Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/24

ANDREA VEROCCHIO,
peintre, sculpteur et architecte florentin.


Andrea Verocchio fut orfévre, perspectiviste, sculpteur, graveur, peintre et musicien. Ses peintures et ses sculptures pèchent par un peu de dureté et de crudité, résultat des laborieux et pénibles efforts qu’il lui fallut faire pour suppléer à son manque de facilité naturelle, à défaut de laquelle on arrive rarement à l’extrême perfection. Néanmoins, grâce à ses études constantes, Andrea mérite d’être compté parmi les meilleurs maîtres de notre art. Dans sa jeunesse, il s’appliqua aux sciences, et particulièrement à la géométrie. Tandis qu’il s’occupait d’orfévrerie, il fit, entre autres choses, quelques boutons de chape qui sont à Santa-Maria-del-Fiore de Florence ; un vase couvert d’animaux, de feuillages et d’autres fantaisies, qui est connu de tous les orfévres, et une belle coupe ornée d’une Danse d’enfants. Ces ouvrages le mirent en crédit et furent cause que la communauté des marchands lui commanda, pour l’autel de San-Giovanni, deux bas-reliefs en argent qui augmentèrent encore sa réputation.

Andrea Verrocchio.

Le pape Sixte l’appela ensuite à Rome et le chargea de refaire plusieurs apôtres en argent qui décoraient la chapelle pontificale et qui avaient été détruits. Andrea conduisit ces travaux à bonne fin, avec un zèle et un soin extraordinaires. L’estime que l’on accordait alors aux statues et aux moindres fragments antiques que l’on trouvait chaque jour à Rome, où le pape venait de faire placer à San Giovanni Laterano le fameux cheval de bronze (1), l’engagea à abandonner l’orfévrerie pour la sculpture. Encouragé par le succès qu’obtinrent de petites figurines qu’il avait jetées en bronze, il résolut d’attaquer le marbre. Sur ces entrefaites, la femme de Francesco Tornabuoni étant venue à mourir en couches, son mari qui l’aimait tendrement voulut, pour honorer sa mémoire, lui élever un riche tombeau dont il confia l’exécution à Andrea. Notre artiste accepta cette entreprise et représenta l’Accouchement et la Mort de cette dame. Il enrichit, en outre, de trois Vertus d’une beauté rare ce mausolée, que l’on voit dans l’église de la Minerva. De retour à Florence avec bonne provision de renommée et d’écus, Andrea jeta en bronze un David haut de deux brasses et demie, qui fut placé au sommet de l’escalier du palais de la seigneurie. Dans le même temps, il acheva cette Madone en marbre qui est sur le tombeau de Messer Lionardo Bruni d’Arezzo, à Santa-Croce, et qu’il avait commencée dans sa jeunesse pour Bernardo Rossellini, sculpteur et architecte, auteur de ce monument, comme nous l’avons dit ailleurs. Andrea sculpta encore une Vierge et un Enfant Jésus en demi-relief, qui sont aujourd’hui au-dessus d’une porte de la chambre de la duchesse de Florence, et fit en bronze deux têtes, l’une d’Alexandre le Grand, l’autre de Darius, pour le vieux Laurent de Médicis qui les envoya avec beaucoup d’autres morceaux à Mathias Corvin, roi de Hongrie.

Andrea, que tous ces ouvrages avaient rangé parmi les premiers maîtres, exécuta également en bronze, à San-Lorenzo, le tombeau de Jean et de Pierre de Médicis  (2). Ce monument, orné d’une urne en porphyre soutenue par quatre pieds en bronze couverts de feuilles d’un travail précieux, occupe, entre la chapelle del Sagramento et la sacristie, l’ouverture d’une fenêtre de cinq brasses de largeur sur dix de hauteur environ. Au-dessus de l’urne, Andrea, pour remplir l’ouverture jusqu’à la voûte, plaça une grille en bronze, à lozanges enrichies de festons et d’autres belles fantaisies.

