Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 6/Alfonso Lombardi de Ferrare, Michelagnolo de Sienne, Girolamo Santacroce de Naples, sculpteurs ; Dosso et Battista, peintres ferrarais


ALFONSO LOMBARDI DE FERRARE, MICHELAGNOLO DE SIENNE, GIROLAMO SANTACROCE DE NAPLES,

sculpteurs ;

DOSSO ET BATTISTA,

peintres ferrarais.

Dans sa jeunesse, Alfonso Lombardi modelait en stuc et en cire. Il fit ainsi un grand nombre de médaillons renfermant les portraits des plus célèbres personnages de son temps, tels que le prince Doria, le duc de Ferrare, Clément VII, l’empereur Charles-Quint, le cardinal Hippolyte de Médicis, le Bembo et l’Ariosto.

Alfonso, se trouvant à Cologne lors du couronnement de l’empereur Charles-Quint, fut chargé, à l’occasion de cette cérémonie, d’exécuter les ornements de la porte de San-Petronio. Ses médaillons le mirent tellement en vogue, que tous les seigneurs de la cour s’empressèrent de lui commander quelque travail. Sa gloire et ses intérêts s’en trouvèrent bien. Cependant il voulut entrer dans une nouvelle voie, et attaqua le marbre, avec un tel succès du

alfonso lombardi.
reste que l’on confia à son ciseau le mausolée de

Ramazotto, à San-Michele-in-Bosco (1).

Dans la même ville, il orna de bas-reliefs en marbre le gradin de l’autel du tombeau de saint Dominique, et il représenta la Résurrection du Christ sur la porte de San-Petronio, à main gauche en entrant dans l’église. Dans une galerie de l’hôpital della Vita, il modela en stuc la Mort de la Vierge. Dans cette composition, qui est fort estimée des Bolonais, on admire surtout la figure d’un juif appuyé sur la bière qui renferme le corps de la Vierge. Alfonso fit aussi en stuc, pour l’Hôtel-de-Ville, en concurrence de Zaccheria de Volterre (2) qu’il laissa bien loin derrière lui, un Hercule plus grand que nature terrassant l’hydre de Lerne. À la Madonna-del-Baracane, il plaça deux anges, également en stuc, soutenant un pavillon ; à San-Giuseppe, dans la nef principale, les douze Apôtres en terre cuite ; et à la Madonna-del-Popolo, les statues colossales de saint Petrone, de saint Procule, de saint François et de saint Dominique. Il y a encore de sa main divers ouvrages en stuc à Castel-Bolognese, et à Cesena, dans l’oratoire de San-Giovanni. Si nous ne parlons pas davantage des sculptures en marbre d’Alfonso, c’est qu’il eut toujours une préférence marquée pour la terre, le stuc et la cire. Ajoutons encore qu’il travaillait plutôt pour son plaisir et par vanité que par amour de l’art. Alfonso était fort beau de sa personne et avait conservé, malgré son âge, un air de jeunesse ; son cou, ses bras et ses vêtements étaient toujours ornés de bijoux qui le faisaient ressembler à un courtisan frivole plutôt qu’à un homme avide de gloire. Lorsque les artistes veulent lutter de parure avec les riches et les nobles, ils arrivent à un but tout opposé à celui qu’ils cherchent ; de semblables folies, au lieu de leur donner plus de relief, ne servent qu’à leur attirer le mépris des gens sensés. Ainsi Alfonso, aveuglé par la fatuité, tenait parfois une conduite qui forçait à oublier la considération qu’il avait acquise par son talent. Se trouvant un soir à une noce chez un comte bolonais, il se montra fort empressé auprès d’une dame de qualité à laquelle il finit par dire d’une voix tremblante, en tournant vers elle des yeux pleins de langueur et en poussant un long soupir : « Oh ! signora, si ce n’est l’amour, qu’est-ce donc que je sens (3) ? — Sans doute quelque puce qui vous pique, lui répliqua froidement la dame. » Cette riposte, lancée de manière que plusieurs personnes l’entendissent, ne tomba pas à terre et circula dans toute la ville à la honte du galant Alfonso.

