Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 7/Francesco Granacci



FRANCESCO GRANACCI,

PEINTRE FLORENTIN,

Heureux les artistes qui, dès leur enfance, se trouvent liés par la parenté ou par l’amitié aux hommes que le ciel a doués d’un génie supérieur ! Quels précieux enseignements ne tirent-ils pas de l’exemple de ces maîtres éminents ! Quelle force ne puisent-ils pas dans une généreuse émulation !

Francesco Granacci, duquel nous avons déjà parlé (1), fut un de ceux que le magnifique Laurent de Médicis fit travailler dans ses jardins. Granacci était bien jeune encore lorsqu’il entra dans cette célèbre école. Il y rencontra Michel-Ange, et il apprécia si bien sa valeur, qu’il ne pouvait se résoudre à le quitter un seul instant. Il suivait ses conseils avec une soumission et un respect incroyables. Aussi Michel-Ange l’aima-t-il plus que tous ses autres ami, et lui confia-t-il plus qu’à aucun autre tout ce qu’il savait. Ils avaient été ensemble dans l’atelier de Domenico Ghirlandaio, où, parmi les élèves de ce maître, notre Granacci était regardé comme le meilleur dessinateur et le plus gracieux coloriste en détrempe : ce qui fut cause que Davide et Benedetto Ghirlandai réclamèrent son aide pour

francesco granacci.
terminer le tableau maître-autel de Santa-Maria-Novella,

que la mort de leur frère Domenico avait laissé inachevé. Ce travail fut très-profitable à Granacci. Il peignit ensuite dans le même style une foule de tableaux dont les uns se trouvent chez divers citoyens de Florence, et dont les autres ont été envoyés à l’étranger.

Granacci était très ingénieux et très habile à organiser les fêtes que l’on célébrait pendant le carnaval, à Florence. Le magnifique Laurent de Médicis le choisit toujours pour ordonner de semblables divertissements, et entre autres, le triomphe de Paul-Émile, où notre artiste déploya un tel luxe d’invention, que, malgré sa jeunesse, il reçut et mérita les plus grands éloges. Rappelons en passant que Laurent de Médicis lut le premier inventeur de ces mascarades qui représentent une action, et que les Florentins désignent sous le nom de canti.

Granacci travailla également aux magnifiques et somptueux appareils qui furent disposés l’an 1513, pour l’entrée du pape Léon X, sous la direction du savant Jacopo Nardi. Les Huit ayant demandé une brillante mascarade, Jacopo Nardi fit représenter le triomphe de Camille. Tout ce qui appartenait à la peinture, dans cette mascarade, fut conduit par le Granacci, de telle sorte que l’on ne pourrait imaginer rien de mieux. La canzone, composée par Jacopo Nardi, commençait ainsi :

Contempla in quanta gloria sei salita,

Felice alma Fiorenza ;

Poichè dal ciel discesa, etc.
Pour la même solennité, le Granacci exécuta une

multitude de décorations de théâtre, et peignit, avec le Ghirlandaio, des pavillons de galère, des bannières et des enseignes de chevaliers à éperons d’or, et tout cela aux frais des capitaines du parti guelfe, suivant l’usage d’alors qui s’est perpétué jusqu’à nos jours.

Il inventa aussi de curieux déguisements pour les puissances (potenze(2) et les tournois, fêtes particulières aux Florentins, où l’on voit des cavaliers, presque droits sur de très-courts étriers, rompre des lances avec autant de facilité que des combattants solidement assis dans les arçons.

En outre, et toujours à l’occasion de la venue de Léon à Florence, le Granacci éleva en face de la porte de l’abbaye un bel arc de triomphe couvert de ravissantes fantaisies en clair-obscur. Cet arc de triomphe fut très-admiré. Il figurait l’entrée de la Via del Palagio et offrait la copie fidèle de la porte de l’abbaye. Il était enrichi de reliefs en terre modelés par Granacci lui-même, et portait sur son entablement cette inscription :

LEONI X. PONT. MAX. FIDEI CULTORI.

Pour arriver aux ouvrages du Granacci qui existent actuellement, je dirai qu’ayant étudié le fameux carton que Michel-Ange faisait pour la grande salle du palais, il en retira un tel fruit, qu’il fut un des premiers que le Buonarroti appela à Rome pour l’aider dans l’exécution des fresques dont le pape Jules II l’avait chargé d’orner la voûte de la chapelle Sixtine. Il est vrai que Michel-Ange, mécontent du travail des artistes qui l’entouraient, trouva moyen, sans les congédier positivement, de les renvoyer tous à Florence, en leur fermant sa porte et ne se laissant voir à aucun.

