Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 5/Baldassare Peruzzi

Baldassare Peruzzi

BALDASSARE PERUZZI,
PEINTRE ET ARCHITECTE SIENNOIS,

De tous les bienfaits de la Providence, il n’en est point de préférable à la paix de l'âme qui nous procure une vie heureuse, et à la vertu qui nous donne la vie éternelle. Celui à qui Dieu accorde ces dons précieux brille parmi les autres hommes, comme une lumière dans les ténèbres. Tel nous avons vu, de notre temps, Baldassare Peruzzi, peintre et architecte siennois. Nous pouvons dire avec assurance que sa modestie et sa bonté témoignèrent qu’il jouissait du calme souverain après lequel soupirent tous les mortels ici-bas. Dans les ouvrages qu’il nous a laissés on reconnaît l’inspiration de cette vraie vertu qu’il avait reçue du ciel. J’ai écrit, en tête de cette vie, Baldassare Siennois ; j’avouerai cependant que, de même que sept


villes se disputèrent l’honneur d’avoir vu naître Homère, trois nobles cités de la Toscane, Florence, Volterre et Sienne, prétendirent avoir produit Baldassare  (1). Chacune des trois, en effet, a droit de le revendiquer. Florence était en proie aux fureurs de la guerre civile, lorsque Antonio Peruzzi, noble citoyen de cette ville, se réfugia à Volterre pour y jouir de quelque repos. Il s’y maria en 1482, et y donna le jour à un fils nommé Baldassare et à une fille nommée Virginia  (2). Mais la guerre le poursuivit encore dans cette retraite. Volterre ayant été mise à feu et à sang, Antonio y perdit toute sa fortune, et se retira à Sienne où il vécut dans la pauvreté. Baldassare, parvenu à un certain âge, rechercha la société des artistes, et cultiva d’abord le dessin, pour lequel il se sentait du goût. Peu de temps après la mort de son père, il se livra à la peinture avec tant d’ardeur, qu’il fit des progrès merveilleux. Il copiait la nature et les ouvrages des meilleurs maîtres, et bientôt il put non seulement vivre du produit de ses tableaux, mais subvenir aux besoins de sa mère et de sa sœur, et continuer encore ses études.

Ses premiers ouvrages à Sienne ne méritent point qu’on en fasse mention. Mais à Volterre, dans une petite chapelle près de la porte Fiorentina, il exécuta plusieurs figures d’une grâce remarquable. Là il se lia d’amitié avec un peintre de cette ville, nommé Piero, que le pape Alexandre VI employait à peindre dans le Vatican. Cet artiste conduisit Baldassare à Rome, où il demeurait habituellement.


Mais la mort du pape ayant mis fin aux travaux de Piero, Baldassare entra dans l’atelier du père de Maturino, peintre médiocre, quoiqu’il fût toujours chargé de nombreuses commandes. Ce maître plaça devant Baldassare une toile blanche, et, sans lui donner de carton ni de dessin, lui dit de faire une Madone. Peruzzi prit un charbon, et dessina sa figure en un clin d’œil avec un grand aplomb, et peu de jours après il avait achevé de peindre son tableau avec une perfection qui excita l’admiration du maître de l’atelier, et de tous les artistes qui le virent. Aussi fut-il chargé de peindre à fresque, dans l’église de Sant'-Onofrio, la chapelle du maître-autel  (3) et deux autres petites chapelles à San-Rocco. Ces débuts commencèrent à lui faire une réputation, et lui procurèrent des travaux plus considérables à Ostia, où il exécuta en clair-obscur, dans le donjon du château, différents sujets, et entre autres une bataille dans le style antique. On y voit un escadron donnant l’assaut à une forteresse. Les soldats, couverts de leurs boucliers, appuient contre les murailles leurs échelles, que les assiégés s’efforcent de renverser. Les armures et les instruments de guerre sont fidèlement imités de l’antique. Ces peintures sont regardées comme les meilleures qu’il ait faites. Il est vrai que Cesare, de Milan, l’aida dans cette entreprise  (4).

Baldassare retourna ensuite à Rome, où il se lia étroitement avec Agostino Ghigi, Siennois, qui se plut à encourager le talent d’un compatriote. Peruzzi dut à Agostino les moyens de se livrer à

l’étude de l’architecture. Il avait pour émule Bramante ; aussi fit-il de rapides progrès dans cet art, qui lui procura honneur et profit. Il s’appliqua aussi à la perspective, et obtint dans cette partie de l’art une telle perfection, que peu d’artistes de nos jours ont pu l’égaler. Jules II ayant fait construire dans son palais pontifical une galerie et une volière, Baldassare y représenta en clair-obscur les douze mois de l’année, avec des sujets appropriés à chacun des mois. Il fit entrer dans ces compositions des maisons, des théâtres, des palais, des amphithéâtres, et d’autres édifices admirablement agencés  (5). Il décora ensuite, avec plusieurs artistes, différentes salles dans le palais de San-Giorgio, pour le cardinal Raffaello Riario, évêque d’Ostia, et peignit, sur la façade de la maison de Messer Ulisse da Fano, des sujets tirés de la vie d’Ulysse. Ces ouvrages lui acquirent une grande renommée ; mais ce qui contribua le plus à sa gloire, ce fut le modèle du palais d’Agostino Ghigi, d’une grâce et d’une élégance si parfaites, qu’on le croirait créé par la main de Dieu et non par celle d’un homme  (6). Peruzzi avait embelli l’extérieur de ce genre de peinture d’ornement que l’on appelle a terretta  (7). Il décora la salle avec des colonnes en perspective, qui la font paraître beaucoup plus grande qu’elle ne l’est réellement. Ce qu’il y a de plus merveilleux dans cet édifice, c’est une galerie, du côté du jardin, où Baldassare représenta Méduse changeant les hommes en pierre, et Persée coupant la tête de Méduse. Dans les angles de la voûte sont encore plusieurs sujets. Les

ornements en perspective exercent un tel prestige, que les plus habiles artistes ont cru qu’ils étaient en relief. Je conduisis un jour le Titien dans cette salle, et il fut si bien induit en erreur par le relief apparent des ornements et des profils peints, qu’il eut beaucoup de peine à se persuader qu’il voyait des peintures. Fra Sebastiano, de Venise, a laissé dans ce palais quelques ouvrages dans sa première manière, et le divin Raphaël y a représenté, comme nous l’avons déjà dit, Galathée enlevée par des dieux marins  (8).

