Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 6/Vincenzio de San-Gimignano et Timoteo d’Urbin


VINCENZIO DE SAN-GIMIGNANO ET TIMOTEO D’URBIN,

PEINTRES.

Après la vie du sculpteur Benedetto da Rovezzano, je dois écrire celle de deux excellents peintres, Vincenzio de San-Gimignano et Timoteo d’Urbin. Je commencerai par Vincenzio dont le portrait est ci-contre, puis je m’occuperai immédiatement de Timoteo, ces deux artistes ayant été, presque dans le même temps, élèves et amis de Raphaël.

Par la protection du gracieux Raphaël d’Urbin, Vincenzio obtint avec plusieurs autres peintres, dans la loge vaticane, des travaux dont il s’acquitta de façon à s’attirer les louanges générales, et à mériter d’être chargé d’exécuter en clair-obscur, dans le Borgo, vis-à-vis du palais de Messer Gio. Battista dall’Aquila, Apollon entouré des neuf Muses au-dessus de quelques lions de la plus grande beauté.

Vincenzio avait une manière très-soignée ; son coloris était harmonieux et le caractère de ses ligures extrêmement agréable. En somme, il s’efforça toujours d’imiter son maître Raphaël, comme le prouve la façade de la maison construite au Borgo, en face

raffaellino del garbo
Vincenzio da san Giminiano.
du palais du cardinal d’Ancona par Messer Gio.

Antonio Battifero d’Urbin. Cette façade représente, par allusion au nom de famille des Battiferi, les Cyclopes forgeant les foudres de Jupiter, et d’un autre côté Vulcain fabriquant les flèches de Cupidon. Ces fresques et plusieurs autres furent peintes par Vincenzio d’après des dessins que Messer Gio. Antonio Battifero devait à Raphaël, dont l’amitié lui avait déjà valu de nombreux bénéfices et de grosses pensions à la cour du pape.

Vincenzio peignit ensuite, sur une façade de la place de San-Luigi-de’-Francesi à Rorne, une multitude de sujets, parmi lesquels on distingue la Mort de César, le Triomphe de la Justice, et un Combat de cavalerie. Près du toit, entre les fenêtres, il plaça quelques Vertus d’une exécution parfaite.

Les Mages guidés par l’étoile, qui se voient sur la façade des Epifani, derrière la Curia-di-Pompeo et près du Campo-di-Fiore, sont également de Vincenzio (1). Il contribua encore par une infinité d’autres travaux à l’embellissement de Rome, dont le climat a toujours exercé une si merveilleuse influence sur les productions du génie. Cette remarque ne semblera point ridicule, si l’on songe que l’expérience a démontré que souvent le même homme subit dans son talent des variations extraordinaires, en mieux ou en pire, suivant les lieux où il est appelé à travailler.

Vincenzio était en très-haut crédit à Rome lorsque, l’an 1527, la ruine et le saccage de cette malheureuse ville, jadis maîtresse des nations, le contraignirent à retourner à San-Gimignano sa patrie. Là, privé de l’air vivifiant et inspirateur de Rome, il sentit diminuer son amour de l’art, et, dans son abattement, il ne fit plus que des ouvrages sur lesquels je me tairai, afin de ne pas ternir la renommée qu’il avait d’ailleurs justement acquise. Il me suffit que l’on voie clairement combien les violences de la guerre sont contraires à l’épanouissement du génie. Un compagnon de Vincenzio, appelé Schizzone, nous en offre encore un exemple. Ce peintre avait exécuté au Borgo, au Campo-Santo de Rome et à Santo-Stefano-degl’-lndiani, plusieurs morceaux fort estimés, lorsque la méchanceté de la soldatesque le força de renoncer à son art, et bientôt après lui fit perdre la vie. Vincenzio mourut à San-Gimignano, accablé d’une tristesse qu’il n’avait pu chasser depuis son départ de Rome.

Timoteo naquit à Urbin, de Bartolommeo dellaa Vite, honorable citoyen, et de Calliope, fille de Maestro Antonio Alberto, de Ferrare, très-bon peintre dans son temps, comme le prouvent les ouvrages qu’il a laissés à Urbin et ailleurs.

