Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/21


ANTONIO ET PIERO BEL POLLAIUOLO,

PEINTRES ET SCULPTEURS FLORENTINS.

Beaucoup d’artistes humbles et timides ne s’attaquent d’abord qu’aux choses les plus vulgaires, mais avec le talent leur courage s’accroît peu à peu, ils abordent de plus hautes entreprises, et finissent par élever leurs pensées jusqu’au ciel. Souvent aussi ils rencontrent une veine féconde qu’ils exploitent avec tant de bonheur, que leurs descendants eux-mêmes s’en ressentent largement. Glorieuse est la vie de ces hommes dont les œuvres réclament les applaudissements du monde entier. Ainsi, Antonio et Piero del Pollaiuolo se distinguèrent, entre tous leurs contemporains, par le rare talent qu’ils durent à leur rude travail.

Ils naquirent tous deux à Florence peu d’années l’un après l’autre. Leur père était de pauvre et basse condition, mais il sut reconnaître le génie de ses fils. Comme il n’avait pas le moyen de les diriger vers les belles-lettres, il plaça Antonio près de Bartoluccio Ghiberti pour apprendre le métier d’orfévre ; et fit entrer Piero dans l’atelier d’Andrea dal Castagno pour étudier la peinture. Antonio, poussé par Bartoluccio, posséda bientôt l’art de monter les joyaux, et de cuire au feu les émaux sur argent, et devint le plus habile praticien d’alors. Dans ce temps, Lorenzo Ghiberti, qui s’occupait des portes de San-Giovanni, ayant remarqué la manière d’Antonio, l’appela auprès de lui avec plusieurs autres jeunes gens, et le mit à travailler sur une des guirlandes qu’il avait en main. Antonio y introduisit une caille à laquelle il ne manque que le don de voler, tant elle est parfaite. Il ne tarda pas à surpasser tous ses rivaux par la correction de son dessin, la richesse de son imagination et le fini de son travail.

Sa réputation grandit rapidement, et bientôt il se sépara de Bartoluccio et de Lorenzo pour ouvrir sur la place del Mercato-Nuovo une magnifique boutique où il exerça avec distinction l’état d’orfévre pendant maintes années. Il dessinait continuellement, et modelait en relief diverses fantaisies qui, en peu de temps, le placèrent au premier rang des maîtres en ce genre.

