Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 7/Cristofano Gherardi


CRISTOFANO GHERARDI,

DIT DOCENO,

PEINTRE.

Raffaello dal Colle (1), après avoir aidé son maître Jules Romain à orner de fresques la salle de Constantin, dans le Vatican à Rome, et les appartements du palais du T (2), à Mantoue, regagna Borgo-San-Sepolcro sa patrie. Il y fit, dans le genre de Jules Romain et de Raphaël d’Urbin, une belle Résurrection du Christ pour la chapelle de San-Gilio-ed-Arcanio ; une Assomption pour les religieux Zoccoli ; et d’autres ouvrages pour les Servîtes de Città-di-Castello. Tandis qu’il était occupé de ces travaux, il y avait dans la même ville un jeune homme de seize ans, fils de l’honorable Guido Gherardi, appelé Cristofano et surnommé Doceno, qui, poussé par un instinct naturel, dessinait et peignait avec une grâce merveilleuse. Raffaello dal Colle, ayant vu quelques animaux tels que des loups, des lièvres, des chiens et diverses sortes d’oiseaux et de poissons supérieurement exécutés par ce Cristofano, l’attira dans son atelier ; il rechercha même l’amitié de son jeune élève qui, malgré l’étrangeté philosophique de sa manière de vivre, avait su lui

cristofano gherardi.
plaire par son humeur facile, enjouée et divertissante.

Cristofano était donc depuis quelque temps à l’école de Raffaello, lorsque le Rosso vint au Borgo, se lia étroitement avec lui et lui donna plusieurs de ses dessins (3). Doceno, qui jusqu’alors n’en avait vu que de la main de Raffaello, trouva magnifiques ceux du Rosso et les copia avec ardeur. Malheureusement il se laissa embaucher par quelques amis et interrompit ses études pour suivre une bande de soldats de Borgo et de Città-di-Castello, qui allaient, sous les ordres de Giovanni de’Turrini, capitaine des Florentins, combattre l’armée de l’empereur et du pape Clément qui assiégeait Florence. Il est vrai que Cristofano partit non moins avec l’intention d’étudier à son aise les chefs-d’œuvre de Florence qu’avec celle de batailler ; mais les choses tournèrent autrement qu’il n’avait pensé. Au lieu d’être préposé à la défense de l’intérieur de la ville, il fut envoyé hors des murs, par son capitaine Giovanni, dans les bastions de la montagne. Lorsque la guerre fut finie, entraîné par ses amis et par le désir de voir les sculptures et les peintures de Florence, Cristofano s’enrôla en qualité de soldat dans les troupes d’Alessandro Vitelli, auquel avait été confiée la garde de la ville. Ce seigneur, ayant eu un beau tableau de la main de Cristofano, pensa à l’envoyer avec Battista della Bilia, peintre et soldat, et avec un autre Battista, tous deux ses compatriotes, orner de peintures en sgraffito un jardin et une loge qu’il avait commencés à Città-di-Castello. Mais pendant que l’on travaillait à l’achèvement du jardin et de la loge, Battista della Bilia mourut, et Vitelli renonça pour le moment à son projet.

Sur ces entrefaites, Giorgio Vasari quitta Rome et vint à Florence auprès du duc Alexandre. En attendant le retour du cardinal Hippolyte de Médicis, son patron, qui était en Hongrie, Giorgio obtint un logement dans le couvent des Servîtes, et commença à représenter à fresque diverses actions de César dans cette salle du palais Médicis dont la voûte avait été décorée jadis par Giovanni d’Udine. Cristofano résolut alors d’aller trouver le Vasari et de s’occuper de son art plus que jamais. Il avait connu Giorgio lorsque celui-ci s’était rendu, l’an 1628, au Borgo pour voir le Rosso. Cristofano demeura une année avec le Vasari, auquel il inspira une vive amitié par son talent, par sa douceur et par l’agrément de son caractère. Peu de temps après, le duc Alexandre envoya à Città-di-Castello Vasari, qui partit en compagnie d’Antonio da San-Gallo et de Pier Francesco de Viterbo, lesquels venaient de construire la citadelle de Florence et s’en retournaient par la route de Città-di-Castello pour réparer les fabriques du jardin du signor Vitelli, qui menaçaient ruine. Giorgio emmena avec lui Cristofano et le chargea de peindre, d’après ses cartons, les frises de quelques stanzes, les compartiments d’une salle de bain et les ornements des loges ; il lui adjoignit Battista dont nous avons parlé plus haut. Ces deux artistes, et surtout Cristofano, s’acquittèrent si bien de leur tâche, que l’on n’en aurait pas demandé autant à un maître consommé. Cristofano acquit dans ce travail beaucoup d’expérience et une grande habileté comme coloriste et comme dessinateur.

L’an 1536, on fit à Florence, ainsi que nous l’avons déjà dit ailleurs, d’immenses préparatifs pour la réception de l’empereur Charles-Quint. Le duc Alexandre confia au Vasari le soin d’exécuter la décoration de la porte San-Pietro-Gattolini, l’arc de triomphe de la place San-Felice, le fronton de la porte de Santa-Maria-del-Fiore, et un étendard de quinze brasses de largeur sur quarante brasses de longueur, dont la dorure exigea cinquante mille feuilles d’or. Les peintres florentins, jaloux de la faveur dont jouissait le Vasari, formèrent le dessein de l’empêcher de se tirer avec honneur des travaux qui lui étaient échus en partage. Ils manœuvrèrent de telle façon qu’il ne trouva pas un seul auxiliaire dans toute la ville ; mais il déjoua leur machination en appelant Cristofano, Raffaello dal Colle, Stefano Veltroni dal Monte-Sansovino, son parent, et d’autres peintres d’Arezzo et de divers endroits. Avec leur secours il conduisit son entreprise à bonne fin. Cristofano se comporta en cette occasion de manière à exciter l’étonnement général et à se faire honneur, ainsi qu’au Vasari, qui vit ses efforts dignement récompensés par les éloges qu’on lui prodigua. Cristofano resta encore à Florence quelques jours, pendant lesquels il aida Vasari à peindre les décorations que l’on exécuta pour les noces du duc Alexandre dans le palais d’Octavien de Médicis. Il y représenta, entre autres choses, les armes de la duchesse Marguerite d’Autriche, soutenues par un aigle et par plusieurs enfants d’une rare beauté.