Bien jeune encore, Timoteo perdit son père, et resta sous la direction de sa mère Calliope, dont le nom était d’un bon et heureux augure ; car Calliope est une des neuf muses, et la peinture et la poésie ont une grande conformité entre elles. Timoteo, élevé avec soin par sa prudente mère, qui le dirigea vers l’étude du dessin, eut le bonheur de paraître au moment où florissait le divin Raphaël Sanzio. Il apprenait l’état d’orfévre, lorsque Messer PierAntonio, son frère aîné, voulant le pousser dans cet art pour lequel il paraissait avoir un goût naturel, l’appela à Bologne où lui-même étudiait. Timoteo habita longtemps cette noble ville. Il y fut libéralement hébergé par le magnifique Messer Francesco Gombruti, et il y vécut constamment avec des gens de mérite qui surent bientôt apprécier ses qualités.

Au bout de peu de mois, quelques portraits d’amis, qu’il peignit avec un rare succès, montrèrent qu’il avait plus de dispositions pour la peinture que pour l’orfèvrerie. Son frère, afin de seconder son génie, l’engagea alors à quitter la lime et le ciseau et à se livrer entièrement à l’étude du dessin. Timoteo reçut ce conseil avec une joie extrême, et commença aussitôt à copier tous les meilleurs ouvrages de la ville. Il se lia étroitement avec les peintres, et fit chaque jour des progrès d’autant plus merveilleux, qu’il apprenait facilement les choses les plus difficiles sans être dirigé particulièrement par un maître. Amoureux de son art, dont il avait surpris de nombreux secrets en voyant parfois travailler quelques peintres médiocres, il se mit hardiment à peindre, guidé surtout par la nature. Il prit une manière infiniment gracieuse et très-semblable à celle de Raphaël, son compatriote, bien qu’il n’eût vu à Bologne que peu de productions de la main de ce nouvel Appelles. Après divers essais heureux sur panneaux et sur muraille, Timoteo, voyant que tout lui réussissait à souhait, aborda les parties les plus ardues de l’art avec tant de courage, qu’il ne tarda pas à se trouver entouré de l’estime universelle, et aussi solidement ancré que qui que ce fût.

À l’âge de vingt-six ans il retourna dans sa patrie, où, durant un séjour de quelques mois, il donna d’excellentes preuves de son savoir. En effet, il y peignit dans la cathédrale le premier tableau de la Madone, qui renferme, outre la Vierge, saint Crescenzio, saint Vitale, et un petit ange assis à terre et jouant de la viole avec une grâce vraiment divine. Vincenzio exécuta ensuite, dans l’église de la Trinità, un autre tableau pour le maître-autel, à gauche duquel il fit de plus une sainte Apolline.

Ces ouvrages et d’autres que nous ne mentionnerons pas ayant porté au loin le nom de Timoleo, Raphaël appela avec instances notre artiste à Rome, où il l’accueillit avec cette ineffable gracieuseté qui le distinguait à un si haut point. Vincenzio avait à peine passé une année auprès de Raphaël, que déjà il avait grandement augmenté non-seulement son talent, mais encore sa fortune ; car à cette époque il envoya chez lui de bonnes sommes d’argent. Il travailla avec le maître dans l’église de la Face, et il y peignit de sa main et de son invention les admirables Sibylles qui occupent les lunettes à droite. Ce fait, affirmé par maintes personnes qui se souviennent d’avoir vu Vincenzio à l’œuvre, est encore prouvé par les cartons que possèdent ses héritiers. Il fit pareillement ensuite, pour l’oratoire de Santa-Caterina de Sienne, le catafalque de la sainte titulaire et tout ce qui l’entoure. Bien que quelques Siennois, trop épris de leur pays, s’obstinent à attribuer cette magnifique page à l’un de leurs concitoyens, il est facile de reconnaître qu’elle appartient à Vincenzio, tant à cause de la grâce et de la suavité du coloris, qu’en raison de divers souvenirs qu’il laissa dans cette noble école d’excellents peintres.

Timoteo vivait honorablement à Rome ; mais il ne put, comme tant d’autres, rester éloigné de sa patrie, où le rappelaient ses amis et sa vieille mère. Il partit donc au grand déplaisir de Raphaël qui l’aimait beaucoup. Peu de temps après, cédant aux conseils de ses intimes, il prit une femme à Urbin. Les charmes de la ville natale et de la paternité furent assez puissants pour le déterminer à renoncer aux voyages, malgré les prières de Raphaël qui réclamait sa présence à Rome, comme le confirment quelques lettres de ce grand maître.