Si notre artiste avait donné moins d’importance aux vanités du monde pour songer un peu plus au travail, sans nul doute il se serait rangé parmi les plus grands maîtres ; car, s’il a dû de magnifiques résultats à sa facilité seulement, que n’aurait-il pas obtenu en se livrant à des études consciencieuses ? Charles-Quint, pendant son séjour à Bologne, avait chargé l’illustre Titien, de Cadore, de faire son portrait. Alfonso briguait secrètement le même honneur. Il pria le Titien, sans toutefois lui découvrir son projet, de lui permettre de remplacer un des gens qui portaient ses couleurs lorsqu’il allait chez l’empereur. Titien l’emmena donc un jour avec lui. Dès qu’Alfonso le vit absorbé dans son travail, il se plaça derrière un fauteuil, tira une boîte en forme de médaille, et modela en stuc les traits de Charles-Quint. Lorsque la séance fut achevée, il s’apprêtait à glisser sa boîte dans sa poche, pour que le Titien ne se doutât de rien ; mais l’empereur l’arrêta en lui disant : « Laisse-nous voir ce que tu as fait. » Alfonso fut forcé de remettre humblement son portrait entre les mains de Sa Majesté, qui, après l’avoir comblé d’éloges, lui demanda s’il se sentait le courage de l’entreprendre en marbre ? « Oui, Sire ! » s’écria Alfonso. « Eh bien ! mets-toi à l’œuvre, et viens nous trouver à Gênes, » lui dit Charles-Quint. Chacun peut imaginer combien la conduite d’Alfonso dut paraître étrange au Titien, qui fut bien plus surpris encore lorsque l’empereur lui envoya mille écus, avec l’ordre d’en donner la moitié à Alfonso. Du reste, le buste qu’exécuta Alfonso est un chef-d’œuvre, et lui valut de nouveau trois cents écus de la générosité de Sa Majesté. Son crédit s’en accrut, et le cardinal Hippolyte de Médicis le conduisit à Rome, où il le chargea de faire en marbre une copie d’un buste antique de Vitellius. Ce travail ayant justifié la bonne opinion que tout le monde avait conçue de notre artiste, son protecteur lui confia l’exécution du portrait de son père, Julien de Médicis, et de celui du pape Clément VII. Le magnifique Octavien de Médicis m’ordonna d’acheter ces bustes, que l’on voit aujourd’hui dans le palais du duc Cosme, au-dessus des portes de la salle où j’ai peint l’histoire de Léon X. Alfonso fit ensuite, pour le même cardinal, divers ouvrages de peu d’importance, et qui, pour cette raison, se sont égarés.

Peu de temps après arriva la mort de Clément VII. Il fallut songer à lui élever un tombeau, ainsi qu’à Léon X. Le cardinal de Médicis alloua cette entreprise à Alfonso, qui, d’après quelques croquis de Michel-Ange Buonarroti, exécuta un modèle orné de figures d’une rare perfection (4). Il partit aussitôt pour acheter des marbres à Carrare ; mais, sur ces entrefaites, son protecteur, le cardinal de Médicis, étant mort à Itri, les cardinaux Salviati, Pucci, Cibo et Gaddi lui enlevèrent sa commande pour la confier à Baccio Bandinelli, sculpteur florentin qui était en faveur auprès de Madonna Lucrezia Salviati, fille du grand Laurent et sœur de Léon X. Alfonso, outré de dépit, fut néanmoins obligé de se soumettre à cette décision. Il résolut alors de retourner à Bologne. En passant à Florence, il donna au duc Alexandre un très-beau buste de l’empereur Charles-Quint, que l’on trouve aujourd’hui à Carrare, où l’envoya le cardinal Cibo, qui l’avait pris dans la galerie du duc Alexandre après la mort de ce seigneur.

