Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 6/Gio. Antonio Sogliani


GIO. ANTONIO SOGLIANI,

PEINTRE FLORENTIN.

Les écrivains et les artistes d’un caractère mélancolique sont souvent les plus patients et les plus rudes travailleurs : aussi manquent-ils rarement d’exceller dans leur profession. Nous citerons pour exemple Gio. Antonio Sogliani, peintre florentin, dont les dehors étaient si froids qu’on l’aurait pris pour la mélancolie elle-même. Cette affection le dominait de telle sorte, qu’à l’exception de son art, il ne songeait guère qu’aux nécessités de l’existence matérielle, qui, du reste, le préoccupait vivement, bien qu’il eût de quoi vivre fort à l’aise.

Gio. Antonio Sogliani vécut et travailla pendant vingt-quatre ans avec Lorenzo di Credi, auquel il témoigna toujours une grande vénération et un entier dévouement. Dans toutes ses productions, il se montra le fidèle disciple de ce maître, comme l’annonçait sa première peinture, qu’il fit d’après la Nativité du Christ exécutée par Lorenzo di Credi pour les religieuses de Santa-Chiara. Cette copie, qui n’est point inférieure à l’original, se trouve dans l’église de l’Osservanza, sur la colline de San-Miniato, hors de Florence.

Lorsque Sogliani se fut séparé de Lorenzo, il peignit à l’huile, dans l’église de San-Michele-in-Orto, pour la compagnie des cabaretiers, un saint Martin en costume d’évêque qui lui assura une bonne réputation.

Gio. Antonio avait aussi en haute estime les œuvres et le style de Fra Bartolommeo di San-Marco. Il chercha à se rapprocher de son coloris, ainsi que l’atteste une Adoration des Mages dans laquelle il introduisit son portrait, qui est très-ressemblant. Cette composition, qu’il avait laissée inachevée, mais que néanmoins il avait conservée dans son atelier, fut vendue, après sa mort, à Sinibaldo Gaddi, lequel, après l’avoir fait terminer par Santi Titi dal Borgo, la plaça dans sa chapelle de l’église de San-Domenico de Fiesole.

Sogliani fit ensuite, pour Madonna Alfonsina, femme de Pierre de Médicis, un tableau qui alla orner l’autel de la chapelle des Martyrs, dans l’église des Camaldules de Florence. Il y représenta un saint Arcadius crucifié, d’autres martyrs avec leurs croix entre les bras, et deux figures agenouillées et le corps à moitié nu : quelques petits anges tenant des palmes voltigent dans les airs. Cet ouvrage, aussi remarquable par la netteté de l’exécution et par la beauté du coloris que par la vivacité des têtes, était, comme nous l’avons dit, chez les Camaldules. Mais le monastère de ces saints ermites leur ayant été enlevé pendant le siège de Florence, puis donné aux religieuses de San-Giovannino, et enfin détruit de fond en comble, le tableau de Sogliani fut porté, comme l’un de ses meilleurs morceaux, dans l’une des chapelles de la famille de Médicis, par l’ordre du seigneur duc Cosme.

Pour les religieuses de la Craetta, notre artiste peignit à l’huile une Cène qui fut très-admirée, et pour Taddeo Taddei, dans la rue de Ginori, un beau Tabernacle à fresque renfermant un Crucifix, avec la Vierge, saint Jean, et quelques anges éplorés. Dans l’abbaye des moines noirs de Florence, il y a encore de sa main un Crucifix entouré de plusieurs anges, de la Vierge, de saint Jean, de saint Benoît, de sainte Scholastique et d’autres personnages. Pour l’église des religieuses dello Spirito-Santo, sur la colline de San-Giorgio, il fit un saint François et une sainte Élisabeth, reine de Hongrie. Pour la confrérie del Ceppo, il représenta sur une magnifique bannière, d’un côté la Visitation de la Vierge, et de l’autre côté l’évêque saint Nicolas, accompagné de deux enfants revêtus du costume de flagellant : le premier de ces enfants tient un livre, le second trois boules d’or.

