à Rome Taddeo qui se l’associa pour peindre en clair-obscur, sur la voûte et dans la niche de l’oratoire de Sant’-Agata des Florentins, à l’occasion des fêtes du jeudi et du vendredi saints, toute la Passion du Christ, plusieurs Prophètes et d’autres sujets. Ce travail, exécuté en quatre jours, causa un profond étonnement à tous ceux qui le virent (8).

Sur ces entrefaites, le cardinal Alexandre Farnèse pria Taddeo de se charger de la décoration du château de Caprarola, dont la construction, confiée à Vignola, que nous rencontrerons plus bas, était déjà fort avancée. Taddeo accepta cette proposition ; mais, comme il ne voulait pas renoncer aux entreprises qu’il avait à Rome, il fut stipulé qu’il serait obligé seulement à fournir les dessins et les cartons des peintures et des stucs ; que les auxiliaires qu’il emploierait seraient payés par le cardinal ; qu’il ne passerait lui-même dans le château que deux ou trois mois de l’année ; qu’il irait inspecter les travaux toutes les fois que cela serait nécessaire ; et enfin qu’il retoucherait tout ce que bon lui semblerait. Le cardinal lui assigna un traitement annuel de deux cents écus.

Muni d’une bonne pension et appuyé par un puissant protecteur, Taddeo résolut de ne plus accepter d’ouvrages indignes de lui, afin d’imposer silence aux personnes qui lui reprochaient de prendre par avarice toute espèce de travail, et de priver ainsi une foule d’artistes d’un gain qui leur aurait permis de se livrer à l’étude, comme il l’avait fait lui-même dans sa jeunesse. Taddeo cherchait à se justifier en disant qu’il n’avait agi de la sorte que pour être en état de sustenter Federigo et un autre de ses frères.

Taddeo s’occupa donc principalement des peintures du château de Caprarola et de celles de la chapelle de San-Marcello. Grâce à sa recommandation, Messer Tizio da Spoleti, intendant du cardinal, confia à Federigo le soin de décorer la façade d’une maison qu’il avait sur la place de la Douane, près de Sant’-Eustachio. Federigo, dont le plus ardent désir était de travailler seul, se mit à l’œuvre avec joie, et représenta d’abord le Baptême de saint Eustache, de sa femme et de ses enfants, puis le saint apercevant, dans une chasse, l’image miraculeuse d’un Crucifix au-dessus de la tête d’un cerf.

Taddeo, comprenant de quelle importance était cet ouvrage pour la réputation de Federigo, qui n’avait alors que vingt-huit ans (9), allait souvent le voir travailler, et parfois même retouchait ce qu’il avait fait. Federigo souffrit pendant quelque temps ces corrections avec patience ; mais bientôt, irrité d’être tenu en bride, il saisit un marteau, détruisit tout ce que Taddeo avait peint, et dans sa colère resta plusieurs jours sans vouloir retourner chez son frère. Enfin, des amis communs les réconcilièrent ; toutefois il fut convenu que Taddeo serait libre de corriger à son gré les dessins et les cartons de Federigo, mais qu’il ne mettrait jamais la main à ses peintures à fresque ou à l’huile. En conséquence, Federigo acheva seul sa façade qui fut universellement admirée, et lui valut une place distinguée parmi les artistes.

Taddeo ayant été chargé de refaire dans la salle des Palafrenieri les Apôtres que Raphaël y avait peints en grisaille, et que l’on avait jetés à terre du temps de Paul IV, en exécuta un lui-même et abandonna les autres à Federigo, lequel s’acquitta très bien de cette tâche. Les deux frère, s’associèrent ensuite pour orner de fresques une frise de i’une des salles du palais d’Aracelli.

Vers cette époque, Taddeo fut envoyé à Urbin pour faire le portrait de la signora Donna Verginia, fille du duc Guidobaldo, que l’on destinait en mariage au signor Federigo Borromeo.

Avant de quitter Urbin, Taddeo dessina un buffet que l’on modela en terre à Castel-Durante, et que le duc envoya au roi d’Espagne.

De retour à Rome, Taddeo présenta le portrait de la signora Verginia à Sa Sainteté qui le trouva très-beau ; mais, soit qu’il faille s’en prendre au pape ou à ses ministres, toujours est-il que le pauvre peintre ne fut pas même indemnisé des frais de son voyage.

L’an 1560, le pape voulut que l’on mit en état de recevoir dignement le duc Cosme et la duchesse Eléonore, qu’il attendait à Rome, les appartements bâtis par Innocent VIII, lesquels ont vue sur la première cour du palais et sur celle de San-Pietro, et sont précédés de loges qui répondent sur la place où Sa Sainteté donne sa bénédiction aux fidèles. Taddeo fut chargé de les décorer et de couvrir de dorures les nouveaux plafonds. Il abandonna à son frère presque tout le soin de cette importante entreprise. Federigo s’acquitta très bien de cette tâche, mais non sans avoir couru un grand danger ; car, en peignant des grotesques dans les loges, il tomba du haut d’un échafaud et faillit se tuer.

Peu de temps après, le cardinal Emulio distribua à plusieurs jeunes artistes, par l’ordre du pape, les peintures que l’on devait exécuter dans le petit palais, orné d’une magnifique fontaine et de nombreuses statues antiques, que l’architecte Pirro Ligorio avait commencé dans le bois du Belvédère. Le jeune Federigo Barrocci, d’Urbin (10), Lionardo Cungi et Durante del Nero, de Borgo San-Sepolcro, décorèrent le premier étage. La première salle, qui se trouve au sommet de l’escalier en limaçon, fut peinte par Santi Titi, celle qui vient à la suite par Federigo Zucchero, frère de Taddeo, et une troisième par Giovanni del Corso, bon peintre de grotesques. Tous ces maîtres ne laissèrent pas de se distinguer ; mais Federigo les surpassa dans quelques tableaux, parmi lesquels nous citerons la Transfiguration, le Centurion et les Noces de Cana (11). Dans la salle où s’exerça Federigo, sont deux tableaux d’Orazio Sammacchini de Bologne et de Lorenzo Costa de Mantoue.