Baldassare décora encore en clair-obscur, avec des perspectives admirables, la façade d’une maison qui appartient aujourd’hui à lacopo Strozzi, Florentin ; ce travail lui avait été commandé par un gentilhomme de la chambre du pape. À la Pace, dans la chapelle de Messer Ferrando Ponzetti, depuis cardinal, il peignit à fresque, avec beaucoup de soin, plusieurs sujets tirés de l’Ancien-Testament, et quelques figures de grande dimension. Mais il montra surtout son talent comme peintre et perspectiviste, en représentant, près du maître-autel de la même église, pour Messer Filippo de Sienne, la Vierge au milieu d’une foule de personnages et montant les degrés du temple, pendant qu’un gentilhomme descendu de son cheval fait l’aumône à un pauvre. Cet ouvrage est entouré d’ornements imitant le stuc avec une rare perfection  (9).

Lors de la fête pompeuse que donna le peuple romain dans le Campidoglio, en l’honneur de Julien de Médicis, six artistes habiles furent chargés

de peindre chacun un tableau ; celui de Baldassare, haut de six cannes et large de trois et demie, représentant Julia Tarpeia trahissant les Romains, fut jugé, sans contestation, le meilleur de tous. Pour la même occasion, Peruzzi exécuta une décoration de théâtre qui excita l’admiration générale ; on ne pourrait en effet rien imaginer de plus beau ; les édifices, les galeries et tous les détails d’architecture étaient si bien entendus, que nous ne saurions en décrire la millième partie.

Sur la place de’ Farnesi, il construisit une magnifique porte d’ordre dorique pour le palais de Messer Francesco da Norcia, et près de la place degl’ Altieri, pour Messer Francesco Buzio, une très belle façade sur laquelle il peignit les portraits de tous les cardinaux romains qui vivaient alors ; Jules César recevant les tributs du monde, et au-dessus les douze empereurs ; cet ouvrage lui valut infiniment d’honneur  (10) ; il exécuta ensuite à fresque les armes du pape Léon et trois petits enfants qui paraissent vivants. Pour Mariano Fetti, frate del Piombo, il fit à Montecavallo un très beau saint Bernard, et pour la confrérie de Santa-Catarina de Sienne, dans la rue Giulia, plusieurs travaux dignes d’éloges, et entre autres, une espèce de litière pour porter les morts à la sépulture ; à Sienne, il donna le dessin de l’orgue del Carmine, et laissa quelques ouvrages, mais qui sont de peu d’importance.

Puis ayant été appelé à Bologne par les marguilliers de San-Petronio, qui lui demandèrent un modèle pour la façade de cette église, il fit deux

projets en grand avec leurs coupes ; l’un dans le goût nouveau, l’autre selon le style gothique ; on conserve encore ce dernier comme une chose précieuse dans la sacristie de San-Petronio ; il accompagna ces projets de détails fort ingénieux, pour approprier les constructions nouvelles à l’ancienne église sans gâter celle-ci. Dans la même ville, il dessina en clair-obscur, pour le comte Gio. Battista Bentivogli, les mages adorant le Christ ; les chevaux, les équipages, et la suite des trois rois sont exécutés avec un art merveilleux, ainsi que tous les détails d’architecture  (11) ; le comte Bentivogli fit ensuite peindre ce dessin par Girolamo Trevigi, qui s’en acquitta avec beaucoup de talent  (12).

Baldassare donna encore le dessin de la porte de l’église de San-Michele-in-Bosco, beau couvent d’Olivetains, situé hors de Bologne, et le plan, les élévations et le modèle de la cathédrale de Carpi qui fut construite selon les règles prescrites par Vitruve ; puis il commença les travaux de l’église de San-Niccolà dans la même ville, mais il se trouva forcé de les abandonner pour se consacrer à ceux des fortifications de la ville de Sienne.

De retour à Rome, il bâtit plusieurs maisons, et fut chargé de nombreux travaux par Léon X, qui voulait terminer la construction de l’église de Saint-Pierre, commencée par Jules II sur les dessins de Bramante ; le pape étant effrayé de la grandeur des masses et de la faiblesse des points d’appui, Baldassare lui présenta un nouveau modèle si bien conçu, que plusieurs de ses parties furent utilement employées ensuite par les autres architectes ; et, en effet, Baldassare était doué d’une telle intelligence, que ses ouvrages d’architecture semblent défier toute rivalité ; cela vient sans doute de ce qu’il joignait le talent d’architecte à celui de peintre. Le tombeau d’Adrien VI a été élevé sur les dessins de Baldassare Peruzzi, qui est également l’auteur des peintures que l’on voit à l’entour de ce monument sculpté en marbre par Michelagnolo de Sienne  (13).

Lorsqu’on représenta, devant le pape Léon X, la comédie du cardinal Bibbiena, intitulée la Calandra  (14), Baldassare peignit deux décorations plus belles peut-être que celles dont nous avons déjà parlé ; il s’acquit d’autant plus d’honneur par ces ouvrages, que cet art était inconnu, à cause de la désuétude dans laquelle étaient tombées les comédies et les représentations dramatiques que l’on avait remplacées par des fêtes d’un autre genre. La Calandra est une des premières comédies écrites en prose, et les deux décorations de Baldassare furent le modèle et le régulateur de celles qu’on fit depuis ; on a peine à s’imaginer avec quelle habileté il sut représenter, dans un espace si resserré, tant de rues, de palais, de temples, de portiques, d’entablements et de profils, et tout cela d’une telle vérité, qu’on croyait voir des objets réels, et qu’on se trouvait comme transporté au milieu d’une place véritable, tant l’illusion était parfaite : pour produire ces effets, Baldassare disposa avec une admirable intelligence l’éclairage des châssis, ainsi que toutes les machines qui ont rapport au jeu de la scène. Ce genre de spectacle,

lors-qu'on lui donne son développement complet, surpasse, à mon avis, tout ce qu’on peut concevoir de plus somptueux et de plus magnifique.

En 1524, lors de l’élévation du pape Clément VII à la papauté, Baldassare fut chargé de tout ce qui concernait l’appareil du couronnement de ce pontife. Il termina ensuite à Saint-Pierre la façade de la grande chapelle commencée par Bramante, et peignit en clair-obscur les apôtres que l’on voit dans des niches, derrière l’autel de la chapelle où se trouve le tombeau de bronze du pape Sixte. Il donna aussi un fort beau dessin pour le tabernacle du saint-sacrement  (15).