Timoteo ne laissa pas cependant d’exécuter de nombreux travaux à Urbin et dans les villes environnantes. À Forli, il peignit une chapelle avec Girolamo Genga, son ami et son compatriote ; puis il fit seul deux tableaux, dont l’un fut envoyé à Città-di-Castello et l’autre à Cagli. Il exécuta encore, à Castel-Durante, quelques fresques qui, comme ses autres productions, témoignent de son habileté dans la figure, dans le paysage, et, en un mot, dans toutes les parties de la peinture. À Urbin, il décora dans la cathédrale, à la prière de l’évéque Arrivabene, de Mantoue, la chapelle de San-Martino, en compagnie du Genga ; mais le tableau de l’autel et le milieu de la chapelle sont entièrement de sa main.

Dans la même église, il laissa une Madeleine dont le visage divin exprime l’amour qu’elle portait à son maître ; les cheveux de la sainte descendent jusqu’à terre, et sont rendus avec tant de vérité qu’ils semblent agités par le vent. À Sant’-Agata, il y a de notre artiste un autre tableau avec de très-bonnes figures. À San-Bernardino, hors de la ville, il fit cette Annonciation si admirée qui est à droite de l’autel des Bonaventuri, gentilshommes d’Urbin. La Vierge, debout et les mains jointes, lève les yeux au ciel ; un ange lui montre, au milieu d’un cercle lumineux, un petit enfant qui, un pied posé sur le Saint-Esprit en forme de colombe, donne la bénédiction d’une main, tandis que de l’autre il tient un globe, emblème du monde. À droite de la Vierge se tient saint Jean-Baptiste, vêtu d’une peau de chameau déchirée, et à gauche un saint Sébastien entièrement nu et attaché à un arbre. Ce personnage est exécuté avec un tel soin, qu’il ne saurait avoir plus de relief ni être plus beau.

Les illustrissimes ducs d’Urbin ont, de la main de Vincenzio, un Apollon et deux Muses à moitié nues, dans un étudiole secret. Pour les mêmes princes, notre artiste fit plusieurs tableaux et divers ornements de chambre d’une rare perfection. Il représenta ensuite avec le Genga, sur des caparaçons de chevaux qui furent envoyés au roi de France, des animaux d’une telle beauté, qu’on les croirait doués de vie et de mouvement. Enfin il exécuta quelques arcs de triomphe, semblables à ceux des anciens, lorsque l’illustrissime duchesse Leonora vint trouver son mari, le duc Francesco-Maria. Ces ouvrages plurent infiniment à ce seigneur et à sa cour : aussi, pour récompenser leur auteur, la famille ducale lui paya-t-elle, pendant nombre d’années, une honorable pension.

Timoteo était bon dessinateur, mais encore meilleur coloriste. Ses ouvrages ne pourraient être ni plus finis ni plus soignés. Il était adroit de sa personne, et d’un caractère fort gai. Sa conversation abondait en saillies vives et facétieuses. Il jouait de toutes sortes d’instruments, et surtout de la lyre, dont il se servait pour accompagner les chants qu’il improvisait avec une facilité extraordinaire.

Il mourut l’an 1524 de notre salut, à l’âge de cinquante-quatre ans. Sa patrie resta riche de son nom et de ses vertus autant qu’affligée de sa perte.

Plusieurs tableaux inachevés qu’il laissa à Urbin, et qui furent terminés par d’autres peintres, montrent quels furent sa valeur et son mérite.

Nous conservons dans notre recueil quelques dessins de Timoteo, que nous tenons de son fils, le très-noble et vertueux Messer Giovanni-Maria. Ces précieux morceaux se composent d’un Noli me tangere, d’un saint Jean Évangéliste dormant tandis que le Christ prie dans le jardin des Oliviers, et d’un croquis à la plume du portrait du magnifique Julien de Médicis, fait par Timoteo lorsque ce seigneur se trouvait à la cour d’Urbin.