Federigo Zucchero peignit ensuite la petite loge qui a vue sur le vivier ; puis il fit plusieurs sujets tirés de l’histoire de Moïse et de Pharaon, dans la salle principale du Belvédère, à laquelle on monte par l’escalier en limaçon. Il donna tout récemment les dessins coloriés de ces derniers tableaux au révérend Don Vincenzio Borghini, qui les conserve précieusement. Dans le même endroit, il représenta l’Ange du Seigneur frappant de mort les premiers-nés des Égyptiens. Afin de terminer plus promptement ces divers ouvrages, il employa plusieurs auxiliaires. Federigo et les peintres qui avaient concouru avec lui à décorer le palais, furent mal récompensés de leurs peines ; car, lorsqu’il fut question de fixer ce qui leur était dû, ils eurent affaire à quelques-uns de ces artistes envieux et méchants que l’on rencontre malheureusement partout, et qui sont aveugles pour les qualités de leurs rivaux et pour leurs propres défauts. Ces gens, par leurs détestables menées, ont souvent arrêté l’essor des plus beaux génies.

Après avoir achevé les ouvrages dont nous venons de parler, Federigo peignit dans la salle du tribunal de la Ruota, à côté des armoiries du pape Pie IV, les figures colossales de la Justice et de l’Équité. Pendant ce temps, Taddeo travaillait, tantôt à Caprarola, tantôt dans la chapelle de San-Marcello.

Sur ces entrefaites. Sa Sainteté, ayant résolu de mener à fin la salle des Rois qui avait excité tant de contestations entre Daniel de Volterre et le Salviati, choisit l’évêque de Forli pour présider à cette entreprise. Le 3 septembre 1561, l’évêque de Forli écrivit à Vasari une lettre où il le priait de se rendre à Rome avec la permission du duc, et de se charger de cet ouvrage ; ce qui, ajoutait-il, lui vaudrait non moins de profit que d’honneur, et serait très-agréable à Sa Sainteté. Vasari répondit que, se trouvant infiniment mieux traité par le duc qu’il ne l’avait été à Rome par les papes, il ne quitterait point le service de Son Excellence qui lui avait confié le soin de décorer une salle beaucoup plus grande que celle des Rois, et que, du reste, il ne manquait pas à Rome d’hommes capables de le suppléer. Sa Sainteté, ayant reçu communication de cette réponse, donna mission au cardinal Emulio de distribuer les tableaux de la salle des Rois à plusieurs jeunes peintres, dont les uns étaient déjà à Rome, et dont les autres avaient été appelés de différents endroits. Deux grands tableaux furent allouées à Giuseppe Porta della Garfagnana, élève de Salviati (12). Girolamo Siciolante da Sermoneta en eut un grand et un petit ; enfin Orazio Sammacchini de Bologne, Livio de Forli et Gio. Battista Fiorini de Bologne (13) en eurent chacun un petit. Taddeo, se voyant laissé à l’écart par le cardinal Emulio auquel on avait insinué qu’il songeait plus au gain qu’à la gloire, sollicita vivement le cardinal Farnèse de s’employer en sa faveur. Mais le cardinal lui répondit qu’il devait se contenter de ses travaux de Caprarola, et ne point les négliger pour entrer en lice avec d’autres artistes, et que d’ailleurs la réputation d’un ouvrage ne dépendait pas de la place qu’il occupait ; que les bons ouvrages, au contraire, suffisaient pour rendre célèbres les endroits où ils se trouvaient. Néanmoins Taddeo se remua si bien, que le cardinal Emulio lui accorda un des petits tableaux ; mais, malgré ses instances, jamais il ne put en obtenir un grand. On prétend que l’Emulio agit ainsi, parce qu’il espérait que Giuseppe Salviati surpasserait tous ses rivaux, et que l’on détruirait peut-être leurs peintures pour les donner à refaire à son protégé.

Lorsque tous les tableaux eurent été amenés à bon terme, le pape voulut les voir. Il reconnut avec ses cardinaux que Taddeo s’était montré supérieur à ses concurrents, bien qu’ils eussent de leur côté déployé beaucoup de talent. Sa Sainteté ordonna alors au signor Agabrio de recommander au cardinal Emulio de confier un grand tableau à Taddeo. Notre artiste commença celui qui est à côté de la porte de la chapelle Pauline ; mais la mort du pape et les opérations du conclave l’empêchèrent de le continuer. Le dessin de ce tableau est dans notre collection, et nous fut donné par Taddeo lui-même.

Vers cette époque, Taddeo peignit, entre autres choses, un beau Crucifix, éclairé par des torches que tiennent des anges éplorés. Ce tableau était destiné par le cardinal Farnèse à l’église de Caprarola (14) ; mais il est aujourd’hui entre les mains de Federigo, qui veut le conserver jusqu’à son dernier jour, en mémoire de son frère. Quant aux autres ouvrages que Taddeo fit pour Caprarola, nous n’en dirons rien pour le moment, attendu que nous aurons occasion d’en parler tout à l’heure au long, à propos de Vignola.

Sur ces entrefaites, Federigo fut appelé à Venise, par le patriarche Grimani, pour finir la chapelle de San-Francesco-della-Vigna, que Battista Franco avait laissée inachevée. Avant de s’occuper de ce travail, il orna les escaliers du palais Grimani de figurines fort gracieuses, entourées d’encadrements en stuc. Les fresques qu’il exécuta dans la chapelle de San-Francesco représentent l’histoire de Lazare et la Conversion de la Madeleine. Nous avons dans notre collection les dessins originaux de ces compositions. Au-dessus de l’autel de la même chapelle, Federigo plaça un tableau à l’huile, renfermant l’Adoration des Mages. Il fit ensuite, entre Chioggia et Monselice, quelques peintures fort estimées, dans une loge de la villa de Messer Gio. Battista Pellegrini, que Andrea Schiavone (15) et les Flamands Lambert et Gaultier ont enrichie de nombreuses productions de leur pinceau.

Après le départ de Federigo, Taddeo continua les fresques de la chapelle de San-Marcello, pour laquelle il peignit à l’huile, en dernier lieu, la Conversion de saint Paul. Ce saint est renversé de cheval et frappé de stupeur en entendant la voix du Christ, qui, du milieu d’un groupe d’anges resplendissant de lumière, lui crie : « Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous ? » Les personnages qui entourent le saint semblent être sous l’empire de la plus profonde terreur. Trois sujets également empruntés à la vie de saint Paul remplissent trois compartiments en stuc de la voûte. Dans le premier on voit saint Paul prisonnier, débarquant à Malte et mordu par une vipère ; dans le second le même saint ressuscitant un enfant, qui s’était tué en tombant d’une fenêtre ; et enfin, dans le troisième, la Décollation de ce glorieux martyr. Sur les parois de la chapelle, Taddeo exécuta deux belles fresques, représentant, l’une saint Paul guérissant un boiteux, et l’autre, saint Paul frappant de cécité un faux prophète. Cet ouvrage, étant resté inachevé à la mort de Taddeo, a été terminé cette année par Federigo.