À la même époque, Maso Finiguerra jouissait d’une renommée éclatante et méritée. Jamais personne ne s’était encore rencontré qui sût graver, ou ciseler, autant de figures que lui dans un grand ou un petit espace, ainsi que le prouvent certaines Paix (Paci), représentant des sujets de la Passion du Christ qu’il exécuta pour San-Giovanni de Florence  (1). Finiguerra était très-bon dessinateur. Nous conservons, dans notre recueil, une foule de ses aquarelles représentant des figures nues et drapées et des sujets variés. Antonio se déclara le coucurrent de cet artiste, et mit au jour plusieurs morceaux où il l’égala par le soin et le fini, et où il le surpassa par le dessin. Les consuls de la communauté des marchands, frappés de la supériorité d’Antonio, le chargèrent d’exécuter, pour l’autel de San-Giovanni, quelques ornements en argent qu’il conduisit à fin avec une perfection que tout le monde s’accorde à reconnaître. Il avait choisi pour sujets le Repas d’Hérode et la Danse d’Hérodiade. Mais on admire surtout le saint Jean, entièrement ciselé, qui occupe le milieu de l’autel. Les consuls demandèrent ensuite à Antonio des chandeliers d’argent, hauts de trois brasses, et une croix en proportion. Il s’acquitta de ces différents travaux de façon à exciter l’étonnement de ses compatriotes et des étrangers. Tous les ouvrages en or, en argent et en émail d’Antonio lui coûtèrent des peines incroyables  (2). Parmi ses émaux coloriés au feu, nous citerons les Paix de San-Giovanni auxquelles le pinceau le plus délicat ne pourrait presque rien ajouter. Beaucoup d’autres, non moins merveilleux, et qui lui sont dus également, se trouvent dans les églises de Florence, de Rome et de différentes villes de l’Italie. Il enseigna ses procédés à Mazzingo, Florentin, à Giuliano del Facchino et à Giovanni Turini de Sienne. Ce dernier laissa ses rivaux bien loin derrière lui dans cet art qui, depuis Antonio di Salvi, auteur de la grande croix d’argent de l’abbaye de Florence, n’a produit rien de bien remarquable, et malheureusement les émaux des Pollaiuolo et des autres maîtres ont été, pendant la guerre, ou détruits ou fortement endommagés par le feu. Antonio prévit bien, du reste, que cet art était peu propre à conserver la mémoire de celui qui l’exerce : aussi l’abandonna-t-il pour la peinture, dont il alla étudier les secrets auprès de son frère Piero. Aiguillonné par une noble ambition, plus que par l’amour du gain, en peu de mois il devint d’une habileté extraordinaire. Il s’associa avec Piero pour exécuter quantité de tableaux. Ils peignirent ensemble, entre autres choses, un tableau à l’huile placé sur l’autel de la chapelle du cardinal de Portogallo, à San-Miniato-al-Monte, hors de Florence, et représentant saint Jacques, apôtre ; saint Eustache et saint Vincent. Piero peignit à l’huile sur la muraille, d’après la méthode qu’il avait apprise d’Andrea dal Castagno (3), quelques Prophètes, dans les angles de la même chapelle, au-dessous de l’architrave, et une Annonciation avec trois figures, dans un cadre demi-circulaire. Pour les capitaines di Parte, il fit également à l’huile une Madone et l’enfant Jésus, entourée de chérubins. En compagnie de son frère Antonio, il orna un pilastre de San-Michele-in-Orto d’une peinture à l’huile et sur toile, représentant l’ange Raphaël et Tobie. Encore avec Antonio, il figura quelques Vertus dans la salle du tribunal de la Mercatanzia, de Florence. Dans la salle du Proconsolo, où se trouvaient déjà les images de Zanobi da Strada, poète florentin, et de Domenico Acciaiuoli, il laissa le portrait du savant Giannozzo Manetti, et celui de Messer Poggio, secrétaire de la seigneurie de Florence, qui écrivit l’histoire florentine après Messer Lionardo, d’Arezzo (4). À San-Sebastiano des Servites, il fit dans la chapelle des Pucci le tableau de l’autel, que l’on regarde comme son plus beau morceau. Cette peinture renferme des chevaux admirables, des nus et des figures en raccourci d’une rare perfection, et un saint Sébastien qui est le portrait fidèle de Gino, fils de Lodovico Capponi. On y remarque, en outre, un archer qui se baisse pour charger son arbalète, qu’il tient appuyée contre sa poitrine. Ses veines et ses muscles gonflés expriment énergiquement ses puissants efforts. Les diverses attitudes des autres personnages témoignent du soin extraordinaire que notre arliste apporta à cet ouvrage, qu’il acheva l’an 1475. Il fut bien récompensé de son travail par Antonio Pucci, qui le lui paya trois cents écus, en disant qu’il croyait lui donner à peine le prix de ses couleurs. Animé d’un nouveau courage, Pollaiuolo peignit à San-Miniato-fra-le-Torri un saint Cristophe haut de dix brasses, qui se rapproche beaucoup du style moderne, et qui est la figure la mieux proportionnée que l’on eût encore jamais vue dans cette grandeur (5). Il fit ensuite, pour une chapelle de San-Marco, un Crucifix avec un saint Antonin (6), et, dans le palais de la seigneurie de Florence, un saint Jean-Baptiste qui orne la porte de la Catena. Dans le palais Médicis, il exécuta pour le vieux Laurent trois tableaux, dont chacun, haut de cinq brasses, contient un sujet tiré de l’histoire d’Hercule. Le premier représente Antée expirant entre les bras d’Hercule, qui, les dents serrées, les muscles et les nerfs tendus, réunit tous ses efforts pour étouffer son ennemi. Le second montre Hercule pressant sous son genou le lion de Némée, et déchirant de ses deux mains la gueule de ce terrible animal, qui, en se défendant, lui laboure profondément les bras avec ses griffes. Hercule tuant l’hydre de Lerne forme le sujet du troisième tableau, qui est véritablement merveilleux. Le serpent surtout est d’un coloris si vif et si vrai, que l’on n’aurait pu rien faire de mieux. Le venin et le feu qui jaillissent des yeux et de la gueule du monstre furieux sont rendus avec un art qui mérite tous nos éloges (7). Antonio Pollaiuolo est aussi l’auteur du Crucifix et du saint Michel combattant le serpent, que possède la confrérie de Sant’-Angelo d’Arezzo. Le saint Michel paraît envoyé par le ciel pour venger Dieu de l’orgueil de Lucifer. C’est, sans contredit, une des meilleures productions d’Antonio.