Lorsque Alfonso arriva à Florence, le duc Alexandre lui commanda de sculpter son buste en marbre, quoiqu’il eût déjà fait faire maintes fois son portrait par Domenico di Polo (5), par Francesco di Girolamo, par Benvenuto Cellini, par Giorgio Vasari, par Jacopo da Pontormo, et par le Danèse, de Carrare (6). Alfonso exécuta un magnifique modèle, qu’il promit de traduire en marbre aussitôt qu’il serait installé à Bologne, où il voulait aller à toutes forces. Il partit donc, comblé de présents par le duc, mais accablé par le chagrin que lui avait causé la mort du cardinal Hippolyte de Médicis, et aigri par le souvenir de l’outrage qu’il avait reçu à Rome. Une gale incurable couvrit son corps, et le mena au tombeau à l’âge de quarante-neuf ans. Il mourut l’an 1536, en accusant la fortune de lui avoir enlevé un protecteur dont il attendait tout son bonheur sur cette terre, « et avant lequel, ajoutait-il, il aurait dû quitter ce monde de misères. »

Michelagnolo, de Sienne, après avoir consumé ses plus belles années en Esclavonie (7) avec d’autres sculpteurs de mérite, fut appelé à Rome par Baldassare Peruzzi, son compatriote et son ami, qui le chargea d’exécuter le mausolée du pape Adrien d’après un modèle qu’il avait fait lui-même pour le cardinal Hincfort, qui voulait élever ce monument à la mémoire du pontife dont il ne pouvait oublier les bienfaits. Michelagnolo sculpta de sa propre main la statue couchée d’Adrien qui couvre le tombeau, et plaça au-dessous un bas-relief représentant l’entrée de ce pape, à Rome, au milieu d’une foule innombrable qui se prosterne devant lui. Quatre niches renferment les statues de la Justice, de la Force, de la Paix et de la Prudence, qui prouvent le talent de notre artiste. Il est vrai que quelques parties estimées de cet ouvrage sont dues au ciseau du Tribolo, sculpteur florentin. Mais toujours est-il certain que Michelagnolo donna ses soins aux petites figures, qui méritent plus d’éloges que tout le reste. Ces travaux lui valurent, à juste titre, une récompense honorable et la protection du cardinal Hincfort, dont la reconnaissance se trouvait ainsi immortalisée. Peu de temps après, Michelagnolo mourut, âgé de cinquante ans environ.

Girolamo Santacroce, de Naples, fut enlevé par la mort à la fleur de son âge, au moment où il faisait concevoir les plus brillantes espérances. Il laissa néanmoins à Naples la preuve du talent qu’il aurait acquis s’il eût vécu plus long-temps. Ses ouvrages portent l’empreinte de cet amour profond de l’art qui distingue les jeunes artistes, ambitieux de surpasser leurs devanciers. À San-Giovanni-Carbonaro, dans la chapelle du marquis di Vico, où l’on voit une Adoration des Mages d’un Espagnol nommé Juan de Nola, Girolamo fit une statue de saint Jean qui lui acquit une grande réputation, et lui permit d’entrer en concurrence avec le sculpteur espagnol, qui jusqu’alors n’avait compté aucun rival à Naples. Encouragé par cet essai, Santacroce entreprit une statue de la Vierge grande comme nature, qu’il plaça dans une chapelle de Monte-Oliveto, entre un saint Jean et un saint Pierre, au-dessus desquels sont quelques petits enfants d’un travail parfait. Il exécuta en outre, pour l’église de Capella, qui appartient aux moines de Monte-Oliveto, deux grandes figures d’une beauté remarquable. Il commença ensuite une statue de Charles-Quint ; mais à peine l’avait-il ébauchée que le destin envieux le retira de ce monde, à l’âge de trente-cinq ans. Certes, si Girolamo n’eût pas été ainsi arrêté par une mort prématurée, il aurait été plus loin que tous les sculpteurs de son temps. Sa perte affligea vivement ses concitoyens, qui le regrettèrent d’autant plus qu’au talent il joignait toute la bonté, toute l’affabilité et toute la modestie que l’on saurait désirer. Aussi n’est-il pas étonnant que ceux qui l’ont connu ne puissent retenir leurs larmes quand ils parlent de lui. Ses dernières sculptures datent de 1537, époque à laquelle on lui fit, à Naples, d’honorables funérailles.

