Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 6/Andrea del Sarto


Andrea del Sarto,

très-excellent peintre florentin

Après avoir écrit la vie d’un grand nombre de maîtres qui se sont distingués, ceux-ci par le dessin, ceux-là par le coloris, les autres par l’invention, nous voici parvenus au très-excellent Andrea del Sarto, que l’art et la nature choisirent pour montrer tout ce que peut faire la peinture à l’aide du coloris, de l’invention et du dessin réunis. Certes, si Andrea eût possédé la fermeté et la hardiesse de caractère au même point que l’entente judicieuse et profonde de son art, il aurait indubitablement été sans égal. Mais une certaine timidité d’esprit, une certaine modestie naïve ne laissèrent jamais éclater en lui cette vive ardeur et cette fierté qui l’auraient rendu un peintre divin. Il lui manquait cette grandeur imposante, ces allures larges et magnifiques qui ont brillé dans une foule d’autres maîtres. Néanmoins ses figures, malgré leur simplicité, sont bien entendues et sans erreurs. Ses têtes d’enfants et de femmes sont naturelles et gracieuses ; ses têtes de jeunes gens et de vieillards sont admirables de vivacité et d’accent. Ses costumes sont d’une beauté merveilleuse et ses nus supérieurement exprimés. Enfin la simplicité de son dessin n’ôte rien à l’exquise perfection de ses peintures. Andrea, que l’on appela toujours del Sarto, à cause du métier de tailleur qu’exerçait son père, naquit à Florence, l’an 1488 (1). À l’âge de sept ans il fut retiré de l’école, où il apprenait à lire et à écrire, et mis en apprentissage chez un orfévre ; mais il montra beaucoup plus de goût pour le dessin que pour le maniement des outils qui servent à travailler l’or et l’argent. Gian Barile, peintre florentin, ayant remarqué les heureuses dispositions du jeune enfant, lui fit abandonner l’orfévrerie et se chargea de le diriger vers la peinture, Andrea entra avec joie dans cette carrière pour laquelle il était facile de reconnaître qu’il était né. Ses progrès furent si rapides, que Gian Barile et les autres artistes de la ville en furent émerveillés. Trois années s’étaient à peine écoulées, que Gian Barile, bien certain qu’Andrea était appelé à un succès extraordinaire s’il persévérait dans la même voie, le plaça auprès de Piero di Cosimo, qui passait pour l’un des meilleurs peintres de Florence. Andrea se livra à l’étude avec une ardeur infatigable, et se trouva, du reste, si puissamment aidé par la nature, qu’il peignait avec le même aplomb que s’il n’eût jamais fait autre chose depuis cinquante ans. Aussi Piero di Cosimo conçut-il pour son élève une vive affection. C’était avec un souverain plaisir qu’il le voyait consacrer toutes les heures dont il pouvait disposer, et principalement les jours de fête, à copier, dans la grande salle du palais Médicis, les cartons de Michel-Ange et de Léonard de Vinci, et surpasser, malgré sa jeunesse, tous les dessinateurs florentins ou étrangers qui accouraient en foule étudier ces chefs-d’œuvre, Parmi les jeunes gens qu’Andrea connut dans le palais Médicis, il distingua le Franciabigio, avec lequel il se lia intimement. Un jour Andrea dit à son ami que, ne pouvant plus supporter l’humeur capricieuse et fantasque du vieux Piero di Cosimo, il voulait louer un atelier particulier. Le Franciabigio, qui était forcé d’en faire autant, parce que son maître Mariotto Albertinelli avait abandonné la peinture, lui proposa alors une association à laquelle chacun d’eux devait trouver son avantage. Ils prirent donc un atelier sur la place del Grano, et exécutèrent de compagnie une foule d’ouvrages, parmi lesquels nous citerons les Custodes du maître-autel des Servites qui leur furent commandées par un sacristain proche parent du Franciabigio (2). Sur celle de ces toiles qui est tournée vers le chœur, ils firent une Annonciation, et sur l’autre, qui est devant, une copie de la Déposition de croix, peinte, dans le même endroit, par Filippo et Pietro Perugino. A cette époque, la confrérie dello Scalzo avait coutume de se rassembler à Florence, au bout de la Via Larga, en face du jardin de San-Marco, dans un oratoire dédié à saint Jean-Baptiste, et construit récemment par divers Florentins qui l’avaient orné d’une galerie soutenue par de petites colonnes. Quelques membres de la confrérie, voyant qu’Andrea arrivait à se placer au nombre des meilleurs maîtres, résolurent de lui faire représenter à fresque, et en clair-obscur, autour de leur galerie, douze sujets tirés de la vie de saint Jean-Baptiste. Ces braves gens étaient plus riches en bonne volonté qu’en écus : néanmoins, Andrea se mit à l’œuvre, et commença par le Baptême du Christ. Ce tableau est peint avec tant de soin, et dans une si bonne manière, qu’il accrut infiniment son crédit et sa réputation, et lui valut de nombreuses commandes de personnes qui comprirent tout ce que promettait un si brillant début. Dans cette première manière, Andrea fit, entre autres choses, un tableau que Filippo Spini conserve aujourd’hui avec grande vénération, en mémoire de l’auteur. Peu de temps après, Andrea peignit, pour une chapelle de San-Gallo, église des Augustins déchaussés, le Christ apparaissant à Marie-Madeleine. Ce tableau, dont le coloris est d’une morbidesse et d’une suavité admirables, en fit bientôt commander deux autres à Andrea pour la même église, comme nous le dirons plus bas. Ces trois ouvrages sont aujourd’hui à San-Jacopo-tra’-Fossi. Après avoir achevé ces travaux, Andrea et le Franciabigio abandonnèrent la place del Grano, et allèrent habiter un nouvel atelier à la Sapienza, près du couvent de la Nunziata. Andrea y rencontra Jacopo Sansovino, qui étudiait alors la sculpture dans le même endroit, sous la direction d’Andrea Contucci. Les deux jeunes gens contractèrent une si étroite amitié, qu’ils ne se quittaient ni le jour ni la nuit. Presque toutes leurs conversations roulaient sur les difficultés de l’art ; aussi n’est-il pas étonnant qu’ils se soient autant distingués l’un et l’autre. Il y avait à cette époque, dans le couvent des Servites, un sacristain nommé Fra Mariano dal Canto alle Maccine, qui, à force d’entendre vanter le talent toujours croissant d’Andrea, conçut un désir qu’il résolut de satisfaire à peu de frais. Il aborda notre bon Andrea, en lui disant qu’il voulait l’aider dans une chose qui lui apporterait honneur et profit, et qui le ferait connaître de telle sorte qu’il serait pour toujours à l’abri de la pauvreté. Or, voici ce dont il s’agissait. Depuis maintes années déjà, Alesso Baldovinetti avait peint une Nativité du Christ dans le premier cloître des Servites, contre la Nunziata ; et, de l’autre côté, Cosimo Rosselli avait commencé à représenter l’Histoire de saint Philippe, fondateur de l’ordre des Servites ; mais la mort l’avait empêché de la conduire à fin. Notre sacristain, ruminant l’achèvement de cette entreprise, avait jeté les yeux sur Andrea del Sarto et sur le Franciabigio, qui d’amis étaient devenus rivaux. Il pensait qu’en confiant à chacun d’eux une partie du travail, il exciterait leur amour-propre, et obtiendrait de leur part les plus grands efforts au moindre prix possible. Il s’ouvrit donc à Andrea, et le détermina à accepter le fardeau en lui remontrant que, cet endroit étant public et très-fréquenté, il serait bientôt connu des étrangers non moins que des Florentins, et qu’ainsi, loin de chicaner sur le salaire, loin de se faire prier, il devait plutôt solliciter avec instance ce qu’on avait la bonté de lui offrir. Du reste, en cas de refus, ajoutait le sacristain, on a sous la main le Franciabigio, qui a proposé ses services aux conditions que l’on voudra lui dicter. Toutes ces raisons étaient bien de nature à ébranler l’esprit déjà si faible d’Andrea del Sarto ; mais il céda surtout devant ce que le sacristain lui dit du Franciabigio, et il se lia par un traité écrit qui le préservait de toute concurrence. Le rusé sacristain, ayant embarqué de la sorte notre bon Andrea, lui avança quelque argent, et voulut qu’il continuât immédiatement la Vie de saint Philippe. Il n’avait fixé le prix de chaque tableau qu’à dix ducats, jurant encore qu’il donnait du sien, et qu’il agissait moins dans l’intérêt du couvent que dans celui d’Andrea. Notre artiste, qui songeait à l’honneur plus qu’au solide, se mit à la besogne avec ardeur, et en peu de temps termina trois sujets qu’il découvrit aussitôt. Le premier représente saint Philippe vêtissant un pauvre, et le second le Châtiment de quelques joueurs qui blasphémaient Dieu et tournaient en dérision les réprimandes de saint Philippe (3). La foudre tombe du ciel, frappe un arbre sous lequel se tenaient ces réprouvés, tue deux d’entre eux et jette les autres dans la plus incroyable épouvante. Les uns, se saisissant la tête à deux mains, se précipitent en avant ; ceux-là prennent la fuite en poussant des cris. Une femme éperdue se sauve avec tant de naturel qu’elle paraît vivante. Au milieu de ce fracas, un cheval brise son frein, et montre, par la violence de ses soubresauts et de ses mouvements, toute la terreur que peut occasionner un accident imprévu. On voit par là combien Andrea s’était livré à une foule d’observations judicieuses, si nécessaires aux peintres. — Saint Philippe délivrant une femme du démon fut le troisième sujet choisi par Andrea, et il le traita avec non moins d’habileté que les précédents (4).

Encouragé par le succès qu’obtinrent ces tableaux, Andrea en fit deux autres à la suite. Dans l’un, il peignit un enfant qui ressuscite en touchant la bière qui renferme le cadavre de saint Philippe, autour duquel pleurent les frères de son ordre. Le dernier tableau représente quelques enfants recevant l’habit de saint Philippe des mains des religieux. Notre artiste introduisit dans cette composition, sous la figure d’un vieillard habillé de rouge et armé d’un bâton, le portrait du sculpteur Andrea della Robbia, et en outre celui de son fils Luca, comme déjà il avait fait dans le tableau de la Mort de saint Philippe pour son ami intime Girolamo, autre fils d’Andrea della Robbia, qui mourut en France il y a peu de temps.

Après avoir ainsi achevé un côté du cloître, Andrea del Sarto jugea qu’il retirait de ses peines trop d’honneur et pas assez de profit. En conséquence, il résolut d’en rester là, malgré les doléances du sacristain, lequel toutefois ne consentit point à rompre le traité signé par Andrea avant que celui-ci ne lui eût promis deux autres tableaux, qu’il devait faire à son loisir, et moyennant augmentation de prix : cette transaction les mit heureusement d’accord.

Grâce à ces travaux, qui augmentèrent sa réputation, Andrea se vit allouer de nombreux et importants ouvrages. Le général des moines de Vallombrosa le chargea de peindre, dans le monastère de San-Salvi, une sainte Cène (5) sur une paroi du réfectoire, et d’orner la voûte de quatre médaillons contenant les portraits de saint Benoît, de saint Giovanni Gualberto, de l’évêque saint Salvi et du cardinal saint Bernard degli Uberti de Florence. Un cinquième médaillon, placé au centre, renferme la Trinité, figurée par une tête à trois faces. Cette fresque, habilement exécutée, valut à Andrea les honneurs qui lui étaient dus.

Baccio d’Agnolo lui procura ensuite l’Annonciation à fresque que l’on voit encore maintenant à Orsammichele, du côté du Mercato-Nuovo. Ce morceau n’eut pas un grand succès, peut-être parce qu’il fut traité avec un soin trop minutieux par Andrea, qui réussissait toutes les fois que, s’abandonnant à lui-même, il ne cherchait pas à forcer sa nature.

Parmi la multitude de tableaux qu’Andrea fit pour Florence, et qu’il serait trop long de passer tous en revue, nous signalerons celui qui est aujourd’hui chez Baccio Barbadori, et qui représente la Vierge avec l’Enfant Jésus, sainte Anne et saint Joseph. Un autre, que possède Lorenzo di Dominico Borghini, est non moins admirable. Nous en dirons autant d’une Madone qu’Andrea peignit pour Lionardo del Giocondo, qui l’a transmise à son fils Pietro. De deux autres tableaux de médiocre dimension qui appartinrent d’abord à Carlo Ginori, et qui depuis furent achetés par le magnifique Ottaviano de Médicis, l’un orne actuellement la belle villa di Campi, et l’autre se trouve dans la chambre du digne fils de ce seigneur, au milieu des productions des meilleurs maîtres modernes.

Pendant ce temps, notre vieille connaissance, le sacristain des Servites, avait confié l’exécution de l’une des fresques du cloître au Franciabigio. Celui-ci n’avait pas encore terminé ses échafaudages, lorsqu’Andrea, craignant qu’il ne se montrât plus habile fresquiste que lui, fit par rivalité les cartons des deux tableaux promis au sacristain ; et il les peignit aussitôt entre la porte latérale de San-Bastiano et la petite porte qui conduit à la Nunziata. Le premier représente la Nativité de la Vierge. Cette composition se distingue par les belles proportions et le gracieux agencement des figures. L’accouchée reçoit dans sa chambre la visite de ses amies et de ses parentes, revêtues des costumes du temps. Autour du feu, plusieurs femmes de condition inférieure lavent la fillette qui vient de naître, préparent les langes et rendent divers offices réclamés par la circonstance. On voit encore un vieillard étendu sur un lit de repos, un enfant qui se chauffe, et des servantes qui apportent à manger à la mère de la Vierge. Tous ces acteurs, et quelques petits anges qui voltigent dans l’air en semant des fleurs, sont peints avec un tel art qu’ils paraissent vivants.

Le second tableau renferme les trois Mages d’Orient guidés par l’étoile et allant adorer le Christ. Andrea les représenta descendus de cheval, comme s’ils étaient près d’arriver au but de leur voyage. Les trois rois sont suivis de leur cour et de gens qui conduisent des chariots et des bagages de toute espèce. Parmi la foule, on remarque trois personnages couverts de l’habit florentin et peints d’après nature. Le premier en face du spectateur et en pied est Jacopo Sansovino. Le second est Andrea del Sarto. Il a un bras en raccourci et s’appuie contre le Sansovino derrière lequel on découvre le musicien Aiolle. Des enfants grimpent sur une muraille pour voir passer les étranges animaux qui complètent le magnifique cortége des trois rois. Cette fresque ne le cède en rien à la précédente, et dans l’une et dans l’autre Andrea resta supérieur non-seulement à lui-même, mais encore au Franciabigio qui, de son côté, venait d’achever sa tâche.