Nous avons pris l’engagement de faire ressortir la supériorité de l’éducation qu’on recevait dans l’atelier des maîtres anciens, sur celle qu’on peut rencontrer dans l’atelier des maîtres modernes ; ce serait chose facile assurément, à propos des deux élèves aimés de Raphaël et employés par lui dans ses grands travaux. Nous nous en abstenons cependant, parce qu’avant de s’occuper des différents modes d’enseignement par lesquelles aptitudes de l’artiste sont développées ou comprimées, il nous paraît de toute nécessité de faire pressentir au moins quelque chose sur ces aptitudes en elles-mêmes. D’ailleurs, après cette introduction indispensable, nous retrouverons encore, et bientôt, d’autres élèves, d’autres collaborateurs du peintre d’Urbin.

Dans leurs livres, les théoriciens de l’art édifient de toutes pièces un type idéal d’artiste. Mais l’histoire de l’art ne nous offre jamais en action cet être fantastique. Au contraire, les monuments nous font voir que l’estime des hommes a accepté les résultats des organisations les plus opposées.

Si, ces livres à la main et pour s’y conformer, quelque divinateur se promenait de par le monde cherchant les élus de la peinture, il n’en trouverait pas.

Ce n’est pas assez pour la plupart des tireurs d’horoscopes, qui cherchent délibérément à ébranler les convictions les plus fortes, de remarquer dans le sujet soumis à leur contrôle les plus brillantes facultés et l’organisation morale la plus heureuse. Tout cela, si rare que ce soit, est encore peu de chose pour ces hommes exigeants qui sont si communs. Il leur faudrait, en outre, des garanties de précision, de facilité, de goût, de patience, de réflexion et d’imagination, promettant des œuvres complètes ; le tout probablement pour bannir des arts la médiocrité, que ces hommes supérieurs voudraient n’y pas voir tolérer. Le vrai est, qu’en bien d’autres choses, les plus flatteuses places pour les hommes médiocres ne manquent pas, et qu’ainsi cette proscription n’est, au fond, qu’une hospitalité jalouse. Aussi rien de plus touchant que de voir les efforts de ces conseillers, auxquels rien ne coûte et que rien n’arréte, lorsqu’ils bâtissent à l’art un piédestal si élevé, que le plus monstrueux orgueil pourrait seulement espérer y atteindre.

Ce n’est pas, d’ailleurs, qu’on ne verrait avec joie les artistes se multiplier et l’art se populariser. Au besoin on aidera et on applaudira à ce mouvement, qui redonnerait aux arts leur glorieuse importance. Les grands travaux du siècle de Léon X siéraient à une époque comme la notre. Mais, malgré tout cela, ou plutôt à cause de tout cela même, point de raisons, point de prétextes pour se faire artiste sans la condition expresse d’avoir de son état au moins la vocation.

Grosse banalité qui répond si péremptoirement à cette question incessante : — Si l’art s’en va ?

Donc la vocation est la condition sine quá non pour embrasser la carrière de l’art. L’intelligence qui, sans ce don magique, osera aborder le vaste champ de l’art, s’y verra, comme une plante stérile ou parasite, sécher, ou étouffer, qui pis est, le bon grain prêt à germer. Dans cet immense concert, qui module la beauté sur tous les accents, elle ne sera qu’une note inutile ou discordante qu’il importera de supprimer.

Cela va bien ; mais dans quel non-sens ces grands discoureurs s’évertuent-ils, s’il est constant que dans les arts personne encore n’a pu définir et caractériser la vocation ? Car, si nous avons bien lu nos auteurs sur ce chapitre, on s’est borné jusqu’à ce jour à paraphraser la boutade du grand Léonard. Un tel homme avait bien le droit de fournir substance à de gros traités par une seule parole ; il avait bien le droit de se permettre de la lâcher rude et dédaigneuse, et ce n’est pas, certes, à lui que nous nous en prendrons. Le peintre doit être universel ! À notre connaissance, Vitruve en a dit autant de l’architecte, Hippocrate du médecin, Quintilien de l’orateur ; et si notre littérature était plus vaste, nous citerions facilement qui l’a dit encore du philosophe et de l’administrateur, du général et du légiste, du poète et de l’astronome, du chimiste et du géographe, et de tant d’autres.

Que d’hommes universels à trouver, mon Dieu ! Heureusement que, les désirant toujours, d’ordinaire on s’en prive. Déjà même, pour moins s’apercevoir de leur absence, on coupe et recoupe judicieusement tous les univers de la science humaine en spécialités si petites, que le premier venu, bientôt, pourra les remplir et s’y trouver à l’étroit.