À San-Jacopo-sopr’-Arno, Sogliani figura la Trinité avec sainte Marie-Madeleine, sainte Catherine, saint Jacques et une multitude d’enfants agenouillés. Aux côtés de ce tableau il plaça saint Jérôme pénitent et saint Jean. Puis il chargea son élève Sandrine del Calzolaio d’orner le gradin de trois sujets qui méritèrent de justes éloges.

Au fond d’un oratoire d’Anghiari, Sogliani peignit à l’huile un Cénacle avec des figures grandes comme nature, et sur les deux murs en retour Jésus lavant les pieds à ses apôtres et un serviteur apportant deux cruches pleines d’eau. On conserve avec vénération, à Anghiari, cet ouvrage vraiment précieux qui valut à son auteur honneur et profit.

Notre artiste fit aussi une Judith qui fut envoyée en Hongrie comme une très-belle chose, et une Décollation de saint Jean-Baptiste que Paolo da Terrarossa expédia à Naples. Dans ce dernier tableau, Sogliani reproduisit l’extérieur du chapitre des Pazzi tel qu’il est dans le premier cloître de Santa-Croce.

Il exécuta ensuite à l’huile, pour les membres de la famille des Bernardi, un saint Jean-Baptiste et un saint Antoine de Padoue grands comme nature. Entre ces deux figures qui furent placées dans une chapelle de l’Osservanza di San-Miniato, il devait peindre un Christ mort sur les genoux de Marie ; malheureusement il était d’une telle lenteur qu’il fut forcé d’abandonner ce travail, Bernardi, qui le lui avait commandé, étant mort avant qu’il l’eût achevé.

Dans ce temps, Perino del Vaga quitta Gênes à la suite de quelques différends avec le prince Doria, et se rendit à Pise où il fut chargé, avec plusieurs autres maîtres, ainsi que nous le raconterons dans sa biographie, de peindre les compartiments formés par les bordures de marbre sculptées par Stagio da Pietrasanta, dans les chapelles de la dernière nef de la cathédrale et dans la sacristie qui est derrière le maître-autel. Mais Perino ayant été rappelé à Gênes, Sogliani fut choisi pour exécuter les tableaux de la sacristie. On lui ordonna d’y représenter des sacrifices de l’Ancien-Testament, par allusion à celui que l’on offrait sur le maître-autel. Il débuta par le sacrifice de Noé, et fit ensuite celui de Caïn et d’Abel. Ces deux compositions furent très-admirées, surtout la première qui renferme des morceaux d’une grande beauté. Dans la seconde, on remarque le paysage, qui est supérieurement traité, et le contraste frappant qui existe entre la douce figure d’Abel et le visage nébuleux de Caïn. Si le Sogliani eût été plus expéditif, il n’aurait pas manqué d’être chargé de toutes les peintures de la cathédrale par l’intendant Messer Antonio di Urbano, qui aimait beaucoup son talent ; mais, après les tableaux de Noé et d’Abel dont nous venons de parler, il dépensa un temps infini à en faire un troisième contenant la Vierge, saint Jean-Baptiste, saint Georges, sainte Marie-Madeleine, sainte Marguerite et d’autres saints. Ce tableau, destiné à la chapelle commencée par Perino del Vaga, fut achevé à Florence, et plut tellement aux Pisans, que Sogliani en mit aussitôt trois autres en train. Par malheur, il ne put les terminer du vivant de Messer Antonio di Urbano qui les lui avait alloués. Cet intendant eut pour successeur Bastiano della Seta, qui, voyant traîner les choses en longueur, demanda quatre tableaux pour la sacristie à Domenico Beccafumi, de Sienne, qui les conduisit rapidement à fin, comme nous le dirons en son lieu. Beccafumi exécuta encore un autre tableau pour l’une des chapelles.

Pendant ce temps, Sogliani termina tout à son aise et avec un soin extrême deux tableaux dans chacun desquels il montra la Vierge entourée de plusieurs saints. Puis il arriva à Pise où il peignit un dernier tableau qui est bien inférieur aux précédents, soit que son âge avancé ou la concurrence du Beccafumi en ait été cause.