Son rival, Juan de Nola, lui survécut. C’était un praticien habile, mais un médiocre dessinateur, comme l’on peut s’en convaincre par les ouvrages qu’il laissa à Naples. Don Pedro de Toledo, marquis de Villa-Franca et vice-roi de Naples, lui fit faire son tombeau. Ce monument, orné de nombreuses statues, et représentant toutes les victoires que don Pedro remporta sur les Turcs, resta à Naples, quoiqu’il fût destiné à être envoyé en Espagne. Juan de Nola mourut à l’âge de soixante-dix ans, et fut enterré à Naples l’an 1558.

Dosso naquit à Ferrare (8), à peu près à l’époque où le ciel donna à cette ville, ou pour mieux dire au monde, l’illustre Ariosto. S’il ne put occuper parmi les peintres le même rang que le chantre de Roland parmi les poètes, il s’éleva du moins assez haut pour que cet homme divin daignât consacrer son nom dans ses vers immortels (9). La plume de l’Ariosto contribua plus à la gloire du Dosso que toutes les couleurs et tous les pinceaux usés par cet artiste pendant sa longue existence. Aussi je confesse que c’est un immense bonheur d’être célébré par un grand homme, dont l’autorité suffit pour sanctionner des éloges même immérités.

Le Dosso, favori d’Alphonse, duc de Ferrare, qui aimait son talent et son caractère, passa en Lombardie pour le premier paysagiste à fresque, à l’huile ou à la détrempe, surtout depuis que l’on connut la manière allemande. Il fit un très-beau tableau à l’huile dans la cathédrale de Ferrare, et décora plusieurs salles du palais ducal en compagnie de son frère Battista avec lequel il vivait dans une guerre perpétuelle, quoique le prince l’obligeât à peindre toujours avec lui. Les deux frères peignirent dans une cour du même palais l’histoire d’Hercule et une multitude de figures nues. Ils laissèrent de nombreux ouvrages à fresque et à l’huile dans la ville de Ferrare, et à Trente, dans le palais du cardinal Madruzzi, où ils travaillèrent concurremment avec plusieurs autres artistes. La cathédrale de Modène possède un de leurs tableaux.

À la même époque, Girolamo Genga fut chargé par François-Marie, duc d’Urbin, de décorer le palais de l’Imperiale (10). Dosso et Battista furent appelés pour y peindre des paysages ; aussitôt leur arrivée, ils se mirent à critiquer amèrement les ouvrages de Francesco di Mirozzo de Forli, de Raffaello dal Colle et des autres peintres qui avaient déjà travaillé dans le palais. Ils promirent monts et merveilles, et Genga, tout en voyant bien comment cela tournerait, leur confia une salle. Il est juste de dire qu’ils n’épargnèrent ni la peine ni la fatigue pour montrer leur savoir ; mais, quelle qu’en soit la raison, ils ne produisirent en toute leur vie rien de plus pitoyable. Souvent dans les moments décisifs, lorsque l’on est dans quelque solennelle attente, on se laisse troubler et aveugler au point de faire pis que jamais. Cela vient sans doute de cette mauvaise nature qui porte à mépriser les autres, ou de ce que l’on veut forcer son talent en prenant une allure inusitée, qui ne peut conduire qu’à l’exagération. Enfin, lorsque les Dossi eurent terminé leur ouvrage, on le trouva si ridicule qu’ils furent obligés de quitter honteusement le duc d’Urbin, qui fit jeter à terre tout leur travail pour le faire recommencer sur les dessins du Genga. Ils peignirent ensuite pour Messer Gio. Battista de’ Buosi la Dispute de Jésus avec les docteurs. Ce tableau, digne des plus grands éloges, fut placé, l’an 1536, dans la cathédrale de Faenza. Le Dosso se reposa pendant les dernières années de sa vie, grâce aux bienfaits du duc Alphonse, qui le mirent à l’abri du besoin ; il fut enterré à Ferrare, sa patrie (11). Après lui resta Battista, dont les nombreuses productions obtinrent du succès.