En dehors de l’universalité que demandait Léonard, qu’on demande encore, tant les vieilles coutumes sont difficiles à extirper, mais qui n’est plus, soyez-en sûr, qu’une vaine formalité, la vocation reste à définir. C’est un beau thème : nous le recommandons aux professeurs d’esthétique. La question pourrait se mettre au concours.

Espérons qu’après avoir statué sur la vocation, ces hommes savants ne s’arrêteront pas en aussi beau chemin. Quand la vocation sera découverte et constatée, il sera si facile d’établir une direction dans laquelle devront marcher logiquement les sujets qui en seront doués ! Voilà donc notre thème qui grandit ; c’est toute une organisation ! Il est à croire qu’avant peu notre Institut serait à la tête de ce mouvement organisateur !

Quant à nous, qui ne sommes nullement préparés à concourir, qui ne sommes pas en position de législater, et qui d’ailleurs péchons par le manque de confiance pour le corps sous l’autorité duquel une si grande révolution pourrait seulement s’accomplir, nous osons demander pourquoi on ne serait pas plus large ?

Pourquoi s’obstiner à ne pas reconnaître à toutes les intelligences le droit, et à toutes les facultés l’aptitude de se développer, à leurs risques et périls, en s’appliquant à l’art, comme à la science, comme à l’industrie, chacune selon son intensité, son élévation et sa conscience ? Chaque organisation ne se classe-t-elle pas à son rang dans les monuments de notre art, depuis les audacieuses abstractions de Michel-Ange jusqu’aux humbles imitations de Gérard Dow ?

Si une même vocation était indispensable, à coup sûr elle pousserait au même but. Or, voici deux hommes qui, évidemment, ont été grands peintres tous deux. Il doit y avoir entre eux une certaine parité ; ils doivent se toucher par quelques points. En effet, cela est. Certes, l’un et l’autre se courbaient sur leur tâche avec un égal courage. L’œuvre de chacun est un perpétuel sacrifice. Ici, comme là, même travail acharné, même lutte avec des difficultés d’un ordre différent, même triomphe dans une sphère opposée. Mais si l’amour de chacun d’eux pour sa chose a été égal, si leur constance a été pareille, est-ce une raison de rassembler, dans une même famille de facultés, des tendances si distinctes, si opposées ? Si vous n’avouez pas que vous avez méconnu la différence de leur aptitude à cause des merveilles de leur volonté, on ne peut plus vous comprendre.

À franchement parler, vous n’avez rien dit.

La volonté est la seule aptitude humaine, si ce mot convient, qui puisse tenir réunies, dans une telle accolade, des organisations d’ailleurs si contraires.

La volonté est un trait de caractère commun à tous les hommes qui ont fortement agi dans toutes les directions ; laissons-lui son efficacité générale, et n’en faisons pas la marque d’une disposition spéciale.

Toute organisation qui se sent attirée par l’art doit se livrer à lui avec confiance ; l’art lui trouvera sa place. De Michel-Ange à Gérard Dow, les emplois pour lesquels il recrute sont nombreux, et la distance qui existe entre ces deux hommes ne suffit pas encore à faire mesurer exactement la multitude de ses besoins.

L’uniformité dans l’art, loin de favoriser les natures supérieures, ne pourrait jamais s’établir qu’au profit de la médiocrité. D’ailleurs, l’uniformité dans les manifestations de l’art est une chose aussi anti-humaine qu’une vocation unique le serait pour les artistes, qu’une sorte de jouissance unique pour la foule qui s’amuse de leurs ouvrages ; car, on l’oublie trop souvent, vis-à-vis des productions élaborées par une infinité d’organisations diverses, se déroule irrésistiblement l’immense série des instincts et des besoins auxquels doit répondre l’art. Comment donc, en présence de l’infinie variété des goûts et des désirs, comment s’y prendrait-on pour limiter la nature et la portée des travailleurs qui s’y adressent et les contentent ? L’influence de l’art sur les sociétés ne peut évidemment s’exercer qu’en raison directe du nombre des besoins auxquels il satisfait. Admettra-t-on que de prime abord l’intelligence humaine puisse se complaire dans l’intimité des chefs-d’œuvre de l’art, que le cœur puisse les sentir, l’esprit les apprécier ? Niera-t-on l’utilité, la nécessité d’une initiation progressive pour conduire graduellement à aimer et à comprendre les maîtres ? Où seront les éléments les plus naturels de cette initiation, si ce n’est dans l’immense échelle des talents inférieurs, par qui l’intelligence la plus étrangère à l’art trouvera satisfaits tout d’abord les instincts les plus élémentaires que possède chaque nature ?