Lorsque Donatello eut terminé pour le tribunal des Six le tabernacle de marbre qui est aujourd’hui en face de San Michele, dans l’oratoire d’Orsanmichele, on résolut de faire jeter en bronze un saint Thomas mettant le doigt sur la plaie du Christ. Mais les uns voulant en charger Donatello, et les autres Lorenzo Ghiberti, ce projet resta sans exécution tant que vécurent ces deux artistes. Enfin ces deux statues furent allouées à Andrea. Il en fit les modèles et les moules, et eut le bonheur de les voir réussir parfaitement à la fonte. Il se mit de suite à les réparer, et il les amena à une telle perfection, que l'on ne saurait rien désirer de mieux. Le Christ, avec une grâce toute divine, ouvre sa robe pour détruire les doutes de son incrédule disciple, dont les traits expriment à la fois l’incrédulité et l’amour le plus vif. Les draperies de ces figures montrent qu’Andrea marchait sur le même rang que les Donato, les Ghiberti et les autres maîtres qui l’avaient précédé. Ce beau groupe, placé dans un tabernacle sculpté par Donato, n’a jamais cessé d’être un objet d’admiration pour les connaisseurs  (3).

Andrea, ne pouvant espérer d’aller plus loin dans cet art, désira obtenir le même succès dans un autre, et se tourna vers la peinture. Il dessina à la plume une bataille d’hommes nus avec l’intention de la peindre. Il fit également les cartons de quelques tableaux d’histoire, et commença même à les colorier ; mais il les abandonna, je ne sais pour quelle raison. Nous conservons dans notre recueil plusieurs dessins de sa main, et, entre autres, diverses têtes de femme dont les coiffures ont une telle grâce et une telle beauté, que Léonard de Vinci les imita toujours. Nous avons encore deux chevaux mis au carreau et une tête de cheval en terre cuite, copiée d’après l’antique. Le révérend Don Vincenzio Borghini possède aussi dans sa collection quelques dessins du Verocchio, parmi lesquels nous citerons un projet de tombeau que notre artiste fit à Venise pour un doge, une Adoration des Mages et une tête de femme d’une finesse inimaginable, peinte sur papier.

Le Verocchio exécuta encore, pour Laurent de Médicis, un enfant en bronze étranglant un poisson, qui était destiné à la fontaine de la villa Careggi ; mais le duc Cosme l’a fait placer sur la fontaine de la cour de son palais(4). L’enfant est vraiment admirable. Lorsque la coupole de Santa-Maria-del-Fiore fut achevée, on résolut, après beaucoup d’hésitation, de couronner l’édifice d’une boule en cuivre, suivant le projet laissé par Filippo Brunelleschi. Andrea, auquel cette entreprise fut confiée, fit une boule haute de quatre brasses, qu’il fixa sur un bouton avec une telle solidité qu’elle pouvait porter la croix sans aucun danger. Cet ouvrage exigea beaucoup de soin, car il fallait ménager une entrée dans la houle, et en même temps l’armer de façon qu’elle n’eût rien à redouter des vents les plus impétueux(5).

Bien qu’Andrea, que sa mobilité d’esprit empêchait de s’appliquer longtemps à une même chose, ne mît point en œuvre les cartons dont nous avons parlé plus haut, il ne laissa pas néanmoins de faire quelques peintures. Ainsi il exécuta, pour les religieuses de San-Domenico de Florence, un tableau dont il fut lui-même si content que bientôt après il peignit, à San-Salvi, pour les religieux de Vallombrosa, un Baptême du Christ. Son élève, Léonard de Vinci, alors très-jeune, y fit un ange tellement supérieur à toutes les autres figures, qu’Andrea, honteux d’être surpassé par un enfant, ne voulut plus jamais toucher à ses pinceaux.

Cosme de Médicis avait choisi, parmi les nombreux antiques qu’il avait rapportés de Rome, un beau Marsyas en marbre blanc, pour le placer sous la porte de son jardin, qui donne sur la via de’Ginori. Son neveu, Laurent, voulut faire un pendant à cette statue avec un torse et une tête d’un autre Marsyas en pierre rouge auquel manquaient les jambes, les cuisses et les bras. Andrea entreprit cette importante restauration, et réussit à satisfaire complètement Laurent. Le torse antique s’adaptait d’autant mieux à un Marsyas écorché, qu’il se trouvait, dans la pierre rouge, quelques veines blanches et déliées qui ressemblaient exactement à cs petits nerfs que l’on rencontre dans les écorchés. Aussi, ce morceau devait-il produire un effet saisissanf, lorsqu’il avait son premier lustre.