Vint la fatale année 1527. Dans le sac cruel de Rome, Baldassare fut fait prisonnier par les Espagnols, et non seulement il y perdit tout son avoir, mais il eut encore à subir toutes sortes d’outrages et de mauvais traitements. Sa physionomie, à la fois noble, aimable et sérieuse, le fit prendre pour quelque haut prélat déguisé, ou au moins pour un homme bon à mettre à contribution. Mais enfin ces barbares impies, ayant vu qu’il était peintre, le forcèrent à faire le portrait de Bourbon, cet infame capitaine ennemi juré de Dieu et des hommes. Après avoir échappé à ce prix à la fureur des Espagnols, Baldassare s’embarqua pour Porto-Ercole, d’où il gagnait Sienne, lorsque sur la route il fut pris de nouveau et si complètement dépouillé, qu’il arriva à Sienne en chemise ; mais il y trouva des amis qui s’empressèrent de le secourir, et bientôt il fut employé à rachever les fortifications de Sienne. Il fixa son séjour dans

cette ville et y eut deux fils. Outre les travaux des fortifications, ses amis lui procurèrent des constructions de maisons particulières, et la décoration de l’orgue de l’église del Carmine  (16).

Vers ce temps, Clément VII envoya Baldassare à Baccio Valori pour qu’il l’employât comme ingénieur aux travaux du siège de Florence, qu’il faisait avec l’armée impériale. Mais Peruzzi, sacrifiant la faveur du pape à l’amour de son ancienne patrie, refusa la commission, sans redouter la colère de ce puissant pontife. Clément VII conserva un vif ressentiment de ce refus ; mais après la paix générale, Baldassare désirant retourner à Rome, les cardinaux Salviati, Trivulzi et Cesarino, qu’il avait servis en plus d’une occasion, réussirent à le faire rentrer en grâce auprès du pape.

Baldassare revint donc librement à Rome, où il donna aux princes Orsini différents dessins de palais qui furent bâtis, les uns près de Viterbe, les autres dans la Pouille. Au milieu de tous ces travaux, il ne laissait pas de s’occuper d’astrologie, de mathématiques et d’autres études savantes. Il commença un livre des antiquités de Rome et des commentaires sur Vitruve, qu’il accompagnait de belles figures, dont une partie se trouve aujourd’hui chez Francesco de Sienne, son élève. Pendant son séjour à Rome, Peruzzi construisit encore le palais Massimi, dont la façade consiste en une élévation circulaire, ornée de refends dans toute son étendue, idée neuve qui produit un bon effet ; une ordonnance dorique embrasse le contour du rez-de-chaussée, dont le milieu est un vestibule formé de colonnes doriques. La mort surprit Baldassare Peruzzi avant qu’il eût pu terminer cet ouvrage.

Ce noble artiste tira peu de profit de ses nombreux travaux. Des cardinaux et d’autres grands personnages l’occupèrent sans jamais le récompenser dignement. La cause de ceci est facile à concevoir : on doit l’attribuer à la timidité, à la modestie et à l’excessive délicatesse de Baldassare encore plus qu’à l’avarice de ceux qui l’employaient ; quoique, du reste, les seigneurs abusent souvent de la retenue et de la facilité des artistes. Autant en effet on doit être discret avec les princes généreux, autant on doit se montrer importun et difficile avec les avares et les ingrats. L’importunité, qui serait un vice avec les premiers, est assurément une vertu avec les seconds. Baldassare, après une vie riche de vertus, se trouva pauvre et chargé de famille. Il tomba gravement malade, et le pape Paul III connut trop tard la perte qu’il allait faire. Il ordonna à Iacopo Melighi, trésorier de Saint-Pierre, de compter au pauvre artiste cent écus, accompagnés d’offres de service ; mais il ne tarda pas à succomber. Sa mort avait peut-être été hâtée, comme on le soupçonne, par un de ses envieux qui ambitionnait sa place d’architecte de Saint-Pierre, dont il tirait deux cent cinquante écus. Les médecins n’eurent des indices de ces causes que lorsqu’il n’y avait plus de remède. Il mourut en regrettant la vie, non pour lui-même, mais pour sa pauvre famille, qu’il laissait sans ressources. Il fut amèrement pleuré par ses enfants et ses amis. Les peintres, les sculpteurs et les architectes de Rome l’accompagnèrent jusqu’à sa sépulture, que l’on plaça dans la Ritonda, à côté de celle de Raphaël d’Urbin. On lit sur son tombeau cette épitaphe :

Balthasari Perutio Senensi, viro et pictura et architectura aliisque ingeniorum artibus adeo excellenti, ut si priscorum occubuisset temporibus, nostra ilium felicius legerent. Vix. Ann. LV. Mens. XI. Dies XX.

Lucretia et Jo. Salustius optimo conjugi et parenti, non sine lacrymis Simonis, Honorii, Claudii, Æmiliæ, ac Sulpitiæ minorum filiorum, dolentes posuerunt. Die IlIIJanuarii MDXXXVI..

La réputation de Baldassare s’accrut après sa mort, et ses talents furent d’autant plus regrettés, que le pape Paul III résolut alors d’achever l’église de Saint-Pierre ; on sentit de quelle utilité Peruzzi aurait été à Antonio da San-Gallo pour vaincre certaines difficultés que rencontra cet architecte.