Dans le même temps, Andrea fit pour l’abbaye de San-Godenzo un tableau fort estimé, et pour les religieux de San-Gallo une Annonciation dans laquelle, outre la suavité du coloris, on admire la beauté expressive de quelques têtes d’anges qui accompagnent Gabriel. Cet ouvrage fut orné d’un gradin par Jacopo da Pontormo qui était alors élève d’Andrea, et qui donnait déjà les espérances que justifièrent les chefs-d’œuvre dont il enrichit Florence avant sa malheureuse transformation que nous raconterons ailleurs. Andrea peignit ensuite avec un soin extrême, pour Zanobi Girolami, un trait de l’histoire de Joseph, fils de Jacob, et pour l’autel de l’oratoire de Santa-Maria-della-Neve, derrière Sant’-Ambrogio, trois petites figures, la Vierge, saint Jean-Baptiste et saint Ambroise.

Pendant ce temps, le talent d’Andrea lui avait procuré l’amitié de Giovanni Gaddi, qui devint plus tard clerc de la chambre. Ce gentilhomme, grand amateur des arts du dessin, faisait alors travailler continuellement Jacopo Sansovino. La manière d’Andrea lui ayant plu, il lui commanda une Madone que l’on regarda comme le meilleur morceau sorti jusqu’alors des mains de notre artiste.

Bientôt après, Andrea fit pour le mercier Giovanni di Paolo une Vierge qui obtint un succès universel, et pour Andrea Santini un tableau contenant Notre-Dame, le Christ, saint Jean et saint Joseph ; ces figures sont exécutées avec tant de soin, qu’elles ont toujours été en grande estime à Florence (6).

Toutes ces productions avaient valu à Andrea une telle renommée dans sa patrie, qu’il était compté parmi les plus habiles peintres jeunes ou vieux. Il jouissait donc d’une gloirejustement acquise, et bien qu’il n’exigeât qu’un médiocre salaire de ses travaux, il se trouvait en état de secourir sa famille, et de vivre à l’abri des ennuis et des dégoûts que ne manque jamais de causer la pauvreté.Malheureusement, il s’amouracha d’une jeune femme qui, peu de temps après, étant restée veuve, devint sa femme. Aussitôt commença pour lui une vie plus féconde en tribulations que celle qu’il avait menée jusqu’alors ; car, outre les embarras inhérents à sa nouvelle condition, il eut à supporter toutes les douleurs de la jalousie et mille autres souffrances. Mais retournons à ses ouvrages, qui sont aussi nombreux que précieux. Après ceux que nous avons déjà mentionnés, il fit pour l’église des religieuses de San-Francesco-in-Via-Pentolini, par l’ordre d’un frère mineur de Santa-Croce, leur directeur, un tableau représentant la Vierge debout sur un piédestal octogone aux angles duquel sont assises des harpies. Marie, accompagnée de deux petits enfants nus qu’elle regarde, tient d’une main un livre fermé et de l’autre son divin fils, qui, suspendu à son cou dans une attitude ravissante, la serre tendrement dans ses bras. A droite de la Madone, est un saint François, dont la tête exprime cette bonté et cette simplicité qui furent vraiment le partage de ce bienheureux ; les pieds de ces figures sont d’une rare beauté, nous en dirons autant des draperies qu’Andrea savait jeter de façon à ce qu’elles laissassent toujours apercevoir le nu. A côté de la Vierge, est encore un saint Jean dans la fleur de la jeunesse, occupé à écrire l’Évangile Ce tableau, dans lequel les personnages semblent se mouvoir, est aujourd’hui considéré comme des plus précieux chefsd’œuvre d’Andrea.Ajoutons que l’on ne vénère pas moins la Madone qu’il peignit pour le Nizza. Vers la même époque, la corporation des marchands voulut remplacer par des chars de triomphe en bois, à l’instar de ceux des anciens Romains, les drapeaux et les cierges que les villes et les forteresses offraient en guise de tribut au duc et aux magistrats principaux, le jour de la Saint-Jean. On construisit alors dix chars, et Andrea en orna quelques-uns de sujets à l’huile et en grisaille qui furent très-admirés. Chaque année, on devait augmenter le nombre de ces chars jusqu’à ce que le moindre château eût le sien, ce qui aurait été d’une magnificence extraordinaire ; mais malheureusement on renonça à ce projet, l’an 1527. Tandis qu’Andrea enrichissait ainsi Florence de ses productions, et que sa renommée grandissait chaque jour, la confrérie dello Scalzo résolut de lui confier l’achèvement de la décoration de la galerie où il avait déjà peint le Baptême du Christ. Andrea se remit à l’œuvre avec joie : il orna la porte d’entrée de deux belles figures de la Charité et de la Justice, puis il fit deux tableaux, dont l’un représente saint Jean prêchant devant la foule. Le précurseur, dont la maigreur atteste la vie austère, est dans une attitude pleine de fierté ; son visage respire un brûlant enthousiasme. Les auditeurs témoignent par leurs gestes, avec une merveilleuse énergie, l’admiration et l’étonnement que leur cause la nouvelle et gublime doctrine qui frappe leurs oreilles. Mais Andrea déploya encore plus de talent dans son second tableau, où l’on voit saint Jean baptisant la multitude. Les uns se dépouillent de leurs vêtements, les autres reçoivent le baptême, ceux-là attendent que ce soit leur tour d’être baptisés, et tous sont animés de l’ardent désir d’être lavés du péché. Ces personnages sont exécutés en grisaille, et avec tant d’habileté, qu’ils paraissent taillés dans le marbre. Je ne dois pas cacher qu’à cette époque parurent des estampes d’Albert Durer, desquelles Andrea se servit et tira plusieurs figures qu’il arrangea à sa manière. Cela fit croire à certaines gens, non pas qu’il soit mal de se servir adroitement des bonnes choses d’autrui, mais qu’Andrea manquait d’invention. Vers ce temps, Baccio Bandinelli, dessinateur très — estimé, eut envie d’apprendre à peindre à l’huile. Sachant qu’à Florence personne ne possédait mieux qu’Andrea toutes les ressources du métier, il lui fit faire son portrait, qui fut très-ressemblant, comme l’on peut en juger encore à présent. Baccio observa la manière d’Andrea en le voyant travailler. Mais, soit à cause des difficultés qu’il rencontra, soit par insouciance, il abandonna son projet, et se consacra tout entier à la sculpture. Andrea peignit, pour un mercier de ses amis qui tenait boutique à Rome, une très-belle tête, et pour Alessandro Corsini un tableau d’une couleur ravissante, renfermant une multitude d’enfants à l’entour de la Vierge, assise à terre avec le Christ suspendu à son cou (7). — — · Gio. Battista Puccini, de Florence, était amateur passionné des productions du pinceau d’Andrea. Il lui commanda une Madone qu’il devait envoyer à Rome ; mais, quand elle fut achevée, il la trouva si belle qu’il la garda pour lui. Puis, comme ses correspondants de France lui avaient donné commission de leur expédier d’excellents tableaux, il chargea Andrea de peindre un Christ mort soutenu par des anges, qui, d’un air triste et pieux, contemplent le souverain Maître tombé à ce degré d’abaissement pour racheter les péchés des hommes. Cette composition obtint un tel succès, qu’Andrea, cédant aux prières de ses amis, la fit graver à Rome par Agostino, de Venise. Malheureusement, le résultat n’ayant pas répondu à son attente, il jura de ne plus rien confier désormais au burin. Pour revenir au tableau, il ne plut pas moins aux Français qu’aux Florentins, si bien que le roi en demanda aussitôt quelques autres à Andrea, ce qui fut cause que celui-ci ne tarda pas à obéir aux conseils de ses amis, qui le poussaient à aller en France (8). A cette époque, c’est-à-dire l’an 1515, les Florentins, ayant appris que le pape Léon X daignait visiter leur ville, préparèrent, pour le recevoir, les fêtes les plus somptueuses. Ils disposèrent des arcs de triomphe, des façades, des temples, des statues colossales et d’autres décorations avec une telle profusion et une telle magnificence, que l’on n’avait encore rien vu de plus beau. Il est vrai que jusqu’alors Florence n’avait jamais possédé dans son sein autant d’artistes de talent.A l’entrée de la porte SanPier-Gattolini, Jacopo di Sandro et Baccio da Montelupo construisirent un arc de triomphe tout historié. Giuliano del Tasso en fit un autre sur la place de San-Felice, ainsi que plusieurs statues à la SantaTrinità et une copie de la colonne Trajane sur le Mercato-Nuovo. Antonio, frère de Giuliano da SanGallo, éleva un temple octogone sur la place de’Signori, et Baccio Bandinelli une statue colossale sur la Loggia, entre l’abbaye et le palais du podestat ; le Granacci et Aristotile da San-Gallo bâtirent un arc de triomphe ; et du côté des Bischeri, le Rosso en plaça un autre, remarquable par la beauté de l’ordonnance et la variété des personnages. Mais ce que l’on admira surtout, ce fut la façade de Santa-Mariadel-Fiore, que notre Andrea peignit en grisaille avec tant de perfection, que l’on n’aurait su désirer rien de mieux. Elle avait été construite en bois par Jacopo Sansovino, qui l’avait également enrichie de bas-reliefs et de statues. Le pape s’écria que cet édifice n’aurait pas été plus beau lors même qu’il eût été en marbre. Laurent de Médicis, père de Léon X, était l’auteur de cette invention. Jacopo Sansovino fit encore, sur la place de Santa-Maria-Novella, un cheval semblable à celui de Rome. Une multitude d’ornements couvraient la salle du pape, dans la Via della Scala, et la moitié de cette rue était pleine de belles peintures exécutées par divers artistes, mais pour la plupart dessinées par Baccio Bandinelli. Terminons en disant que jamais rien ne surpassa la pompe de l’entrée de Léon X à Florence, qui eut lieu le 3 septembre 1516. Maintenant, retournons à Andrea. De nouveau sollicité de faire un tableau pour le roi de France, il mena promptement à fin une Madone que les marchands vendirent quatre fois plus cher qu’ils ne l’avaient eux-mêmes payée. Justement alors Baccio d’Agnolo venait de sculpter, pour une chambre de Pier Francesco Borghini, diverses espèces de siéges, des coffres et un lit en noyer. Borgherini, voulant que les peintures fussent en harmonie avec la beauté de l’ameublement, chargea Andrea de représenter une partie de l’histoire de Joseph, dont plusieurs sujets avaient déjà été traités avec succès par le Granacci et Jacopo da Pontormo. Andrea se consacra à ce travail avec une telle application, qu’il l’emporta de beaucoup sur ses deux concurrents. Durant le siége de Florence, Gio. Battista della Palla essaya d’enlever ces peintures pour les offrir au roi de France ; mais comme l’on reconnut l’impossibilité de les arracher sans les gâter, on les laissa en place, ainsi qu’une Vierge du plus haut prix. Andrea fit ensuite une tête de Christ, la plus belle, selon moi, que l’esprit humain soit capable d’imaginer. On la voit aujourd’hui chez les Servites, au-dessus de l’autel de la Nunziata. Les chapelles de l’église de San-Gallo renfermaient deux peintures d’Andrea bien supérieures à toutes celles qui se trouvaient dans le même lieu ; aussi fut-il facile aux religieux de déterminer le maître d’une de ces chapelles à choisir notre artiste pour y exécuter un nouveau tableau. Andrea se mit aussitôt à l’œuvre, et représenta saint Augustin, saint Pierre martyr, saint François et saint Sébastien discutant le mystère de la Trinité. Saint Augustin, que distinguent ses habits épiscopaux et sa physionomie vraiment africaine, se tourne avec véhémence vers saint Pierre, qui, avec un geste terrible, brandit un livre ouvert. Saint François d’une main tient un livre et de l’autre se presse la poitrine. Il est animé d’une si ardente ferveur, que son âme se fond pour ainsi dire dans ses paroles. Le saint Sébastien est nu, et paraît plutôt vivant que peint. Il y a en outre un saint Laurent qui écoute ses aînés avec la modestie et la déférence qui conviennent à un jeune homme. Des deux figures agenouillées qui occupent le bas du tableau, nous citerons la Madeleine, qui est le portrait fidèle de la femme d’Andrea ; car il ne peignait jamais une femme que d’après la sienne, et si par hasard il prenait un autre modèle, il arrivait presque toujours à reproduire l’image de sa Lucrezia, par l’habitude qu’il avait de la dessiner, de l’avoir devant les yeux, et plus encore dans son esprit. Des nombreux ouvrages à l’huile d’Andrea, celui-là est à bon droit considéré par les artistes comme le meilleur, tant y brillent la science des proportions et la justesse de l’expression. Les têtes de jeunes gens y respirent la douceur, celles des vieillards la dureté, et celles des hommes mûrs participent de ces deux caractères. En somme, cette composition est d’une rare beauté dans toutes ses parties. Elle est aujourd’hui à San-Jacopo-tra’-Fossi, avec d’autres peintures du même auteur. Tandis qu’Andrea vivotait misérablement à Florence du produit de ces ouvrages, les deux tableaux qu’il avait envoyés en France étaient vus par François I « , qui les jugeait bien supérieurs à tous ceux qui lui avaient été mandés de Rome, de Venise et de Lombardie. Un jour, il en faisait les plus grands éloges, lorsqu’on lui dit qu’il serait facile d’attirer Andrea à son service. Le roi, auquel ce projet souriait infiniment, donna des ordres pour qu’il se réalisât, et pour qu’on remît à Andrea tout l’argent nécessaire à son voyage. Notre artiste partit donc joyeusement pour la France, où il emmena avec lui son élève Andrea Sguazzella. Arrivés à la cour, nos deux Florentins furent accueillis par Sa Majesté avec une rare faveur. Dès le premier jour, Andrea éprouva les effets de la libéralité de ce prince magnanime, qui lui fit présent de bonnes sommes d’argent et de riches habits. Il ne resta pas longtemps oisif, et bientôt il se vit tellement fêté par tout le monde, qu’il lui semblait avoir passé d’une extrême misère à l’état le plus heureux. Un de ses premiers tableaux fut le por trait du Dauphin, à peine âgé de quelques mois, qui lui fut payé trois cents écus d’or. Il peignit ensuite une Charité, que le roi estima autant qu’elle le méritait (9). Pour retenir notre artiste, dont le talent souple et facile lui plaisait, François lui assigna une grosse pension et lui promit que tous ses désirs seraient satisfaits. Andrea avait su, en outre, gagner les bonnes grâces des courtisans, pour lesquels il exécuta de nombreux travaux. Certes, s’il eût sérieusement pesé son ancienne condition et celle que le sort venait de lui fournir, il n’aurait pas manqué d’arriver au rang le plus brillant, sans parler des richesses qu’il aurait amassées.Mais, un jour qu’il travaillait pour la reine-mère à un saint Jérôme pénitent (1o), il reçut de Florence des lettres de sa femme qui (n’importe pour quelle raison) le firent songer au départ. Il courut donc prendre congé de François I », lui disant qu’il voulait aller à Florence arranger ses affaires, et qu’il ramènerait sa femme · avec lui afin de se fixer définitivement en France. Il ajouta qu’il rapporterait des peintures et des sculptures de prix. Le roi le crut, et lui confia d’assez fortes sommes pour acheter des objets d’art, après lui avoir fait jurer sur l’Évangile qu’il reviendrait avant peu de mois. Andrea arriva sans accident à Florence, et ne songea pendant plusieurs mois qu’à se divertir avec sa femme et ses amis.Le temps fixé pour son retour s’écoula dans les plaisirs et l’oisiveté avec son argent et celui du roi. Néanmoins, il voulait repartir, mais les larmes et les prières de sa femme eurent plus d’empire sur lui que ses intérêts et ses serments. Cette conduite irrita François I « à tel point, que de longtemps il ne put regarder d’un bon œil aucun peintre florentin, et il jura que si jamais Andrea lui tombait entre les mains, il lui infligerait un rude châtiment sans le moindre égard pour son talent. Andrea tomba ainsi de haut, et resta à Florence où il chercha à se tirer d’embarras le mieux possible. Lorsque Andrea s’en alla en France, la confrérie dello Scalzo, le croyant parti pour toujours, alloua le reste de la décoration de la galerie de la Via Larga au Franeiabigio, qui déjà avait peint deux sujets quand notre artiste revint. Les choses tournèrent alors de façon qu’Andrea reprit ce travail, et fit quatre tableaux l’un à côté de l’autre. Le premier représente saint Jean devant Hérode, le second le Repas et la danse d’Hérodiade, le troisième la Décollation de saint Jean, et le quatrième la Présentation de la tête de saint Jean à la mère d’Hérodiade. Ces peintures ont été pendant un temps l’objet des études d’une foule de jeunes gens, qui sont aujourd’hui d’excellents maîtres. · Au coin de la porte Pinti, du côté des Jésuates, Andrea fit à fresque, dans un tabernacle, une Madone assise, accompagnée de l’enfant Jésus et d’un petit saint Jean, non moins remarquable par sa vivacité et sagentillesse que par la perfection aveclaquelle il est peint. La tête de la Vierge offre le portrait d’après nature de la femme d’Andrea. Cette fresque est d’une si merveilleuse beauté, que, l’an 153o, durant le siége de Florence, elle fut respectée par les soldats mercenaires qui détruisirent le couvent des Jésuates et quantité d’autres magnifiques édifices. Vers cette époque, Bartolommeo Panciatichi l’ancien avait en France de grandes affaires commerciales. Voulant léguer un souvenir de soi à la ville de Lyon, il écrivit à Baccio d’Agnolo de commander à Andrea une Assomption de la Vierge avec les apôtres autour du sépulcre. Andrea conduisit cet ouvrage presque entièrement à fin ; mais le panneau s’étant fendu plusieurs fois, tantôt il y travailla, tantôt il le laissa de côté, si bien qu’il mourut sans jamais l’avoir achevé. Plus tard, Bartolommeo Panciatichi le jeune recueillit dans sa maison cette peinture dans laquelle on doit vraiment admirer les figures des apôtres, sans parler de la Vierge enlevée avec une grâce ravissante par un groupe de petits anges.Andrea s’est peint lui-même parmi les apôtres avec tant de vérité qu’il paraît vivant. Ce tableau orne aujourd’hui une petite chapelle construite exprès pour le recevoir par Piero Salviati tout proche de sa villa, et non loin des murs de Florence (11). Andrea peignit ensuite dans le jardin des Servites la parabole évangélique du Maître de la vigne, en deux compartiments. Dans le premier, on voit le père de famille appelant au travail les ouvriers oisifs. L’un de ceux qu’il veut employer réfléchit s’il doit suivre ses camarades, et se frotte les pouces comme un fainéant auquel la besogne ne sourit guère. Le second compartiment, bien supérieur au précédent, représente le père de famille faisant payer les ouvriers qui murmurent. Celui qui compte attentivement l’argent, que lui donne l’intendant, semble vivant. Ces sujets sont exécutés en grisaille et à fresque avec une extrême habileté. Andrea laissa encore dans le même couvent une très-belle Piété à fresque(12), placée dans une niche au sommet d’un escalier du noviciat, et de plus une autre Piété à l’huile et une Nativité, dans la chambre jadis occupée par le général Angelo d’Arezzo. Zanobi Strozzi désirait vivement posséder quelque ouvrage de la main d’Andrea. Notre artiste lui fit une Vierge agenouillée, et en contemplation devant le Christ couché sur des linges. L’Enfant divin regarde en souriant sa mère à laquelle saint Jean semble dire que c’est le Fils de Dieu. Derrière ces personnages, saint Joseph, la tête appuyée sur ses mains posées sur un rocher, livre son âme à une douce béatitude en voyant l’humanité divinisée par la naissance de Jésus (13). Le cardinal Jules de Médicis, ayant été chargé par le pape Léon de faire orner de stucs et de peintures la grande salle de la villa de Poggio-a-Caiano, située entre Pistoia et Florence, abandonna au magnifique Octavien de Médicis le soin de présider à ces travaux et de les payer. Octavien, qui se rendait digne deses ancêtres par les encouragements éclairés qu’il prodiguait à tous les artistes, dont il se plaisait à rassembler les chefs-d’œuvre dans ses palais, confia l’entreprise par portions égales au Franciabigio, à Andrea et à Jacopo da Pontormo ; mais ses sollicitations et ses offres d’argent ne furènt jamais assez puissantes pour obtenir qu’ils la menassent à fin. Andrea seulement termina avec beaucoup de soin un sujet historique qui représente César recevant le tribut du règne animal ; nous avons dans notre collection le dessin de cette composition avec plusieurs autres du même auteur. Il est en clairobscur, et sans aucun doute jamais Andrea n’en a produit de plus achevé. Dans ce tableau, Andrea déploya tous ses efforts pour surpasser le Franciabigio et Jacopo da Pontormo. Il y introduisit une magnifique perspective et un escalier, orné de statues, aboutissant au trône de César. Parmi les esclaves qui portent des animaux ou des oiseaux, on remarque un Indien vêtu d’une casaque jaune, et l’épaule chargée d’une cage pleine de perroquets. Divers personnages conduisent des chèvres indiennes, des lions, des girafes, des panthères, des loups cerviers et des singes. Entre autres belles fantaisies qui complètent cette fresque divine, nous citerons encore le nain qui est assis sur l’escalier. Il tient une boîte dans laquelle est un caméléon si bien fait, que l’on ne peut imaginer rien de plus charmant que cette étrange bête, si difforme qu’elle soit. Mais, comme nous l’avons dit plus haut, cette série de décorations est restée imparfaite, malgré les vives instances du duc Alexandre pour décider Jacopo da Pontormo à la terminer. Cela est vraiment déplorable, car la salle de la villa de Poggio-a-Caiano est, dans son genre, la plus belle du monde (14). De retour à Florence, Andrea fit un saint JeanBaptiste nu et à mi-corps pourGio. Maria Benintendi, qui le donna plus tard au seigneur duc Cosme. Au milieu de ces travaux, Andrea songeait souvent à la France en soupirant du fond du cœur, et s’il avait espéré y trouver le pardon de la faute commise, il n’y a pas de doute qu’il y serait retourné. Pour tenter fortune, et voir si son talent ne lui viendrait pas en aide, il peignit un saint Jean-Baptiste demi-nu avec l’intention de l’envoyer au grand-maître de France, afin que ce seigneur tâchât de le faire rentrer en grâce auprès du roi. Mais, je ne sais pour quel motif, il n’expédia pas en France le saint Jean. Octavien de Médicis qui en était grand admirateur le lui acheta, ainsi que deux Madones qui sont aujourd’hui dans son palais., Peu de temps après, Zanobi Bracci commanda un tableau à Andrea pour monseigneur de Beaune. Notre artiste l’exécuta avec tout le soin imaginable, dans l’espoir qu’il lui ramènerait la faveur de François I ». — Il fit aussi pour Lorenzo Jacopi un tableau de dimension plus qu’ordinaire, renfermant l’enfant Jésus porté par la Vierge, assise et accompagnée de deux personnages assis sur les marches d’un escalier (15). On doit encore à Andrea l’admirable Madone de Giovanni d’Agostino Dini, et le portrait de Cosimi Lapi, qui est si parfait qu’on le croirait vivant. L’an 1523, la peste ayant éclaté à Florence et dans quelques endroits des environs, Andrea trouva, par l’entremise d’Antonio Brancacci, un asile et du travail à Mugello chez les religieuses camaldules de San-Pietro-di-Luco. Il y emmena avec lui sa femme, sa belle-fille, sa belle-sœur et un de ses élèves.Une fois à l’abri du fléau, Andrea se mit à l’œuvre ; et comme chaque jour les vénérables religieuses l’accablaient de prévenances et de soins, lui, sa femme et sa suite, il apporta toute l’application imaginable à un tableau qu’il leur destinait, et où il représenta le Christ mort pleuré par la Vierge, par saint Jean Évangéliste et par la Madeleine. Ces figures sont si vraies qu’elles semblent respirer. Dans le saint Jean, on reconnaît la douce affection qui animait cet apôtre, et dans la Madeleine éplorée l’amour dont • elle brûlait pour son divin maître. L’extrême douleur que révèlent le visage et l’attitude de la Vierge émeut profondément saint Pierre et saint Paul qui contemplent le corps du Sauveur du monde étendu sur les genoux de sa mère. Par la manière merveilleuse avec laquelle sont rendues les affections de ces divers personnages, il est permis de juger combien Andrea recherchait la perfection de l’art. On peut dire avec vérité que ce tableau a valu plus de célébrité au monastère de San-Pietro-di-Luco que toutes les constructions que l’on y a élevées, si magnifiques et si extraordinaires qu’elles soient. Lorsque ce précieux morceau fut terminé, la peste n’ayant pas cessé de sévir, Andrea prolongea de quelques semaines son séjour dans le couvent, où il était si bien vu et si bien traité. Pour ne pas demeurer dans l’inaction, Andrea employa ce temps à peindre non-seulement la Visitation qui est dans l’église, mais encore une belle tête du Christ à peu de chose près semblable à celle qui orne l’autel de la Nunziata.Cette tête, que l’on peut compter parmi les bonnes productions de son auteur, est aujourd’hui dans le monastère degli Angeli de Florence chez le très-révérend P. don Antonio de Pise, ami dévoué de tous les hommes de mérite. Don Silvano Razzi ayant confié ce tableau au peintre Zanobi Poggini, afin qu’il en fît une copie pour Bartolommeo Gondi, on en tira quelques autres qui sont en grande vénération à Florence. Andrea échappa ainsi aux ravages de la peste, et laissa aux religieuses une œuvre qui peut lutter avec les meilleures qui aient été faites de nos jours : aussi n’est-il pas étonnant que Ramazzotto, chef de parti à Scaricalasino, ait tenté plusieurs fois, pendant le siége de Fiorence, de l’enlever pour l’envoyer à Bologne enrichir sa chapelle de San-Michele-in-Bosco.