Peu de temps après, le duc Alexandre ayant été tué, on trama au Borgo un complot dont le but était de livrer une porte de la ville à Pietro Strozzi qui se trouvait à Sestino. Des soldats bannis, compatriotes de Cristofano, lui écrivirent pour le prier de prendre part à cette trahison. Cristofano s’y refusa, et, pour ne pas compromettre les conjurés, déchira les lettres qu’il avait reçues, au lieu de les déposer, conformément à la loi, entre les mains de Gherardo Gherardi, que le duc Cosme avait nommé commissaire au Borgo. Lorsque les troubles furent apaisés, on découvrit ce qui s’était passé, et un grand nombre d’habitants du Borgo, parmi lesquels était rangé Cristofano, furent condamnés comme rebelles. Le signor Alessandro Vitelli, qui savait comment les choses avaient eu lieu, aurait pu parler et sauver notre artiste ; mais il s’en garda soigneusement afin de le forcer, pour ainsi dire, à travailler à son jardin de Città-di-Castello dont nous avons déjà parlé. Après avoir dépensé beaucoup de temps sans aucun profit à ce travail, Cristofano, désespéré, se réfugia avec d’autres bannis à San-Giustino, à un mille et demi de Borgo, sur le domaine de l’Église, non loin des frontières florentines. Bien qu’il y fût en danger, il y peignit, dans une chambre d’une tour qui appartenait à l’abbé Bufolini de Città-di-Castello, des enfants et des figures en raccourci, des grotesques, des festons, et les mascarons les plus bizarres que l’on puisse imaginer. L’abbé, enchanté de cet ouvrage, chargea notre artiste de décorer une autre salle. Doceno voulut y introduire des stucs, et comme il n’avait pas de poussière de marbre pour opérer ses mélanges, il pila des pierres fluviales veinées de blanc dont il forma un enduit d’une rare solidité. Au milieu de ses encadrements de stuc, il plaça divers sujets de l’histoire romaine exécutés à fresque avec une habileté merveilleuse.

Dans ce temps, Giorgio Vasari, qui avait de grands travaux dans l’abbaye de Camaldoli, désira avoir près de soi Cristofano, non moins pour le ramener dans les bonnes grâces du duc que pour se servir de lui. Mais ses prières, et les instances même de Messer Octavien de Médicis, furent infructueuses, tant la conduite de Cristofano avait été présentée au duc sous d’odieuses couleurs. Désolé de l’inutilité de ses démarches, Vasari voulut au moins éloigner son ami Cristofano de San-Giustino, dont le séjour ne laissait pas d’être très-périlleux. On était en 1539. Vasari avait alors à faire, pour les moines de Mont’-Oliveto, dans le réfectoire du monastère de San-Michele-in-Bosco, hors de Bologne, trois tableaux à l’huile de quatre brasses de long, une frise à fresque de trois brasses de hauteur avec vingt sujets de l’Apocalypse, et les vues de tous les monastères de l’ordre, sans compter un compartiment de grotesques et les encadrements en guirlandes de fruits dont il fallait entourer chaque fenêtre. Vasari écrivit de suite à Cristofano de se rendre à Bologne avec Battista Cungi de Borgo, son compatriote, lequel avait déjà été au service de Giorgio pendant sept années. Les deux artistes arrivèrent à Bologne avant Vasari, qui était encore à Camaldoli où il terminait le carton d’une Déposition de croix destinée au maître-autel de l’abbaye. Cristofano et Battista Cungi se mirent à préparer les tableaux du réfectoire, en attendant Vasari qui avait donné mission à Dattero, banquier juif de Bologne, ami de Messer Octavien de Médicis, de pourvoir à tous leurs besoins. Dattero, homme plein de courtoisie, n’épargna rien pour leur être agréable. Comme il se promenait souvent familièrement avec eux dans Bologne, on ne tarda pas à les prendre pour des juifs, d’autant plus que Cristofano avait une grande maille dans un œil, et Battista Cungi les yeux à fleur de tête. Aussi certain chaussetier, étant allé porter un jour, de la part du juif Dattero, une paire de chausses neuves à Cristofano, et ayant rencontré près de la porte du monastère notre artiste, qui regardait distribuer les aumônes, lui dit : « Messer, pourriez-vous m’indiquer la chambre de ces deux peintres juifs qui travaillent dans ce monastère ? — De quels juifs entends-tu parler ? s’écria Cristofano : que leur veux-tu ? — J’ai à remettre ces chausses à l’un d’eux, nommé Cristofano. — Sache que je suis homme de bien et meilleur chrétien que toi ! Soit comme voulez, répliqua l’honnête chaussetier : mais chacun vous tient pour juifs, vous et votre compagnon : et vos tournures, qui ne sont pas du pays, sont là pour le confirmer. — Assez, assez, dit Cristofano, tu verras que nous travaillons en bons chrétiens. »

Mais retournons aux peintures du réfectoire. Dès que Vasari fut arrivé à Bologne, les trois tableaux forent, en moins d’un mois, dessinés par lui et entièrement ébauchés par Battista et par Cristofano. On attaqua ensuite la frise. Cristofano devait l’exécuter seul, mais Vasari lui adjoignit son cousin Stefano Veltroni de Monte-Sansovino, qui était venu à Bologne après avoir ébauché la Déposition de croix de l’abbaye de Camaldoli. Cristofano et Veltroni s’acquittèrent merveilleusement de leur tâche. Cristofano exécutait les grotesques avec une dextérité toute particulière, mais il laissait quelque chose à désirer du côté du fini. Stefano, au contraire, manquait de facilité, mais se distinguait par la patience et par le soin qu’il apportait à terminer ses ouvrages. La frise à laquelle ils travaillèrent en commun établit entre eux une heureuse rivalité dont le résultat fut que Doceno apprit de Stefano à finir, tandis que ce dernier acquit plus d’aplomb et plus de hardiesse. Après la frise, on passa aux festons des fenêtres, Vasari en fit un en avant constamment devant les yeux des fruits qu’il copia avec exactitude. Il exigea que Doceno et Stefano suivissent la même méthode. Il les avait chargés chacun de peindre un côté des autres fenêtres, en leur promettant de décerner une paire de chausses écarlates à celui qui se comporterait le mieux. Excités par une amicale émulation, Doceno et Stefano reproduisirent avec une fidélité scrupuleuse jusqu’aux plus minces objets, tels que le millet, le panis, le fenouil, de sorte qu’ils méritèrent et reçurent tous deux la récompense promise. Vasari pria vivement, mais sans succès, Cristofano de dessiner une partie des sujets de la frise. Giorgio se mit donc à l’œuvre, et pendant ce temps, Cristofano conduisit à fin les accessoires architecturaux de deux tableaux, avec une telle perfection, qu’un maître consommé n’en aurait pas fait autant, même avec l’aide de cartons. Il est vrai que jamais personne ne posséda au même point que Cristofano l’art de travailler de verve, sans études préalables. Tandis que Vasari achevait les vingt sujets de l’Apocalypse, Cristofano peignit la table et les mets qui la couvrent dans le tableau où douze pauvres dînent avec saint Grégoire (sous les traits duquel est représenté le pape Clément VII).