Sebastiano Serlio, de Bologne, hérita en partie des écrits de Baldassare, dont il enrichit son Traité d’architecture, et principalement ses troisième et quatrième livres qui contiennent les monuments antiques de Rome. La plupart de ces écrits restèrent entre les mains de son élève, Francesco de Sienne, et de lacopo Melighino, de Ferrare, architecte du pape Paul ; ce Francesco a exécuté à Rome les armoiries du cardinal de Trani et d’autres ouvrages ; nous tenons de lui le portrait de Baldassare, et de nombreux renseignements dont nous étions privés, lorsque nous donnâmes la première édition de ce livre. Peruzzi eut encore pour élèves Virgilio, auteur de plusieurs beaux travaux, Antonio del Rozzo, habile ingénieur, le Riccio, peintre siennois, qui suivit ensuite la manière de Gio. Antonio Sodoma de Vercelli, et Gio. Battista Peloro, architecte siennois, savant mathématicien et cosmographe, qui fit un grand nombre de boussoles, de cadrans et d’instruments de mesure. Il a laissé beaucoup de plans de fortifications, dont la plupart se voient aujourd’hui chez Maestro Giuliano, orfévre de Sienne, son intime ami. Pour le duc Cosme de Médicis, il exécuta en relief la ville de Sienne et ses environs ; mais ce Peloro, homme d’une humeur peu stable, quitta le duc Cosme qui cependant le traitait généreusement : pensant trouver mieux, il alla en France où, après avoir long-temps suivi la cour sans en tirer aucun profit, il mourut à Avignon. Il était architecte habile et expérimenté, et cependant on ne le vit élever aucune construction, car il ne pouvait se fixer nulle part ; il passait tout son temps à enfanter des dessins, des modèles et autres inventions ; il mérite néanmoins, comme artiste, que nous fassions mention de lui.

Baldassare Peruzzi était excellent dessinateur ; la plupart de ses dessins sont exécutés à la plume, à l’aquarelle et en clair-obscur, comme on le voit par ceux que possèdent divers artistes, et surtout par ceux que renferme notre recueil ; l’un de ces derniers représente une place couverte de temples, de théâtres, d’obélisques, d’arcs de triomphe, de pyramides, de portiques et d’autres édifices antiques ; sur un piédestal est placé un Mercure, autour duquel court une bande d’alchimistes armés de soufflets, de fioles et de toutes sortes d’instruments de distillation ; ces artistes donnent un clystère à Mercure pour lui relâcher le ventre ; rien n’est plus bizarre que cette composition.

Baldassare eut pour amis Domenico Beccafumi, habile peintre de Sienne, et le Capanna, qui, entre autres travaux qu’il exécuta à Sienne, fit deux façades, celle de’ Turchi et celle que l’on voit sur la place.

Bien que Baldassare Peruzzi soit célèbre, il n’est cependant pas une des gloires les plus populaires de l’art italien. Mais si jamais grand homme fut mal payé de ses services et de ses peines, c’est celui-là. Trop de troubles et d’infortunes l’empêchèrent d’occuper le rang où l’appelait son génie. Et quoiqu’il ait beaucoup produit, et qu’il n’ait jamais produit que de belles choses, on peut dire sans crainte, en pensant aux traverses de sa vie, qu’il ne put pas développer complètement son admirable talent. Ce qu’il put montrer, sans que les occasions lui manquassent, ce fut son noble caractère, sa probité dans les situations délicates, sa constance dans le travail et sa résignation dans le malheur. Aussi le Vasari a raison, en ouvrant l’énumération de ses œuvres, de rappeler les souvenirs de vertu et de sagesse laissés comme un grand exemple par Baldassare à ses

contemporains. Et ce n’est pas une appréciation sans portée, chez notre auteur, que cette remarque qu’il fait du calme souverain dont jouissait Peruzzi. Il fallait que cet homme fût bien éminent pour rencontrer la paix de l’esprit dans une vie si agitée, tandis que d’autres ne savaient pas y atteindre dans les circonstances les plus favorables. Par le peu qu’on sait de sa légende, il est bien regrettable que ce digne artiste ne nous ait pas laissé lui-même les mémoires de sa noble vie, comme l’a fait l’extravagant Benvenuto Cellini. On aurait appris par lui de bien utiles secrets ; on aurait su comment il est humainement possible d’allier tant d’activité à tant d’études, tant de sérénité à tant de chagrins, tant de travail à tant de dérangements ; car il ne faut pas croire que l’histoire de l’art italien, ni que le livre du Vasari, qui nous font passer sous les yeux un si grand nombre d’hommes intéressants, puissent pourtant nous en offrir souvent de cette taille et de cette trempe. Le Peruzzi est un homme tout-à-fait à part. S’il avait pu entrer dans le plan du Vasari, qui a écrit toutefois cette notice avec beaucoup de soin, de l’envisager en dehors de ses œuvres, plutôt comme homme que comme artiste, l’attention qu’on apporte sur lui serait plus grande encore. S’il pouvait aussi nous convenir de suppléer le Vasari dans ce sens, et de rassembler ici des indications et des anecdotes peu connues sur cet homme si patient et si éprouvé, on sympathiserait encore davantage avec lui. On verrait que ses productions n’ont pas été fournies dans les conditions ordinaires ; on verrait surtout que sa misère si commune dans les arts, et ses malheurs partagés par tant d’autres dans ces moments de troubles publics, en font un homme vraiment singulier et qui tient du prodige, par la manière dont ils s’enchaînèrent pour lui et dont il les accepta ; car si les œuvres de Baldassare sont pleines de lien et d’harmonie, on peut bien dire que son existence a été pleine de secousses et de contrastes. Issu d’une famille autrefois riche et noble à Florence, mais qui en avait été chassée dans les guerres civiles, et qui était venue s’installer à Volterre, comme pour s’y faire ruiner de nouveau, Baldassare naquit à Sienne dans la plus déplorable pauvreté. Enfant sans appui et sans guide, avec un précoce talent et un non moins précoce courage, il nourrit sa mère et sa sœur. Après avoir fourni aux besoins les plus pressants de sa famille, il passe à Volterre, où il fait, tout jeune homme, ses premiers beaux ouvrages. De Volterre il est appelé à Rome, sous la promesse de magnifiques travaux ; mais le souverain qui devait l’accueillir meurt quand il arrive. C’est de là que commence pour lui la série de mécomptes qui doit marquer toute sa carrière d’une empreinte vraiment fatale. Sous le règne de Jules II et de Léon X, travaillant tour à tour en concurrence avec Bramante et Raphaël, ses amis, apprécié presque à leur égal par les riches seigneurs qui l’employaient, il vit néanmoins dans une misère poignante que rien n’expliquerait, s’il n’était avéré que les gens qui lui demandaient alors ses dessins pour leurs palais, qui