Si vous appelez, comme vous devez le faire, et comme dans les plus beaux temps on l’a fait, toutes les classes et toutes les intelligences à étancher leur soif à la coupe de l’art, n’est-il pas rigoureusement démontré par là que vous devez accepter toutes les gradations du talent ? L’art, regardez-y bien, est donc un vaste champ où se doivent produire incessamment les œuvres les plus inégales, des plus simples aux plus compliquées, des plus particulières aux plus générales, des plus vulgaires aux plus exceptionnelles. Dans la constitution complète l’art est comme un arbre immense : les génies dont la tradition s’empare, pour en perpétuer sans cesse le souvenir et l’enseignement, augmentent le tronc séculaire de cet arbre. Les œuvres passagères succèdent aux œuvres mortes, comme les feuilles vertes aux feuilles jaunissantes. Produits d’un jour, en un jour disparus ; germes mal disposés pour vivre, principes incomplets, données imparfaites, inextricables détritus accumulés au pied du colosse, et fermentant sur ses racines ; fermentation plus ou moins nauséabonde, mais où tout se transforme et où rien ne se perd.

Ce n’est donc nullement ménager l’art que de vouloir distinguer, comme on dit, les artistes parmi la multitude des intelligences ; puis de pousser ces quelques élus dans une voie choisie aussi entre mille, et proclamée fastueusement la seule bonne, au nom d’une vaine logique et d’une mesquine esthétique.

Il faudrait alors de ce champ ouvert, aussi grand que le monde, faire un stade étroit aux murs tristes et nus ; puis à son extrémité indiquer ce but que nul jusqu’ici n’a jamais touché, quoi qu’on ait dit. Et dans cette voie stérile qui se déroberait sous les pas, il faudrait exciter sous le fouet d’une discipline exclusive le troupeau servile des talents élus.

Inconcevables tentatives ! Principalement dans un temps où l’on veut la liberté partout ; où le mouvement des choses a mis les hommes les plus bas dans les positions les plus hautes ; où tous les caprices s’avouent sans rougir ; où toutes les ignorances se prononcent sans balbutier.

Heureusement que, malgré toutes les blessures et tous les défauts, l’art sur lequel on se croit permis tous les essais n’est point un agonisant abandonné de Dieu, s’il l’est de ses médecins. Sa constitution vaut encore celle des choses le plus évidemment destinées à vivre, et sur lesquelles les infatuations de l’opinion ne sont pas encore arrivées à s’attribuer une puissance souveraine. Heureusement encore que des voix plus fortes et mieux entendues que la notre sauront dire que ce n’est point avec la verge du brutal commandement qu’on peut ainsi discipliner l’art, ni avec la serpe d’une vaine doctrine qu’on peut le mettre en coupe réglée. Il ne dépend de personne en particulier, quel qu’il soit, d’assigner à l’avance une forme et une saveur à des fruits. Certains de cela, nous nous bornons à dire que ce n’est ni comprendre ni résoudre la question de la vocation, que de mépriser les plus humbles tendances, en croyant mieux glorifier les plus hautes.

Choisir et exclure est une petite affaire, malgré l’importance qu’on y croit donner ; l’insolence et l’ignorance qui peuvent seules convenir à une charge se font bien valoir, mais n’en sont pas plus rares pour cela ; fertiliser et développer tous les instincts et toutes les facultés, c’est un tout autre point, un tout autre emploi pour lesquels il y a moins de concurrence et moins d’honneur ; c’est aux vrais amis de l’art, artistes et autres, de ne point déserter ces fonctions modestes, pour lesquelles toutes lumières sont encore insuffisantes sans doute, mais où la bonne foi et la sympathie ont toujours leur utilité. Pour nous, nous ne regretterons jamais nos soins et nos peines, si nous parvenons à raffermir quelque conviction ébranlée, à réchauffer quelque ardeur refroidie.



NOTES.

(1) Tous ces ouvrages ont disparu.