Pour compléter la décoration des chapelles il manquait encore trois tableaux. Bastiano della Seta les confia à Giorgio Vasari d’Arezzo, lequel en fit deux qui sont près de la porte de la façade. Dans celui qui est du côté du Campo-Santo on voit la Vierge portant l’Enfant Jésus que caresse sainte Marthe. Viennent ensuite sainte Cécile, saint Augustin, saint Joseph, saint Guide ermite, saint Jérôme, saint Luc l’Évangéliste, et quelques enfants dont les uns tiennent une draperie et les autres des fleurs. L’intendant de la cathédrale exigea que Vasari représentât de nouveau, dans le second tableau, la Vierge portant son fils. Vasari lui obéit ; mais, pour éviter autant que possible une fastidieuse répétition, il plaça le Christ mort entre les bras de sa mère, et rangea autour saint Jacques martyr, saint Matthieu, saint Sylvestre pape et saint Turpin, comme dans une Déposition de croix. Le dernier plan est occupé par les deux larrons crucifiés, accompagnés de cavaliers, de bourreaux, de saint Joseph, de saint Nicodème et des Maries. Ainsi l’ordonna l’intendant Bastiano della Seta, qui voulut que tous les saints qui se trouvaient dans les anciennes chapelles fussent reproduits dans les nouvelles. Quant au troisième tableau dont Vasari s’était chargé, il fut abandonné au Bronzino qui fit un Christ avec huit saints. De cette façon furent terminées les chapelles que Sogliani aurait pu décorer seul s’il eût été moins lent.

Comme il était en grand crédit auprès des Pisans, on lui confia le soin d’achever un tableau qu’Andrea del Sarto avait laissé ébauché, et qui est aujourd’hui dans l’oratoire de San-Francesco, sur la place du même nom, à Pise. Pour la cathédrale de cette ville et pour Florence il peignit un grand nombre de draperies de baldaquins ; ce genre de travail lui plaisait surtout lorsqu’il pouvait y associer son ami Tornmaso di Stefano (1).

Sur ces entrefaites, Gio. Sogliani fut appelé par les religieux de San-Marco de Florence pour orner d’une fresque une paroi de leur réfectoire, aux dépens de l’un de leurs frères convers, de la famille des Martelli, lequel avait recueilli un riche héritage. Sogliani, afin de déployer tout son savoir, choisit pour sujet le Christ nourrissant cinq mille personnes avec cinq pains et deux poissons. Déjà même il avait tracé un dessin dans lequel entrait une multitude de femmes, d’enfants et de personnages de toute sorte ; mais les religieux le repoussèrent en disant qu’il leur fallait un sujet plus tranquille. Alors, pour les satisfaire, Sogliani représenta saint Dominique avec ses moines souffrant de la disette et priant Dieu, tandis que deux anges couvrent de pains la table de leur réfectoire. Sogliani introduisit dans cette composition plusieurs religieux du couvent. Ces portraits, et surtout celui du frère convers, paraissent vivants. Il fit ensuite, dans l’espace circulaire qui est au-dessus de la table, saint Dominique au pied d’un Crucifix avec la Vierge et saint Jean l’Évangéliste, et sur les côtés sainte Catherine de Sienne et saint Antonin archevêque de Florence. Cette fresque est exécutée avec beaucoup de soin et de netteté. Néanmoins Sogliani aurait obtenu bien plus de succès encore, s’il eût suivi son premier projet, parce que les peintres rendent toujours mieux leurs propres idées que celles d’autrui. Mais, d’un autre côté, il est juste que l’on contente celui qui paie.

Le dessin du Miracle des cinq pains et des deux poissons appartient aujourd’hui à Bartolommeo Gondi, qui possède en outre un grand tableau du même auteur, et une foule de croquis et de têtes peintes, d’après nature, sur des feuilles de papier couvertes d’un enduit. Ces têtes ont été données à Bartolommeo Gondi par la femme de Sogliani. Nous aussi, nous avons dans notre collection plusieurs beaux dessins de la main de ce maître.