lui en faisaient surveiller les travaux, et peindre de ses mains les décorations intérieures, ne le payaient jamais, parce qu’il ne savait pas être importun, comme dit le Vasari. Après la mort de Léon X, Adrien VI, ce rigide précepteur de Charles-Quint, ce prêtre flamand qui détestait les arts, ôta à Baldassare la modique pension qu’il touchait pour suivre l’achèvement de Saint-Pierre. Cette pension était la seule fortune de l’architecte, qui manqua positivement mourir de faim. Heureusement pour les artistes, un nouveau Médicis ne tarda pas à s’asseoir sur le trône pontifical ; Clément VII voulut continuer le règne de Léon X, et pensa à Peruzzi, qui était alors un des maîtres le plus en réputation ; il le remit à la tête des travaux de Saint-Pierre, et lui fit faire plusieurs peintures dans l’intérieur. Puis vinrent le siége de Rome et les horribles violences des bandes du connétable de Bourbon. On sait dans quel état Peruzzi gagna Sienne, après avoir été dépouillé deux fois par les Espagnols. À Sienne il retrouva d’aussi dures conditions qu’à Rome : on lui donna, pour conduire les travaux de la cathédrale, trente écus par an. Quand il put retourner près de Clément VII, sa mauvaise étoile voulut encore que ce pontife le chargeât d’aller, en qualité d’ingénieur, pousser le siége de Florence, ce qu’il refusa, aimant mieux sacrifier la faveur du pape, qui était cependant son unique refuge, à l’amour de sa ville chérie. Sous Paul III il mourut de langueur, empoisonné par un intrigant obscur, qui lui enviait sa petite rente de deux cent cinquante

écus, avec laquelle il nourrissait sa femme et ses six enfants. Le pape connut trop tard son état de détresse, et ne pouvait guère le croire aussi pauvre, le sachant si célèbre et si occupé.

Tel est en quelques lignes, et sans y rien ajouter, le résumé de cette vie heureuse comme l’appelle naïvement le Vasari ; dans toute autre bouche que celle d’un homme voué à la même profession que Baldassare, cette manière d’apprécier les choses paraîtrait une sanglante ironie. Mais le Vasari n’était point en présence des tribulations du grand artiste, il ne considérait que le résultat, et ce résultat lui paraissait tellement magnifique et tellement digne d’être envié, qu’il pouvait croire, malgré les apparences, au bonheur de celui qui l’avait obtenu.

D’ailleurs, n’avait-on pas vu Peruzzi conserver en soi-même une foi inaltérable au milieu de tous les motifs qui devaient le faire douter ? Ne l’avait-on pas vu, pendant quarante ans, porter fièrement le poids de ses chagrins et de ses privations sans interrompre un seul jour ses recherches savantes ? Ne l’avait-on pas vu, surtout dans sa dernière année, atteint d’une maladie dont il n’espérait pas guérir, échapper par la force de l’âme aux douleurs du corps, appliquer son esprit aux méditations de la science, avec tout le feu de la jeunesse, dicter à Serlio, son illustre élève, sa belle théorie de l’architecture, et à Battista Peloro, ses leçons de mathématiques, de cosmographie et d’astronomie ? Ce n’était point là un homme qu’on devait juger lâchement au point de vue du vulgaire. Grand et sage, il devait être proclamé heureux, et il

avait dû l’être, à moins que l’art, la science et la vertu ne soient que de vains mots.

Les artistes qui se trouvaient à Rome comprirent la véritable valeur de cet homme aussitôt qu’il fut mort. Après s’être réunis pour lui préparer de convenables funérailles, ils demandèrent à placer son tombeau dans le Panthéon, à côté de celui de Raphaël ; ce qui leur fut accordé. Ils écrivirent simplement sur sa tombe une épitaphe exprimant le regret que Baldassarre Peruzzi n’eût pas vécu au temps des fameux artistes de l’antiquité. Un pareil regret, dans cette époque où les souvenirs de l’antiquité étaient devenus un véritable culte, était le plus bel éloge qu’on pût faire. Baldassare avait montré par ses œuvres, par sa moralité, par sa lutte impassible contre le sort, une physionomie si imposante, que ses contemporains avouaient que le type devait s’en chercher en dehors de leur temps.

Après avoir résumé la vie de Peruzzi, il nous reste encore à reprendre le texte de notre auteur, à classer, autrement qu’il l’a fait, les travaux de ce grand artiste, pour essayer d’en faire mieux comprendre le mérite, la liaison et l’importance. Baldassare fut un homme essentiellement universel. Il a cela de commun avec la plupart des génies les plus frappants de son siècle. Mais, ce qui le distingue, c’est l’adroit parti qu’il tira de cette universalité. Il sut toujours s’ingénier pour faire entrer autant qu’il était possible la masse de ses connaissances, dans chacune des nombreuses applications auxquelles il se livra. Il n’était pas, suivant l’occasion, aujourd’hui sculpteur

ou peintre, et demain architecte. Il savait, au contraire, tenir toutes ses aptitudes et toutes ses notions éveillées à la fois pour chacune des choses qu’il faisait ; de façon qu’aujourd’hui l’homme spécial dans une des branches de l’art lui trouve dans ses œuvres un cachet étrange de perfection, qu’on ne peut ni méconnaître ni expliquer. Sans parler ici des analogies que nous sommes tout-à-fait incapables de sentir, parce que Baldassare les puisait dans des connaissances bien loin de notre domaine, il est certain pour nous que chacune de ses œuvres reçoit, du concours de toutes les données de l’art, quelque chose, qui la signale, l’augmente et l’embellit. Il n’est pas si petite maison bâtie sur son dessin, qui ne prenne, par l’entente de l’effet pittoresque, on dirait presque par l’entente de la couleur, un air de grandeur dont nul architecte ne se rendra compte, s’il n’est peintre en même temps. Les peintures de Baldassare ont aussi un caractère de gravité et de convenance, qui leur donne, dans le plus petit espace, une allure monumentale dont aucun peintre ne saurait trouver le motif, s’il ignore tout ce que l’architecture peut donner de ressources pour la disposition des plans et des ombres, pour l’ordre et l’assiette des lignes et des masses. Nous pourrions davantage insister sur cet aperçu qui, suivant nous, exprime avec justesse l’aspect particulier des œuvres de Baldassare ; mais il ressortira de reste de l’examen auquel nous allons nous livrer, en scindant l’ensemble de toute la production de ce maître.