Pour le troisième tableau, on dressa un échafaudage sur lequel peignaient en même temps Vasari et Cristofano, lorsque celui-ci imagina, pour se hausser encore davantage, démonter sur un escabeau ou sur un baquet renversé. Puis, ayant voulu se reculer pour regarder de loin ce qu’il avait fait, son pied rencontra le vide, et il tomba d’une hauteur de cinq brasses. Il se contusionna si rudement, qu’il fallut lui tirer beaucoup de sang et le soigner sérieusement, sans quoi il serait mort. Et le pis de l’aventure fut qu’une nuit les bandelettes de sa saignée se détachèrent, et qu’il perdit une telle quantité de sang, que, si Stefano qui était couché avec lui ne s’en fût point aperçu, il n’aurait certainement pas tardé à rendre l’âme. Vasari prit alors soin de lui, comme s’il eut été son propre frère, et à vrai dire, l’état du malade ne réclamait rien de moins. Quant aux peintures du réfectoire, leur achèvement suivit de près la guérison de Cristofano.

Cristofano retourna ensuite à San-Giustino où il conduisit à fin la décoration de quelques salles de l’abbé Bufolini qu’il avait laissées imparfaites. De San-Giustino il alla à Città-di-Castello, et il y peignit entièrement de sa main un tableau pour le compte de son ami Battista, et trois figures à fresque dans un hémicycle placé au-dessus de la porte latérale de San-Fiorido.

À peu de temps de là, Giorgio Vasari fut mandé à Venise pour diriger les préparatifs d’une fête magnifique donnée par les gentilshommes et les seigneurs de la confrérie della Calza, et pour exécuter les décorations d’une comédie composée tout exprès pour la circonstance, par Messer Pietro Aretino. Cette entreprise exigeant le concours de plusieurs bras, Vasari appela Cristofano et Battista Cungi, qui, en arrivant à Venise, trouvèrent qu’il avait déjà achevé tous ses dessins, et qu’il ne leur restait plus qu’à peindre. — Les seigneurs della Calza avaient pris au bout de Canareio une maison en construction qui n’avait que les quatre murs et le toit, et qui offrait ainsi une salle longue de soixante-dix brasses, et large de seize. Giorgio y disposa deux rangs de gradins en bois, élevés de quatre brasses, destinés aux dames. Chacune des parois latérales fut divisée en quatre compartiments de dix brasses, séparés l’un de l’autre par des niches larges de quatre brasses, contenant des figures. Chacune de ces niches était placée entre deux Termes en relief, hauts de neuf brasses ; de sorte que chaque paroi avait cinq niches et deux Termes, ce qui formait pour la salle entière, dix niches, vingt Termes et huit compartiments. Dans le premier compartiment à droite de la scène, Venise était représentée sous la figure d’Adria, assise sur un rocher au milieu de la mer, et tenant en main une branche de corail. Neptune, Thétis, Protée, Nérée, Glaucus, Palémon, et des nymphes marines entouraient Adria et lui offraient des joyaux, des perles, de l’or, et d’autres richesses de la mer. Des Amours, les uns tirant des flèches, les autres semant des fleurs, complétaient ce tableau. — Dans le second compartiment étaient le fleuve de la Drava et celui de la Sava. — Dans le troisième compartiment, on voyait le Pô sous les traits d’un homme grand et robuste, accompagné de sept enfants, par allusion aux sept rivières qui sortent de son sein et qui se jettent dans la mer, comme des fleuves royaux. — La Brenta et d’autres fleuves du Frioul occupaient le quatrième compartiment. — Maintenant, en passant à l’autre paroi, on rencontrait en face de l’Adria l’île de Candie où Jupiter était allaité par une chèvre, en présence des nymphes. À côté, c’est-à-dire en face de la Drava, étaient le Tagliamento et les monts de Cadoro. — En face du Pô étaient le lac Benaco et le Mincio. — Enfin, vis-à-vis de la Brenta étaient l’Adige et le Tesino se jetant dans la mer. — Les niches de la première paroi renfermaient la Libéralité, la Concorde, la Piété, la Paix et la Religion ; et celle de la seconde paroi, la Force, la Prudence civile, la Justice, la Victoire et la Charité. Au-dessus était un entablement garni de globes de verre, remplis d’eau distillée, derrière lesquels se trouvaient des lumières qui éclairaient toute la salle.

Le plafond était divisé en quatre compartiments qui avaient dix brasses d’un côté et huit de l’autre. Les vides étaient occupés par vingt-quatre tableaux de trois brasses carrées, contenant les douze Heures de la nuit et les douze Heures du jour. Le premier des compartiments, de dix brasses, placé au-dessus de la scène, représentait Éole, Junon et Iris, en compagnie du Temps qui distribuait les Heures. Dans le compartiment placé au-dessus de la porte d’entrée était l’Aurore, sortant des bras de Titon et semant des roses du haut d’un char traîné par des coqs. Dans le troisième compartiment était le Char du Soleil ; et dans le quatrième, celui de la Nuit tiré par des hiboux. La Nuit, précédée de quelques chauves-souris et entourée de ténèbres, avait la tête surmontée de la Lune. — Cristofano exécuta la plupart de ces peintures, et y déploya une dextérité vraiment étonnante. Il se distingua particulièrement dans le tableau du Char de la Nuit, où il réalisa, pour ainsi dire, l’impossible. Dans le compartiment d’Adria, il fit des monstres marins d’une telle variété et d’une telle beauté, qu’on ne pouvait les regarder sans stupeur. En un mot, il se montra souverainement habile dans tout cet ouvrage, et surtout dans les grotesques et les ornements.

Après l’achèvement de ce travail, Vasari et Cristofano demeurèrent à Venise plusieurs mois, qu’ils employèrent : à orner de neuf grands tableaux à l’huile le soffite d’une chambre du magnifique Messer Giovanni Cornaro. Vasari se serait peut-être ensuite fixé à Venise pour quelques années, à la prière de l’architecte véronais Michèle San-Micheli, s’il n’en eût été dissuadé par Cristofano, qui lui remontra que le dessin n’était point en estime à Venise, et que dans cette ville le mérite était apprécié et récompensé bien moins qu’à Rome, véritable patrie des beaux-arts. Vasari, qui, d’ailleurs, n’avait qu’un mince désir de rester à Venise, céda à ces raisons et partit avec Cristofano. Mais ce dernier, en sa qualité de rebelle, ne pouvant suivre Vasari à Florence, retourna à San-Giustino, et presque aussitôt se rendit à Pérouse, à l’époque où le pape Paul III y vint pour la première fois après la guerre avec les Pérugins. Cristofano travailla à l’appareil que l’on fit pour recevoir Sa Sainteté. Il y exécuta, entre autres choses, par l’ordre de Monsignor della Barba, sur un côté de la porte de Frate Rinieri, un Jupiter irrité et un Jupiter apaisé, et de l’autre côté le Monde porté par Atlas placé entre deux femmes, dont la première tenait une épée, et la seconde des balances. Le succès qu’obtinrent ces ouvrages fut cause que Messer Tiberio Crispo, gouverneur de Pérouse, chargea Cristofano de décorer, dans la citadelle bâtie par Paul III, plusieurs salles avec Lattanzio de la Marche d’Ancône. Cristofano non-seulement aida Lattanzio, mais encore fit de sa main la plupart des meilleurs morceaux qui ornent ces salles. Raffaello dal Colle et Adone Doni d’Ascoli, homme fort habile, auteur d’une foule de tableaux que l’on trouve dans sa ville natale et ailleurs, prirent également part à ces travaux, ainsi que Tommaso Paperello de Cortona. Mais Cristofano fut celui qui mérita le plus d’éloges. Aussi fut-il ensuite toujours employé par Messer Crispo auquel Lattanzio le recommanda vivement.