À cette époque, les Vénitiens, désirant honorer la mémoire de Bartolommeo, de Bergame (6), qui avait souvent amené la victoire sous leurs drapeaux, chargèrent Andrea de jeter en bronze la statue équestre de ce capitaine, qui était destinée à orner la place de S.-Giovanni-e-Paolo. Andrea avait déjà achevé le modèle du cheval, et s’apprêtait à le couler, quand, par la protection de certains gentilshommes, Vellano de Padoue obtint de faire la figure de Bartolommeo. À cette nouvelle, Andrea, furieux, mit en pièces la tête et les jambes de son modèle, et partit pour Florence sans souffler mot (7). La seigneurie, offensée de ce procédé, lui enjoignit de ne jamais revenir à Venise, sous peine d’avoir la tête tranchée. Andrea répondit qu’il s’en garderait bien, sachant qu’il n’était pas en leur pouvoir de rattacher sur les épaules d’un homme la tête qu’ils en auraient une fois détachée, ni d’en faire une semblable à la sienne, tandis, ajoutait-il, qu’il lui était facile d’en rendre une à son cheval, beaucoup plus belle que celle qu’il avait brisée. Cette réponse ne déplut point à la seigneurie, qui le rappela à Venise, en doublant ses appointements. Il raccommoda son premier modèle, mais il ne put l’achever entièrement, car, s’étant échauffé à le fondre et refroidi ensuite, il mourut au bout de peu de jours (8).

Il avait également commencé, à Pistoia, le tombeau du cardinal de Forteguerra, accompagné des trois Vertus théologales, et surmonté d’un Père Éternel. Ce monument fut terminé par Lorenzetto, sculpteur florentin. Andrea avait cinquante-six ans lorsqu’il mourut. Sa perte causa de vifs regrets à ses amis et à ses nombreux élèves, et surtout à Nanni Grosso, dont le talent était aussi bizarre que sa manière de vivre. On prétend qu’il n’aurait jamais travaillé hors de son atelier, et particulièrement chez les moines et les religieux, s’il n’eût été libre d’aller, quand bon lui semblait, étancher sa soif à la cave ou au cabaret. On raconte encore de lui qu’après sa sortie de l’hôpital de Santa-Maria-Nuova, où il avait été guéri de je ne sais quelle maladie, il répondait à ses amis, qui lui demandaient de ses nouvelles : « Je vais mal, très-mal. » — « Tu es pourtant guéri, » lui répliquait-on. « Et voilà justement pourquoi je vais mal ; » s’écriait-il, « j’ai besoin d’une petite fièvre, pour pouvoir me faire soigner et servir dans cette sainte maison. » Lorsqu’il fut sur le point de mourir, à l’hôpital, on mit devant lui un Crucifix de bois grossier et mal taillé ; il insista vivement pour qu’on le remplaçât par un autre sculpté par Donato, jurant que, si on ne l’enlevait pas, il mourrait en désespéré, tant une sculpture mal faite le révoltait (9).

Andrea eut pour élèves le Perugino, Léonard de Vinci, dont nous parlerons ailleurs, et Francesco di Simone, florentin, qui exécuta à Bologne, dans l’église de San-Domenico, pour le docteur Alessandro Tartaglia, d’Imola, un tombeau en marbre avec une foule de petites figures que l’on croirait sculptées par Andrea lui-même (10). Ce Francesco fit encore un tombeau, à San-Brancazio de Florence, pour Messer Pier Minerbetti. Agnolo di Polo, autre élève d’Andrea, travailla la terre avec beaucoup d’habileté, et aurait été loin, s’il eût voulu s’occuper sérieusement de son art. Lorenzo di Credi, le disciple favori d’Andrea, ramena de Venise les restes de son maître, et les déposa à Sant’-Ambruogio, dans la sépulture de Ser Michele di Cione où, près de ces mots (11):

Ser Michælis de Cionis et suorum,

on lit l’inscription suivante :

Hic ossa jacent Andreæ Verocchii qui obiit Venetiis MCCCCLXXXVIII (12).