De retour à Florence, Andrea peignit pour son intime ami le verrier Beccuccio da Gambassi la Vierge avec l’Enfant Jésus dans les airs, et au-dessous saint Jean-Baptiste, sainte Marie-Madeleine, saint Sébastien et saint Roch (16). Sur le gradin il plaça le portrait de Beccuccio et celui de sa femme. Ce tableau est aujourd’hui à Gambassi, château situé entre Volterra et Florence. Pour une chapelle de Zanobi Strozzi, Andrea fit un saint Joseph avec la Vierge qui allaite son fils. Ces figures ont tant de relief qu’elles semblent sortir du cadre. Cette peinture est maintenant chez Messer Antonio Bracci, fils de Zanobi. À la même époque, Andrea représenta encore pour la confrérie dello Scalzo deux nouveaux sujets : l’Apparition de l’Ange à Zacharie dans le temple, et la Visitation de la Vierge. Lorsque Frédéric II, duc de Mantoue, traversa Florence pour aller visiter Clément VII, il vit, au-dessus d’une porte du palais Médicis, le célèbre portrait de Léon X peint par Raphaël. En amateur éclairé, il apprécia sa valeur et désira vivement l’avoir en sa possession. Aussi, quand il fut arrivé à Rome, il saisit un moment favorable pour le demander au pape qui le lui accorda gracieusement. On écrivit alors à Octavien de Médicis qu’il eût à l’encaisser et à l’expédier à Mantoue. Octavien, étonné que le pape eût renoncé si facilement à ce chef-d’œuvre dont il n’aurait pas voulu priver Florence, reçut cet ordre avec un profond chagrin. Néanmoins, il répondit qu’il ne manquerait pas d’obéir, mais que le cadre étant mauvais il en faisait faire un neuf, et qu’aussitôt qu’il serait doré, il enverrait le portrait à Mantoue. Puis, afin de ménager la chèvre et le chou, il manda mystérieusement Andrea, lui raconta ce qui se passait, et lui dit qu’il n’y avait d’autre remède que de donner à Frédéric II une copie aussi exacte que possible à la place de l’original que l’on tiendrait soigneusement caché. Andrea promit d’opérer de son mieux, et se pourvut d’une toile complètement semblable qu’il peignit en secret chez Octavien. Il reproduisit tout, et jusqu’aux moindres taches de saleté avec une si merveilleuse fidélité, que, quand il eut achevé son travail, Octavien, qui cependant était un excellent connaisseur, fut incapable de le distinguer de l’original. On envoya donc le tableau d’Andrea au duc de Mantoue qui en fut ravi. Jules Romain lui en fit les plus grands éloges sans s’apercevoir de rien, et il ne serait jamais revenu de sa méprise s’il n’eût été désabusé par Giorgio Vasari, qui, protégé dans son enfance par Octavien, avait été admis à voir travailler Andrea. Jules Romain, après avoir montré une foule d’antiquités au Vasari qu’il avait rencontré à Mantoue, lui recommanda le portrait de Léon X comme la meilleure peinture de la ville. « C’est une très-belle chose, lui répondit Vasari, mais elle n’est pas pour cela de la main de Raphaël. » « Comment, s’écria Jules, ne sais-je pas ce qu’il en est, moi qui reconnais mes propres coups de brosse ? — Vous croyez les reconnaître, reprit Giorgio, mais vous vous trompez, et pour vous le prouver, voici la marque qui a été mise à Florence pour distinguer la copie de l’original. » Là dessus le tableau fut retourné, et Jules Romain, s’étant assuré du fait, dit : « J’estime ce morceau autant et même infiniment plus que s’il était de la main de Raphaël ; car il est vraiment extraordinaire qu’un artiste éminent puisse imiter à ce point la manière d’un autre. »

Ainsi, grâce à Messer Octavien, le duc de Mantoue fut satisfait et Florence conserva le chef-d’œuvre de Raphaël. Plus tard, le duc Alexandre le donna à Messer Octavien, qui, après l’avoir gardé pendant plusieurs années, le céda au duc Cosme dans la galerie duquel il est maintenant en compagnie d’une foule d’autres précieuses peintures.