Sur ces entrefaites, messer Crispo ayant construit à Pérouse la petite église de Santa-Maria-del-Popolo, Lattanzio y commença un tableau dont la partie supérieure fut peinte avec un rare talent par Cristofano. Puis Lattanzio ayant renoncé à ses pinceaux pour exercer l’emploi de bargello[1] de Pérouse, Cristofano revint à San-Giustino, où il travailla quelque temps pour l’abbé Bufolini.

L’an 1543, Giorgio Vasari eut à exécuter, dans la grande chancellerie, un tableau à l’huile pour l’illustrissime cardinal Farnèse, et un autre tableau, dans l’église de Sant’-Agostino, pour Galeotto da Girone. Il manda alors près de lui Cristofano, qui répondit avec joie à cette invitation. Arrivé à Rome, qu’il désirait ardemment connaître, Cristofano y passa plusieurs mois, pendant lesquels il ne fit guère qu’examiner les chefs-d’œuvre dont cette ville est remplie. Néanmoins il tira si bon profit de ce qu’il avait vu, que, de retour à San-Giustirio, il peignit dans une salle, pour son plaisir, quelques figures d’une telle beauté, que l’on aurait juré qu’elles lui avaient coûté vingt années d’étude.

L’an 1545, Vasari appela Cristofano, Raffaello dal Colle et Stefano, pour l’aider à décorer le réfectoire du couvent de Monte-Oliveto de Naples, qui était bien plus important que celui de San-Michele-in-Bosco de Bologne. Raffaello et Stefano arrivèrent à Naples à l’époque convenue ; quant à Cristofano, une maladie l’empêcha de les suivre. Néanmoins, cédant aux sollicitations de Vasari, il se rendit à Rome, d’où il devait partir pour Naples ; mais il fut retenu par son frère Borgognone, qui était banni comme lui et qui voulait le conduire en France, au service du colonel Giovanni da Turino.

L’an 1546, Giorgio Vasari, étant revenu à Rome, pour peindre vingt-quatre sujets tirés de l’Ancien-Testament et de la vie de saint Jean-Baptiste, se servit beaucoup de Cristofano, qui exécuta des figures et des paysages magnifiques dans ces tableaux qui furent ensuite envoyés à Naples et placés dans la sacristie de San-Giovanni-Carbonaro. Giorgio avait également dessein d’employer Cristofano dans la salle de la chancellerie, qui fut peinte d’après ses cartons et entièrement terminée dans l’espace de cent jours. Mais Cristofano tomba malade et ne fut pas plus tôt convalescent qu’il regagna San-Giustino. Vasari acheva donc la salle sans lui et avec l’aide de Raffaello dal Colle, du Bolonais Gian-Battista Bagnacavallo, des Espagnols Roviale et Bizerra, et de plusieurs autres de ses amis et de ses élèves. De Rome, Giorgio retourna à Florence, et, de là, s’achemina vers Rimini où il devait peindre une chapelle à fresque et un tableau pour l’abbé GianMatteo Faettani, dans l’église de Monte-Oliveto. Il passa par San-Giustino avec l’intention d’emmener Cristofano ; malheureusement, l’abbé Bufolini, pour lequel Cristofano décorait une salle, ne voulut pas le laisser partir, et promit à Giorgio de le lui envoyer bientôt en Romagne. Mais l’abbé mit tant de retard à accomplir cet engagement, que, quand Cristofano alla rejoindre Vasari, celui-ci se trouva avoir conduit à fin les travaux de Gian-Matteo Faettani, et, de plus, le tableau du maître-autel de San-Francesco de Rimini, pour Messer Niccolò Marcheselli, et un autre tableau dans l’église de Classi, à Ravenne, pour le père Don Romualdo de Vérone, abbé des Camaldules.