Andrea fut un des premiers qui mirent en usage l’art de mouler en plâtre, c’est-à-dire avec cette pierre tendre que l’on tire des carrières de Volterra, de Sienne, et de divers endroits de l’Italie. Cette pierre, cuite au feu, et ensuite délayée dans l’eau tiède, acquiert une souplesse qui permet de l’étendre sur les corps les plus raboteux, dont elle prend l’empreinte en se durcissant, de telle manière qu’elle peut servir de moule pour répéter mille fois la même image. Andrea moulait ainsi des mains, des pieds, des genoux, des jambes, des bras et des torses, afin de les copier tout à son aise. Bientôt après, on vint à mouler à peu de frais les visages des personnes mortes ; aussi voit-on, dans chaque maison de Florence, au-dessus des cheminées, des portes, des fenêtres et des corniches, une foule de ces portraits auxquels il ne manque que la parole pour être vivants. À l’aide de cet utile procédé, qui s’est conservé jusqu’à nos jours, nous sont parvenus les portraits fidèles de la plupart des personnages qui remplissent les tableaux du palais du duc Cosme. C’est ainsi que l’on arriva à obtenir des images d’une rare perfection, non-seulement à Florence, mais dans tous les lieux où l’on avait coutume de déposer de grossiers ex-voto en argent ou en cire.

Andrea, s’étant lié d’amitié avec l’habile cirier Orsino, commença à lui enseigner les moyens d’introduire de notables améliorations dans son art. Lorsque Laurent de Médicis eut été blessé à Santa-Maria-del-Fiore, ses amis et ses parents résolurent d’élever son image en plusieurs endroits, pour rendre grâces à Dieu, qui l’avait préservé de la fin tragique de son frère Julien. Orsino, sous la direction d’Andrea, fit alors trois figures en cire de grandeur naturelle, dont il forma la carcasse de pièces de bois entrelacées de joncs coupés en deux, et recouvertes de draperies cirées et jetées avec un tel art, que l’on ne peut rien voir de mieux, et qui approche davantage de la nature. Les têtes, les mains, les pieds, en cire plus épaisse, étaient vides et peints à l’huile. Les cheveux, les sourcils, la barbe, étaient arrangés de telle sorte, que l’on croyait voir, non des figures de cire, mais des hommes bien vivants. L’une de ces figures, couverte des habits que portait Laurent lorsque, blessé à la gorge, il se montra au peuple, se trouve dans l’église des religieuses de Chiarito, en face du Crucifix qui opère des miracles. La seconde figure, revêtue du costume florentin, est au-dessus de la petite porte de la Nunziata, à côté du banc où l’on vend des cierges. La troisième fut envoyée à Santa-Maria-degli-Angeli d’Assise, et placée devant la Madone. C’est dans cette ville, comme nous l’avons déjà dit ailleurs, que Laurent de Médicis fit paver la rue qui conduit de Santa-Maria à la porte d’Assise, et restaurer les fontaines construites par son aïeul Cosme. Mais, pour en revenir aux figures de cire, toutes celles qui sont, à la Nunziata, marquées d’un R renfermé dans un O surmonté d’une croix, sont dues au talent d’Orsino, que presque personne n’a su égaler. Cet art, jusqu’à présent, n’a pas été abandonné, mais il est plutôt en décadence qu’en progrès, soit par faute de dévotion, soit pour toute autre cause.

Il est temps de retourner au Verocchio, qui sculpta encore quelques Crucifix en bois, et modela en terre plusieurs bas-reliefs, tels que ceux qui étaient destinés à l’autel de San-Giovanni, des enfants, et une tête de saint Jérôme que l’on admire beaucoup. Enfin il est l’auteur de l’enfant de l’horloge du Mercato-Nuovo, qui a les bras articulés de telle façon qu’il peut les lever pour sonner les heures avec un marteau. Ainsi finit la vie du célèbre sculpteur Andrea Verocchio.

À la même époque, vivait Benedetto Buglioni, qui tenait, d’une femme de la famille d’Andrea della Robbia, l’art d’exécuter les figures en terre vernissée. Il exécuta, à Florence et ailleurs, une foule d’ouvrages en ce genre, parmi lesquels on regarde, comme un chef-d’œuvre, la Résurrection du Christ, qui orne la chapelle de Santa-Barbara, dans l’église des Servites (13). Benedetto laissa en outre un Christ mort dans une chapelle de San-Brancazio, et un demi-médaillon, au-dessus de la porte principale de San-Pier-Maggiore. Il transmit son secret à Santi Buglioni, qui aujourd’hui est le seul qui le possède.