Tout en travaillant à la chapelle de San-Marcello, Taddeo fit plusieurs tableaux à l’huile, qui furent envoyés en France par l’ambassadeur de ce pays.

Francesco Salviati, ayant laissé imparfait en mourant le salon du palais Farnèse, le cardinal Sant’-Agnolo Farnèse confia l’exécution des deux tableaux qui se trouvent en face de la fenêtre à Taddeo, lequel s’en tira très bien, sans cependant surpasser ni même égaler Salviati, contrairement aux assertions des méchants et des envieux, qui voulaient rabaisser la gloire de ce maître. Aux personnes qui prétendaient avec raison que Salviati était demeuré supérieur à Taddeo, celui-ci répondit qu’il fallait s’en prendre à ses élèves, qui avaient peint entièrement ces deux tableaux dont il s’était contenté de fournir les dessins ; mais ces excuses ne furent point acceptées, parce que l’on ne doit point, quand on a la prétention de l’emporter sur un rival, mettre sa cause entre des mains faibles et inexpérimentées. Aussi le cardinal Sant’-Agnolo, homme souverainement judicieux, reconnut-il combien il avait perdu à la mort du Salviati, qui, en dépit de son arrogance, de son orgueil et de son mauvais caractère, n’était pas moins un peintre du plus haut mérite. Toutefois, à défaut de meilleurs maîtres, le cardinal prit Taddeo pour décorer la salle principale de son palais, dans l’espoir qu’il n’épargnerait aucun effort pour y déployer du talent.

Lorenzo Pucci, cardinal de Santi-Quattro, avait construit dans l’église de la Trinità une chapelle dont Perino del Vaga peignit le plafond et au dehors de laquelle il représenta entre deux Prophètes les armoiries du cardinal tenues par deux enfants. Lorsque Lorenzo Pucci mourut, les religieux de la Trinità, sans respect pour sa mémoire, vendirent sa chapelle à l’archevêque de Corfou, et souffrirent même que ce dernier substituât ses armoiries à celles du cardinal. Trois des murailles de cette chapelle étant complètement nues, l’archevêque de Corfou confia à Taddeo le soin de les décorer.

Ainsi surchargé de travaux, Taddeo écrivait chaque jour les lettres les plus pressantes à son frère, pour qu’il revînt de Venise. Federigo, qui venait d’achever la chapelle du Patriarche, espérait alors être employé à peindre la principale façade de la salle du Conseil, où Antonio de Venise s’était jadis exercé (16) ; mais la rivalité et les intrigues des artistes vénitiens furent cause que cette entreprise ne fut allouée ni à eux-mêmes ni à Federigo.

Pendant ce temps, Taddeo, ayant un vif désir de voir les ouvrages ordonnés par le duc Cosme, et la grande salle commencée par son ami Vasari, se rendit un jour à Florence, avec le jeune Tiberio Calcagni (17). La ville et les monuments de peinture et de sculpture qu’elle renferme lui plurent tellement, qu’il y aurait volontiers demeuré plusieurs mois, s’il eût été moins accablé de besogne. Il vit avec un extrême plaisir les quarante-quatre grands tableaux que Vasari exécuta dans la salle du palais en moins d’un an, avec l’aide seulement de Giovanni Strada (18), de Jacopo Zucchi (19) et de Battista Naldini (20). Enflammé d’une noble émulation, Taddeo retourna à Rome, avec l’intention de se surpasser lui-même dans les sujets dont il orna la chapelle de la Trinità, comme nous le dirons plus bas.

Malgré les sollicitations de son frère, Federigo ne put se décider à ne point passer le carnaval à Venise. Il peignit douze tableaux de sept pieds et demi de dimension en tous sens, et plusieurs sujets de l’histoire d’Hircanus, roi de Jérusalem, dans un théâtre en forme de colysée, construit par Andrea Palladio. Le talent et la célérité avec lesquels il exécuta ces ouvrages le mirent en grande réputation. Il accompagna ensuite dans le Frioul, d’où il rapporta de nombreux dessins, son ami Palladio qui s’y rendait pour jeter les fondements du palais de Civitale.

Après avoir visité Vérone et d’autres villes de Lombardie, Federigo arriva à Florence au moment où l’on faisait de splendides préparatifs pour recevoir la reine Jeanne d’Autriche. Par l’ordre du duc, il peignit une magnifique Chasse sur une vaste toile et plusieurs sujets en clair-obscur pour un arc de triomphe.

De Florence, il alla à Sant’-Agnolo pour revoir ses parents et ses amis, puis il rejoignit enfin son frère à Rome, le 16 janvier 1566 ; mais il lui fut peu utile, parce que la mort du pape Pie IV et celle du cardinal Sant’-Agnolo avaient interrompu les travaux de la salle des Rois et du palais Farnèse (21).

Taddeo, ayant achevé un des appartements de Caprarola et presque terminé la chapelle de San-Marcello, s’occupait alors de représenter dans la chapelle de la Trinità la mort de la Vierge. Quant à Federigo, il se mit à peindre à fresque, dans l’église des prêtres réformés del Gesù, une chapelle que Taddeo lui avait procurée, bien que, pour le punir d’avoir tant tardé à revenir, il affectât de paraître médiocrement satisfait de son retour, dont au fond il était cependant enchanté, parce que Federigo le débarrassait ordinairement des soucis du ménage et du soin de surveiller leur frère qui étudiait l’état d’orfévre. Quoi qu’il en fût, la réunion de nos deux artistes leur permit de s’arranger de façon à travailler en toute tranquillité.

Sur ces entrefaites, les amis de Taddeo cherchèrent à le marier ; mais, accoutumé à vivre libre, il ne put jamais s’y résoudre, dans la crainte d’introduire, avec une femme, mille ennemis dans sa maison, comme cela n’arrive que trop souvent. Il se consacra donc exclusivement à son art, et fit le carton de la principale fresque de la chapelle de la Trinità, pendant que Federigo peignit un saint Pierre en prison pour le duc d’Urbin, une Vierge entourée d’anges, qu’il devait expédier à Milan, et une figure allégorique de l’Occasion, qui fut transportée à Pérouse.

Le cardinal de Ferrare, après avoir employé une foule de peintres et de statuaires à décorer sa superbe villa de Tigoli (22), y envoya en dernier lieu Federigo, qui laissa de nombreuses preuves de son talent dans deux chambres, dédiées l’une à la Noblesse et l’autre à la Gloire (23). Il retourna ensuite à Rome pour terminer la chapelle des prêtres réformés del Gesù. Il y représenta Dieu le Père au milieu d’un chœur d’anges, et le Saint-Esprit descendant sur la Vierge, à qui l’ange Gabriel annonce sa mission divine, et autour de laquelle sont six prophètes plus grands que nature.