Dans le même temps, Andrea exécuta encore, d’après Raphaël, une copie du portrait du cardinal Jules de Médicis, pour Messer Octavien qui en fit présent à l’évêque de Marzi.

Sur ces entrefaites, Messer Baldo Magini de Prato voulut orner d’un beau tableau la Madonna-della-Carcere, où il avait déjà fait sculpter à l’avance un somptueux encadrement en marbre. Parmi les peintres dont on lui avait parlé, Messer Baldo, assez pauvre connaisseur du reste, avait presque choisi Andrea, quand un certain Niccolò Soggi lui fut recommandé comme le premier maître de l’époque, et si chaudement qu’il lui confia le travail (17). Toutefois, on appela pour l’aider Andrea qui, dans la conviction que l’entreprise lui était allouée, partit avec Domenico Puligo et plusieurs autres peintres de ses amis. Mais, arrivé à Prato, il trouva Niccolò qui, non content de s’être emparé de l’esprit de Messer Baldo, eut encore l’impudence de proposer de parier une somme qui, disait-il, serait adjugée à celui d’entre eux qui produirait la meilleure peinture. Andrea, connaissant la juste valeur de Niccolò, lui répondit, malgré sa timidité habituelle : « Voici mon apprenti qui n’est à l’atelier « que depuis peu ; si tu veux t’escrimer avec lui, « je parierai pour son compte ; mais quant à moi, « pour rien au monde, je ne consentirai à lutter « avec toi ; car vainqueur, je n’en retirerais aucun « honneur, et vaincu, je serais couvert d’une honte « ineffaçable. » Puis s’adressant à Messer Baldo : « Donnez l’ouvrage à Niccolò, il s’en acquittera, je « vous jure, de façon à plaire à ceux qui vont au « marché ; » et du même pas il revint à Florence, où on lui commanda pour Pise un tableau divisé en cinq compartiments, qui alla orner la Madone de sainte Agnès, le long des murs de la ville, entre la vieille citadelle et la cathédrale. La Madone miraculeuse se trouve placée entre deux de ces compartiments qui représentent saint Jean-Baptiste et saint Pierre. Dans les trois autres, Andrea peignit sainte Agnès martyre, sainte Agnès et sainte Marguerite. Ces figures de femmes sont regardées comme les plus gracieuses et les plus belles qui soient jamais sorties de sa main.. Messer Jacomo, frère Servite, avait absous une femme d’un vœu sous la condition qu’elle ferait faire une Madone au-dessus et à l’extérieur de la porte latérale de la Nunziata, qui conduit au cloître. Jacomo alla trouver notre artiste, et lui dit que la somme affectée à cette destination n’était pas forte, mais que néanmoins il lui paraissait juste que cet ouvrage fût exécuté par lui, Andrea, qui s’était déjà acquis tant de réputation par ses travaux dans ce même lieu. Andrea, bonne et douce personne, se laissant entraîner par les insinuations du religieux et par l’amour de la gloire, répondit qu’il s’en chargerait volontiers ; et bientôt après il se mit à l’œuvre, et représenta la Vierge avec l’Enfant Jésus à son cou, et un saint Joseph appuyé sur un sac et les yeux fixés sur un livre ouvert. Cette fresque, par la pureté du dessin, par la suavité du coloris et la vigueur du modelé, montre qu’Andrea avait de beaucoup surpassé tous ses prédécesseurs. Mais il est vraiment inutile de louer ce tableau : il révèle clairement de lui-même les rares et prodigieuses qualités qui le distinguent (18). o Pour achever la décoration de la galerie dello Scalzo, il ne restait plus qu’un seul compartiment à remplir. Andrea, qui avait agrandi sa manière en voyant les statues de la sacristie de San-Lorenzo, en partie commencées et en partie finies par MichelAnge, accepta cette tâche, et représenta la Naissance de saint Jean-Baptiste. Cette peinture, infiniment supérieure à celles qu’il avait déjà faites dans le même endroit, est la plus haute expression de ses progrès. Toutes les figures sont de la plus exquise beauté ; mais on admire surtout la femme qui porte le nouveau-né à sainte Élisabeth, couchée sur un lit, et Zacharie qui écrit le nom de son fils sur un papier posé sur son genou : on peut dire qu’il ne lui manque que le souffle. Les mêmes éloges sont dus à une vieille, assise sur un escabeau, laquelle rit avec malice en songeant à l’accouchement d’Élisabeth, cette autre vieille. Son attitude, son air sont aussi vrais que la nature même. Après avoir terminé cette fresque, Andrea peignit, pour le général de Vallombrosa, quelques petits Anges, et un tableau contenant saint JeanBaptiste, saint Jean Gualbert, fondateur de l’ordre, saint Michel, et saint Bernard, cardinal. Cette composition est à Vallombrosa, dans une chapelle située sur le sommet d’un rocher, où certains moines, séparés de leurs frères, vivent presque en ermites dans des cellules. Andrea fit ensuite un tableau que Giuliano Scala envoya à Serazzana. Il y représenta la Vierge assise, l’Enfant Jésus, saint Celse, sainte Julie, saint Onuphre, sainte Catherine, saint Benoît, saint Antoine de Padoue, saint Pierre, saint Marc, et deux autres saints qui paraissent sortir d’un plan inférieur et que l’on ne voit que jusqu’aux genoux. Une Annonciation, renfermée dans un cadre semi-circulaire, formait le couronnement de ce tableau (19) ; elle fut abandonnée, en paiement d’une dette d’argent, par les Dominicains de Serazzana à Giuliano Scala, qui la plaça dans sa chapelle de l’église des Servites, Nous avons dit plus haut qu’Andrea s’était engagé à orner d’une Sainte Cène le réfectoire de SanSalvi, à l’époque où il y peignait quatre figures de saints et une représentation de la Trinité. Cette promesse avait été oubliée depuis plusieurs années par les moines, lorsqu’un abbé, homme d’esprit et de jugement, s’en souvint, et voulut qu’Andrea la réalisât. Notre artiste n’opposa aucune résistance, et, tout en travaillant à son loisir, acheva en peu de mois cette fresque, qui est regardée à bon droit comme le morceau le plus facilement dessiné et le plus vigoureusement colorié qu’il ait jamais fait, et même qui se puisse faire (2o). Tous les personnages ont une telle grandeur, une telle majesté et une grâce si inouïe, que les paroles me manquent pour parler convenablement de ce chef-d’œuvre, qui frappe de stupeur tous ceux qui le voient. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait été respecté l’an 1529, pendant le siége de Florence, par les soldats et les gastadours, qui détruisirent les faubourgs de la ville, et tous les monastères, les hôpitaux et les édifices environnants. Ces démolisseurs avaient déjà abattu l’église et le clocher de San-Salvi, avec une partie du cloître, quand ils arrivèrent devant le cénacle du réfectoire. A la vue de cette merveilleuse peinture, leur chef les arrêta, et leur ordonna d’épargner le reste du couvent, se réservant d’en venir à cette extrémité lorsque les circonstances de la guerre l’exigeraient impérieusement (21). Andrea peignit ensuite sur une bannière, pour la confrérie de San-Jacopo, dite il Wicchio, un saint Jacques avec deux Enfants, l’un revêtu du costume des flagellants, l’autre tenant un livre en main.Après cela, il fit le portrait d’un de ses amis qui travaillait toujours hors du couvent de Vallombrosa, auquel il était attaché. Cet homme voulut être placé sous une treille que battaient la pluie et le vent. Quand Andrea eut achevé cet ouvrage, comme il lui restait des couleurs et de la chaux, il prit une tuile, appela sa femme Lucrezia, et lui dit : « Viens ici, je vais « faire ton portrait, afin que l’on voie à quel point « tu es bien conservée à ton âge, et en même temps « combien tu es loin de ressembler à tes premiers « portraits. » Mais Lucrezia ayant refusé de poser, Andrea, comme par pressentiment de sa fin pro, chaine, se peignit lui-même sur sa tuile à l’aide d’un miroir, et avec une telle perfection qu’il paraît vivant. Ce portrait est maintenant chez Madonna Lucrezia, sa veuve. Il exécuta avec non moins de succès celui d’un chanoine pisan de ses amis. Puis il commença, pour la seigneurie, des cartons d’après lesquels on aurait peint, sur les dossiers d’appui de la tribune publique, de belles fantaisies au-dessus des divers quartiers de la ville, avec les bannières des assemblées des consuls portées par des enfants, et en outre les images de toutes les vertus entremêlées à celles des fleuves et des montagnes les plus célèbres du domaine de Florence. Malheureusement la mort d’Andrea arrêta l’achèvement de cette entreprise. Il en fut de même pour un tableau de médiocre dimension qu’il devait envoyer à Pise, et pour une Assomption destinée à l’abbaye de Poppi, où elle se trouve aujourd’hui. Cette dernière composition renferme la Vierge environnée d’une foule de petits anges, et accompagnée de saint Jean Gualbert, de saint Bernard, cardinal, de sainte Catherine et de saint Fidèle. Andrea laissa encore plusieurs tableaux, parmi lesquels nous citerons celui de Filippo Salviati, qui est d’une grande beauté et entièrement terminé. Vers cette époque, Gio. Battista della Palla venait, sans aucun respect, de dépouiller Florence d’une multitude de peintures et de sculptures précieuses, achetant les unes, faisant copier les autres, afin de composer pour le roi de France la plus riche galerie du monde. Il désirait vivement qu’Andrea rentrât en grâce auprès de François I « , et, pour arriver à ce but, il lui proposa de peindre deux tableaux. Dans le premier, Andrea représenta le Sacrifice d’Abraham avec tant de soin, que l’on jugea qu’il n’avait rien produit de mieux jusqu’alors. Lé visage d’Abraham, tourné vers l’ange libérateur, exprime divinement cette fermeté et cette foi ardente qui le poussaient à immoler sans hésiter son propre fils. Je ne dirai rien de l’attitude et des vêtements du vieillard : ils sont au-dessus de tout éloge. Quant à Isaac, ce tendre et bel enfant semble presque mort de frayeur à l’idée du supplice qui l’attend ; son cou a été brûlé par le soleil durant le voyage, tandis que le reste de son corps, protégé par ses habits qui gisent à terre, est d’une extrême blancheur. Le bélier qui va être offert en holocauste à sa place paraît vivant. Il y a encore un âne qui paît sous la garde des serviteurs d’Abraham, et un paysage si admirablement exécuté, que celui même où le fait se passane pouvait êtreni plus beauni autrement.Après la mort d’Andrea et la capture de Battista della Palla, Filippo Strozzi acheta ce tableau, et le donna au señor Alfonso Davalos, marquis del Vasto, qui l’envoya dans l’île d’Ischia, près de Naples, où on le mit en bonne et digne compagnie. Le second tableau qu’Andrea fit, sur le conseil de Battista della Palla, renfermait une Charité avec trois Enfants. Il fut vendu par sa veuve à Domenico Conti, lequel à son tour le céda, moyennant argent, à Niccolo Antenori, qui le conserve avec raison comme une chose précieuse. Sur ces entrefaites, le magnifique Messer Octavien de Médicis, voyant combien Andrea avait amélioré sa manière, désira posséder quelque ouvrage de sa main. Andrea, empressé de témoigner sa reconnaissance à ce seigneur, qui avait toujours favorisé les hommes de talent et surtout les peintres, lui fit une Madone assise à terre, avec l’Enfant Jésus sur ses genoux et tournant la tête vers un petit saint Jean porté par sainte Elisabeth. Lorsque Andrea eut achevé cette Sainte Famille, qui est dessinée avec un soin incroyable, il la porta à Octavien ;, mais ce seigneur, vivement inquiété par le siége de Florence, avait bien d’autres pensées en tête. Il remercia beaucoup notre artiste, s’excusa de ne point prendre son tableau, et lui dit de le donner à qui bon lui semblerait. « Il a été fait pour vous, A | « il sera toujours à vous, » lui répondit Andrea. « Vends-le ! répliqua Messer Octavien, vends-le, et « sers-toi de l’argent que tu en auras… car, vois-tu, « je sais ce dont il retourne. » Andrea s’en alla donc avec son tableau ; mais quelques sommes qu’on lui en offrit ailleurs, il ne voulut jamais le vendre. Après le siége et la rentrée des Médicis à Florence, il le présenta de nouveau à Messer Octavien, qui, cette fois, le reçut avec joie, et le lui paya, en guise de remerciments, le double du prix convenu. Cette Sainte Famille orne aujourd’hui la chambre de Madonna Francesca, femme du magnifique Octavien et sœur du très-révérend Salviati (22). Pour Gio. Borgherini, Andrea fit un autre tableau presque semblable à celui de la Charité, déjà décrit. Il y représenta la Vierge, saint Joseph, et un petit saint Jean offrant au Christ un globe, emblème du monde. Paolo da Terrarossa, ami de tous les peintres, ayant vu l’ébauche du Sacrifice d’Abraham, dont nous avons parlé plus haut, en demanda une copie à Andrea, qui la lui fit volontiers, et de telle sorte que, malgré sa petite dimension, elle ne le cède en rien à l’original. Elle plut infiniment à Paolo, qui s’attendait à en payer la juste valeur, lorsqu’à son. grand étonnement Andrea ne réclama de lui qu’une véritable misère. Paolo, presque honteux, et levant les épaules, lui donna ce qu’il voulait. Il envoya ensuite le tableau à….. de Naples, et c’est le plus beau qu’il y ait en cet endroit. Pendant le siége de Florence, quelques capitaines avaient déserté la ville et emporté la solde de leurs VI • l O compagnies. Andrea fut requis de peindre sur la place publique ces traîtres et quelques autres citoyens rebelles. Il y consentit ; mais afin de n’être pas appelé Andrea des Pendus », comme le Castagno, il sema le bruit qu’il avait chargé de ce travail un de ses élèves nommé Bernardo del Buda. Puis ayant fait construire en planches un grand atelier, où il entrait et sortait de nuit, il représenta, avec une rare perfection, les soldats déserteurs sur la façade de la Mercatanzia-Vecchia, près de la Condotta, et les citoyens rebelles sur la façade du palais du podestat. Ces peintures ont disparu sous le badigeon depuis maintes années. Dans les derniers temps de sa vie, Andrea étant très-intimement lié avec les directeurs de la confrérie de San-Bastiano, il leur fit un saint Sébastien à mi-corps, d’une telle beauté que l’on pouvait bien en conclure que c’étaient les derniers coups de pinceau qu’il avait à donner (23). Bien que l’emprisonnement de Battista della Palla eût enlevé à Andrea presque tout espoir d’être rappelé par le roi de France, il attendait patiemment que les choses s’arrangeassent, quand tout à coup, Florence, ayant capitulé, se remplit de soldats, parmi lesquels se trouvaient des lansquenets qui apportèrent la peste. Soit qu’Andrea en eût été attpint, soit qu’il eût mangé avec excès après avoir beaucoup souffert de la disette durant le blocus, toujours est-il qu’un jour il tomba gravement malade, Il se mit au lit sans savoir quel remède appor. ter à son mal, abandonné qu’il fut des médecins et de sa femme, que la crainte de la peste tint éloignée de lui autant que possible. Il mourut, dit-on, sans que presque personne s’en aperçût. Les membres de la confrérie dello Scalzo déposèrent, sans aucun appareil, sa dépouille mortelle dans leur sépulture ordinaire de l’église des Servites, qui est située non loin de la maison qu’il habitait. Il avait alors quarante-deux ans. Sa mort fut une perte immense pour les arts et pour sa patrie, car jusqu’à son dernier jour il ne cessa de marcher de progrès en progrès, de sorte que plus il aurait vécu, plus il aurait élargi les limites de l’art. En procédant ainsi par degrés, le talent se développe bien mieux, et surmonte bien plus sûrement les difficultés qu’en voulant forcer tout d’un coup la nature. Il est certain que si Andrea se fût fixé à Rome lorsqu’il y alla pour voir les restes de l’antiquité et les ouvrages de Raphaël et de Michel-Ange, il aurait donné à ses compositions plus de richesse et de grandeur, et à ses figures plus de finesse et de force ; qualités que personne n’a jamais possédées complètes sans s’être livré à Rome à de sérieuses études et à de hautes méditations. Pour surpasser tous les artistes de son temps, un long séjour dans cette ville était donc la seule chose qui manquait à Andrea, dont le dessin était naturellement pur et gracieux, et le coloris chaud et facile, aussi bien dans ses fresques que dans ses tableaux à l’huile. On croit que l’abondance des sculptures et des pein tures anciennes et modernes qu’il rencontra à Rome, et que la vue de tous ces élèves de Raphaël qui dessinaient avec un aplomb et une hardiesse qui lui ôtaient, à lui si timide, tout espoir de les surpasser, furent cause qu’il s’effraya et se hâta de retourner à Florence. C’est là qu’en méditant peu à peu sur ce qu’il avait vu, il perfectionna son talent au point que ses ouvrages sont très-estimés et très-admirés, et qu’il eut plus d’imitateurs après sa mort que pendant sa vie. Les personnes qui ont de ses tableaux les conservent précieusement, et celles qui en possédaient, et qui ont voulu les vendre, en ont tiré trois fois plus qu’elles ne les lui avaient achetés ; car il les céda toujours à très-bas prix, tant à cause de sa timidité que parce que certains sculpteurs, qui exécutaient les ameublements des maisons des citadins, commençaient par servir leurs amis, et n’avaient recours à lui que quand ils le savaient tout à fait dans le besoin, et alors il se contentait du moindre salaire. Mais cela n’empêche pas que ses productions ne soient très-précieuses, et à bon droit estimées : n’est-il pas, en effet, un des plus grands et des meilleurs maîtres qui aient existé jusqu’à présent ? — • « • Nous avons, dans notre collection, plusieurs trèsbeaux dessins de sa main, et entre autres celui de la fresque de Poggio-a-Caiano, où il représenta César recevant en tribut tous les animaux d’Orient. Ce dessin est en clair-obscur, et le plus fini qu’Andrea ait jamais fait, attendu qu’en dessinant d’après nature il se contentait d’un croquis rapide, qui lui servait plutôt comme souvenir que comme modèle quand il peignait. Les élèves d’Andrea furent très-nombreux ; malheureusement, tous ne profitèrent pas également sous sa direction, parce que les uns demeurèrent long-temps