Il entendait les nus mieux que tous les peintres qui l’avaient précédé. Il avait étudié l’anatomie en écorchant des cadavres, et il fut le premier à étudier le jeu des muscles dans les figures. Il reste de lui la fameuse gravure sur cuivre des Combattants nus, et diverses estampes bien supérieures à celles des maîtres qui avaient paru avant lui. Antonio était donc devenu justement célèbre parmi les artistes, lorsqu’il fut chargé de jeter en bronze le tombeau d’Innocent, successeur de Sixte IV. Ce monument, sur lequel il représenta Sa Sainteté assise et donnant sa bénédiction, fut placé à Saint-Pierre, près de la chapelle où l’on conserve la lance du Christ. Antonio est également l’auteur du somptueux mausolée surmonté de la statue couchée de Sixte IV, que l’on voit dans la chapelle qui porte le nom de ce pontife. On dit qu’il donna aussi au pape Innocent le dessin du palais du Belvédère, dont il abandonna la construction à d’autres maîtres, parce qu’il n’avait pas l’habitude nécessaire pour conduire de semblables travaux.

Antonio et Piero amassèrent de grandes richesses, et moururent tous deux l’an 1498, peu de temps l’un après l’autre. Ils furent honorablement ensevelis par leurs parents, à San-Piero-in-Vincula. Pour conserver leur mémoire, on sculpta leurs portraits près de la porte du milieu, en entrant, à gauche dans l’église. Au-dessous de ces médaillons de marbre, on grava l’épitaphe suivante :

Antonius Pullarius patria florentinus pictor insignis, qui duor. pont. Xisti et lnnocentii, ærea monument. miro opific. expressit re famil. composita ex test. hic se cum Petro fratre condi. voluit. Vixit an. LXXII. Obiit an. sal. MIID.

Antonio exécuta en bas-relief et en bronze une belle bataille qui fut envoyée en Espagne, et dont tous les artistes de Florence ont une épreuve en plâtre. Après sa mort, on trouva les dessins de la statue équestre de François Sforza, duc de Milan, qu’il avait faits pour Ludovic Sforza. Nous les conservons précieusement dans notre recueil. L’un représente François Sforza tenant Vérone sous ses pieds, et l’autre un piédestal orné de batailles sur ses faces, et surmonté d’un guerrier renversé que franchit un coursier fougueux guidé par le duc de Milan. Je n’ai jamais pu découvrir la raison qui a empêché Antonio de mettre en œuvre ces projets.

Il laissa quelques médailles d’une beauté remarquable, et, entre autres, celle de la Conjuration des Pazzi, où l’on admire les têtes de Laurent et de Julien de Médicis. Sur le revers, on voit le chœur de Santa-Maria-del-Fiore, et le terrible drame qui s’y passa. Il est inutile de parler de ses médaillons de divers pontifes, et de plusieurs autres choses qui sont connues de tous les artistes.