Dans ce temps vivait Bernazzano de Milan, qui excellait à imiter les campagnes, les fruits, les fleurs, les animaux, les oiseaux et les poissons. Comme il connaissait sa faiblesse dans l’art de la figure, il s’associa Cesare da Sesto qui ajoutait à ses paysages des sujets historiques ou fabuleux. On raconte que Bernazzano ayant peint à fresque un fraisier dans une cour, des paons y furent trompés et becquetèrent si obstinément le mur qu’ils le gâtèrent.



Sauf quelques éclaircissements qu’il nous paraît indispensable de consigner ici touchant Michel-Ange de Sienne, nous n’ajouterons rien à ce que notre auteur nous rapporte des différents artistes dont il vient de grouper les sommaires biographies.

Le Vasari, à notre grand regret, consacre seulement quelques lignes au souvenir de l’habile, du spirituel et aventureux Siennois. Mais les documents qui ont été recueillis, les ouvrages subsistants à Rome, à Florence, et ailleurs encore, ainsi que les témoignages qu’ont laissés plusieurs de ses plus illustres contemporains, suffisent pour établir son mérite éminent. Michel-Ange de Sienne, orfévre et sculpteur, est un des artistes les plus forts de cette génération vigoureuse qui suivit immédiatement celle qui fournit à tous nos arts leurs plus grands maîtres. Ces deux générations d’artistes, en beaucoup d’occasions, s’exercèrent concurremment, et dans cette concurrence on peut trouver à chacune d’elles son plus beau titre d’honneur. En effet, si l’effort des élèves ne put empêcher que la production des maîtres ne les dominât toujours, il n’en atteignit pas moins à ce degré si difficile de ne point en être écrasé. Les Jules Romain, les Cellini, les Bandinelli, les Jean de Bologne, les Sebastiano del Piombo, les Tintoret, les Paul Véronèse, les Sangallo, les Parmesan, les Daniel de Volterre, et bien d’autres encore, s’ils ne peuvent précisément se mettre au rang de leurs devanciers, n’en sont pas moins des hommes du premier ordre, et que personne ne peut accuser d’avoir dégénéré. Michel-Ange de Sienne est avec ces hommes-là. Ce n’était point sans doute une raison pour le confondre, comme on l’a fait plusieurs fois, avec son formidable homonyme de Florence. Cependant, si, dans ces derniers temps et en bon lieu, on s’était simplement trompé en attribuant au grand Buonarroti quelques précieuses figurines de l’intelligent Siennois, nous aurions trouvé cette confusion assez naturelle, et nous n’aurions pas attaché grande importance à la relever ; mais la confusion qu’on a faite des deux Michel-Ange a eu sa racine dans une étourderie plus blâmable et de pire conséquence ; car, de cette légèreté, il n’en résulte pas moins de deux inconvénients fort graves : d’abord les bons et loyaux témoignages donnés par Cellini dans ses mémoires en faveur de Michel-Ange de Sienne sont mis à néant et ne profitent pas au souvenir que l’on doit garder le plus religieusement qu’on peut d’un homme de talent, surtout quand les traverses de la vie ont nui à sa célébrité ; et ensuite ces confidences de Cellini, dans leurs parties scabreuses et indiscrètes, pour n’avoir pas été comprises, viennent indûment jeter un doute injurieux sur la gloire la plus belle et la plus haute moralité dont puisse s’honorer notre art, sur celles de Michel-Ange de Florence, son maître. Expliquons-nous. Cellini raconte son intimité avec un certain Michel-Ange, grand ami comme lui du licencieux Jules Romain. Cynique comme on le connaît, il ne craint pas de nous faire assister à leurs débauches nocturnes. Impossible, pour peu qu’on y regarde, de confondre, dans ces récits effrontés, le jeune orfévre de Sienne avec le vieux et austère sculpteur de Florence. Et d’abord, la rigidité des mœurs et les allures solitaires du Buonarroti, de ce chaste amant de la divine Vittoria Colonna, de ce sobre époux, comme il s’est proclamé lui-même, de ces deux femmes altières, à savoir la peinture et la sculpture, ne sont-elles pas proverbiales ? Et puis, ne le seraient-elles pas, que de raisons pour ne pas supposer si précipitamment que Michel-Ange le sourcilleux avait pu se vautrer dans l’orgie avec l’élève et le fils d’adoption de son antagoniste de Rome, de ce Raphaël dont la gloire facile était venue troubler sa laborieuse sérénité ! Et puis, en lisant les mémoires de Benvenuto Cellini, comment expliquait-on les hyperboliques élans de sa vénération ? Et l’âge des convives ? Et l’indication de la patrie du Siennois partout accompagnant son nom ? En vérité, cette erreur n’a rien qui l’excuse, et dépasse le droit que prennent parfois les gens de talent d’arranger et de mutiler l’histoire. Ils devraient cependant réfléchir que l’autorité dont ils jouissent leur impose une consciencieuse étude et une attention constante. Parce qu’il vous a plu, après trois cents ans écoulés sur la mémoire vénérée d’un homme dont la moralité complète l’imposante physionomie, d’écrire on ne sait quelles puériles et paresseuses imaginations, et parce que, les écrivant, vous prenez on ne sait quelles affectations de discrétion magistrale, on croira à votre singulière compétence plus que vous n’y croyez vous-même. C’est alors qu’on nous en conte de belles ! Une revue apprend aux deux mondes que Michel-Ange a pu fort bien être, suivant le témoignage constant de Cellini, un homme de mœurs honteuses, et, dans des publications d’un autre ordre, on explique déjà certaines affections dans le talent et dans la forme de ce demi-dieu de la peinture par ses mœurs spéciales et ses goûts exceptionnels. Arrêtons-nous là. Il suffit d’avoir signalé cette absurdité dégoûtante et gratuite aux bénévoles lecteurs qui pourraient se laisser facilement prendre à cette fantasmagorie si ordinaire dans nos temps où tout s’explique et où peu de choses s’étudient.