Taddeo, de son côté, fit, dans l’église de la Trinità, une Assomption où il sembla irrésistiblement poussé à déployer tous ses efforts, comme s’il eut deviné que ce devait être son dernier ouvrage. En effet, il fut attaqué d’une maladie en apparence fort légère, occasionnée par les chaleurs de l’été, et qui malheureusement s’aggrava au point qu’il en mourut dans le mois de septembre de l’année 1566, après avoir vu la plupart de ses amis, et reçu, en bon chrétien, les sacrements de l’Église. Son frère Federigo était alors également malade, mais il lui survécut. La mort, en frappant ainsi coup sur coup le Buonarroti, le Salviati, Daniel de Volterre et Taddeo, causa une perte irréparable aux arts, et particulièrement à la peinture.

Taddeo avait une exécution pleine de hardiesse, et à la fois un style doux et harmonieux. Ses compositions sont abondantes. Les têtes et les mains de ses personnages sont d’une rare beauté. Nous en dirons autant de ses nus, où il eut soin d’éviter ces duretés, ces exagérations, dans lesquelles tombent souvent les peintres qui veulent paraître profondément versés dans la science de l’anatomie. Il en est d’eux comme de ce Lesbien qui tenait à passer pour Athénien, et qui fut reconnu pour étranger par une femme du peuple, précisément parce qu’il parlait le dialecte d’Athènes avec trop de pureté. Taddeo avait un coloris très agréable, et une facilité dont il abusa quelquefois pour obéir à son amour du gain, qui, pendant un certain temps, l’entraîna à rechercher toute espèce de travail, ce qui, du reste, ne l’empêcha pas de produire une foule d’ouvrages admirables. Il eut toujours un grand nombre d’auxiliaires ; mais il ne peut en être autrement lorsque l’on est chargé de vastes entreprises.

Taddeo était d’un tempérament sanguin, colère, et surtout lascif. Néanmoins, malgré sa passion pour les femmes, il sut constamment se conduire d’une manière honnête et discrète. Il était fidèle à ses amis, et ne manqua jamais de les servir de tout son pouvoir.

Il laissa inachevées les peintures de la Trinità, de la grande salle du palais Farnèse, et du château de Caprarola ; mais elles seront conduites à bonne fin par Federigo, qui sera le digne héritier de son talent, aussi bien que de sa fortune.

Taddeo fut inhumé par Federigo dans la Ritonda de Rome, près du tabernacle où repose Raphaël d’Urbin, qui, comme lui, vécut trente-sept ans. En effet, Raphaël mourut le jour du vendredi saint, qui avait été aussi celui de sa naissance ; et Taddeo, né le septembre 1529, quitta ce monde le deuxième jour du même mois, l’an 1566. Federigo, reconnaissant des bons soins qu’il en a reçus, a l’intention de lui élever un tombeau dans la Ritonda, si on lui permet de restaurer le tombeau où il est enseveli (24).

Nous avons dit plus haut que le splendide et royal château de Caprarola avait été construit pour l’illustrissime cardinal Farnèse par Jacopo Barozzi da Vignola. Quelques renseignements sur cet artiste peuvent donc ici trouver place. Jacopo Barozzi da Vignola, peintre et architecte bolonais, est aujourd’hui âgé de cinquante-huit ans. Dans sa jeunesse, il étudia la peinture, mais sans grand profit, parce qu’il fut mal dirigé dès le principe ; et, à parler franchement, il avait infiniment plus de dispositions pour l’architecture que pour la peinture, comme le témoignent ses ouvrages. Il avait un goût si prononcé pour l’architecture et la perspective, que l’on peut avancer qu’il en apprit seul les éléments et les parties les plus difficiles. Il n’avait encore presque aucune réputation, lorsqu’il fit en ce genre, pour Messer Francesco Guicciardini, gouverneur de Bologne, et pour plusieurs de ses amis, de beaux dessins que le dominicain Fra Damiano, de Bergame, reproduisit en marqueterie.

De Bologne, Vignola se rendit à Rome dans l’espoir que la peinture lui fournirait le moyen de soutenir sa pauvre famille. Il y exécuta d’abord quelques dessins d’architecture pour Jacopo Melighini, de Ferrare, architecte du pape Paul III (25) ; puis il mesura tous les édifices antiques de Rome pour une académie de gentilshommes et de seigneurs qui s’occupaient d’architecture, et parmi lesquels on remarquait Messer Marcello Cervini, Monsignor Maffei, et Messer Alessandro Manzuoli (26). Ces travaux furent pour lui aussi instructifs que lucratifs.

Sur ces entrefaites, Francesco Primaticcio vint à Rome, et se servit de Vignola pour mouler une grande partie des statues antiques de Rome. Il l’emmena ensuite en France, où il l’employa à divers ouvrages d’architecture et à jeter en bronze les statues moulées à Rome ; Vignola s’acquitta de cette tâche avec autant de soin que de succès.

Après un séjour de deux ans en France, il retourna à Bologne pour construire la façade de l’église de San-Petronio, comme il l’avait promis au comte Filippo Peppoli ; mais d’envieux compétiteurs l’empêchèrent durant plusieurs années de mettre la main à cet édifice. Pendant ce temps, il entreprit le canal del Naviglio qu’il conduisit jusqu’à Bologne, dans une longueur de trois milles. Il fut mal récompensé de cet utile et admirable travail.

L’an 1550, Jules III étant monté sur le trône pontifical, Vignola fut nommé architecte de Sa Sainteté, à la sollicitation de Vasari. Jules III prit Vignola à son service d’autant plus volontiers, qu’il l’avait connu à Bologne lorsqu’il y était légat. Il lui confia le soin de présider à la construction de sa Vigna, et de diriger les eaux de l’Acqua-Vergine. Vignola n’épargna rien pour satisfaire le pape ; mais il fut loin d’être dédommagé de la peine qu’il s’était donnée.