C’est d’abord comme peintre que Baldassare

s’est présenté, et nous l’envisagerons d’abord comme peintre. L’histoire ne lui a trouvé aucun maître, au moins jusqu’au moment de sa carrière où il vint à Rome, et tout porte à croire que, comme le Corrége, il n’en eut d’autre que le seul instinct de l’art : trop d’écrivains se fussent empressés de lui en assigner un, suivant le préjugé général qui n’admet pas qu’on puisse s’en passer. Cependant ils ont reculé devant l’invention gratuite d’un premier maître pour Baldassare. C’est seulement à Rome qu’on commence à interpréter son talent, en le faisant dépendre des leçons de Raphaël. Mais on oublie, pour cela, ses ouvrages de Sienne et de Volterre, dans lesquels il fut si heureux, et se fit tellement remarquer, que le peintre d’Alexandre VI lui proposa de le conduire à Rome, pour l’associer à ses travaux dans le Vatican. On oublie encore sa Madone au charbon, qui excita tant d’admiration dans l’atelier du père de Maturino, et qui lui amena la commande des fresques de Sant’-Onofrio, de San-Rocco, et du château d’Ostia ; entreprises qui complétèrent sa réputation à Rome, avant que Raphaël n’y fût appelé par Jules II. Et puis, n’est-il pas avéré que Baldassare Peruzzi fut un de ceux qui joignirent utilement leur crédit à celui du Bramante, pour déterminer Jules II à renvoyer les peintres occupés au Vatican, et à faire venir Raphaël de Florence, pour le mettre à leur place ? Peruzzi exerçait donc déjà cette influence, et cependant ne s’était pas encore occupé d’autre chose que de peinture ; c’est assez dire qu’on ne peut pas le compter parmi les

élèves de Raphaël. Qu’il l’ait imité quelquefois, lorsqu’il travaillait à côté de lui, comme dans la Farnesina qu’il avait bâtie pour son compatriote et leur commun ami, Augustin Ghigi, cela n’a rien que de très naturel. L’architecte avait tout disposé avec amour, pour que Raphaël y fît briller son talent admiré, et n’avait guère songé, en homme modeste et sage, à s’originaliser et à trancher dans les parties qu’il s’était réservées ; au contraire, plus il s’harmonisait avec le peintre principal, plus il montrait sa force et son talent. Mais, voilà comme les choses tournent quelquefois : plus on doit tenir compte à un homme, plus on le déprécie, parce qu’on le juge à un mauvais point de vue, et qu’on ne remarque qu’une convenance à la fois pour des œuvres où l’effort était de satisfaire à plusieurs. Partout où Baldassare a travaillé en concurrence avec Raphaël, il lui ressemble, il se modèle sur lui, il lui cède, satisfait de se tenir convenablement à la hauteur de son style. Ses épisodes, ses figures, n’ont jamais assez d’importance, et son exécution n’a jamais assez de personnalité pour distraire l’œil, et entreprendre sur l’effet du sujet, réservé pour le centre de l’attention. Qu’on ne croie pas que ce soit là de l’impuissance, c’est au contraire un talent énorme dont on ne saurait trouver l’analogue dans notre temps, à en juger au moins par les travaux incohérents qu’on nous fait. Jules Romain, qui était un très habile homme, au gré du divin Raphaël, tranche plus et se met plus à part, dans les morceaux que son maître lui abandonnait à peindre dans ses propres ouvrages, que Peruzzi dans les compositions compliquées qu’il conduisait seul, autour de celles de Raphaël. Mais s’il cède à son ami quand il le touche, au fur et à mesure qu’il s’en éloigne, son originalité et sa richesse individuelle réapparaissent. Ainsi dans la loge de la Farnesina, où Raphaël peignit son Triomphe de Galathée, Baldassare, qui s’était chargé de la voûte et des consoles, y représente les fables de Persée, de Méduse et de quelques autres, avec assez de souplesse et d’harmonie pour qu’on puisse croire que Raphaël est venu là se reposer et employer le restant de son inspiration et de sa verve. C’est quelque chose de tranquille, d’effacé, mais qui cependant se tient à côté de la belle chose, qui s’admire avec elle, qui la complète admirablement et l’encadre comme une incertaine auréole. Dans la même salle, mais plus loin, quand le Peruzzi sait qu’on le verra seul, il s’ébat indépendant dans ses ornements, ses groupes contournés, ses grotesques, ses caprices, et il fait saillir du fond, avec sa brosse puissante, des figures que le Titien, avec ses bons yeux, s’obstinait à prendre pour des statues. C’est là ce qui peut s’appeler travailler avec intelligence ; et là où Baldassare a paru le plus être un écolier de Raphaël, plus il a été lui-même un maître inimitable et inimité. Mais pour montrer mieux sa véritable valeur, comme peintre, à une critique moins attentive et moins initiée aux réelles difficultés de l’art, Baldassare Peruzzi, l’homme heureux dans ses œuvres, a laissé quelques autres peintures. Celles-là sont plus frappantes et peuvent s’envisager spontanément, plutôt par impression que par réflexion, comme des scènes franchement isolées, entreprises pour elles-mêmes, ne tirant ni secours ni gêne de ce qui les avoisine. Telle est sa composition de Fonte-Giusta de Sienne, le plus beau tableau de cette ville. C’est là qu’on peut voir à quelle majesté dans la forme, à quel enthousiasme dans l’expression, il savait s’élever. Le sujet qu’il s’y est donné y prêtait et montre la hauteur de sa pensée : la sibylle prédit à l’empereur romain Auguste l’enfantement de la Vierge, et le glorieux avenir de la ville éternelle, désignée par le Christ pour dominer encore sur les nations. Raphaël, Michel-Ange, et plus tard le Guide et le Guerchin, se sont complu à ces figures étranges et fantastiques de sibylles et de prophètes ; mais si pénétrants et si profonds que soient leurs symboles, si gracieux ou si bizarres que soient leurs aspects, si sévère et si inspirée que soit leur expression, aucun n’arrive à dépasser Baldassare dans cette œuvre.

Un mérite encore bien particulier à Baldassare, c’est d’avoir agrandi le premier et en quelque sorte fondé réellement un genre de peinture, que réclamaient impérieusement les nécessités de l’architecture, nous voulons parler des grotesques. Nous aurons occasion de revenir ailleurs sur ce genre ; mais en attendant, il faut prendre garde de se laisser abuser par le sens étroit que présente ce mot dans notre langue. Sans vouloir ici en donner au juste l’explication suivant que les Italiens l’entendaient, nous dirons que sous ce nom ils désignaient toute la partie purement capricieuse et ornementale des décorations des temples ou des palais.