L’œuvre capitale d’Andrea Verocchio est la statue équestre de Bartolommeo de Bergame, de laquelle Vasari a trop légèrement parlé ; mais, avant de lui consacrer nous-mêmes une plus sérieuse attention, nous croyons qu’il ne sera pas sans intérêt de passer rapidement en revue les plus célèbres monuments de ce genre qui l’ont précédée. — On doit comprendre que nous n’entendons traiter que de la manière la plus sommaire un tel sujet, qui, pour recevoir tout son développement, exigerait, au lieu de notre cadre étroit et gênant, un volume entier. Nous n’avons donc ici d’autre prétention que d’offrir à nos lecteurs un simple memorandum.

Les Grecs consacrèrent aux divinités, aux héros, et aux vainqueurs dans leurs jeux, leurs premières statues équestres. Patisanias en mentionne deux, qui furent élevées en l’honneur de Castor et de Pollux, dans un temple peu éloigné d’Argos. On les considérait comme les plus anciennes de la Grèce, et on les attribuait à Dipœnus et à Scyllis [1], sculpteurs crétois qui florissaient du temps de Cyrus, c’est-à-dire six siècles avant l’ère chrétienne. Cléosthènes, en récompense de la victoire qu’il avait remportée à Olympie, fut représenté par Agéladas, d’Argos, sur un char attelé de quatre chevaux [2]. Gelon, tyran de Syracuse, obtint le même honneur, ainsi que son frère Hiéron. Le premier se servit de Glaucias, d’Égine ; le second, d’Onathas et de Calamis [3]; lesquels vivaient 468 ans environ avant Jésus Christ. Chez les Athéniens, qui surent graduer les honneurs de façon que l’émulation ne s’arrêtât jamais, la statue équestre, le bige ou le quadrige sur une place publique, dans le Prytanée, ou dans un temple, était la plus haute récompense qu’il fût permis d’ambitionner. On avait soin, comme le confirme Élien, non-seulement que l’image du vainqueur dans les jeux fût fidèle, mais aussi que ses chevaux fussent d’une ressemblance parfaite [4]. Tels étaient ceux de Hiéron, que Dinomène fit jeter en bronze par Onathas [5].

Les statues équestres grecques les plus renommées dont l’histoire nous a transmis le souvenir sont celles que Lysippe exécuta, par l’ordre d’Alexandre, en l’honneur des capitaines qui avaient péri au passage du Granique. Ces groupes, que l’on appelait hippomachia, et que Pline nomme Alexandri turma, ornaient la ville de Dium, en Macédoine [6]. On cite encore quelques statues équestres, parmi les trois cent soixante que les Athéniens décernèrent à Démétrius de Phalère [7], et l’on assure que la ville de Sigée, en Troade, en décréta une en or à Antigone [8]. Malheureusement, aucun de ces monuments ne s’est conservé, pas plus que les deux statues équestres de fantaisie qui décoraient les propylées d’Athènes [9]. Mais, à leur défaut, les nombreux bas-reliefs représentant des combats de Centaures, de Lapithes, et d’Amazones, que l’on a exhumés du sol hellénique, les frises du Parthénon et du temple de Thésée, les médailles et les pierres gravées de Palerme, de Messine, de Catane, de Syracuse et de Sélinonte, couvertes de chevaux nus ou harnachés, montés par des écuyers ou accouplés à des chars de triomphe, suffisent encore pour nous montrer combien furent heureuses et profondes les études que firent les Grecs sur le plus beau de tous les animaux.

L’antiquité possédait une foule de races célèbres, telles que celles de Cappadoce, d’Épire, de Perse et d’Achaïe ; mais les statuaires accordaient une préférence marquée aux coursiers de Thessalie, dont la structure nerveuse et élancée leur offrait les formes les plus élégantes. Phidias, le premier, les prit pour modèles dans ses chevaux du Parthénon, auxquels il donna cette croupe arrondie, cette large poitrine, ce ventre bien soutenu, ces jambes fines et vigoureuses, cette tête sèche et admirablement proportionnée, ce cou musculeux, cette ardeur indomptable, et ces mouvements sveltes, gracieux et agiles, qui distinguent la race thessalienne. Après Phidias, ce type fut observé comme le plus parfait, pendant près de cinq cents ans, par les statuaires et les graveurs de la Sicile et de la grande Grèce, ainsi que le témoignent les fragments et les anciennes monnaies que l’on voit dans les musées de Rome et de Naples.