Vers cette époque, le cardinal Alexandre Farnèse, juste appréciateur du talent de Vignola, le chargea de bâtir le château de Caprarola dans un lieu solitaire, mais éminemment pittoresque et propre à délasser du tumulte et du fracas des villes (27). Le cardinal montra non moins de jugement en choisissant un excellent architecte, que de grandeur en entreprenant un aussi vaste et aussi noble édifice. Le château de Caprarola forme un pentagone. Indépendamment d’une galerie large de quarante palmes et longue de quatre-vingts, qui occupe la face antérieure du bâtiment, on compte quatre appartements à chaque étage. D’un côté de la galerie, est un magnifique escalier circulaire en limaçon, qui part du sol et monte jusqu’au troisième étage. Il est soutenu par des colonnes accouplées et enrichi de balustres, de niches et de divers ornements d’une rare beauté. En face de cet escalier, c’est-à-dire de l’autre côté de la galerie, est un appartement qui commence par une pièce circulaire qui conduit dans une grande salle de quatre-vingts palmes de longueur sur quarante de largeur, décorée de stucs et de peintures représentant la chèvre Amalthée allaitant Jupiter ; puis la même chèvre placée dans le ciel au nombre des constellations ; et enfin, un autre sujet où Amalthée joue encore un rôle. Sur les parois de cette salle, sont de superbes perspectives dessinées par Vignola, et peintes par son gendre. Vient ensuite un salon de quarante palmes de longueur, orné de stucs et de tableaux qui tous ont rapport au printemps. De ce salon, on va dans trois chambres, dont chacune a quarante palmes de longueur et trente de largeur. La première est dédiée à l’été, la seconde à l’automne, et la troisième à l’hiver.

Des stucs accompagnent les tableaux où sont figurées ces diverses saisons avec leurs attributs respectifs. Jusqu’ici nous n’avons décrit que la moitié du rez-de-chaussée ; la même distribution règne dans l’autre moitié : cet étage repose sur des cuisines, des offices, des caves et d’autres pièces du même genre taillées dans le tuf. Au centre du pentagone, Vignola a construit sur un plan circulaire, autour de la cour dont le diamètre est de quatre-vingt-quinze palmes et de cinq onces, deux rangs de portiques l’un au-dessus de l’autre formant une galerie sur laquelle s’ouvrent les portes de tous les appartements. Ces portiques sont composés d’arcades dont les pieds-droits sont percés de niches. Les angles de la cour sont occupés par quatre escaliers en limaçon qui montent jusqu’au faîte du château, et par des puisards qui reçoivent les eaux pluviales, lesquelles se réunissent dans une immense citerne. Nous nous abstenons de louer tous les détails qui ajoutent à la beauté de ce vaste édifice qui, par son ensemble et sa situation, a l’apparence d’une forteresse. Le château est précédé d’un perron ovale, et entouré de fossés et de ponts-levis qui conduisent dans des jardins ornés de fontaines aussi riches que variées, de ravissants tapis de verdure, et en un mot de tout ce que réclame une résidence vraiment royale. Au premier étage, on trouve les mêmes appartements qu’au rez-de-chaussée, et de plus, la chapelle qui est en face du principal escalier circulaire, dont nous avons parlé plus haut.

Dans la salle qui est précisément au-dessus de celle de Jupiter, Taddeo et ses auxiliaires retracérent les belles actions des Farnèse, dans de riches encadrements en stuc. La voûte est divisée en six compartiments, dont quatre sont carrés et deux circulaires. Au milieu de ces compartiments qui courent le long de la corniche, sont trois ovales accompagnés de deux petits tableaux carrés, dont l’un représente la Renommée et l’autre Bellone. — Le premier ovale contient la Paix, le second les anciennes armoiries des Farnèse, avec la licorne pour cimier, et le troisième la Religion, — Le premier des compartiments circulaires est occupé par Guido Farnese, entouré de nombreux personnages. Au-dessous de ce tableau est écrit : Guido Farnesius urbis veteris principatum civibus ipsis deferentihus adeptus, laboranti intestinis discordas civitati, seditiosa factione ejecta, pacem et tranquillitatem restituit anno 1323. — Dans l’un des compartiments carrés, on voit Pietro Niccolò Farnese délivrant Bologne. Au-dessous on lit : Petrus Nicolaus sedis romanæ potentissimis hostihus memorabili prœlio superatis, imminenti obsidionis periculo Bononiam liberat anno salutis 1361. — Vient ensuite un compartiment carré représentant Piero Farnese nommé capitaine des Florentins. L’inscription est ainsi conçue : Petrus Farnesius reip. Florentinæ imperator magnis Pisanorurn copiis capto duce obsidionis occisis urbem Florentiam triuinphans ingreditur, anno 1362. — Le second compartiment circulaire renferme un autre Pietro Farnese mettant en fuite les ennemis de l’Église romaine à Ortabello. — L’un des deux derniers compartiments carrés montre le signor Ranieri Farnese élu général des Florentins à la place du signor Pietro, son frère. Au-dessous de cette composition on lit : Rainerius Farnesius à Florentinis difficili reip. tempore in Petri fratris mortui locum copiaram omnium dux deligitur, anno 1362. — Dans le quatrième et dernier compartiment carré, on voit Ranuccio Farnese nommé général de l’Église par Eugène IV. Au-dessous est écrit : Ranutius Farnesius Pauli III. P. M. rosœ aureœ munere insignitus pontificii imperator constituitur, anno Christi 1435. On admire une foule de belles figures dans ces tableaux. Les stucs et les autres ornements dorés qui ornent la voûte sont également dignes d’éloges.