avec lui, tandis que les autres le quittèrent promptement, et cela advint non par sa faute, mais par celle de sa femme, dont l’insolence et l’exigence étaient insupportables. Les élèves d’Andrea furent donc Jacopo da Pontormo ; Andrea Sguazzella, lequel imita la manière de son maître, et décora un palais en France, près de Paris ; le Solosmeo ; Pier Francesco di Jacopo di Sandro, auteur de trois tableaux à Santo-Spirito ; Francesco Salviati ; Giorgio Vasari, d’Arezzo ; Jacopo del Conte, de Florence, et Nannoccio, qui jouit aujourd’hui d’un grand crédit en France, auprès du cardinal de Tournon. Jacopo, dit Jacone, autre disciple d’An· drea, fut de plus son ami intime et son imitateur (24). Andrea se servit beaucoup de lui, comme le prouvent tous ses ouvrages, et particulièrement la façade de la maison du cavalier Buondelmonti, sur la place de la Santa-Trinità. Domenico Conti, peintre assez médiocre, hérita des dessins, des cartons et des autres objets d’art d’Andrea ; mais, une nuit, tout cela lui fut enlevé par des voleurs que l’on ne put jamais découvrir. Reconnaissant des bienfaits qu’il avait reçus de son maître, et désireux de lui rendre les honneurs qu’il méritait, Domenico Conti obtint, de la générosité de Raffaello da Montelupo, un cartouche en marbre richement sculpté, que l’on posa contre un pilier de l’église des Servites, et sur lequel on grava l’épitaphe suivante, composée par le docte Messerpeintres florentins ; car, comme nous l’avons déjà dit, il comprit admirablement la distribution des ombres et des lumières, ainsi que la fuite des objets dans les teintes obscures, et il peignit avec une extrême suavité ; sans compter qu’il enseigna la manière d’exécuter les fresques avec une parfaite union de couleurs, et presque sans aucune retouche à sec, ce qui donna à chacun de ses ouvrages l’apparence d’avoir été fait en un seul jour.Aussi peutil être proposé pour modèle aux artistes toscans, et occuper à bon droit une glorieuse place parmi les plus illustres génies (26). L’homme dont le Vasari vient de nous dire l’histoire est un de ceux qu’on n’aime pas à moitié. Quoique l’impression qu’on éprouve devant ses œuvres soit tranquille et douce, elle n’en est pas moins souveraine ; le cœur n’en est pas moins pris, et l’intelligence satisfaite. Devant ses œuvres qui ont échappé à la critique, nous n’échappons pas à l’enthousiasme. Beaucoup d’esprits moyens et conciliants, beaucoup de médiocrités prestigieuses et arrogantes, ont arraché à leurs contemporains des brevets de gloire en tous genres, mais toujours la tradition en a fait bonne et prompte justice. Or, la tradition nous a conservé et nous transmet religieusement le glorieux surnom de Sans-erreur donné par ses contemporains au grand dessinateur Andrea del Sarte. En présence d’une renommée aussi vierge, aussi sacrée, faudra-t-il obéir à ce fatal travers de notre époque par lequel une critique dissolvante, en s’essayant d’un côté à faire tomber nos plus chères idolesdupiédestal où le temps les ascellées, s’évertue de l’autre à déterrer dans la nécropole abandonnée de l’histoire on ne sait quelles obscures momies, prétendus créateurs qu’elle réussit parfois à affubler d’un nom, mais jamais d’une œuvre ? D’un tel attentat Dieu nous garde ! La vive sympathie, la reconnaissante admiration auxquelles le dessinateur de Florence dut son titre, n’a pas faibli chez nous, · à trois cents ans de distance. On ne tient aussi longtemps que ce qu’on doit garder. Pleins donc de respect encore pour le génie du vieux maître, et toujours saisis par la puissance de ses créations, nous nous bornerons à nous efforcer de comprendre la nature de son talent, et de décrire l’instrument dont il s’est servi dans son travail avec tant d’efficace et de sublimité. Certains que cet admirable interprète de la forme, que ce puissant metteur en œuvre du dessin, sortira de l’examen auquel nous allons nous livrer comme il en sortit autrefois à Florence, nous oserons chercher quel est le véritable sens à attacher à ce beau nom de Sans-erreur, dont il fut investi de son vivant, et sous lequel on le désignera encore après nous. Nous pourrions, qu’on en soit sûr, nous plaçant, comme d’autres se sont permis de le faire, au point de vue de la science et de la critique modernes, venir demander raison à ce grand homme des imperfections de son œuvre ; mais nous aimons mieux nous attribuer la tâche moins brillante et dont on se montre moins jaloux, de définir, scruter et apprécier la science contemporaine du dessin, en nous inclinant devant Andrea comme devant un des hommes qui ont au plus haut degré surpris souvent le secret de la beauté éternelle, de la beauté éternellement manifestée, éternellement sentie. Le divin caractère dont cet homme a marqué son œuvre est de produire une impression entière, une et presque instantanée. La divine force dont l’instinct de l’art a doté cet homme est d’atteindre à ce point difficile par l’unique emploi de l’élément le plus simple, et sans le secours des auxiliaires précieux à d’autres, inutiles à lui. Chez lui, pour centraliser l’attention et la retenir, nulle affectation et plein succès. C’était là, comme nous l’avons déjà fait ressortir, le problème posé par l’orgueilleuse école de Florence. Tous les maîtres s’exercèrent à le résoudre, et l’on peut dire que la méthode florentine toute entière se forma dans cet exercice. Mais si, dans cette âpre recherche, tous se développèrent, et si quelques-uns acquirent une force inouïe, aucun n’y réussit pleinement peut-être, si ce n’est Andrea. En effet, chez tous les forts et exclusifs dessinateurs de son école dont il est l’égal, on peut voir encore concourir à l’impression des ressources qui n’ont pas leur racine au centre du dessin.Ainsi Léonard, en même temps qu’il obtient sur sa toile toutes les finesses de la forme et du modelé, y amène toutes les subtilités du clair-obscur et toutes les recherches de son esprit universellement observateur. Ainsi Michel-Ange, en même temps qu’il semble jouer et se passionner comme un joueur à toutes les hardiesses et à toutes les tentatives de la forme, n’oublie pas d’entraîner au sein de son œuvre gigantesque tout ce qu’il peut embrasser dans le trésor de l’universelle tradition. Dessinateur beaucoup moins exclusif qu’il ne paraît l’être, aux sciences exactes, à la mathématique entière et à l’anatomie des couches profondes, Michel-Ange dérobe une connaissance qui lui permettra souvent d’altérer les apparences et les dehors pour mieux se prévaloir dans ses audacieuses curiosités, pour le réel et l’intérieur ; deux termes qui se tiennent loin des limites de nos arts. Michel-Ange, aux poètes, aux philosophes, aux historiens de tous les temps et à ces fouilleurs fantasques de notions aujourd’hui désertées, sans nom et familières à son époque, à tous ces chercheurs d’on ne sait quoi d’occulte et d’étrange, emprunte tout ce qu’il peut d’allusions saisissantes, de combinaisons profondes ou pathétiques, d’actions, de costumes, de masques, d’attributs et d’emblèmes frappants et bizarres, où un monde d’intentions diverses vous apparaît, et où un monde est encore à découvrir. Les démarches de l’insouciant Andrea sont moins ambitieuses et moins actives ; reste à savoir où il arrive. · Sans appeler à son aide soit la ressource du clairobscur, soit une autre, pour eentraliser le point de vue,’Andrea vous montre son œuvre et vous l’em brassez d’un regard. Vous la regardez long-temps, et rien ne vous distrait de cette impression de l’ensemble et de l’unité sous laquelle elle vous a frappé d’abord. Plus on voit le tableau, plus on l’admire. Mais, pour l’admirer davantage, il ne s’offre pas à l’esprit de raisons ou de prétextes nouveaux. L’analyse successive des détails de la forme, des éléments du travail, des intentions de la pensée, n’y est pas possible. D’autres vous présenteront leur toile comme un livre dont la lecture déroulera, en vous charmant, le sens et la portée, et dans le chemin par où passera votre attention, ils vous feront rencontrer à chaque pas ces traits imprévus que l’attentention seule découvre. Tel n’est point le procédé d’Andrea. Aucun coin de sa toile ne recèle une beauté que son calcul vous ait ménagée, ou que votre entraînement vers une beauté principale vous ait fait perdre. Devant lui, l’intuition non plus que la compréhensionn’estintime qu’autant qu’elle porte sur le tout. La beauté, considérée en elle — même, a-t-elle une plus haute prérogative que celle-là, de pouvoir s’emparer dans la plus soudaine apparition de toute la sensibilité du spectateur, et de la tenir tellement ébranlée et tellement occupée, qu’elle ne puisse échapper à la sensation enivrante d’un objet encore vague et indéterminé, sans pouvoir se rasseoir dans la jouissance plus reposée des détails, et dans l’examen plus indépendant des parties ! La notion de l’infini, l’idée de Dieu, ne tombent pas sous l’intelligence, elles s’en emparent et la maîtrisent L’esprit humain, ravi par elles dans ume sphère trop haute, y perd subitement la liberté d’action et y abdique ses allures ordinaires, renonçant ainsi à comprendre, et partant à expliquer ce qu’en définitive il sent le mieux. C’est à la façon de ces idées, et autant qu’une œuvre mortelle le comporte, que la vue des œuvres d’Andrea nous subjugue et nous fascine. Et qu’on ne croie pas qu’un œil plus exercé, plus savant que l’œil du vulgaire, puisse pénétrer davantage dans les secrets de la magique unité des œuvres d’Andrea pour en décomposer la splendeur, et en mieux supporter l’éclat. Demandez à la théorie la plus intelligente, à la pratique la plus aguerrie, par quel bout la critique peut déchirer ce tissu, par quel endroit l’attention peut entamer cet ensemble sans soudure. Elles vous diront comme nous que l’artiste, que l’ouvrier dont les regards cherchent partout avec tant d’avidité la solution des problèmes qu’impliquent les productions de l’art, que l’artiste, que l’ouvrier, curieux de cette jouissance mêlée d’envie qu’ils éprouvent à voir une difficulté surmontée par un travailleur quel qu’il soit, se trouveront infailliblement désappointés s’ils ont prétendu suivre de l’œil celui-là. Personne ne vous expliquera donc, surtout aujourd’hui, la marche progressive et la structure en quelque sorte scientifique de ces œuvres sans erreurs, c’est-à-dire sans faiblesses, c’est-à-dire sans alliage, Mais il y a plus : ce qu’on ne peut pas réussir à faire devant les œuvres d’Andrea, le véritable artiste ! se complaît à ne pas le tenter. Plus le peintre s’ar rête en présence de la peinture de ce maître, moins il se sent tourmenté du desir de connaître par quels artifices ont été cherchés et produits un effet aussi puissant, une expression de la forme aussi élégante et aussi intime. Le peintre, sentant toujours l’impression première de ce noble ensemble, sans faiblir ou sans se transformer, se maintenir en lui, ne se prend jamais à isoler les morceaux capitaux, à circonscrire les endroits faibles, ou à remarquer les transitions savantes ; son œil demeure irrésistiblement autant que volontairement au centre de ce faisceau si bien lié de beauté, grande et une. D’autant plus intense qu’elle est plus générale, d’autant moins localisable qu’elle est plus consciencieuse, nous pouvons donc dire seulement que notre admiration pour l’œuvre d’Andrea a sa cause essentielle dans l’homogénéité et l’unité de son talent. Quant au type de beauté, considéré en soi, qu’Andrea s’est complu à reproduire, il a on ne sait quoi d’inattendu et de pénétrant qui distingue éminemment ses créations des œuvres de son époque. Toujours sobre et simple, la grâce de ses figures est parfois sauvage, jamais maniérée ; leur disposition, parfois abrupte, jamais grossière. Son exécution est naïve comme ses intentions, mais cette naïveté ne va jamais s’appauvrir dans la poursuite des détails, ou se perdre dans leur suppression. Génie enfin plein de bonhomie et de calcul, plein de souplesse à la fois et d’audace, de retenue et d’entraînement ; en un mot, tout décèle en lui l’admirateur, le reproducteur aussi tranquille que hardi de la nature. Est-ce à dire que nous aurions prétendu en définitive qu’Andrea del Sarte, si pur, si magistral, si plein d’impression et de poésie, eût travaillé d’après nature, exclusivement d’après nature ? Oui, certes ! Et nous défions les plus subtils, s’il faut trouver absolument quelque chose qui rende compte d’un résultat aussi élevé, d’apporter ici quoi que ce soit qui puisse l’expliquer aussi bien. Oui, c’est parce qu’Andrea fut l’admirateur franc et enthousiaste de la nature, qu’il en fut le sympathique, le poétique interprète *. Nous n’ignorons pas tout ce qu’il y a d’osé, dans un temps comme le nôtre, où l’on a si étrangement abusé, dans les discussions d’art, du mot de création, de venir affirmer que ce talent si indépendant et si homogène, dont les productions ont au plus haut degré le don de faire rêver, et de paralyser dans une muette admiration l’artiste qui s’efforce à les comprendre ; que ce talent, incessamment imprévu, présentant mille côtés vagues, indécis, mystérieux, ne procède pourtant rigoureusement que de la reproduction littérale de la nature ; littérale quant à l’aspect de la forme, au galbe, à l’ensemble. Aussitôt que les Raphaël, les Michel-Ange, les Vinci, les Giorgione, les Corrège, les Andrea del Sarte, tous contradictoires et distincts quant au tempérament et aux tendances, mais solidaires et » Nous avons dit ailleurs, à propos de deux hommes, bien forts aussi, à propos de Léonard et du Giorgione, de quelle manière procédait le travail du peintre en présence de la nature. pareils quant à la solidité de la méthode et à la grandeur du résultat, eurent emporté dans la tombe le secret de leur force et de leur fécondité, on commença, comme nous l’avons déjà dit, à voir poindre les tentatives des contrefacteurs. A ceux-là, la nature n’était certes pas nécessaire ! Un maître, ou plusieurs maîtres d’adoption, dont ils affectaient de singer ou de combiner les manières, voilà le monde arbitraire et vide qu’ils osèrent, dans leurs lâchetés, mettre en rivalité, en contradiction avec le monde réel et abondant de Dieu ; ce que la nature n’avait pas fourni aux maîtres, c’est-à-dire leurs erreurs et leurs faiblesses, devinrent le patrimoine des contrefacteurs, tandis qu’ils désertèrent ce que la nature avait prodigué à ces hommes, la vérité et la beauté. Ainsi se gaspilla le trésor de la tradition, qui s’altère dans sa transmission s’il n’est incessamment retrempé à sa source, et qui s’accroît au contraire avec ce soin pieux. Les maîtres, renseignés par leurs devanciers, s’inspiraient de la nature ; les contrefacteurs s’inspirèrent des maîtres et se renseignèrent de la nature, si encore cette dernière impulsion de la conscience, cette dernière précaution de l’instinct fut gardée ! L’art bientôt eut ses rhéteurs. Plus la tradition, réduite à elle-même, s’oblitéra, plus on se mit en dehors de l’art vrai, plus les doctrines haussèrent le ton, plus elles furen précises et absolues. — Envahissantes et vivaces comme les plantes stériles, elles étouffent et affament, surtout aujourd’hui, l’art moderne. De toutes ces théories, la plus destructive, peut-être, est celle qui, s’attaquant aux principes de toute vie et de tout progrès dans les arts, entend, au nom d’un avenir qu’elle ferme précisément, proscrire l’ancienne et essentielle donnée du naturalisme, suivant ses propres termes. Nous combattrons surtout cette détestable influence dans notre prochain commentaire sur Lorenzo di Credi ; mais comme partout cette influence menace et compromet la saine intelligence de notre histoire, nous nous sommes inscrits contre elle à propos d’Andrea del Sarte, dont, dans les derniers temps, elle a cherché à ternir la gloire. Mais si cette doctrine funeste commence à s’attaquer à tout et à ne plus rien respecter, pour nousmêmes, et pour bien d’autres avec nous, en est-il moins évident que si les dangers de l’art sont grands, le remède est cependant dans la main des artistes ? Car, au bout du compte, l’étude des maîtres éminents du temps passé, pour nous être formellement interdite par ces stériles rénovateurs, en gardera-t-elle moins, pour ceux qui les lui demanderont, toutes les ressources virtuelles dont nul effort humain ne saurait la destituer ? Cette étude des maîtres, où chacun peut aller prendre, non une inspiration, non un thême, mais bien l’intelligence des vrais moyens de l’art et le courage de s’en servir, est-ce là un insuffisant palladium que puisse décidément abolir on ne sait quelle flasque et vaine rhétorique ? Supposez qu’un homme intelligent, fait pour voir, sentir et comprendre, vienne se placer en pré sence de l’œuvre immortel des maîtres, de cet œuvre si merveilleusement varié, si profondément solidaire ; supposez qu’il soit désintéressé ; supposez qu’il ne soit pas affectionné à telle ou telle manière récréative de peindre ; supposez qu’il ne soit pas curieux de telle ou telle intention prétendue d’influence politique, sociale, religieuse ; croyez-vous’que cet œuvre le laissera froid et impassible ? Croyez-vous qu’il n’en verra pas jaillir cette manifestation souveraine de la beauté complexe et une, de la beauté successive et constante, devant laquelle tout œil se réjouit, devant laquelle tout cœur bat, devant laquelle tout esprit s’illumine ? Croyez-vous que, devant tous ces grands ouvrages de l’homme, il aura besoin d’avoir la tête remplie d’idées ténébreuses et de formules pédantesques pour leur assigner une cause ? Cet œuvre seul parlera plus haut que les mille voix discordantes qui le veulent expliquer : son intime signification arrivera mieux à la conscience. Oui, l’homme de notre supposition comprendra, en interrogeant sa propre organisation, que le sentiment humain a pu réaliser ces merveilles, à cause de la sublimité des dons que