L’histoire ne fait mention d’aucune statue équestre chez les Romains, pendant le gouvernement des rois. Cependant le quadrige de cuivre rapporté de Camerinum par Romulus aurait pu leur servir de modèle pour la représentation des chevaux [10]. Mais ce peuple naissant ne devait pas de si tôt songer à autre chose qu’à la guerre. Aussi, Tarquin l’Ancien, selon Pline [11], ou Tarquin le Superbe, selon Plutarque, fut-il obligé d’appeler des artistes étrusques de Veïes, lorsqu’il voulut surmonter le faîte du temple de Jupiter Capitolin d’un char à quatre chevaux [12].

La pauvreté, suite des guerres continuelles qui marquèrent l’établissement de la république, s’opposa à ce que les arts reçussent à Rome de Puissants encouragements. Le plus grand honneur que l’on rendait alors à un citoyen consistait à lui ériger une colonne [13], et, lorsque l’on commença à recompenser le mérite par des statues, la hauteur en fut fixée à trois pieds [14]. Telle est, écrit Winckelmann, la dimensiomi qu’il faut supposer à la siatue équestre de Clélie qui existait encore du temps de Sénèque [15]. Des Étrusques en furent probablement les auteurs, ainsi que de celle que l’on éleva, l’an 417 de Rome, aux consuls L. Furius Camillus et C. Manius, vainqueurs des Latins ; car, environ un demi-siècle après, suivant le témoignage de Pline, Spurius Carvilius employa un sculpteur d’Étrurie pour jeter en bronze l’Apollon colossal qui devint le principal ornement d-e la bibliothèque du temple d’Auguste[16]. Plus tard, lorsque Claudius Marcellus eut enrichi le Capitole des dépouilles de Syracuse, parmi lesquelles se trouvaient les fameuses hippomachies de Lysippe, lorsque M. Fulvius eut excité l’étonnement de la future reine du monde en lui montrant deux cent quatre-vingts statues de bronze, lorsque L. Quinctius eut apporté sur le Forum tous les plus précieux simulacres des divinités de la Grêce, les Romains recrutèrent leurs artistes parmi les Grecs comme autrefois parmi les Étrusques. Ainsi ce furent des Grecs, prisonniers de guerre, qui exécutèrent le quadrige doré, dont le sénat décora le faîte du temple de Jupiter Capitolin un an avant de déclarer la guerre à Antiochus le Grand, roi de Lydie. On leur dut également les deux chevaux que Scipion l’Africain plaça au sommet de l’arc de triomphe qu’il avait fait construire sur la montée du Capitole[17].

Puis, quand Lucius Scipion, frère de Scipion l’Africain, eut rempli Rome d’un butin immense, en s’emparant de l’Asie jusqu’au mont Taurus ; quand le brutal Mummius eut saccagé et pillé la malheureuse Corinthe, quand Sylla eut transporté à Rome les plus belles sculptures du Pyrée, de l’arsenal, des temples, et des autres édifices d’Athènes sur lesquels s’abattit sa fureur, le peuple roi, dans son impatience effrénée, ne se donna même plus la peine de demander à ses esclaves les images de ses grands hommes On se contenta d’inscrire impudemment leurs noms sur les statues des héros et des dieux de la Grèce.

Sous les empereurs, les premières statues équestres exécutées par des artistes romains furent celles de Britannicus et de Germanicus que l’on promenait chaque année dans le cirque, à l’ouverture des jeux[18]. On sait que Trajan fit élever la sienne sur l’arc de triomphe d’Ancône, et pendant longtemps on a conservé dans la maison municipale de cette ville un pied du cheval de cette statue[19]. Mais laissons de côté l’aride nomenclature des monuments équestres érigés par les Romains, afin de nous occuper de celui de Marc-Aurèle, le seul qui ait échappé aux ravages du temps et à la destruction des hommes. Il est inutile d’analyser la figure de l’empereur, production bâtarde, sans caractère et sans dignité. Quant au cheval, il est remarquable au moins par ses défauts. On peut dire qu’il est aussi inférieur aux chevaux grecs par le type d’après lequel il a été conçu que par son exécution. Sa structure lourde et carrée, assez semblable à celle de nos chevaux de brasseurs, est tout l’opposé des formes sveltes et élégantes de la race thessalienne. Ses membres épais et mal proportionnés se refuseraient à toute espèce de mouvement, tant les muscles sont affreusement engorgés. Si l’on joint à cela l’abandon complet des grandes masses pour une foule de détails d’une minutie ridicule sinon révoltante, on ne saura comment s’expliquer l’admiration que professent pour ce prétendu chef-d’œuvre une foule d’écrivains, entre autres Winckelmann, lequel, à la vérité, nous avertit naïvement qu’il trouve magnifique tout ce qui est antique[20]. Les dernières statues équestres dont l’histoire rappelle le souvenir sont celles de l’empereur Justinien et de Théodora, sa femme, qui furent jetées en bronze à Constantinople, vers l’an 840[21].