Chacune des quatre parois de la salle est couverte de deux tableaux : le premier que l’on rencontre en entrant à droite montre le pape Jules III, confirmant la souveraineté de Parme et de Plaisance au duc Ottavio et au prince son fils, en présence du cardinal Farnèse, de Sant’-Agnolo, son frère, du camerlingue Santa-Fiore, de Salviati l’Ancien, du Chieti, du Carpi, du Polo et du Morone (28). L’inscription qui accompagne cette peinture porte ces mots : Iulius III P. M. Alexandro Farnesio auctore Octavio Farnesio ejus fratri Parmam amistam restituit, anno salutis 1550. — À côté, dans le second tableau, on voit l’empereur Charles-Quint, le prince son fils, le roi des Romains, et une multitude de barons allant au-devant du cardinal Farnèse, envoyé par le pape en qualité de légat auprès de Sa Majesté. — Le premier tableau que l’on trouve en entrant à gauche représente la guerre contre les Luthériens d’Allemagne, à laquelle le duc Ottavio Farnese prit part l’an 1546. — Le second tableau renferme une foule de seigneurs escortant le cardinal Farnèse et l’Empereur avec ses fils placés sous un baldaquin, porté par divers personnages, peints d’après nature, et parmi lesquels on reconnaît Taddeo. — Entre les deux tableaux qui ornent les autres parois de la salle, est un ovale contenant le portrait du roi Philippe, avec cette inscription : Philippo Hispaniaram régi maximo ob eximia in domum Farnesiam mérita. L’un des tableaux représente le duc Ottavio, épousant madame Marguerite d’Autriche, en présence du pape Paul III, du cardinal Farnèse le jeune, du cardinal de Carpi, du duc Pier Luigi, de Messer Durante, d’Eurialo da Cingoli, de Messer Giovanni Riccio de Montepulciano, de l’évêque de Como, de la signora Livia Colonna, de Claudia Mancina, de Settimia et de Doña Maria de Mendoza. — Le mariage du duc Orazio et de Diane, fille du roi de France Henri II, forme le sujet du tableau suivant au-dessous duquel on lit cette inscription : Henricus II Valesius Galliæ rex Horatio Farnesio Castri duci Dianam filiam in matrimonium collocat, anno salutis 1552. Diane et le duc Orazio, son mari, sont accompagnés de Catherine de Médicis, reine de France, de Marguerite, sœur de Henri II, du roi de Navarre, du connétable, du duc de Guise, du duc de Nemours, de l’amiral prince de Condé, du jeune cardinal de Lorraine, de Charles de Guise, qui plus tard fut cardinal, du signor Piero Strozzi, de madame de Montpensier et de mademoiselle de Rohan. — Dans l’ovale placé entre les deux tableaux de la dernière paroi, est le portrait du roi de France Henri II, avec cette inscription : Henrico Francorum régi max. familiæ Farnesiæ conservatori. L’un des tableaux, c’est-à-dire celui qui est à droite, montre le pape Paul III, nommant préfet de Rome le duc Orazio, autour duquel se tiennent le duc Pier Luigi, le cardinal de Paris, Visco, Morone, Badia, Trento (29), Sfondrato et Ardinghelli. Au-dessous de cette composition on lit : Paulus III P. M. Horatium Farnesium nepotem summæ spei adolescentem prœfectum urbis creat, anno sal. 1549. L’autre tableau renferme le même pape donnant le bâton de général à Pierre Luigi, et au fils de ce seigneur, qui n’était point encore cardinal. On y trouve les portraits du pape, de Pier Luigi Farnese, du duc Ottavio, d’Orazio cardinal de Capoue, de Simonetto, de Jacobaccio, de San Jacopo, de Ferrara, du jeune signor Ranuccio Farnese, du Giovio, du Molza, de Marcello Cervini, du marquis de Marignan, du signor Gio.-Battista Castaldo, du signor Alessandro Vitelli et du signor Gio.-Battista Savelli.

Le plafond de la salle suivante est orné d’un riche compartiment en stuc doré, au milieu duquel on voit le couronnement du pape Paul III, accompagné de cette inscription : Paulus III, Farnesius pontifex maximus Deo et hominibus approbantibus sacrâ tiarâ solemni ritu coronatur, anno salutis 1534, iij non. novemb. — Au-dessus de la corniche sont quatre tableaux dont le premier représente le pape bénissant les galères de Cività-Vecchia, destinées à l’expédition dirigée, l’an 1535, contre Tunis ; le second l’excommunication lancée, en 1537, contre le roi d’Angleterre ; le troisième, la flotte préparée contre les Turcs, en 1538, par l’empereur et les Vénitiens, avec l’aide du souverain pontife ; le quatrième, les habitants de Pérouse demandant pardon au pape, en 1540, de leur révolte contre l’Église. Chacune des quatre parois de la même salle est ornée d’un grand tableau. Le premier représente l’empereur Charles-Quint baisant les pieds du pape Paul Farnèse, à son retour de la glorieuse expédition de Tunis ; le second, le pape Paul III établissant la paix entre Charles-Quint et le roi de France : ce tableau renferme les portraits du vieux Bourbon, du roi François, du roi Henri, de Laurent l’Ancien, du jeune Laurent, de Tournon, du jeune Bourbon et de deux fils du roi François (30). — Paul III envoyant le cardinal de Monte en qualité de légat au concile de Trente, tel est le sujet du troisième tableau. Dans le quatrième, Paul III crée à l’occasion du concile plusieurs cardinaux dont quatre furent plus tard papes sous les noms de Jules III, Marcel II, Paul IV et Pie IV. Pour tout dire en un mot, cette salle est décorée avec toute la magnificence convenable. — À côté, est une chambre qui sert de vestiaire. Elle est également enrichie de stucs et de dorures. On y a peint trois figures nues et un Alexandre le Grand couvert d’une armure et jetant au feu des vêtements de peau.

Parmi les autres sujets qu’il serait trop long d’analyser, nous citerons celui où l’on voit les hommes commençant à se couvrir de vêtements fabriqués avec des feuilles et d’autres productions agrestes.

— De ce vestiaire on entre dans une chambre dédiée au Sommeil, pour laquelle le commandeur Annibal Caro fournit une foule de belles inventions poétiques (31). À la vérité, la dimension de la chambre ne permit pas à Taddeo de les reproduire toutes ; mais il en représenta la plus grande partie avec un rare talent. Dans la troisième chambre, qui est dédiée à la Solitude, il peignit avec ses auxiliaires le Christ enseignant les apôtres dans le désert, et à côté un saint Jean, qui est admirablement exécuté. Vis-à-vis de ce tableau, on aperçoit des personnages qui se sont retirés dans les forêts pour fuir le monde, et d’autres qui se sont crevé les yeux pour n’être point distraits de leurs méditations par les objets qui les entourent. Dans la même chambre on lit au-dessous du portrait de l’empereur Charles-Quint : Post innumeros labores ociosam quietamque vitam traduxit ; au-dessous de celui du dernier sultan, qui aimait la solitude avec passion : Anirnum a negocio ad ocium revocavit ; et sous celui d’Aristote : Anima fit sedendo et quiescendo prudentior. D’autres personnages sont accompagnés des inscriptions suivantes : Quæ ad modum negocii, sic et ocii ratio habenda ; — Virtutis et liberæ vitæ magistra optima solitudo ; — Plus agunt qui nihil agere videntur ; — Qui agit plurima plurimum peccat. En somme, cette salle est ornée d’une foule de belles figures, et de plus est couverte de dorures et de riches ornements en stuc.

Revenons à Vignola, pour dire que les livres qu’il a écrits et publiés témoignent hautement de son habileté en architecture. Nous avons eu, du reste, occasion d’en parler dans la vie de Michel-Ange.

Taddeo, outre les ouvrages déjà mentionnés, en fit beaucoup d’autres, parmi lesquels nous citerons une chapelle de l’église des Orfévres (32), dans la strada Giulia, une façade en clair-obscur près de San-Girolamo, et la chapelle du maître-autel de Santa-Sabina. Son frère Federigo est actuellement occupé à peindre, à San-Lorenzo-in-Damaso, un tableau représentant saint Laurent et le paradis. On espère que cette composition sera d’une rare beauté (33).