Il avait soixante-deux ans lorsqu’il mourut, et son frère Piero soixante-cinq ans. Parmi ses nombreux élèves, on compte Andrea del Sansovino. Son bonheur voulut qu’il rencontrât des papes riches et puissants, et que sa patrie jouît d’une paix profonde qui lui permit de prendre librement son essor, que la guerre, ennemie des arts et des sciences, aurait pu arrêter.

On fit sur ses dessins, pour San-Giovanni de Florence, deux dalmatiques, une chasuble et une chape de brocart, tissues d’un seul morceau sans aucune couture. Divers traits de la vie de saint-Jean formèrent les ornements, et furent divinement brodés par Paolo de Vérone, le plus habile artiste en ce genre. Il rendit les figures avec l’aiguille, aussi bien qu’Antonio aurait pu le faire avec le pinceau. On ne sait vraiment ce qu’on doit le plus admirer du beau dessin de l’un, ou de l’étonnante patience de l’autre. Cet ouvrage demanda vingt-six années de travail. Les broderies furent exécutées au point serré, qui, outre la solidité qu’il présente, a l’avantage de produire exactement l’effet d’une peinture. Cette manière de broder est presque entièrement perdue aujourd’hui. On a adopté un point plus large, qui est moins durable et moins agréable à l’œil.



Tous les historiens, à commencer par Vasari, ont attribué un égal mérite et ont fait une part égale de gloire à Antonio et à Piero del Pollaiuolo. Il y a cependant une si énorme différence entre ces deux hommes, que l’œil le moins exercé aurait dû en être frappé. Antonio tendit de tous ses efforts et réussit à s’universaliser. Piero, au contraire, sembla s’appliquer à se spécialiser. Doué d’un génie avide et inquiet, qui le poussait aux entreprises les plus ardues et les plus variées, Antonio aborda avec une heureuse intrépidité l’orfévrerie, les nielles, la gravure, la peinture et la sculpture. Esprit peu audacieux sinon timide, Piero ne s’adressa qu’à la peinture, et serait sans doute resté stationnaire, s’il n’eût été forcé de marcher en avant par son frère Antonio, auquel il avait enseigné les procédés élémentaires du coloris, mais qui, d’un bond, le laissa bien loin en arrière. Piero, de lui-même, n’aurait jamais osé franchir les limites traditionnelles de ses prédécesseurs ; jamais il ne se serait aventuré dans des sentiers non déjà battus ; tandis qu’Antonio, désireux d’agrandir le domaine de l’art, se lança de son propre mouvement dans la route nouvelle que lui ouvrirent ses études anatomiques. Il rendit ainsi un immense service que personne n’a méconnu, mais dont tout le monde aussi a eu le tort de faire partager l’honneur à son frère Piero. Et c’est particulièrement contre cette injustice, ou plutôt cette distraction, que nous avons voulu nous inscrire ; car elle ne conduit à rien moins qu’à priver Antonio de son titre le plus beau, du titre d’initiateur à la science de l’organisation du corps humain, du titre de précurseur du divin Michel-Ange.

NOTE.

(1) Voyez les Simbole de Gori.

(2) Parmi les ouvrages d’Antonio le Baldinucci, Dec. VI, part. II, sec. 3, p. 117, mentionne un heaume d’argent qui fut donné au comte d’Urbin l’an 1472 par la république de Florence.

(3) Voyez la vie d’Andrea dal Castagno, pag. 57 de ce volume.

(4) Les portraits du Poggio et de Gianozzo Manetti étaient dans la salle d’audience du Proconsolo, mais ils ont disparu.

(5) Ce saint Christophe a été entièrement gâté par des retouches.

(6) Lorsque cette chapelle fut reconstruite sur les dessins du Bologna, on substitua un tableau d’Allori à celui du Pollaiuolo.

(7) Le saint Michel ayant été fort endommagé fut vendu par la confrérie de Sant’-Angelo d’Arezzo l’avocat Francesco Rossi.