À partir de cette époque, il faut traverser dix siècles pour rencontrer un semblable monument qui soit digne d’être mentionné. Le premier qui s’offre à nous est celui que la seigneurie de Venise fit ériger à Padoue, par le Donatello, en l’honneur de Gattamelata. Vint ensuite la statue équestre du marquis d’Este que Niccolò di Giovanni Baroncelli exécuta pour la ville de Ferrare. Quarante ans plus tard environ, c’est-à-dire vers l’an 1485, Andrea Verocchio modela celle de Bartolommeo Colleoni de Bergame, que l’on croirait n’avoir pas été achevée, si l’on s’en tenait au texte de Vasari. D’autres écrivains l’ont attribuée au Vénitien Alessandro Leopardi ; mais cet artiste fut seulement chargé de la fondre et de construire le piédestal qui, du reste, est lui-même un chef-d’œuvre. Leopardi a causé involontairement cette erreur en écrivant, sur la sous-ventrière du cheval, Alexander Leopardus v. f opus. On traduisit la lettre f par fecit, tandis que l’on devait lire fudit. Les fondeurs mettaient alors presque toujours leurs noms sur les ouvrages auxquels ils avaient consacré leurs soins, et cet usage s’est perpétué jusqu’à nous. On ne peut d’ailleurs conserver aucun doute sur cette question, puisque Leopardi, ayant fait graver, de son vivant, ses titres sur le tombeau de sa famille dans le cloître de la Madonna-dell’-Orto, se vante uniquement d’avoir édifié la base du cheval de Bartolommeo Colleoni.

Cicognara, le premier, a signalé cette erreur et a rendu un juste hommage à l’œuvre d’Andrea Verocchio. « Le cheval de Bartolommeo de Bergame, dit cet écrivain, semble vouloir descendre de son piédestal. Ses mouvements sont pleins d’énergie sans être cependant exagérés. Les proportions sont grandioses et les parties anatomiques parfaitement entendues. Le cavalier est majestueux, et, pour être vêtu d’une armure de fer, ne saurait être assis avec plus d’aisance et de souplesse. Nous ne croyons pas faire injure au progrès, ajoute Cicognara, en doutant que depuis on ait jamais produit quelque chose de mieux en ce genre. » Certes, personne ne refusera de souscrire avec nous à ces paroles de l’illustre historien si l’on songe que les tristes statues équestres de Pierre le Grand à Saint-Pétersbourg, de Charles Ier et de Guillaume, à Londres ; de Louis XIII et de Louis XIV, à Paris, sont les dernières expressions d’un art qui se débat aujourd’hui dans les convulsions de l’agonie.

NOTES.

(1) Ce cheval est celui qui fut transporté sur la place du Capitole par l’ordre de Paul III qui lui fit construire un piédestal de la plus rare beauté.

(2) Le tombeau de Jean et de Pierre de Médicis a été gravé par Cornelius Cort. Cette estampe se trouve dans la bibliothèque Corsini, et le Gori en parle dans le premier volume de ses Iscrizioni de la Toscane.

(3) Le poids de ces deux statues est de 1981 livres. Elles furent payées 476 florins à Andrea.

(4) C’est-à-dire dans la première cour du Palais-Vieux que le duc habitait alors.

(5) La boule fut mise sur la coupole le 28 mai 1472. Elle pesait 4368 livres. Détruite par la foudre, on la remplaça par une autre un peu plus grande.

(6) Ce capitaine est Bartolommeo Colleoni, dont parlent tous les historiens de son temps et dont la vie a été écrite par le Spini.

(7) Voyez la narration de ce fait dans la vie de Vellano de Padoue, Tome II, p. 369.