NOTES.

(1) Ramazzotto, chef de parti, est mentionné dans l’histoire de Benedetto Varchi, lib. X, p. 271, et dans la vie d’Andrea del Sarto par Vasari.

(2) Vasari parle de ce maître à la fin de la vie de Baccio da Montelupo.

(3) Petrarca, part. I, sonn. 101.

(4) Le Masini, dans sa Bologna perlustrata, p. 237, prétend, mais à tort, qu’Alfonso fut associé au Buonarroti pour jeter en bronze la statue de Jules II.

(5) Vasari parle de Domenico di Polo à la fin de la vie de Valerio de Vicence, que l’on trouvera dans le tome VIII.

(6) Danese de Carrare, élève du Sansovino, était à la fois poëte et sculpteur. On a de lui un poème intitulé : Gli Amori di Marfisa.

(7) Le Baldinucci, dec. IV, sec. 4, p. 307, prétend que Michelagnolo de Sienne naquit en Esclavonie.

(8) Le Scannelli, dans son Microcosmo, lib. II, p. 24, affirme que ce peintre naquit à Dosso, près de Ferrare.

(9) Ariosto, cant. XXIII, st. 2.

(10) On trouvera, dans l’un des volumes suivants, la vie de Girolamo Genga.

(11) Le musée du Louvre possède trois tableaux de l’un des Dossi : une Circoncision et deux Saintes Familles. — Le même musée lui doit un dessin représentant Lucrèce Borgia accompagnée d’une dame et d’une suivante.