Dieu lui a faits, à cause du droit dont il l’a investi d’étudier la nature, d’en jouir, de l’admirer et de la transformer, dans son étude, dans ses jouissances et dans ses admirations, au gré de ses instincts. · L’œuvre tout entier de l’art est donc basé essentiellement sur la reproduction naïve de la nature, à la façon dont l’auteur de l’homme a voulu qu’il la pût reproduire. Nous n’apercevons pas ce que cette VI. I I manière d’expliquer la chose, en dehors de ce qui l’appuie, a de moins élevé et de moins digne pour l’homme que toutes ces allégations gratuites d’une esthétique en démence. Mieux qu’elle, n’arrive-t-elle pas à embrasser l’unité de l’art et les sympathies générales qui en émanent ; mieux qu’elle aussi les · variétés de l’art et les goûts particuliers qui en dérivent ? Parce que Dieu a voulu que l’humanité fût une, l’art est un. Parce que Dieu a voulu que l’homme ait sa personnalité, l’art est multiple. Parce que Dieu a mis l’homme et l’humanité, chacun suivant ses forces et ses tendances, en possession de la nature, l’homme et l’humanité en admirent les beautés, en scrutent les lois et en découvrent les harmonies. Plus, dans ce spectacle inspirateur qui leur est offert, l’homme et l’humanité se passionnent, plus dans leurs œuvresils se proportionnentàl’ordre, à la beauté, à la grandeur de cette œuvre divine. Eh ! mon Dieu ! au naturalisme ainsi compris, à ce culte suivi en tout temps par les artistes dignes de ce nom, substituez, si vous le pouvez, un autre terrain d’opération. Mais ne venez pas nous dire, comme journellement on peut l’entendre, que vos doctrines nouvelles ont produit de nos jours, ou découvert dans les catacombes du passé, des artistes supérieurs par l’idée aux grands hommes dont nous vénérons la mémoire, mais inférieurs à eux par la science et par l’exécution. Idée, science, exécution, pour nous ne sont qu’un même terme. La tradition, que vous dédaignez, nous a appris cela. Celui qui n’a pas la science n’a pas l’idée, et qui a la science, n’en doutez pas, a le métier. Si de telles distinctions, dans la complexion de la faculté de produire, ont été souvent émises par des hommes de sens, soyez sûrs qu’en se servant du moyen humain de l’analyse, ils n’ont voulu qu’exprimer les différents aspects d’une même essence, et que dans leur langage, forcément incomplet comme tout ce qui est de l’homme, ils n’ont jamais pu entendre déchirer aussi violemment l’unité de l’organisation humaine. Toute idée mène à l’action, et qui agit sait. Il n’y a, au reste, que dans nos malheureux arts, si étrangement conseillés aujourd’hui, qu’on se soit permis ainsi de découvrir des pensées supérieures sous des formes pitoyables, ou des formes sublimes sous des pensées insignifiantes. La peinture aurait-elle donc à elle seule ce privilége inouï, d’admirablement parler sans avoir rien à dire, et d’avoir tant à dire sans trouver un mot ? Quoi qu’il en soit, et pour revenir à lui, Andrea procédait immédiatement d’après la nature, telle qu’il la voyait. Il n’est pas possible d’en douter. Ses plus belles pages roulent sur deux ou trois portraits, qui sont reproduits invariablement sous tous leurs aspects. Là est la cause évidente de l’intérêt qui s’attache à son œuvre pour l’œuvre elle-même, et qui donne une telle puissance à sa beauté, que la disposition du motif et la traduction du sujet disparaissent, pour vous laisser pensif et rêveur, comme on pense et comme on rêve en face de la nature. C’est précisément parce qu’il a pu aborder la nature franchement, comme elle se présentait à lui, qu’il nous paraît à nous si hardi et si original, et que nous éprouvons tant de difficultés et d’embarras à rompre l’ensemble de son œuvre pour en isoler et en admirer à part un morceau. La physionomie si particulière et l’unité si entière du talent de ce grand homme, soyez-en persuadés, n’offrent point tant de secrets et de mystères. Les partis simples donnent naissance aux plusvastes choses. Cet énorme résultat n’est que la conséquence immédiate d’une manière de procéder naïve et simple, chez un artiste d’un instinct fidèle et d’un grand bon sens. Avec ces qualités, qui peuvent paraître, à des discoureurs superficiels ou à des professeurs emphatiques, insuffisantes à faire trouver et à alimenter convenablement les plus belles productions de l’art, on est assez riche pour se pouvoir passer du reste. L’œuvre du tranquille Andrea n’est point glanée dans les mille trésors des productions étrangères et antérieures ; elle n’est même pas amassée dans les mille · trésors de la nature ; elle est rencontrée soudainement et valeureusement conduite à sa fin, avec ses énigmes et ses faiblesses sans doute, mais aussi avec ses grandeurs et sa vivante clarté. Ce que nous osons dire ici d’Andrea est tellement vrai, qu’on peut remarquer le même genre d’originalité frappante chez tous les hommes auxquels on est forcé d’accorder, plus qu’à lui-même, l’intention expresse d’imiter littéralement ce qu’ils ont vu. Quelle plus piquante création que le portrait de la Joconde ? Sur quelle toile le génie tout entier du subtil Léonard s’est-il davantage révélé ? Et cependantdant sur cette tête, Léonard, incroyable imitateur, a-t-il failli dans sa lutte consciencieuse avec les dernières réalités du modelé, a-t-il composé avec l’exactitude dans ses recherches extrêmes de la forme.. Voyez si le caractère plein d’une grâce étrange des sveltes et fuyantes créations du Rosso ou du Primatice ne contrastent pas avec le sentiment de ces contours si nets, si fermes, si profondément fouillés dont ils se complaisaient à les envelopper ? Pourquoi y verrions-nous ainsi la trace de tant de ténacité, si ces maîtres n’avaient là cherché à vaincre en précision, en finesse, les contours qu’ils voyaient dans la nature ! Holbein, exact au point d’être froid, scrupuleux au point d’être mesquin, n’est-il pas le même homme qui nous a pu donner cette danse de la mort, où l’imagination la plus fantastique le dispute à la plus positive adoption de la réalité ? Et Rembrandt, cette énergique personnification de la volonté dans l’art, pour avoir été dans son sens un imitateur acharné de la nature, en inspire-t-il moins une terreur sombre et mystérieuse quand il vous ouvre l’espace et l’obscurité, aussi bien qu’il vous ragaillardit et vous réchauffe, quand, de ces froides profondeurs, il vous rappelle avec sa force brutale et vous place brusquement sous un rayon étincelant de soleil ? Si tous ces hommes et tant d’autres, chacun dans son ordre, poursuivants incontestés de la nature et de la réalité, ont gagné dans leur poursuite une originalité propre, sympathique, fascinatrice, laisseznous compter au milieu d’eux Andrea del Sarte, ou dites-nous clairement pourquoi vous ne le voulez pas. Les œuvres d’Andrea sont rares chez nous.Son nom aussi n’est pas malheureusement des plus invoqués dans notre école. Cependant devant cet admirable interprète de la forme, combien ne sentirait-on pas mieux la grandeur et la majesté de la nature dans ses rapports avec notre art, de la nature qu’il a si bien comprise et traduite ? Devant ce grand dessinateur, combien ne serait-il pas utile d’apprécier au juste ce qu’est le dessin, surtout aujourd’hui, où tant de préjugés tendent, en faussant le sens de ce mot, à compromettre l’avenir de notre jeune école ? L’importance du rôle que doit remplir le dessin dans l’œuvre du peintre est une notion populaire et généralement acceptée. Cette importance attribuée au dessin tend à le présenter tout d’abord comme un ensemble de connaissances, que l’artiste a d’autant plus de mérite à posséder qu’elles sont plus ardues, plus compliquées, plus inaccessibles. Les moyens par lesquels le peintre peut acquérir ces connaissances, leur usage, leur mesure, toutes les ressources qu’il en peut tirer pour la réalisation de son œuvre, et enfin le genre d’impression, de satisfaction, que doit en éprouver le spectateur, occupent également beaucoup quiconque envisage l’art au triple point de vue de l’éducation, de la production et de l’influence. L’opinion moyenne a donc été ainsi naturellement amenée à se définir à elle-même le dèssin, comme une véritable science appuyée sur des axiomes d’où découlent des règles étroites et immuables. Le but de cette science étant la reproduction comme forme et proportions exactes et normales des objets que traduit le peintre, soit d’après nature, soit d’après les données que lui fournit son imagination, le dessin se pose donc de cette façon, dans l’esprit du plus grand nombre, comme la solution d’un problème indispensable sans doute, mais accessoire et distinct du travail libre de la pensée et du sentiment de l’artiste. Cette solution sera fournie par certaines méthodes enseignées, pratiquées, appréciées. L’étude et l’enseignement, la mise en œuvre et la perfection, l’appréciation et les jouissances de la science du dessin dans la peinture, seront donc logiquement subordonnées à ce fait que cette science vient s’appliquer étroitement à l’art, le corroborer, l’expliquer par son résultat précis, positif, et donner enfin aux idées et aux sensations du peintre une enveloppe intelligible et une expression correCte. Le dessin étant ainsi défini : la science de la forme et des proportions, il en résultera que, comme la forme des corps en soi est éminemment ce qui les distingue des corps environnants et que cette séparation s’opère par le contour ; que les proportions des corps en eux-mêmes s’indiquent par des dimensions relatives qui se réduisent à des rapports numériques de lignes ; il en résultera, disons-nous, que l’étude du dessin sera essentiellement l’étude du contour ou trait, et la connaissance à priori des longueurs. Jusque là tout va bien. Mais viennent bientôt après les conséquences naturelles de ce dogmatisme spécieux, qui embrasse si mal la chose qu’il prétend si étroitement régir. Ces conséquences fatales sont, d’un côté, l’étude du dessin se débattant contre une fausse interprétation de la nature, puis l’emploi du dessin, entraîné irrésistiblement vers cette stérile culture du trait conventionnel qui veut à toute : force paraître savant et avoir raison aux dépens du style contre le goût, et, de l’autre côté, l’appréciation et la jouissance du dessin, qui en viennent à se préoccuper exclusivement des qualités d’adresse ou de science à priori, au lieu d’être vivement impressionnés par les beautés qui ont leurs racines au centre et dans l’intimité de l’œuvre elle-même. Et comment en pourrait-il être autrement ? Ne comptez jamais sur les errements de la pratique pour rectifier et suppléer les méprises et les insuffisances de la théorie. La pratique aussi est logicienne, et va intrépidement son train, quand elle ne doute pas de son point de départ. La pratique s’astreindra donc surtout à la rigueur du trait. Le plus parfait emploi du dessin, dans la peinture, sera pour elle l’exactitude de ce trait et l’exactitude des proportions. Si l’ouvrier a ses errements, ceux qui jugent le travail ont aussi les leurs, et voilà comment l’appréciation du dessin se trouvera aussi, par cela même, fatalement circonscrite, dans le cas le plus général, à admirer non l’exactitude du trait, dont elle ne peut juger, n’ayant pas sous les yeux le prototype, ni l’harmonie mathématique voulue des parties avec l’ensemble, mais seulement l’intention plus ou moins marquée avec laquelle le dessinateur aura fouillé le trait, avec laquelle il se sera efforcé de faire rentrer sa création dans la moyenne des mesures convenues. Une appréciation plus superficielle lui sera favorable en raison directe de la netteté, de la dureté même avec laquelle seront accusées ses formes ou le trait qui les entoure, ce trait étant devenu l’emblème populaire du dessin. Nous ne chercherons pas à déraciner l’absurde et prolifique préjugé qui enfante toutes ces mauvaises tendances. On ne fait pas le procès à l’opinion publique et on ne la bâillonne pas : nous nous sommes bornés à la constater. Plus loin, nous essaierons de montrer comment le préjugé a pris naissance, comment la notion populaire du dessin s’est altérée, et comment elle peut encore s’altérer davantage. Nous ferons nos efforts pour signaler l’ennemi commun, et pour montrer, dans la tradition glorieuse de l’art au temps d’Andrea del Sarto, le plus sûr garant contre les empiétements des doctrines erronées. La peinture, qui est essentiellement un art d’aspect et d’apparence, est appelée à impressionner nos organes de la même manière que peuvent le faire l’aspect et l’apparence des corps dans la nature extérieure. — L’ensemble des ressources, des moyens trouvés par l’expérience, rassemblés par la méthode qui sert au peintre pour produire sur notre œil une impression analogue à celle de la nature, peut s’ap peler la science de la peinture. — Toute page éminente ou vulgaire contient en soi tous les éléments de cette science, et n’existe qu’à la condition de les contenir, ceci tout à fait en dehors de sa valeur comme œuvre d’art. — Devant tout tableau, on peut se rendre compte de toutes les forces et de tous les ressorts dont dispose ce magnifique instrument mis aux mains de l’homme par la force des choses, et dont la puissance a pu parfois forcer le sanctuaire de la beauté éternelle. — Trop souvent, et surtout dans l’étude des anciens maîtres, une spéculation, inutile autant que constante, est venue s’appesantir sur la science en passant à côté du génie, et s’est complu à glorifier l’instrument autant qu’elle a méconnu les hommes. A une critique qui veut être utile l’analyse donc et la définition des moyens, mais aussi l’obligation formelle, vis-à-vis la fatalité de la science, de glorifier quand même la liberté du génie de l’art et de l’artiste. Lorsque nous voyons un objet quelconque, nous percevons deux sensations bien distinctes et cependant bien intimement unies, celle de la forme et celle de la couleur. La peinture, pour nous impressionner d’une façon analogue à celle de la nature extérieure, procède par l’expression de la forme et par l’expression de la couleur. La science repose donc sur ces deux bases : le dessin et le coloris. Or, dans la peinture de même que dans la nature, la forme et la couleur sont intimement unies, inséparables, et cependant causent chacune une sensation distincte. Pour bien apprécier cette intimité, il est nécessaire d’examiner comment se comportent, vis-à-vis l’une de l’autre, la connaissance de la forme et celle de la couleur dans les sensations que font éprouver à notre œil les objets extérieurs.. L’homme est irrésistiblement porté, par sa nature, à connaître et à apprécier les manifestations du monde extérieur. Ce monde lui est sensible et appréciable par le secours de ses organes, et cela du moment où il existe, où il est lui, c’est-à-dire quand toutes les perceptions de tous les ordres vont aboutir et répondre à un centre commun. A mesure qu’il acquiert une conscience plus nette de son individualité, il acquiert aussi la faculté de choisir parmi toutes les perceptions qui l’assaillent. Dans les rapports de l’homme avec le monde matériel visible, ce choix consiste à percevoir par la vue la sensation de tel objet ou de telle combinaison d’objets plutôt que celle de tels autres. De plus, l’instinct naturel portant l’homme à prolonger toute sensation agréable ou nécessaire, il cherchera à perpétuer le charme ou l’utilité de certaines sensations en isolant, par la reproduction, l’objet qui les avait fait naître. Ceci, qui est un principe général d’art, est essentiellement le principe de l’art de la peinture. · L’intensité, l’influence de la sensation qu’un même objet fait éprouver à l’homme varie avec la durée de cette sensation et la perfection des organes percepteurs. Ainsi celui qui, frappé de la vue d’un objet, se plaît à le contempler, et qui obéit déjà à l’instinct de le reproduire soit mnémoniquement en lui, soit matériellement hors de lui, et celui qui aspire à perfectionner ses perceptions, chez qui l’instinct de perpétuer une sensation se change en une volonté expresse d’en reproduire la cause à l’aide de toutes ses facultés, recevront également du même objet la même sensation. Mais chez l’un elle sera élémentaire, chez l’autre elle sera complète ; pour le premier instinctive et rudimentaire, pour le second volitive et perfectionnée. D’un côté, c’aura été la sensation de l’homme, en général ; de l’autre, la sensation de l’artiste, en particulier. · La sensation instantanée, imparfaite, se traduira par l’art élémentaire. La sensation prolongée, perfectionnée, se traduira par l’art complet. L’instinct a trouvé les rudiments de l’art : la volonté en échafaudera les moyens. Pour comprendre donc comment les rudiments de l’art primitif ont engendré les moyens de l’art complet, et pour apprécier ceux-ci, il est nécessaire de montrer par où passe et doit passer la sensation de la nature extérieure, telle que ses facultés communes la procurent à l’homme, pour se transformer en celle que l’artiste acquerra par ses moyens particuliers. La meilleure manière d’apprécier l’intensité d’une sensation est de déterminer l’état de l’esprit au moment où cesse la cause qui l’avait produite. Il faut donc examiner quelle est la série des sensations causées à l’intelligence par suite de la vision. Or, les notions générales retenues successivement par l’homme, lorsqu’il prend connaissance d’unobjet par la vue, sont d’abord : la portion d’espace occupé ou le volume, la forme ; puis la manière dont cet espace se distingue du reste par l’action de la lumière, ou la couleur locale et typique. Ensuite et au demeurant, l’impression qui reste dans l’esprit est vague et pour ainsi dire abstraite, quoique la connaissance soit acquise. Ce qui le prouve, c’est que, si l’on pouvait matérialiser l’empreinte que l’intelligence a gardée, on ne retrouverait pas de points de repère suffisants pour reconstruire une image