(8) On a découvert sous le ventre du cheval ces paroles :

Alexander Leopardus f. v. opus.

Leopardi fondit la statue équestre de B. Colleoni. Sur son tombeau, qui était dans le cloître de Sauta-Maria-dell’Orto, à Venise, on lit l’inscription suivante

DOMUM MATERNAM

ALEXANDER LEOPARDUS
SVISQ. POS.
AN. XV.
POST ILL. BARTHOLOMÆI
COLET STATUÆ BASIS
IDEM OPIFEX

M. D. X.

(9) Le Gello, dans les Caprici del Bottajo (édition du Torrentino), raconte le même fait.

(10) Ce tombeau fut transporté près de la porte latérale désignée sous le nom de Calderini. — Voyez les Pitture di Bologna de l’Ascolo.

(11) L’inscription dit :

S. Michaelis de Cionis et suorum et

Andreæ Verrocchii Dominici Michaelis
qui obiit. Venetiis

MCCCCLXXXVIII

Il faut traduire l’S par sepulcrum et non par Ser, comme l’a fait Vasari.

(12) Dans la première édition de Vasari, on lit que l’on composa en l’honneur d’Andrea Verocchio cette épitaphe :

Se il mondo adorno resi,

Mercè delle belle opre alte e superne
Son di me lumi accesi

Fabbriche, bronzi, marmi in statue eterne.

(12) Cet ouvrage a été détruit.

  1. Pausanias, lib. II c. XXII.
  2. Id., lib. V, p. 439.
  3. Id., lib. VI, p. 474.
  4. Ælian., Var. hist., lib. IX, c. XXXII.
  5. Pausau., lib. VIII, p. 688.
  6. Plin., lib. XXXIV.
  7. Id., ibid.
  8. Chishull., Ins. asiat., p. 52, N. 35.
  9. Pausan., lib. I, c. XXII.
  10. Denys d’Halicarnasse. ― Plutarque, Vie de Romulus.
  11. Plin., lib. XXXV, c. XIV.
  12. Plutarque, Vie de Publicola, p. 188.
  13. Plin., lib. XXXIV, c. II.
  14. Id., ibid.
  15. Senec., Consolat. ad Marciam.
  16. Plin., lib. XXXIV, c. XVIII.
  17. Tit.-Liv. Iib., XXXVII, c. III.
  18. Tacit, Annal. lib. II.
  19. Winckelm., lib. VI, C. VII.
  20. Citons en passant une curieuse anecdote dont Winckelmann est le héros. Mais, pour qu’on ne nous accuse pas de présenter sous une couleur forcée un fait qui honore peu le tact de l’illustre prôneur de l’art romain, nous transcrirons textuellement la version de M. Huber, son traducteur et son apologiste. « M. Casanova fit quelques tableaux dans lesquels il imita entièrement le goût des peintures d’Herculanum. On avertit Winckelmann, sous main, qu’on venait de faire d importantes découvertes en fait de peinture. Après qu’on eut excité sa curiosité sur ces prétendus antiques, on les lui fit voir mystérieusement, et on les lui vanta comme des chefs-d’œuvre de l’art... Winckelmann donna entièrement dans le panneau sur ces peintures, et en fit une description emphatique, qu’il inséra dans l’Histoire de l’art. À peine cet ouvrage eut-il paru, que M. Casanova se déclara l’auteur des prétendus chefs-d’œuvre. » —Vie de Winckelmann par Huber, p. CXIII, Leipsick, 1781. Winckelman confirme lui-même ces détails dans une lettre, du 4 janvier 1765, où il s’exprime ainsi : « J’ai été cruellement trompé par un homme qui pouvait se vanter d’avoir été mon ami. Cet homme, dans le temps que j’avais la plus grande confiance en lui, m’a donné de fausses notions sur des tableaux qu’il m’a dit anciens et qui étaient de son invention. Après m’en avoir imposé par ces prétendus antiques, il m’en a fait les dessins, dont deux sont gravés et se trouvent insérés dans mon Histoire de l’art, etc., etc. — Il va sans dire que Winckelmann, après avoir reconnu sa méprise, ne trouva plus magnifiques les peintures chefs-d’œuvre antiques.
  21. Procop. de Ædif. lib. I, c. II, p. 25. — Aleman., Not. in Procop. Hist. arcan. c. VIII, p. 110 ; c. x, p. 123.