Il commença, pour Giovanni Serristori, une vaste page destinée à San-Francesco-dell’-Osservanza, hors de la porte de San-Miniato. Ce tableau, qui renferme un nombre infini de personnages et quelques têtes merveilleuses, les plus belles qu’ait jamais produites notre artiste, demeura inachevé à la mort de Giovanni Serristori. Toutefois, comme Sogliani en avait reçu le prix à l’avance, il le finit peu à peu, et le remit à Messer Alamanno Salviati, gendre et héritier de Giovanni Serristori. Messer Alamanno le donna, avec la bordure, aux religieuses de San-Luca, qui l’ont placé sur leur maître-autel, dans la rue des Ginori.

Sogliani fit à Florence quantité d’autres ouvrages, qui sont partie dans les maisons des citadins, partie dans divers pays ; mais il est inutile de les mentionner après avoir parlé des plus importants.

Gio. Antonio Sogliani était plein de probité et de religion. Il veilla toujours de près à ses affaires, sans cependant jamais nuire à aucun de ses rivaux.

Il eut pour élève Sandrino del Calzolaio, auteur du Tabernacle de l’encoignure delle Murate et du saint Jean-Baptiste de l’hôpital del Tempio. Les productions de Sandrino seraient plus nombreuses s’il ne fut point mort prématurément.

Sogliani compta aussi parmi ses disciples Michèle, qui passa ensuite à l’école de Ridolfo del Ghirlandaio, duquel il prit le nom ; Benedetto, qui exécuta de belles et nombreuses peintures en France, où il se rendit avec Antonio Mini (2), élève de Michel-Ange Buonarroti, et enfin Zanobi di Poggino, qui remplit la ville d’une multitude de tableaux.

Sogliani rendit son âme à Dieu à l’âge de cinquante-deux ans, après avoir cruellement souffert de la pierre. On le pleura comme un homme de bien et comme un artiste d’un talent séduisant, car il savait donner aux physionomies de ses personnages cette expression d’honnêteté, de douceur, d’aménité et de bienveillance, tant affectionnée de ceux qui ne recherchent pas exclusivement les grandes difficultés.

Après sa mort, on ouvrit son corps, et l’on y trouva trois pierres dont chacune était de la grosseur d’un œuf. Jusqu’à son dernier jour, il n’avait jamais voulu consentir à ce qu’on lui en fît l’extraction, ni même à en entendre parler.



Les convenances de notre publication nous ont forcés à renvoyer au volume prochain la biographie de Lorenzo di Credi, le maître et l’inspirateur d’Antonio Sogliani. Ce Lorenzo di Credi, peu connu chez nous, n’en est cependant pas moins un des hommes les plus éminents de l’art italien. Artiste d’un talent accompli, d’un génie original, de mœurs remarquables, et surtout d’une incontestable influence, il devra spécialement nous occuper, et nous nous promettons sur lui d’assez longs développements. Dans ces développements, nous comprendrons une appréciation de toute l’école siennoise, à laquelle Lorenzo se rattache par plus d’un point. Si l’on y a pris garde, on se rappelle que l’abondance des matières nous a contraints successivement de passer sous silence cette école si intéressante, et dont l’examen consciencieux importe surtout aujourd’hui, où les doctrines qu’on lui attribue généralement tendent à revivre, et prétendent même à dominer. C’est sous l’impression de cette discussion, que nous nous croyons en droit de prier nos lecteurs de lire surtout la biographie de Sogliani, qui, ainsi qu’on l’a vu, s’est rattaché par une si constante amitié à Lorenzo di Credi.

NOTES.

(1) Voyez, dans la vie de Lorenzo di Credi, tome VII, ce que Vasari dit de ce Tommaso di Stefano.

(2) Antonio Mini porta en France la fameuse Léda que Michel-Ange lui avait donnée. Voyez le Riposo de Borghini.