qui pût produire un effet analogue à celui de la nature : on aurait une reproduction en quelque sorte mnémonique, une indication, mais non une apparence ; car l’œil, pendant le travail de la vision simple, perçoit, non seulement toutes les parties visibles de l’objet qu’il regarde, mais encore il devine à l’aide du jugement celles qui lui sont cachées. L’instinct pousse forcément à envisager l’objet sous tous ses aspects, et à le faire par induction quand il y a impossibilité matérielle d’y parvenir autrement. Or, dans la connaissance acquise d’un objet par l’action simple et générale de la vue, ces éléments d’observation doivent se retrouver, et y jeter à la fois la netteté comme idée, et le vague comme image dont nous parlions tout à l’heure. Ainsi, par exemple, lorsqu’on regarde une sphère, quoique réellement on n’en voie que la moitié, on en retient cependant l’idée d’un corps tout à fait rond. Si cette sphère est coloriée de rouge et de bleu, par exemple, on aura l’idée d’un corps rond coloré de rouge simple et de bleu simple, et cependant, on n’aura vu à peine qu’un point de l’une de ces couleurs dans leur simplicité réelle. Si plusieurs sphères semblables sont placées à des distances fort inégales de l’œil, et qu’on les sache à priori égales et de même couleur, on se les représentera dans l’esprit au moment où on aura cessé de les voir toutes égales entre elles et toutes de même couleur, quoique réellement on les ait vues inégales et diversement teintes par l’éloignement. La forme et la couleur seront dans ce cas parfaitement distinctes dans l’esprit, qui pourra faire de chacune d’elles une spéculation particulière ; mais ce ne sera qu’à la condition de les simplifier tellement, que leur reproduction, soit dans l’esprit, soit matériellement, ne sera qu’un signe mnémonique ou conventionnel, mais non une véritable image ou reproduction d’apparence. La reproduction instinctive de la nature qui vient s’étayer sur ce degré d’observation générale commune à tous, inhérente à l’acte de la vision, tendra donc à représenter les objets comme si l’œil qui les regarde, la lumière qui les éclaire, pouvaient le faire de tous les côtés à la fois, comme si le milieu dans lequel ils sont plongés et la distance à laquelle on les voit n’altéraient en rien ni leurs dimensions ni leur éclat. Cela est facile à vérifier dans les essais informes des enfants et des races inférieures, dans les tâtonnements de l’art primitif chez les races supérieures. Dans leurs imitations, la forme est toujours comprise de la façon la plus générale, la plus typique, la plus fatale en quelque sorte. Les parties importantes écrasent celles qui le sont moins. Un simple contour écrit cette forme d’une façon conventionnelle et uniforme. Le relief y est désigné par certaines marques constantes. La couleur est toujours le plus près possible d’une des nuances primordiales ; elle est une, entière, sans modification. Si l’objet a présenté des formes ou des couleurs variées et nombreuses, cette variété, cette multiplicité se traduiront par une moyenne. Le volume et l’éclat des corps sont toujours le même, et sont représentés sans tenir compte des distances et du milieu. Pour chaque objet, un type est adopté autour duquel la reproduction gravite sans cesse. Si plusieurs objets sont représentés dans une œuvre, ce n’est point avec leurs rapports respectifs comme dans la nature, c’est un à un et séparément. Enfin, cette reproduction imparfaite, générale, suffit comme besoin rempli, appréciation, jouissance, à l’observation involontaire, incomplète, rudimentaire, que nous avons décrite tout à l’heure. Mais de même qu’après une observation telle, la sensation reçue de l’objet est conservée sans être intimement saisie, de même cette sorte d’œuvres primitives se comprend sans attacher et sans émouvoir. — Toutes deuxindiquent et rappellent plutôt qu’elles ne reproduisent un objet.Le rôle de l’examen devant l’œuvre n’est pas plus important que celui de la volonté dans sa production. La pratique dans l’ensemble des moyens rudimentaires qui servent à créer des signes et non des images a pu mettre d’un côté ceux qui sont nécessaires pour indiquer, remémorer une forme, et de l’autre, ceux qui suffisent à donner l’idée d’une couleur. C’est la source de l’opinion populaire qui sépare ainsi nettement l’action de dessiner de celle de peindre.Au point de vue de · l’art complet, il n’en est point ainsi. En effet, la sensation perçue de la façon générale et involontaire que nous venons de signaler est appelée à se perfectionner chez l’homme, aussi bien que l’ensemble des moyens employés par lui pour la perpétuer. Porter ses regards sur tel objet plutôt que sur tel autre, c’est le premier acte de la volonté humaine à l’état instinctif ; un objet étant choisi, le second acte sera de choisir encore entre les mille aspects sous lesquels on peut le voir, un de préférence à à tous les autres. L’homme y sera conduit par cette observation qui consiste à remarquer que le même objet peut changer de signification, partant de beauté, selon que les influences sous l’empire desquelles on le voit varient ou se combinent entre elles.Ainsi, tel objet, tel concours d’objets, éclairés d’une certaine façon, placés à une certaine distance, produiront une impression donnée, qui aura une signification, une expression tout autre, lorsque ces circonstances seront changées. De même que l’homme observera d’abord et choisira ensuite, de même l’instinct se changera en volonté formelle, expresse, et sera conduit à chercher, à se rendre compte des différences produites ainsi dans l’aspect des corps. Pour cela, il analysera les éléments de l’aspect, c’est-à-dire l’effet, sur les corps, des influences extérieures. Les influences sont la lumière et la distance. Leurs effets expliquent et modifient la forme et la couleur, harmonient et distinguent à la fois les objets entre eux. La lumière, dans le cas le plus général, part d’un centre unique, et éclaire alors inégalement toutes les diverses parties d’un corps. Cette variété d’intensité produit les ombres, les demi-teintes et les reflets, qui altèrent eux-mêmes et modifient, par leurs actions combinées, la couleur réelle des corps. L’effet simultané de la lumière et de la distance lie donc d’une manière intime la forme et la couleur, aussitôt qu’on les considère comme éléments organiques de la physionomie d’un objet sous un aspect donné. Si donc l’homme considère les corps, non pas seulement en eux-mêmes, mais quant à leur apparence et à leurs rapports respectifs, il est obligé de faire entrer, dans la reproduction de cette sensation nouvelle et perfectionnée, l’expression de la forme, de la couleur et de la distance. Là commence l’art pittoresque. De l’intention formelle d’envisager un objet dans une circonstance définie, produite par des influences générales, découle la nécessité du point de vue fixe et immuable pour l’observation, de l’unité et de l’agencement pour l’œuvre. Si le point de vue change, l’aspect change aussitôt. Le même objet, quelque isolé, quelque restreint qu’il VI. I 2 soit, peut se présenter dans une infinité d’aspects différents. Le champ de la nature extérieure, le choix des aspects à reproduire, s’élargissent alors jusqu’à l’infini. Le choix dans l’infini équivaut à une création. L’homme est devenu artiste. Le tableau, dans son développement, sera donc un d’aspect, comme l’observation aura été une dans son acte ; l’expression de la couleur, de la forme, de la distance, y sera intimement liée, comme le sont dans la nature la forme, la couleur et la distance, eu égard à l’aspect des objets. En effet, on ne pourra reproduire complètement la forme d’un objet qu’à la condition expresse d’emprunter une partie des effets de lumière et de distance qui traduiront de cet objet la couleur et l’éclat ; de même qu’on ne pourra représenter la couleur d’un objet dans une circonstance donnée, précise, expresse, sans aussi se servir de ce qui se définit comme forme et comme éloignement. Dans l’accomplissement organique de l’œuvre, le dessin et la couleur seront intimement liés, leur emploi sera simultané.Est-ilinutile maintenant d’isoler ces deux éléments, non de l’œuvre, mais du travail, et d’en faire sans cesse et sans les rapprocher jamais l’objet de spéculations oiseuses, inutiles souvent et parfois dangereuses ? Nous croyons l’avoir démontré. Devra-t-on davantage, en abusant du mot de perfection, poser comme un grand dessinateur ou comme un grand coloriste celui qui, dans la traduction de l’aspect d’un corps quelconque, aura le plus approché de l’illusion comme forme ou comme couleur ? Puisque l’art ne découvre ses ressources qu’à la condition de chercher, de choisir et de vouloir, le principe de l’œuvre est évidemment dans le choix, la conscience et la volonté du beau. La perfection de l’œuvre ne peut s’asseoir que sur l’application complète de son principe. Celui donc qui aura choisi ou créé, ce qui est pour nous la même chose, une œuvre éminente surtout quant à la beauté de la forme, celui-là seul sera un grand dessinateur.Andrea manifeste au plus haut point cette organisation de grand dessinateur, non pour avoir été mis en possession par l’étude d’une science toute faite de la forme et de la mesure, mais pour n’avoir jamais failli à l’instinct de ce qui constitue la beauté, la grâce et la noblesse que possèdent toute forme et toute mesure dans le monde extérieur, formes et mesures qu’il savait, sans mentir jamais dans son imitation, toujours voir, poursuivre et ramener dans le plus sympa· thique aspect qu’on en pût tirer. Prestigieux succès que personne n’a dépassés, auxquels, dans nos arts ouverts à tant d’essais, beaucoup de triomphes · peuvent encore raisonnablement s’égaler, mais qu’il y aurait folie à leur préférer. C’est ce grand résultat, parfaitement apprécié par les contemporains, qui valut à Andrea son titre, qui convient également, à tous ceux qui peuvent forcer dans sa dernière retraite la donnée particulière de beauté à laquelle ils se vouent. Nous avons tenu surtout à appuyer de ces épineuses considérations cette appréciation du mérite d’Andrea comme grand dessinateur, heureux si ce qu’elles ont de didactique et de rebutant n’a pas lassé nos lecteurs au point de les empêcher de comprendre la leçon qu’on peut tirer, suivant nous, de la seule contemplation des œuvres de ce maître. Car il faut le dire ici, en finissant, sous l’influence de certaines idées contemporaines touchant le retour aux saines doctrines, à l’art profond et sérieux, il est fréquent de voir les études se fourvoyer, et les étudiants avorter par suite d’une fausse interprétation des œuvres anciennes, qui les conduit vite à mal entendre les travaux préparatoires qui doivent former les peintres. L’étude des maîtres et la perfection du dessin, voilà le programme banal, programme insuffisant si on le rapproche de la vaste complexion de l’art, mais que nous n’en trouverions pas moins excellent en soi, si les programmes servaient à quelque chose. Le pastiche ou l’insignifiance, en voilà le résultat ordinaire. Il faut, à ce qu’il semblerait, ou refléter d’une façon lointaine une individualité morte, qui a eu sa raison d’être, sans doute, mais que rien ne saurait recréer, qui est devenue impossible justement parce qu’elle a été, ou bien se perdre dans une recherche niaise des moyens du travail et de l’exécution qui ne sauraient intéresser réellement l’artiste nile public. L’école moderne de l’art sérieux, selon le titre que ses adeptes se donnent sérieusement, est donc balancée, il nous semble, d’une manière assez risible entre ces deux termes également éloignés de la vérité dans l’art comme étude, production, influence. · Une saine intelligence de l’ensemble des ressources et des tendances de l’art peut seule préserver nos jeunes contemporains de cette fatale amorce de l’école sérieuse. Par elle seule ils pourront comprendre également la valeur de la tradition des maîtres et le rôle que doit remplir dans leur production l’étude de la nature. Sans cette juste appréciation, ils seront exposés, en présence de la nature aux faces multiples, et en présence des traditions aux conseils contradictoires, à dénaturer et à corrompre dans leur esprit ces deux sources vitales de toute éducation forte. Voyez si Andrea del Sarto, homme sympathique à tous, et que nous n’abandonnons ici qu’avec peine, craignant d’avoir trop faiblement parlé de lui, n’a pas été la vivante négation de ces penchants étourdis qui entraînent aujourd’hui tant de jeunes artistes dans une direction si fausse quantaux études et quant au but ! La contemplation pieuse de ses œuvres ne provoque-t-elle pas sans efforts les questions que nous avons soulevées ? Et ne sommes-nous pas en droit d’espérer que, devant ce grand dessimateur, les jeunes gens qui, au début de leur carrière, et sans avoir eu le temps d’interroger leur propre nature, se prennent d’un farouche enthousiasme pour une chose dont ils ne connaissent que le nom, essaieront au moins de concilier les formules qui se répandent autour d’eux, sur la perfection du dessin, avec ce qu’ils pourront sentir et comprendre devant l’œuvre de ce grand homme ? Une fausse intelligence des rapports qui lient entre eux le dessin et la couleur a fait naître, au sein des études contemporaines, les dissensions et les querelles de prééminence les plus mesquines et les plus inutiles. Rien d’étonnant, sans doute, à ce que l’étudiant se passionne tout d’abord pour l’un ou pour l’autre des sophismes régnants, qui se traitent avec une fureur égale comme deux principes opposés et contradictoires. Mais si cela n’a rien d’étonnant, il le serait plus encore qu’on n’osât pas dire quelque chose de net et de clair sur la réalité et la moralité de ces débats, où la jeunesse, qu’on y tiraille, est follement dépensée. Et d’abord, une observation importante, c’est que ces deux camps ne se développent pas, dans leur rivalité et leurs prétentions, sur le sage parallélisme que la prudente théorie assigne à leurs prétendus principes en les distinguant. Dans l’innocente théorie, la forme ne nie pas à la couleur son existence et sa valeur, et réciproquement. Pourquoi donc coloristes et dessinateurs prétendent-ils s’exclure, et se montrent-ils plus intolérants et inconciliables que leurs principes mêmes ? L’incompatibilité des ambitions et des inté· rêts est donc ici mieux écoutée que l’incompatibilité des doctrines. Dans l’art ancien, rien de pareil, quoi qu’on en puisse dire. Voilà pour le fond de la querelle. Et maintenant, quant à la moralité, dans cette lutte où l’on compromet une jeunesse studieuse, d’un côté au nom de la liberté et du caprice, et de l’autre au nom de l’autorité et de la raison, les deux factions contendantes sortent de la même souche : les mêmes études piteuses et molles les ont nourries. Issues également d’une éducation étique, elles enseignent, chacune à son troupeau, et au besoin enseigneraient à l’univers entier, la méthode qu’elles-mêmes ont reçue, sans se soucier des lacunes qui s’y remarquent et sans s’efforcer d’y suppléer. Nous le répétons à la jeunesse, voilà pour la moralité. Ces discussions passionnées, ces grands mots des convictions exclusives, qu’on agite comme des drapeaux quand on va en guerre, ou qu’on fait étinceler et qu’on plante comme des fanaux sur les rives escarpées de l’art, ne sont que de fastueux haillons jetés par calcul sur un enseignement difforme, une esthétique tronquée et une pratique ridicule. Éducation sainte et féconde de l’artiste, on l’a promise à notre jeunesse comme on la promet à la vôtre ; on ne nous l’a point donnée, on ne vous la donnera pas. Et ce cri de la conscience, si vous savez l’entendre, vaut seul de longues années passées dans l’atelier des coloristes ou dans le sanctuaire des dessinateurs. L’éducation n’existe pas aujourd’hui : il suffit, pour s’en convaincre, de sonder l’œuvre d’un seul des anciens maîtres. Pensez à celle d’Andrea, chez qui éclatent à la fois tant de force naïve et de noble sérénité. L’éducation n’existe pas. Le premier besoin de la jeunesse, qui la rend siintéressante, cette honorable propension à se confier et à vénérer qui la guide, aboutit à la livrer à qui l’énerve et la châtre. L’école de la couleur a pour signe particu lier de conduire l’art, par une pente rapide, à devenir la fabrication chimique du tableau. Les triomphes, dans cette officine, consistent non à obtenir l’admiration pour les œuvres qu’on y élabore, mais pour les recettes savantes qui y concourent et les ingénieux procédés avec lesquels on en triture les matériaux. L’école du dessin, quand elle consent à ne pas calquer et recalquer, en l’estropiant, la délinéation ancienne, incline à procréer des types tellement laids ou tellement niais qu’on les admire sur parole, et qu’il faut, pour les comprendre, se reporter à quelques sonnets plus ou moins entortillés sur les nuages, sur l’invisibilité, sur l’immuable, sur l’immensité, et sur tous les termes enfin où l’intelligence s’abîme. Autant l’une est fière de son habileté, de son audace, de son piquant, de son ragoût, de son beurré, de sa sauce, etc., car tous les termes de la cuisine y ont passé, autant l’autre est résignée et confite dans sa laideur, dans sa pâleur, dans sa nudité grelottante, dans son servilisme hébété. Ceux qui résument le tout, et mettent chaque chose à son plan et à son lieu, appellent l’une l’école des cerveaux exaltés, des imaginations fougueuses, et l’autre celle des convictions austères et des hautes raisons. On rit des uns, ou l’on en devient maniaque. On plaint les autres, ou on leur devient dévot. En somme, d’un côté le vice, de l’autre la vertu en peinture ; le vice avec ses allures échevelées, ses mystères curieux, ses charmes funestes ; la vertu avec sa bienséante rigidité, ses devoirs peu engageants et ses consciencieuses satisfactions.