L’an 1550, Vasari venait d’achever les Noces d’Esther, dans le réfectoire de l’abbaye de Santa-Fiore d’Arezzo, et le tableau de saint Sigismond à San-Lorenzo de Florence, dans la chapelle des Martelli, lorsqu’il fut appelé à Rome au service du pape Paul III. Il profita de cette occasion pour essayer de ramener Cristofano dans les bonnes grâces du duc Cosme, par l’entremise du cardinal Farnèse, qui se rendit alors à Florence ; mais la tentative fut infructueuse. Il fallut donc que le pauvre Cristofano demeurât ainsi exilé jusqu’en 1554, époque à laquelle Vasari réussit à obtenir son pardon. Voici comment arriva cet heureux événement. L’évêque de Ricasoli, pour plaire à Son Excellence, avait fait peindre en clair-obscur les trois façades de son palais situé près du pont alla Carraia (4). Messer Sforza Almeni, échanson et camérier favori du duc, afin de rivaliser avec l’évêque, voulut aussi décorer sa maison de la via de’ Servi. Mais, n’ayant point trouvé à Florence de peintres dont le talent lui convînt, il écrivit à Giorgio Vasari de lui envoyer un projet de décoration. Giorgio, qui avait contracté une étroite amitié avec Messer Sforza, dans le temps où ils étaient tous deux au service du duc Alexandre, songea sérieusement à ce qu’on lui demandait, et traça un dessin qui reliait les diverses parties de la façade par des ornements variés et par de riches sujets représentant toutes les phases de la vie de l’homme, depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Ce dessin charma Messer Sforza et le duc de telle sorte, qu’ils résolurent de ne point le mettre en œuvre avant la venue de Vasari. Celui-ci étant enfin arrivé à Florence, où Messer Sforza et Son Excellence l’accueillirent de la manière la plus gracieuse, on commença aussitôt à chercher quels artistes étaient le plus capables de conduire à bon terme la façade en question. Giorgio ne laissa pas échapper l’occasion de dire à Messer Sforza que personne n’était plus propre que Cristofano à exécuter cet ouvrage, et que l’on ne pourrait pas davantage se passer de lui pour les travaux de l’intérieur du palais. Messer Sforza en parla à Son Excellence, qui, après de nombreuses informations, reconnut que le péché de Cristofano n’était pas si grave qu’on ne pût lui en donner l’absolution. Vasari apprit cette nouvelle à Arezzo où il avait été visiter ses amis. Il la transmit immédiatement, par un courrier, à Cristofano, qui manqua en mourir de joie ; Cristofano confessait qu’il n’avait jamais eu d’ami plus dévoué que Vasari. Dès le lendemain matin, il se rendit de Città-di-Castello au Borgo, présenta ses lettres de libération au commissaire, et courut embrasser sa mère et son frère Borgognone, lequel depuis longtemps déjà avait été rappelé d’exil. Deux jours après, Cristofano partit pour Arezzo, où il fut reçu par Giorgio comme un frère chéri. D’Arezzo, les deux amis se transportèrent à Florence. Cristofano alla baiser les mains du duc, qui, en le voyant, fut très étonné de rencontrer le meilleur petit homme du monde au lieu du grand coupe-jarret qu’il s’était figuré. Messer Sforza témoigna aussi beaucoup d’amitié à notre artiste qui, sans retard, commença la façade. À sa prière, Vasari l’aida à faire une partie des cartons des sujets, et même à dessiner sur l’enduit quelques-uns des personnages ; mais, malgré les retouches du Vasari, toute la façade, la plupart des figures et tous les ornements, les festons et les grands ovales sont de la main de Cristofano, qui, d’ailleurs, possédait l’art de la fresque à un plus haut degré que Vasari, de l’aveu même de ce dernier. Certes, si Cristofano se fût livré dans sa jeunesse à une sérieuse et continuelle étude du dessin, il aurait été sans égal ; car, seulement avec l’aide de sa mémoire et de son bon goût, il surpassait bien des gens qui en savaient plus que lui. On ne peut imaginer de quelle habileté, de quelle dextérité, il était doué, et, une fois qu’il avait le pinceau à la main, rien n’était capable de le distraire de sa besogne : aussi devait-on attendre de lui les plus grandes choses. En outre, sa conversation était si agréable, si divertissante, que parfois le Vasari travaillait avec lui depuis le matin jusqu’au soir sans éprouver une seule minute d’ennui. Cristofano exécuta la façade de Messer Sforza en peu de mois sur lesquels il faut encore retrancher quelques semaines qu’il alla passer en réjouissances au Borgo. Il me semble bon de donner ici une description de cette façade qui pourrait ne pas subsister long-temps, attendu qu’elle est très-exposée aux intempéries de l’air et que déjà même elle a eu tellement à souffrir de la grêle et d’une pluie terrible, que l’enduit s’est détaché de la muraille en plusieurs endroits (5).

Cette façade est divisée en trois compartiments, rez-de-chaussée, premier et second étage. Au rez-de-chaussée se trouvent la porte principale et deux fenêtres. Chacun des deux étages est percé de six fenêtres. Le haut de l’édifice est orné d’un entablement accompagné de consoles qui font ressaut sur une frise d’enfants. Au-dessus de chacune des six fenêtres du second étage, est un enfant debout et soutenant une guirlande de fruits, de feuillages et de fleurs, qui court tout le long de la façade. Au milieu des festons de fleurs et de fruits, arrangés suivant l’ordre des saisons, sont d’autres enfants dans diverses attitudes. Les sept espacements formés par les six fenêtres du même étage sont occupés par les sept planètes surmontées des sept signes célestes. Au-dessous des fenêtres sont des Vertus, distribuées deux à deux, qui tiennent sept grands ovales où sont représentés les sept âges de l’homme. Audessous des ovales, dans les espacements des fenêtres du premier étage, sont les trois Vertus théologales et les quatre Vertus morales. Au-dessus de la porte et des fenêtres du rez-de-chaussée sont les sept Arts libéraux. Enfin, entre les mêmes fenêtres du rez-de-chaussée sont la Vie active, la Vie contemplative, des statues et divers sujets tels que ceux de la Mort, de l’Enfer et de la Résurrection. Cristofano exécuta, presque sans aucun aide, tout l’entablement, les festons, les enfants et les sept signes des planètes. L’ovale placé au-dessous de la Lune, peinte sous la figure de Diane, renferme l’enfance : des nourrices allaitent des nouveaux-nés dont les mères reposent sur des lits. Cet ovale est tenu par la Volonté, belle jeune femme à moitié nue. Au-dessous de l’ovale est la Charité, et plus bas la Grammaire, qui enseigne à lire à quelques bambins. Dans l’ovale placé au-dessous de Mercure on voit l’Âge puéril, représenté par des enfants dont les uns jouent tandis que les autres vont à l’école. Cet ovale est tenu par la Vérité, jeune fille nue, rayonnante de candeur et de simplicité. Au-dessous de l’ovale est la Foi, qui de la main gauche tient une croix et de la droite baptise un enfant dans une conque pleine d’eau. Plus bas est la Logique, couverte d’un voile et accompagnée d’un serpent. L’ovale placé au-dessous du Soleil, représenté par Apollon, renferme l’Adolescence. Deux jeunes gens sont sur une montagne : le premier, armé d’une branche d’olivier, tend vers le sommet illuminé par les rayons du soleil ; le second s’arrête à mi-chemin pour regarder la Fraude, qui couvre d’un beau masque son affreux visage, et qui, par ses trompeuses paroles, entraîne le malheureux dans un précipice. Cet ovale est tenu par le dieu de l’Oisiveté, gras et somnolent personnage assez semblable à un Silène, et par le Travail, robuste paysan entouré d’instruments de labour. Au-dessous de l’ovale, est l’Espérance avec son ancre, et plus bas la Musique. Dans l’ovale placé au-dessous de Vénus est la Jeunesse, c’est-à-dire un jeune homme assis au milieu de livres, d’instruments de mathématiques, et de dessins, de mappemondes, de globes et de sphères. Derrière lui est une loge occupée par des jeunes gens qui chantent, dansent, font de la musique, boivent, mangent, et, en un mot, qui se donnent du bon temps. Cet ovale est tenu d’un côté par la Connaissance de soi-même, qui, environnée de compas, de sphères armillaires, de cadrans et de livres, se regarde dans un miroir ; et, de l’autre côté, par la Fraude, vieille femme maigre et édentée, qui se cache sous un masque et qui se moque de la Connaissance de soi-même. Au-dessous de l’ovale est la Tempérance, avec un frein de cheval en main, et, plus bas, la Rhétorique. Dans l’ovale placé au-dessous de Mars est la Virilité, représentée par un homme placé entre la Mémoire et la Volonté qui lui tendent un bassin d’or contenant deux ailes, et qui lui montrent le chemin du salut sur une montagne. Cet ovale est tenu par l’Hilarité et par l’Innocence, jeune fille à côté de laquelle est un agneau. Au-dessous de l’ovale est la Prudence qui se fait belle devant un miroir. Plus bas est la Philosophie.