C’est dans ce vaste champ que Baldassare aimait surtout à s’étendre. Au milieu des libertés qu’il pouvait se permettre, et des thèmes fantasques qu’il pouvait introduire dans une peinture toute d’imagination, son instruction si variée venait admirablement le servir ; sa connaissance de tant d’usages, de tant d’instruments, de tant d’emblèmes, lui fournissait sans cesse les distributions les plus piquantes, et les allusions les plus ingénieuses. Toute espèce d’image était par lui admise, et venait s’encadrer et s’enchaîner avec la plus merveilleuse symétrie et la plus haute raison.

Par l’extension qu’il donna à cette branche de la peinture monumentale, le Peruzzi contribua à compléter les ressources de l’école romaine, à laquelle il se liait par ses travaux. Raphaël le mit souvent à contribution, et son élève Polydore de Caravage, qui s’adonna entièrement à ce genre, sous lui, et pour lui, se livra à une étude longue et sérieuse des modèles laissés par Peruzzi.

Maintenant voyons quel architecte fut le Peruzzi. C’est à ce titre surtout que sa réputation a été consacrée. C’est parmi les maîtres de l’architecture que la postérité lui a donné un rang que personne n’ignore et ne conteste. Nous sommes assurément loin de le trouver à cet égard au-dessous de sa renommée, et si nous l’avons réclamé comme un des plus grands peintres de la renaissance, l’on ne saurait lui refuser d’avoir été aussi un des plus grands

architectes ; Baldassare a trop chèrement acheté cet honneur par ses peines, il l’a trop bien mérité par ses succès ! Car ses œuvres d’architecture, en dehors de leur mérite, qui est immense, se recommandent encore de toutes les entraves que les circonstances de sa vie, et les qualités ou les défauts de son caractère, lui ont fait rencontrer. Si cet homme fut architecte, il fallait bien que le génie de l’architecture fût incarné en lui, car, en dehors de la question de goût et de talent, il n’avait rien qui pût l’aider à le devenir, et cependant il l’a été avec gloire ! Mais c’est là que le mystère de sa vie se dénoue, et que sa longue misère s’explique. Sollicité sans relâche par son génie, retenu sans cesse par son caractère, s’il devait sortir vainqueur de cette lutte, il devait aussi en sortir brisé. La peinture et l’architecture se donnent la main et sont sœurs, mais on n’obtient pas leurs faveurs par des mérites pareils. Il faut à l’architecte bien des choses que ne réclame point le peintre. Le peintre n’a qu’à répondre de soi, mais l’architecte doit pouvoir se créer un plus large ascendant. Il lui faut une hardiesse, une allure délibérée et entraînante, dans la supplique, comme dans le conseil, comme dans le commandement. Le modeste Peruzzi n’avait rien de cela. Peu ambitieux, peu remuant, incapable également d’exiger ou de refuser rien, il vit, sans s’émouvoir, le Bramante, son ami, plus vieux que lui de tant d’années, arrivé avec lui à Rome le même jour, se créer des occasions, ou du moins n’en laisser échapper aucune, et se fonder avec une intrépidité sans égale une

véritable royauté dans son art. Baldassare, tranquille et résigné, végétait à son ombre. Il acceptait avec reconnaissance les travaux insignifiants que celui-ci négligeait, et s’y acharnait avec conscience pour y montrer un talent aussi large dans ces thèmes étroits, que celui que développait le Bramante, à son aise, dans le vaste champ de Saint-Pierre et du palais de la Chancellerie. Et ce qui prouve que la postérité a bien fait de reconnaître surtout l’architecte dans Baldassare, c’est qu’il y réussit. Toujours limité par l’espace, et agrandi par l’art, Baldassare n’est tributaire ni du compas ni de la mesure ; à moins qu’on ne veuille soutenir ici cette insoutenable hérésie, qui nie la puissance artistique de l’homme et qui ne fait découler la grandeur morale de ses œuvres que de leur dimension matérielle. Mais les gens qui sentent l’art intimement et dont l’œil sait distinguer le caractère abstrait des choses, parce qu’ils l’ont exercé à des comparaisons moins superficielles, comprennent bien que la matière une fois travaillée par l’art échappe à la balance où sont pesés les corps bruts. Ainsi tel homme qui dans sa présomption a cru faire de grandes machines, n’a en réalité fait que de petites choses, de même que tel autre comme le Poussin et Lesueur, par exemple, en peinture, a su trouver la véritable grandeur dans les plus petits objets. Ce dernier résultat passionne surtout les amis sincères de l’art ; et comment, en effet, ne se laisserait-on pas prendre à une chaude sympathie pour ces ouvriers intéressants qu’on méconnaît ou qui s’ignorent eux-mêmes, et qui révèlent cependant la hauteur de leur génie en dépit de tout ce qui leur manque ? Baldassare Peruzzi en a laissé de nombreux exemples. Son petit palais de la Farnesina est encore aujourd’hui une des merveilles de Rome, malgré toutes les dégradations qu’il a subies, malgré la destruction de tous les reliefs et de toutes les peintures dont sa main l’avait orné au dehors. Quand on pense au double talent de Baldassare, en présence de ce qui reste de ce chef-d’œuvre de grâce, d’harmonie et d’élégance, on se rend un compte facile du succès qu’il obtint, lorsqu’il apparut dans tout son éclat et toute son intégrité ; et l’éloge pompeux qu’en fait le Vasari, sur la foi des rivaux mêmes de Baldassare, n’a rien qui semble exagéré. Cependant la Farnesina n’est pas la plus belle œuvre du Peruzzi. Le palais Massimi, que la mort l’empêcha de terminer, a toujours semblé aux artistes devoir assurer à son architecte une plus grande gloire encore. C’est dans cet édifice qu’on s’est toujours accordé à reconnaître toute l’originalité et toute la puissance de ce beau génie.