Pour ne rien taire de ce qui peut être utile ou agréable à nos lecteurs, nous ajouterons qu’à l’époque où Taddeo travaillait dans la Vigna du pape Jules III et à la façade de Mattiolo, il fit, pour l’illustrissime et révérendissime cardinal di Monte, deux petits tableaux, dont l’un est aujourd’hui dans la galerie de Son Excellence, au milieu d’une infinité de raretés antiques et modernes. Un des objets les plus curieux que possède cette galerie est un tableau de deux brasses et demie de dimension environ, qui, à la première vue, n’offre qu’une inscription sur un fond incarnat, et dont le milieu est occupé par un croissant. Au-dessus de ce tableau est fixé un miroir dans lequel on aperçoit le portrait du roi de France Henri II, entouré de ces mots : Henry II roy de France. On voit encore ce portrait en posant le front sur le bord supérieur du tableau, et en regardant en bas ; mais alors le portrait se montre dans un sens opposé à celui que présente le miroir. Ce portrait n’est visible que de ces deux façons, parce qu’il est peint sur vingt-huit petits gradins ingénieusement disposés entre les lignes de l’inscription. Les lettres placées au commencement, au milieu et à la fin de chaque ligne, sont un peu plus grandes que les autres, et forment, lorsqu’on les réunit, les mots suivants : Henricus Valesius Dei gratia Gallorum rex invictissimus. Messer Alessandro Taddei, secrétaire du cardinal, et Don Silvani Razzi, mon intime ami, auxquels je dois de nombreux renseignements, n’ont pu m’apprendre le nom de l’auteur de ce tableau. Ils m’ont seulement dit qu’il fut donné par le roi Henri au cardinal Caraffa, qui en fit ensuite présent à l’illustrissime cardinal di Monte. Voici l’inscription qui est tracée sur ce tableau, et qui seule frappe la vue de prime-abord :

HEUS TV VIDES NIL VT REOR

NISI LVNAM CRESENTEM ET E
REGIONE POSITAMQVE ET X
INTERVALLO GRADATIM VTI
CRESCIT NOS ADMONET VT IN
VNA SPE FIDE ET CHARITATE TV
SIMVL ET EGO ILLVMINATI
VERBO DEI CRESCAMUS DONEC
AB EJVSDEM GRATIA FIAT
LVX IN NOBIS AMPLISSIMA QUI
EST AETERNUS ILLE DATOR LUCIS
IN QUO ET A QUO MORTALES OMNES
VERAM LUCEM RECIPERE SI

SPERAMVS IN VANVM NOS SPERABIM
Dans la même galerie, on voit un magnifique portrait

de la signora Sofonisba Anguisciola peint par elle-même (34), et un antique manuscrit renfermant les Bucoliques, les Géorgiques et l’Énéide de Virgile. Les savants prétendent que ce livre a été écrit sous le règne de César-Auguste ou peu de temps après : il n’est donc pas étonnant que le cardinal Farnèse y attache le plus grand prix.

Maintenant il ne nous reste plus qu’à clore la biographie de Taddeo Zucchero (35).



Jeu bizarre de la destinée ! le dernier des Romains et le premier des Vanlooteurs sont frères. Taddeo fait regretter Raphaël et Jules Romain ; Federigo fait pressentir le Bernin et Carle Maratte.

Taddeo meurt à trente-sept ans, après avoir produit presque autant que Raphaël. Sa vie est laborieuse et appliquée ; mais il craint la concurrence et il aime l’argent. Aussi tous les travaux lui sont-ils bons, et la journée n’a-t-elle pas assez d’heures pour lui. Cependant, il faut le reconnaître, s’il renonce aux études pénibles et aux résultats qui ne s’obtiennent qu’avec lenteur, c’est que de tous côtés il est entouré de gens qui abattront la besogne plus vite et à meilleur marché que lui. En effet, ses dessins trahissent bien plus le manque de conscience que le manque de capacité. En un mot, Taddeo est le calque d’un grand homme tué par la concurrence ; son frère Federigo, au contraire, n’en est que la charge grossière.

Pour les critiques d’art qui pâlissent sur les livres, pour les didacticiens qui ont inventé le parfait peintre, le parfait architecte, le parfait sculpteur, et autres perfections idéales, Federigo est une vigoureuse et complète organisation qui commande le respect ; c’est un artiste modèle. Comme tout parfait peintre, il est à la fois sculpteur et architecte. Son mérite et son savoir sont à coup sûr bien étendus ; car, sans sourciller, il couvre de fresques monumentales la vaste coupole de l’église métropolitaine de Florence. Sa manière est grande et large ; car il peint, sur le dôme du Brunelleschi, plus de trois cents figures hautes de cinquante pieds, et il annonce à la postérité, dans un de ses écrits, que ces figures sont les plus gigantesques qu’on ait vues jusqu’alors dans le monde.

Cosmopolite comme le Titien, Federigo est appelé et fêté tour à tour à Venise, en Espagne, en Flandre et en Hollande. De retour à Rome, il s’aperçoit que la jeunesse manque d’instruction et de bons principes. Aussitôt il rêve la fondation d’une école puissante ; mais, avant de réaliser ses projets de législateur de l’art, il veut combler une lacune immense et formuler sa théorie. Michel-Ange a été trop taciturne, Vasari trop bavard, Federigo sera substantiel. Il se prend corps à corps avec la base de la peinture, avec le dessin. Il publie, sur cette matière, un traité très-profond. C’est là qu’il analyse ses fameuses substances substantielles, qu’il décrit ses formes formelles, qu’il démontre que l’étymologie du dessin vient de ces mots : Signe de Dieu ; qu’il prouve que la philosophie et le raisonnement philosophique sont un dessin métaphorique similitudinaire.

Une vie si bien remplie par le travail et le succès ne lui suffit pas. Il aspire à être le régénérateur de l’art, et il institue, sur de nouvelles bases, la célèbre académie de 1595. Le peuple artiste enivré l’en déclare à l’unanimité président, et le ramène chez lui en triomphe. Il fut remplacé dans sa présidence par Laureti, auquel succéda, dit Lanzi, cette série d’artistes habiles qui se prolonge jusqu’à nous. Ce jour-là fut le dernier jour pour la grande peinture en Italie, et Federigo en fut le héros. Voilà tout ce qu’on peut sérieusement dire de lui comme peintre. Pour revenir à Taddeo, il n’est ni à mépriser ni à condamner, il est plutôt à plaindre. Quant à Federigo, il pourrait faire pleurer, s’il ne faisait pas tant rire.