Dans l’ovale placé au-dessous de Jupiter est la Vieillesse, représentée parmi vieux prêtre agenouillé devant un autel sur lequel il met le bassin d’or et les deux ailes. L’ovale est tenu par la Pitié, qui couvre deux enfants nus, et par la Religion revêtue d’habits sacerdotaux. Au-dessous de l’ovale est la Bravoure, qui, le pied fièrement posé sur un fragment de colonne, introduit des boules dans la gueule d’un lion. Plus bas est l’Astrologie. La dernière planète est Saturne, vieillard mélancolique qui dévore ses enfants. Près de lui est un serpent qui se tient la queue avec les dents. L’ovale renferme la Décrépitude, représentée par un vieillard décrépit, nu et agenouillé, reçu par Jupiter dans le ciel et accompagné de la Félicité et de l’Immortalité. L’ovale est tenu par la Béatitude. Au-dessous est la Justice assise, armée d’un sceptre, et entourée de ses attributs. Plus bas est la Géométrie. Au rez-de-chaussée, la Vie active, placée dans une niche, est peinte sous la figure de Lia. À côté est l’Industrie, qui tient une corne d’abondance et deux aiguillons. Proche de la porte est un tableau où l’on voit des constructeurs, des architectes et des tailleurs de pierre, à l’entrée de Cosmopolis, ville bâtie par le duc Cosme dans l’île d’Elbe. Entre ce tableau et la frise des Arts libéraux est le lac Trasimène, environné de nymphes qui sortent de l’eau avec des tanches, des brochets, des anguilles et des gardons. Près du lac Trasimène est Pérouse, montrant un chien à Florence qui se trouve vis-à-vis d’elle, de l’autre côté de la porte, et qui est caressée par l’Arno. Audessous de Florence sont des philosophes et des astrologues qui interrogent le ciel et tirent l’horoscope du duc Cosme. À côté de ce tableau est une niche qui fait pendant à celle de Lia et qui contient la Vie contemplative, représentée sous la figure de Rachel, sœur de Lia et fille de Laban. Dans le dernier tableau on aperçoit la Mort, montée sur un cheval décharné et suivie de la Guerre, de la Peste et de la Faim, foulant aux pieds toutes sortes de gens. Ce sujet est entre deux niches dont l’une renferme Pluton et Cerbère, et l’autre un mort qui sort de son sépulcre au jour de la résurrection. Cristofano fit ensuite, au-dessus des frontons des fenêtres du rez-de-chaussée, des figures nues supportant les armoiries de Son Excellence, et, au-dessus de la porte, un écusson ducal dont les six boules sont soutenues par des enfants nus. Enfin, pour terminer, Cristofano orna le soubassement de l’édifice des armes de Messer Sforza, qui se composent d’aiguilles ou pyramides triangulaires appuyées sur trois boules accompagnées de ce mot : IMMOBILIS. Cet ouvrage plut extrêmement à Son Excellence et à Messer Sforza, lequel voulut, en galant homme, récompenser richement Cristofano ; mais celui-ci s’y refusa et se contenta d’avoir satisfait ce seigneur, qui l’aima toujours plus que je ne saurais le dire.

Tant que dura ce travail, Cristofano demeura avec Vasari chez le signor Bernardetto de Médicis, dans le jardin duquel il peignit, en clair-obscur, Vertumne et Pomone et l’Enlèvement de Proserpine. Il accompagna ces deux sujets de Termes et d’enfants d’une telle beauté, que l’on ne peut voir rien de mieux.

Sur ces entrefaites, le seigneur duc ordonna de commencer les peintures du palais. On débuta par l’une des salles nouvelles. Cette salle, construite par le Tasso, n’ayant pas plus de neuf brasses d’élévation sur vingt de largeur, fut exhaussée de trois brasses par le Vasari, sans attaquer le comble qui était en pavillon. Comme la reconstruction des plafonds empêchait de songer à peindre de si tôt, il fut permis à Vasari d’aller passer deux mois à Arezzo avec Cristofano. Mais, au lieu de se reposer pendant ce congé, Vasari fut forcé de se rendre à Cortona où, avec l’aide de Cristofano, il décora de fresques la voûte et les parois de l’oratoire del Gesù. Cristofano déploya un rare talent dans cet ouvrage, et surtout dans les douze sacrifices de l’Ancien-Testament, qui ornent la voûte. Ces fresques sont presque entièrement de la main de Cristofano, Vasari s’étant contenté de lui fournir certains croquis, de dessiner quelques figures sur l’enduit, et d’opérer çà et là quelques retouches.

Après l’achèvement de ce travail, qui est vraiment digne d’éloges, Vasari et Cristofano retournèrent à Florence au mois de janvier de l’année 1555, pour peindre la salle des Éléments. Tandis que Vasari exécutait les tableaux du plafond, Cristofano enrichit les travées de tortues, de voiles et de têtes de capricorne, devises de Son Excellence. Puis il entoura ces travées de magnifiques guirlandes de fruits, retenues par les mascarons les plus variés et les plus bizarres que l’on saurait imaginer. On peut affirmer que jamais personne n’a surpassé Cristofano dans ce genre de décoration. Il peignit ensuite, mais d’après les cartons de Vasari, plusieurs grandes figures et un paysage couvert d’une foule de petites figurines, sur la paroi où l’on voit la Naissance de Vénus. Il fit aussi sur la paroi, où de petits Amours fabriquent les flèches de Cupidon, trois Cyclopes forgeant les foudres de Jupiter. Au-dessus de six portes il laissa, dans des encadrements en clair-obscur, six grands ovales renfermant des sujets en couleur de bronze. Entre les fenêtres il représenta un Mercure et un Pluton. — Dans la salle qui porte le nom de la déesse Opis, il peignit à fresque, sur le plafond, les quatre Saisons, et en outre des festons d’une merveilleuse beauté. Les festons du Printemps sont composés de mille sortes de fleurs ; ceux de l’Été, d’une multitude de fruits ; ceux de l’Automne, de pampres et de raisins ; et ceux de l’Hiver, d’oignons, de raves, de radis, de carottes, de panais et de feuilles sèches. Dans le tableau du milieu, il peignit à l’huile le Char d’Opis traîné par quatre lions qui ne pourraient être mieux : du reste, il est reconnu que pour l’imitation des animaux Cristofano n’avait point d’égal. — Dans les angles de la salle de Cérés, il plaça quelques enfants et des festons d’une rare perfection. Et de plus il termina le tableau du milieu qui renferme Gérés, montée sur un char traîné par deux serpents, et allant à la recherche de sa fille Proserpine. Vasari, étant tombé malade, avait été forcé de laisser inachevé ce travail. — Lorsqu’il fallut représenter l’histoire de Junon, sur une terrasse voisine de la salle d’Opis, Vasari chargea Cristofano d’exécuter seul cet ouvrage qui était destiné à être regardé de près, attendu que les personnages ne devaient pas avoir plus d’une brasse de dimension. Dans un ovale de la voûte, Cristofano figura Junon présidant à un mariage. À côté de cette composition, on voit Hébé, déesse de la jeunesse, et de l’autre côté Iris montrant l’arc-en-ciel. La même voûte est encore ornée d’un grand compartiment qui se trouve vis-à-vis de l’ovale, et qui représente Junon assise sur un char tiré par des paons. Ce tableau est placé entre deux plus petits, dont l’un renferme la déesse de la Puissance, et l’autre l’Abondance. Enfin Cristofano peignit, sur les parois et au-dessus des deux portes, Junon changeant Io en vache et Caliste en ourse.