Au demeurant, la foule ne vous semble-t-elle pas saluer tout cela comme on salue les morts ?

NOTES.

(1) Le nom patronymique d’Andrea del Sarto est Vannucchi.

(2) On ne sait ce que sont devenus ces custodes.

(3) Ce tableau a été gravé par Cherubino Alberti.

(4) Gravé par Filippo Tommasino.

(5) Cette Cène a été gravée par Théodore Cruger.

(6) Le tableau de Santini a été gravé par Morghen.

(7) Ce tableau se trouvait en 1613 à Rome dans la maison Crescenci, mais on ne sait ce qu’il est devenu depuis.

(8) On n’a jamais su quel a été le sort du Christ envoyé en France par Andrea.

(9) Cette Charité est aujourd’hui dans le musée du Louvre.

(10) Il faut qu’Andrea aït laissé ce saint Jérôme à peine ébauché, car on ne le trouve ni dans notre musée ni ailleurs.

(11) Ce tableau a été gravé par Lorenzini.

(12) Cette Piété a été gravée par Francesco Zuccarelli.

(13) Cet admirable peinture a été gravée par Brebiette et par Cosimo Mogalli.

(14) Le sujet, laissé inachevé par Andrea, fut terminé par Alessandro Allori en 1580, comme l’atteste cette inscription qu’il plaça lui-même au bas de la peinture : Anno Domini 1521, Andreas Sartius pingebat, et anno Domini 1580, Alexander Allorius sequebatur.

(15) Ce tableau fut vendu dix écus, en 1605, au duc de Mantoue par une pauvre veuve de la famille des Jacopi.

(16) Gravé par Lorenzini.

(17) Niccolo Soggi fut recommandé à messer Baldo par l’architecte Antonio da San-Gallo.

(18) Ce tableau célèbre est connu sous le nom de la Madonna del Sacco. Il a été gravé plusieurs fois, mais toujours de la manière la plus médiocre.

(19) L’Annonciation a été gravée par Domenico Picchianti.

(20) Gravé par Théodore Gruger.

(21) Le même fait est raconté par Benedetto Varchi dans sa Storia, lib. X, p. 292.

(22) Cette Sainte Famille a été gravée par Domenico Picchianti.

(23) Gravé par Mogalli.

(24) Vasari parle plus au long de Jacone dans la vie de Bastiano da San-Gallo, dit Aristotele.

(25) En 1606 on plaça, dans le cloître des Voti, le buste d’Andrea accompagné de cette inscription : Andreæ Sartio Florentino pictori celeberrimo, qui cum hoc vestibulum pictura tantum non loquente decorasset, ac reliquis hujus venerabilis templi ornamentis eximia artis suæ ornamenta adjunxisset in Deiparam Virginem religiose affectus, in eo recondi voluit. Frater Laurentius, hujus cœnobii præfectus, hoc virtutis illius et sui Patrumque grati animi monumentum P. MDCVI.

(26) Le musée du Louvre possède quatre tableaux d’Andrea : deux Saintes Familles, une Charité et une Annonciation. On voit encore de lui, dans les galeries du même musée, sept dessins : L’Ange du Seigneur annonçant à Zacharie que sa femme Élisabeth enfantera un fils qui s’appellera Jean. — La Visitation de la Vierge. — Le Christ mort. — L’Évanouissement de la Vierge. — Une Demi-Figure nue. — Un Groupe de Figures debout. — Et le Baptême dans les eaux du Jourdain.