De retour dans sa patrie, le Granacci peignit à l’huile un tableau dans la maison de Fier Francesco Borgherini, à Borgo-Sant’-Apostolo, au-dessus du lit de la chambre où Jacopo da Pontormo, Andrea del Sarto et Francesco Ubertini, avaient déjà représenté une partie de l’histoire de Joseph. Dans le tableau du Granacci, on voit Joseph servant Pharaon. Cette composition, d’un excellent coloris et d’un fin merveilleux, ne saurait être plus belle dans toutes ses parties. Le Granacci fit encore pour Borgherini une Trinité dans un cadre circulaire.

À San-Pier-Maggiore, il y a de sa main un tableau qui renferme la Vierge portée au ciel par des anges et donnant sa ceinture à un saint Thomas, que l’on serait tenté de croire peint par Michel-Ange lui-même : on peut en dire autant de la Madone. Nous conservons dans notre collection le dessin original de ces deux figures, en compagnie de plusieurs autres croquis du même auteur. Saint Paul, saint Laurent, saint Jacques et saint Jean, occupent les côtés de ce tableau, que l’on est autorisé à regarder comme le chef-d’œuvre du Granacci : en effet, il suffirait seul, à défaut de tout autre, pour lui assurer la renommée d’un excellent maître.

À San-Gallo, église située hors de la porte des ermites de saint Augustin, notre artiste peignit la Vierge accompagnée de deux enfants, de saint Zanobi, évêque de Florence, et de saint François. Ce tableau est aujourd’hui à San-Jacopo-tra’-Fossi de Florence : il était autrefois placé dans la chapelle des Girolami, à la famille desquels appartint saint Zanobi.

Granacci exécuta de la manière la plus satisfaisante plusieurs sujets à l’huile de grande et de petite dimension (3), à Sant’-Apollonia de Florence, où Michel-Ange avait fait l’ornement et le dessin du tableau et du maître-autel, en considération d’une de ses nièces qui était religieuse dans ce couvent.

Le Granacci avait laissé dans le même endroit un autre tableau qui fut brûlé une nuit, avec divers ornements sacerdotaux du plus haut prix, par des cierges que l’on oublia d’éteindre. Ce fut un grand malheur, car les artistes avaient cette peinture en profonde estime.

Sur le maître-autel des religieuses de San-Giorgio, Granacci représenta la Vierge, sainte Catherine, saint Jean Gualbert, saint Bernard, cardinal, et saint Fidèle (4).

On lui doit encore de nombreux tableaux qui sont dispersés çà et là chez les gentilshommes de la ville, et quantité de cartons d’après lesquels les Jésuates de Florence colorièrent des vitraux.

Granacci aimait beaucoup à peindre sur étoffes, aussi, sans parler des bannières, des étendards et des pavillons que nous avons mentionnés plus haut, décora-t-il une multitude de ces draperies qui entourent le ciel des baldaquins.

Comme il travaillait plutôt pour passer le temps que par nécessité, il n’en prenait qu’à son aise et fuyait avec un soin extrême tout ce qui pouvait lui causer quelque désagrément.

Il conserva sa fortune jusqu’à son dernier jour sans jamais porter envie à celle des autres. Ainsi, il ne se donna guère de soucis, et ne songea qu’à mener une vie douce et joyeuse.

Il mourut de la fièvre à l’âge de soixante-sept ans, et fut enterré dans l’église de Sant’-Ambruogio de Florence, le jour de saint André, apôtre, en 1543 (5).