L’activité et l’application que Cristofano apporta à cette entreprise lui valurent l’amitié de Son Excellence. Il attendait à peine que le jour fût levé pour se mettre en besogne, et souvent, dans son empressement, il ne se donnait pas le temps de se vêtir complètement. La plupart du temps il se rendait au palais avec des bottines dépareillées et avec sa cape à l’envers. Une fois il était de grand matin à l’ouvrage, lorsque le duc et la duchesse, étant allés le voir travailler en attendant que les dames et les autres personnages de la cour fussent prêts à partir pour la chasse, s’aperçurent que, selon sa coutume, il avait sa cape à l’envers. Le duc lui dit alors en riant : « Cristofano, pourquoi portes-tu donc toujours ta cape à l’envers ? — Je ne sais, signore, répondit pondit Cristofano, je ne puis faire autrement ; je m’habille et je sors à tâtons, sans compter que j’ai un œil en si mauvais état que je n’y vois goutte ; mais je finirai bien par trouver une cape qui n’ait ni endroit ni envers. Du reste, que Votre Excellence regarde mes peintures et non mes vêtements. » Le duc ne lui répliqua rien, mais, à peu de jours de là, lui fit faire une cape de drap fin cousue et arrangée de façon qu’on n’y découvrait ni endroit ni envers. Il en était de même pour le collet et sa garniture. Un matin Cristofano reçut cette cape. Lorsqu’il l’eut essayée, il dit, sans autres cérémonies, au valet qui la lui avait apportée de la part de Son Excellence : « Eh ! eh ! le duc ne manque pas d’esprit ; dis-lui qu’elle me va bien. » Cristofano était fort peu soigneux de sa personne, et avait en horreur les habits neufs ou étroits. Quand il avait besoin de quelques vêtements, il fallait que Vasari, qui connaissait son humeur, lui en fît faire en secret pour remplacer les vieux qu’on lui enlevait pendant son sommeil. Rien n’était plus divertissant que sa colère lorsqu’il était ainsi forcé de prendre des habits neufs. « Voyez, s’écriait-il, voyez s’il est permis d’assassiner les gens de la sorte ; ah çà, on ne peut donc pas vivre dans ce monde à sa guise ? C’est le diable qui leur a suggéré de semblables casse-têtes ? »

Un jour que Cristofano avait mis une paire de chausses blanches, il se joignit, grâce aux instances de Domenico Benci, à une réunion de jeunes gens qui le conduisirent à la Madonna-dell’-Impruneta.

Après avoir bien marché, sauté et dansé, on revint le soir après souper. Cristofano, accablé de fatigue, se retira aussitôt dans sa chambre pour dormir. Il voulut, comme de raison, ôter ses chausses, mais soit parce qu’elles étaient neuves, soit parce qu’il était en sueur, il ne put jamais arriver qu’à la moitié de la besogne. Vasari, étant allé le voir dans la soirée, le trouva endormi avec une jambe chaussée et l’autre nue. Il entreprit alors de lui tirer sa chausse, et il y réussit avec l’aide d’un valet, mais non sans jeter dans une furieuse colère Cristofano qui maudissait et les chausses et Vasari, et tous ceux, disait-il, qui ont inventé des usages pires que les plus diaboliques instruments de torture. Il se vouait à Dieu et à tous les saints, et voulait, à toute force, retourner à San-Giustino où du moins on le laissait vivre à sa mode ; on eut toutes les peines du monde à l’apaiser.

Il aimait peu les longs discours, et aurait voulu que les noms propres fussent aussi brefs que celui d’un esclave de Messer Sforza, qui s’appelait M. « Oh ! disait Cristofano, M, voilà un beau nom ! tandis qu’il faut une heure pour prononcer Giovanfrancesco et Giovanantonio. » Il disait ces choses dans son patois de Borgo, et d’une façon si comique qu’il aurait fait rire un mort.

Il se plaisait à passer les jours de fête, depuis le matin jusqu’au soir, dans les endroits où l’on vendait des légendes et des images imprimées, et s’il en achetait quelques-unes, il manquait rarement ensuite de les perdre pendant qu’il en regardait d’autres. Bien qu’il fut riche et de bonne maison, il ne voulut jamais monter à cheval à moins d’y être contraint.

Lorsque Cristofano fut rappelé au Borgo par la mort de son frère Borgognone, Vasari, qui lui tenait en réserve ce qu’il avait gagné par son travail, lui dit : « J’ai telle somme à vous, emportez-la pour vous en servir au besoin. — Je ne veux point de cet argent, lui répondit Cristofano, gardez-le pour vous, le bonheur de vivre et de mourir près de vous me suffit. — Je n’ai pas coutume, répliqua Vasari, de me servir du bien d’autrui. Si vous refusez cet argent, je l’enverrai à votre père Guido. — Ne faites pas cela, dit Cristofano, il le gaspillerait comme à son ordinaire. » Enfin il le prit et partit pour le Borgo, le cœur plein de tristesse. À peine fut-il arrivé dans sa patrie, que la douleur qu’il ressentait de la mort de son frère qu’il aimait tendrement le conduisit au tombeau. Il mourut après avoir reçu tous les sacrements, et après avoir distribué aux gens de sa maison et aux pauvres l’argent qu’il avait emporté. Peu de temps avant de rendre le dernier soupir, il affirmait qu’il ne regrettait la vie que parce qu’il laissait Vasari chargé de trop rudes travaux, tels que ceux qu’il avait entrepris dans le palais du duc Cosme.

La nouvelle de la mort de Cristofano causa un profond chagrin à Son Excellence, qui fit aussitôt sculpter en marbre le buste de notre artiste, que l’on envoya de Florence au Borgo, où il fut placé dans

l’église de San-Francesco, avec l’épitaphe suivante ;
D. O. M.


CHRISTOPHORO GHERARDO BVRGENSI
PINGENDI ARTE PRÆSTANTISS.
QVOD GEORGIVS VASARIVS ARETINVS HVIVS
ARTIS FACILE PRINCEPS
IN EXORNANDO
COSMI FLORENTIN. DVCIS PALATIO
ILLIVS OPERAM QVAM MAXIME
PROBAVERIT
PICTORES HETRVCI POSVERE
OBIIT A. D. MDLVI.