Maintenant ne faut-il pas rappeler que si le caractère de Baldassare l’éloigna des entreprises importantes, il le força de s’appliquer avec un soin sans exemple aux moindres choses ; compensant ainsi, pour la satisfaction intime et le juste orgueil de l’artiste qui sent son prix, le défaut de l’étoffe par la perfection du travail, et la stérilité du champ par la fécondité de la culture ? L’Italie s’est donc remplie des œuvres de cet homme qu’elle admirait tout en le gâchant ; elle s’en est remplie depuis le fond de la Pouille et des Abbruzzes, jusque dans le Milanais, depuis Naples jusqu’à Ferrare. Églises, palais, citadelles, châteaux, maisons, villas, tombeaux, portes de villes, et murailles de forteresses, l’architecte universel, comme l’appelle Lomazzo, n’a rien refusé de ce qui s’offrait à lui. Les réparations, les raccords, les restaurations, les constructions postiches et transitoires, toute cette monnaie que le génie impatient méprise, son génie résigné l’acceptait, et, toujours autant que la chose pouvait humainement le permettre, Baldassare lui imprimait un caractère inespéré d’ordre, de convenance et de beauté, par lequel elle acquérait désormais une importance qui désespérait et instruisait à la fois les plus orgueilleuses rivalités.

Nous n’avons pas besoin d’en donner d’autres exemples que la cour du palais Altemps à Rome, avec son portique, sa loge, et le grand attique qui la termine, que le maître-autel de l’église métropolitaine de Sienne, et que la porte de la maison Sacrati, à Ferrare.

Le Peruzzi est surtout heureux dans les écueils, et l’on doit lui compter comme des victoires toutes les défaites qu’il a su éviter.

Mais si le timide Peruzzi aimait, comme on peut aussi le croire, à s’écarter des lourdes responsabilités, si la hardiesse et la résolution lui manquaient dans les grands chantiers, les inspirations les plus fortes, les vues les plus nettes, les projets les plus vastes, ne lui faisaient pas faute dans la solitude de l’atelier. Serlio nous a conservé son projet inexécuté de Saint-Pierre de Rome, et tout en nous gardant soigneusement de déprécier les talents les plus inviolables en les opposant indiscrètement les uns aux autres, nous pouvons affirmer que Baldassare Peruzzi s’est au moins tenu à la hauteur du Bramante et du Buonarroti.

Au reste, en admettant que cette difficulté d’agir, dans la sphère la plus élevée de l’art, doive tout entière être attribuée au tempérament irrésolu et modéré de Baldassare, comme on l’a dit, il n’est pas indifférent d’en signaler les conséquences ; car ces conséquences, toutes fâcheuses pour l’artiste, ont été on ne peut plus avantageuses pour l’art. Comme nous venons de le remarquer, Baldassare se retrouvait tout entier dans l’atelier. Non seulement il y creusait la théorie de l’architecture ; non seulement il approfondissait et vulgarisait les mathématiques et la perspective, encore enfouies dans les livres indigestes et peu abordables du quatorzième et du quinzième siècle, mais encore, frappé du lien qui pouvait unir ces sciences à la peinture, cette première passion de sa jeunesse, il créait à lui seul l’art du décorateur.

Ses immenses concertions d'architecture feinte, ses pompeux appareils, ses machines ingénieuses pour les fêtes et les premiers drames de l’Italie régénérée, excitèrent un grand mouvement dans les esprits et furent récompensés d’une admiration qui nous répond de leur mérite, quoi qu’on ait pu imaginer depuis pour nous en faire rabattre. Ce n était pas un petit effort que de se faire applaudir par Léon X, par Raphaël, par Michel-Ange, par le Titien, ni un mince triomphe que d'émerveiller une génération qui créait tant de merveilles.

Nous pouvons terminer ici cette note déjà longue. On a pu voir suffisamment, il nous semble, quel a été le cercle des travaux et des services de cet homme empoisonné à cause de sa petite rente, et dont la seule plainte fut pour ses enfants réduits à la mendicité.

NOTES.

(1) On lit dans le tome III des Lettere Sanesi que Baldassare était fils de Gio. Silvestro Perucio, noble Siennois.

(2) Niccolò Pio, dans un manuscrit que l’on conserve à la bibliothèque du Vatican, assure que Baldassare naquit l’an 1481.

Giulio Mancini, dans son Traité inédit de la peinture, se plaint de Vasari qui, selon lui, n’aurait pas donné des renseignements exacts sur la patrie, la vie et les ouvrages de Peruzzi. Il fait naître notre artiste à Ancajano, à six milles de Sienne, et ajoute que Vasari a eu tort de lui attribuer les peintures de la tribune de Sant’-Onofrio à Rome, qui sont évidemment du Pinturicchio, et de ne pas décrire l’architecture de San-Gio.-Codatremoli de Viterbe, dont-il serait l’auteur.

(3) Ces peintures ont été horriblement gâtées par d’infâmes retouches.

(4) Cesare de Milan, que Vasari appelle quelquefois Cesare da Sesto, fut élève de Léonard de Vinci et peignit un tableau dans l’église de San-Rocco à Milan.

(5) Ces peintures sont presque détruites.

(6) Ce célèbre palais est connu sous le nom de la Farnesina.

(7) Genre de peinture, fort employé alors pour l’embellissement extérieur des bâtiments. C’était une combinaison de terre argileuse et de poussière de charbon et de travertin ou de pierre calcaire. Le dessin se traçait en creux sur l’enduit, et les lignes ainsi tracées étaient remplies de blanc ou de noir pour produire le clair et les ombres. Bien ne jouait mieux l’apparence de la sculpture, et c’était une manière à la fois expéditive et économique de faire des ornements ou des bas-reliefs simulés.

(8) Plusieurs de ces peintures de Raphaël et de Baldassare ont été gravées par Vincenzio Feoli, Romain.

(9) Annibal Carrache fit, du tableau de la Madone montant les degrés du temple, un magnifique dessin qui se trouvait dans la collection du duc de Devonshire. Le dessin original de Baldassare appartenait à Richardson.

(10) Ces deux façades n’existent plus.

(11) Augustin Carrache a gravé ce dessin sur cuivre, en trois planches.

(12) Nous donnerons en son lieu la vie de ce Girolamo, peintre et architecte. Il naquit en 1508 et mourut en 1544, en Picardie, au service du roi d’Angleterre qui l’employait comme ingénieur.

(13) Le dessin de ce tombeau se trouve gravé dans les Analetti istorici, du pape Adrien VI, recueillis par Gasparo Brumanno.

(14) La Calandra fut, en Italie, la première comédie écrite en prose.

(15) Tout cela a été détruit et remplacé par un tabernacle du Bernino.

(16) Page 6, Vasari a déjà dit que Baldassare donna le dessin de l’orgue del Carmine.