Dans notre précédent volume, nous avons dit quelque chose touchant la vocation de l’artiste et la diversité des natures que notre art peut accepter. Nous regrettons de n’avoir ni su ni pu établir d’une manière complète la thèse que nous nous étions imposé de défendre dans l’intérêt de l’art ; mais nous nous applaudissons si on a été seulement frappé de la netteté de notre opinion ; d’autres pourront la produire et l’appuyer avec plus de talent, plus de méthode et plus d’abondance, mais personne ne pourra l’épouser avec plus de conviction. Tout homme qui aime vraiment et sent notre art, lui est propre, et notre art s’en servira à son profit et à la satisfaction générale, à moins qu’une éducation vicieuse ne compromette, par ses influences factices, le cours naturel des choses, et, par ses lois arbitraires, ne contrarie les lois naturelles des organisations. Tout à l’heure, d’une manière encore incomplète, et à laquelle il faut de toute nécessité que le lecteur supplée, nous signalions hardiment les inconvénients ruineux d’une éducation mal entendue, et nous faisions ressortir toutes les déperditions qui en résultent. Dans les beaux temps de l’art, rien ne lui était disputé ; tout ce qui devait l’accroître, le compléter et le répandre, lui affluait. Pour grossir ses eaux, élargir son lit, assurer son cours, on laissait au fleuve vivifiant de l’art arriver tout ce qui inclinait à lui. Les indomptables vocations, les irrésistibles caractères, ne lui arrivaient pas plus sûrement que les nonchalantes volontés, que les insoucieuses persistances. À côté de l’altier et actif Michel-Ange, n’avons-nous pas vu rayonner dans une gloire entière le timide et indolent Andrea ; à côté de l’intrépide Bramante, le pusillanime Peruzzi ; à côté de l’austère Titien, le voluptueux Giorgione ? Combien, sans chercher long-temps, on multiplierait ces exemples ! Partout le même spectacle en toutes circonstances et dans toutes les écoles ! Et si, pour rendre cet aperçu plus frappant, nous choisissons les noms célèbres, combien ne l’appuierait-on pas davantage en réalité pour les esprits attentifs, en évoquant des noms plus obscurs !

On verrait mieux par là, et en se prêtant franchement à cet examen minutieux, que pour l’art rien ne se perdait, qu’il savait recruter à fond tout ce que lui offrait une génération. Expansion magique où nulle force ne reste latente, où toute virtualité est vite couronnée par l’action. En peut-il être de même aujourd’hui ? La digue odieuse, impie, des privilèges, des sophismes, des méthodes bâtardes et abâtardissantes, refoule et paralyse même ceux qui viennent à l’art à la façon dont marchent les torrents à travers les terres. Les plus fortes natures, dans nos temps embarrassés, ne se peuvent tenir une heure dans leur force et dans leur liberté. Que voulez-vous que deviennent ces organisations faibles et tranquilles, mais saines et consciencieuses, qui, comme ces filets d’eau limpide, mais rares, coulent sans grand bruit sous les herbes ? Le modeste Francesco n’est pas plus possible et trouvable aujourd’hui dans nos ateliers que son impérieux ami, que son avide et enthousiaste condisciple Michel-Ange.

Cherchez, en effet, chez quelque Ghirlandaio d’aujourd’hui, et sur les bancs de notre école royale, un jeune amateur comme était Francesco dans les jardins des Médicis. Assurément vous ne le trouverez pas. Cette vocation, ainsi que beaucoup d’autres, aura été écartée ou, qui pis est, inutilisée. Car, ne songer qu’à mener une vie douce et joyeuse, travailler pour passer le temps plutôt que par nécessité, en prendre à son aise enfin en toutes choses, est-ce là un programme auquel notre éducation moderne puisse répondre ? Saura-t-elle tirer quelque chose de qui se présente ainsi à elle ? L’éducation florentine savait encore faire avec de tels hommes de grands artistes et de savants praticiens. Le Granacci marche sans ployer sous la fatigue et sans être dégoûté par l’ennui, aussi rapidement et aussi sûrement qu’un autre dans la science hospitalière de l’atelier du Ghirlandaio. Savez-vous ce qui arrive fréquemment aux œuvres peu nombreuses et peu ambitieuses de cet amateur désintéressé, qui dépensa sa vie à organiser des fêtes et des mascarades ? c’est qu’on les prend pour des œuvres de Michel-Ange ! cela est inouï. L’autorité contemporaine du Vasari ne suffirait pas à le faire admettre volontiers. Mais le Vasari, dans l’éloge qu’il fait du Granacci, n’est contredit par personne. À trois cents ans de distance, un critique grave et instruit, qui ne bronche jamais, parce qu’il est sans système et sans engouement, le Lanzi, inscrit Francesco au nombre des maîtres excellents de la plus savante école. Le talent du Granacci est, suivant nous, la plus évidente merveille de l’éducation offerte à la jeunesse dans l’atelier du Ghirlandaio, dont tous les apprentis devinrent des maîtres ; et l’éducation qu’on recevait chez le Ghirlandaio se trouvait alors partout ailleurs.



NOTES.

(1) Voyez tome IV, p. 172.

(2) Voyez le commentaire du Cecca, tome III.

(3) Ces peintures du Granacci furent remplacées par un tableau du Veracini.

(4) Ce tableau fut remplacé par une Descente du Saint-Esprit, peinte par Anton Domenico Gabbiani et gravée sur cuivre par Cosimo Mogalli, pour un bréviaire in-4o, publié à Florence.

(5) Granacci naquit en 1477 et mourut, non en 1543 comme le dit Vasari, mais en 1544.