VIXIT AN. LVI. M. III. D. VI.


Le Vasari nous donne ici, avec amour, la biographie d’un de ses praticiens. Malgré ses efforts, si le souvenir de ce Doceno ne s’est pas perdu complètement, son nom n’en est pas moins resté fort obscur. Nous ne ferons rien pour réagir contre cela.

La production du Doceno n’est-elle pas enveloppée entièrement dans la production du Vasari, son patron, qui fut si bien placé pour attirer sur elle l’attention de la postérité, et qui cependant n’y réussit pas ? Les travaux du Vasari furent immenses, mais ils sont insignifiants. Aucun défaut notable ne les déprécie, aucune qualité forte ne les recommande. Nous ne saurions trouver nulle autre explication à la ruine d’une si grande renommée, appuyée dans son temps sur des réalisations si vastes ; car le Vasari est, sans contredit, l’homme de l’ltalie qui a le plus produit dans les arts du dessin. À la fin de son ouvrage, nous le verrons nous donner lui-même sa propre biographie, et on aura peine à croire à la multitude de ses œuvres, à l’importance de ses entreprises, à la prospérité de sa fortune. Cependant le Vasari, homme sincère et loyal s’il en fut, se présente comme il a été, comme il s’est vu, comme l’ont vu ses contemporains ; il n’exagère rien, ses travaux d’ailleurs subsistent encore. Comment un tel homme, par les moyens les plus honorables, se formant seul, se produisant seul, sans cupidité, sans brigues, sans orgueil, sans bassesses, est-il monté si haut qu’on a pu autrefois le croire un des premiers maîtres de l’Italie, et tombé si bas, qu’on le regarde aujourd’hui comme l’un des derniers ? Il faut à cela une raison, et dans ces extrémités inconciliables la vérité doit être au centre. Des deux côtés, dans ce qu’on pensait de lui autrefois, dans ce qu’on en pense maintenant, il est facile de voir où gît l’illusion. Quand on réfléchit sur l’histoire, on s’aperçoit, comme ici, qu’il y a des hommes grands en dehors de leurs œuvres, et que des génies fort rares peuvent ne laisser que des ouvrages fort ordinaires. Ce fut le cas du Vasari. L’art italien, dans son temps, négligeait les recherches héroïques auxquelles nous devons tous ces maîtres qui, pendant des siècles, nous serviront encore de guides et d’exemples ; il en était venu, confiant dans sa force et sa plénitude, à se lancer tout entier dans les réalisations les plus accélérées. L’excès est près du zèle, et la présomption près de la puissance. Entre tous les artistes italiens, le Vasari, artiste savant et exercé autant que nul autre, se montra le plus actif, le plus délibéré, le plus expédient, le plus rapide. Et quand on pense au milieu de quelles ardeurs, et de quelles audaces, cette activité et cette audace se firent jour, on comprend parfaitement l’opinion qu’en durent avoir ses contemporains. Ni Michel-Ange, ni Raphaël, on peut le dire en présence de l’histoire et de ses documents, ne se seraient décidés à se mettre à la fois sur les bras des responsabilités aussi fortes. Le Vasari, sans se déconcerter, conduisait en jouant les entreprises les plus gigantesques, et traversait à la course les difficultés les plus compromettantes. À peine enfermé à Rome dans la salle royale du Vatican, ou à Florence dans celle du palais vieux, il en ouvrait les portes au public étonné de son inconcevable diligence ; ses œuvres architecturales, ses travaux de génie militaire auraient suffi à tenir arrêté plus d’un habile homme. Les démarches sans nombre qu’il fit pour obtenir des travaux et créer des ressources à tous les artistes forts de son temps, ordinairement ses amis et toujours ses obligés, était une besogne à lasser le plus fin et le plus remuant diplomate. Ses notices seules, le plus précieux recueil pour l’histoire de l’art, et sa judicieuse collection de dessins, de marbres, de médailles, dont toutes les galeries de l’Europe se sont enrichies, auraient occupé sans contredit le plus laborieux compilateur et l’amateur le plus empressé. Cet homme infatigable, qui mourut jeune, et qui en toutes choses eut la main heureuse, couronnait sa vie d’ouvrier par l’administration intelligente et prospère de sa patrie, de cette petite république d’Arezzo qui n’est pas sans éclat et sans hommes glorieux, et dont il fut le gonfalonier suprême. On pouvait croire un tel homme un grand homme ; il l’était en effet, il le devait sentir. Ses contemporains et lui-même en ce genre se connaissaient aussi bien que nous. Pourquoi donc si peu d’attention et de bruit maintenant pour ses œuvres ? C’est que ses œuvres étaient de leur nature transitoires ; qu’elles étaient faites, sans que personne autrefois s’en doutât plus que lui, pour les besoins et les amours passagers des générations égoïstes qui ne travaillaient plus que pour elles ; pour des générations qui, au milieu du remuement fébrile qui les inspirait, ne discernaient plus combien peu elles respectaient les engagements sacrés du passé et les délicates promesses de l’avenir ?


Dans ces époques, Dieu, sans doute, envoie encore de grands hommes, mais il leur retire la grâce. Leur force éclate un moment, mais aussi leur inefficacité toujours. Qui se préoccupe dans le présent sans piété pour le passé, dont il tient tout, et sans amour pour l’avenir qui attend tout de lui, ne peut durer dans sa renommée, quelque assurée qu’elle semble à tous. Le Vasari en est un bon témoin. Mais de ces génies extraordinaires qui se dépensent follement, faut-il nier l’existence attestée par leurs contemporains, à cause de leur stérilité constatée par leurs héritiers ? nous ne le croyons pas. Il faut se garder au contraire, il nous semble, d’attenter par l’incrédulité à la largeur des leçons que Dieu donne, lorsqu’il nous fait voir combien peu pèseront dans l’histoire les hommes les mieux doués qui se mettent la bride sur le cou dans les jours de complaisance personnelle et d’imprévoyance sociale.

NOTES.

(1) Vasari parle en divers endroits de Raffaello dal Colle. Cet artiste peignait dans les loges du Vatican, d’après les dessins de Sanzio, son maître.

(2) Voyez la description de ses admirables palais dans la Vie de Jules Romain, tome V.

(3 Voyez la Vie du Rosso, tome V.

(4) Ces peintures ont été badigeonnées.

(5) Cette façade a été décrite par Frosino Lapini dans une lettre qui se trouve p. 48 du tome 1er des Lettere pittoriche.



FIN DU TOME SEPTIÈME.
  1. Bargello, chef des archers. Cette fonction était autrefois plus honorable qu’elle ne l’est aujourd’hui.