NOTES.

(1) Jacopone de Faenza devint habile en copiant les tableaux de Raphaël. Il fleurit dans la Romagne et l’on veut qu’il ait contribué à répandre le goût de Raphaël dans cette partie de l’Italie. Ses ouvrages sont décrits par le Baldinucci, Dec. III, sec. IV, c. 241.

(2) Daniello de Parme, autrement appelé Daniello de Por, mourut en 1566.

(3) Voyez les biographies de Vincenzio de San-Gimignano, de Polidoro et de Maturino, dans le tome VI, et celle de Baldassare Peruzzi dans le tome V.

(4) Ces peintures ont été détruites.

(5) Ces fresques ont été jetées à terre lorsque l’on restaura l’église de Sant’-Ambrogio.

(6) Ces peintures n’existent plus.

(7) Girolamo Muziano, né à Acquafredda, dans l’état de Brescia, en 1498, mort en 1590 suivant Ridolfi, mais plus vraisemblablement en 1592, comme le dit Galetti, Inscr. rom.

(8) Ces peintures ont été gâtées par des retouches.

(9) Federigo écrit qu’il avait alors non vingt-huit ans, comme le dit Vasari, mais dix-huit ans.

(10) Le Baroccio avait alors au moins trente-deux ans. Voyez Baldinucci, Dec. I, par. 3, sec. IV.

(11) Federigo écrit qu’il ne peignit pas lui-même ces tableaux, mais qu’il les fit peindre d’après ses dessins.

(12) Giuseppe ne peignit qu’un seul de ces tableaux, la Soumission de l’empereur Frédéric au pape Alexandre III.

(13) La vie de Fiorini se trouve dans le Malvasia, tom. I, p. 335.

(14) Une copie de ce tableau fut exécutée sur le mur de la chapelle de Caprarola. Quant au tableau, il se trouvait, il y a maintes années, chez le marquis Vitelleschi.

(15) Vasari parle d’Andrea Schiavone à la fin de la biographie de Battista Franco. Le Ridolfi a écrit la vie d’Andrea.

(16) Voyez la vie d’Antonio de Venise, tome Ier.

(17) Tiberio Calcagni est souvent cité par Vasari dans la vie de Michel-Ange Buonarroti.

(18) Jean Stradan de Bruges, né en 1536, mort en 1605.

(19) Jacopo Zucchi ou del Zucca, Florentin, né en 1541, mort sous le pontificat de Sixte V. Voyez le Baglioni, p. 45.

(20) Naldini, né en 1537, vivait en 1590. Il fut élève du Pontormo et d’Agnolo Bronzino. Borghini parle au long de Naldini dans son Riposo.

(21) Pie IV mourut le 13 décembre 1565, et le cardinal Sant’-Angelo le 28 octobre de la même année.

(22) Le cardinal de Ferrare, autrement dit Hippolyte d’Este, mourut le 2 décembre 1572. Le Ciacconio dit, en parlant de ce seigneur : Romæ in Quirinali ac Tibure hortos amœnissimos in summo montis extruxit cum permagnifico prætorio, statuis antiquis, picturis, etc.

(23) Les peintures de ces deux chambres ont été détériorées par l’humidité.

(24 Taddeo fut inhumé dans la Ritonda, près du tombeau de Raphaël d’Urbin. On grava au-dessous de son buste l’épitaphe suivante :

D. O. M.

TADÆO. ZVCCARO
IN. OPPIDO. DIVI. ANGELI. AD. RIPAS
METAVRI. NATO
PICTORI. EXIMIO
VT. PATRIA. MORIBVS. PICTVRA
RAPHAELI. VRBINATI. SIMILLIMO
ET. UT. ILLE. NATALI. DIE
ET. POST. ANNVM. SEPTIMVM. ET. TRIGESIMVM
VITA. FVNCTO
ITA. TVMVLVM
EIDEM. PROXIMVM
FEDERICVS. FRATRI. SVAVISS. MŒRENS
POS. ANNO. CHRISTIANÆ. SAL
M. D. L. XVI

MAGNA. QVOD, IN. MAGNO. TIMVIT. RAPHAELE. PERÆOVE

TADEO. IN. MAGNO. PERTIMVIT. GENITRIX.

(25) Melighino, architecte très médiocre, est mentionné par Vasari dans la vie d’Antonio da San-Gallo et ailleurs.

(26) Voyez, dans le tome II des Lettere pittoriche, une lettre adressée par Claudio Tolomei au comte Agostino de’ Landi, et dans laquelle il est parlé fort au long de cette académie.

(27) Le plan de ce palais a été publié. Les peintures dont il est orné ont été gravées sur cuivre et à l’eau forte par Georges Preninner en 1748.

(28) Le cardinal Farnèse est Alexandre, neveu de Paul III ; le cardinal Sant’-Agnolo est Ranuzio Farnese ; Santa-Fiore est le cardinal Guido Ascanio Sforza ; Salviati l’Ancien est le cardinal Giovanni ; Chietti est le cardinal Giovanni-Pietro Caraffa, évêque de Chieti, et plus tard pape sous le nom de Paul IV ; Carpi est le cardinal Ridolfo Pio.

(29) Trento, c’est-à-dire le cardinal Cristofano Madruzio, évêque et prince de Trento.

(30) Ces peintures ont été gâtées par des retouches.

(31) Voyez la lettre 99ᵉ des Lettere pittoriche, t. III.

(32) Cette chapelle a beaucoup souffert du temps et surtout de maladroites restaurations.

(33) Le tableau de l’autel de la chapelle de San-Lorenzo représente non le martyre de saint Laurent comme le dit Vasari, mais saint Damas et saint Laurent revêtus de leurs habits sacerdotaux.

(34) Vasari parle de Sofonisba Anguisciola dans la biographie de Properzia de’Rossi et dans celle de Girolamo de Carpi.

(35) Le musée du Louvre possède six dessins de Taddeo Zucchero représentant l’Adoration des bergers, l’Adoration des mages, Jésus prêchant dans le temple et convertissant Marie-Madeleine, Jésus bénissant le pape saint Grégoire, les Apôtres rassemblés autour du tombeau de la Vierge, et le Mariage d’Octave Farnèse avec Marguerite, fille de Charles-Quint.

On trouve, dans le même musée, six dessins de Federigo représentant Salomon entouré de ses ministres, l’Annonciation, une composition mystique, l’Adoration des mages et deux Évangélistes.