Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 3/12

MINO DA FIESOLE,
SCULPTEUR.


Celui dont tous les efforts ne tendent qu’à imiter un maître dont il affectionne le mode de poser les figures, d’animer les têtes ou de jeter les draperies, produira, avec le temps et l’étude, des résultats qui peut-être pourront paraître semblables ; mais, à coup sûr, il n’obtiendra jamais la perfection. Que l’on prenne la nature pour modèle, que par une longue pratique on se crée un style, on trouvera constamment l’imitation de la nature, rien de mieux ; mais si on se borne à reproduire la manière d’un autre, on se condamne à toujours demeurer en arrière. On a beau s’approcher de la nature, on ne la saisit jamais complètement ; on a beau choisir ses plus belles parties, on n’égale jamais l’harmonie de son ensemble : ainsi, un servile copiste, tout en suivant son maître d’aussi près que possible, n’arrive jamais à la hauteur où celui-ci s’est placé. Que d’artistes, hélas ! ont abandonné la nature pour jouer le triste rôle de contrefacteurs ! Quelle sanglante injure pour leur génie ! Si, au contraire, ils se fussent livrés à l’étude de la nature, n’auraient-ils pas pris un large et brillant essor ? Ces reproches peuvent s’appliquer à Mino da Fiesole. Assez heureusement organisé pour faire tout ce qu’il aurait voulu, ce sculpteur se laissa séduire par la manière gracieuse de Desiderio da Settignano, qui lui sembla supérieure à la nature qu’aussitôt il tint en mépris ; c’est pourquoi tous ses ouvrages ont un cachet de grâce superficielle plutôt que de science profonde. Mino, fils de Giovanni, naquit sur le mont de Fiesole, ville située non loin de Florence. Il fut placé auprès du jeune et habile sculpteur Desiderio da Settignano, pour apprendre l’art de tailler les pierres ; mais, en même temps, il s’exerça à modeler en terre les sculptures de son maître. Desiderio, frappé de la fidélité de ces copies, pour l’encourager, le mit à travailler sur ses propres blocs. Il fut récompensé par les progrès rapides et la reconnaissance de son élève, qui appréciait vivement les soins qu’il mettait à lui dévoiler les secrets du métier. Mino était donc sur le point de devenir tout à fait habile, lorsque, pour son malheur, Desiderio mourut. Désespéré de cette perte, il quitta Florence, et se rendit à Rome, où il fut employé par des sculpteurs qui travaillaient alors à ces tombeaux de cardinaux qui, après avoir longtemps orné l’église de Saint-Pierre, ont été jetés à terre pour permettre de construire la nouvelle basilique. Mino ne tarda pas à voir son talent apprécié. Le cardinal Guglielmo Destovilla, auquel sa manière plaisait, le chargea d’élever, à Santa-Maria-Maggiore, l’autel où se trouve le corps de saint Jérôme, et de l’orner de bas-reliefs représentant divers traits de la vie de ce bienheureux. Mino introduisit le portrait du cardinal dans ces compositions, qu’il mena à bonne fin. Il enrichit ensuite d’armoiries le palais que, par l’ordre de Paul II, on bâtissait San-Marco, et il eut à exécuter le mausolée de ce pontife, qui ne tarda pas à mourir. Deux années lui suffirent pour achever ce monument, qui fut à cette époque regardé comme le plus riche en figures et en ornements que l’on eût jamais vu. Renversé par Bramante, il était depuis maintes années enseveli sous les décombres, lorsque, l’an 1547, des Vénitiens le rétablirent près de la chapelle du pape Innocent.

Quelques personnes attribuent ce tombeau à Mino del Reame ; mais c’est à tort il est indubitablement dû au ciseau de Mino da Fiesole. À la vérité, Mino del Reame est l’auteur de plusieurs figurines du soubassement. On affirme encore qu’il s’appelait Dino, et non Mino. Mais revenons au nôtre. Dès qu’il eut terminé, à la Minerva, un mausolée sur lequel on voit la statue de Francesco Tornabuoni, et différents travaux qui consolidèrent sa réputation, il retourna, muni d’une bonne somme d’argent, à Fiesole, où il se maria. À peine était-il arrivé dans cette ville, qu’il y fit, pour les religieuses delle Murate, avec tout le soin dont il était capable, un tabernacle de marbre, en demi-relief, qui devait renfermer le Saint-Sacrement. Il ne l’avait pas encore mis en place lorsque les religieuses de Sant’ Ambruogio lui confièrent le soin d’exécuter un autre tabernacle plus richement orné, dans lequel elles voulaient déposer la relique du miracle du Saint-Sacrement (1). Mino les satisfit si bien, qu’elles lui donnèrent tout ce qu'il demanda pour le prix de son ouvrage.

À la prière de Messer Diotisalvi Neroni, il entreprit un petit bas-relief représentant la Vierge et son Fils entre saint Laurent et saint Léonard. Ce morceau était destiné aux prêtres ou au chapitre de San-Lorenzo ; mais il est resté dans la sacristie de l’abbaye de Florence. Pour ces moines, Mino sculpta en relief une Madone et l’enfant Jésus, dans un cadre circulaire en marbre qui fut placé au-dessus de la porte principale de l’église.

Il fit ensuite le tombeau du magnifique Messer Bernardo, chevalier de’ Giugni, qui, par ses vertus, mérita que ses frères rendissent cet hommage à sa mémoire. Ce tombeau, surmonté de la statue de Messer Bernardo, est accompagné d’une figure de la Justice, qui rappellerait complètement la manière de Desiderio, si ses draperies n’étaient pas mesquinement attaquées. On le voit dans l’abbaye de Florence, dont l’abbé et les moines, en reconnaissance des biens et des priviléges qu’ils avaient reçus du comte Ugo, fils du marquis Hubert de Magdebourg, commandèrent à Mino d’élever, en l’honneur de ce seigneur, un superbe mausolée en marbre de Carrare. Ce fut le chef-d’œuvre de notre artiste. Quelques enfants qui soutiennent les armes du comte ont une grâce ravissante. La statue du comte et une figure de la Charité, environnée d’enfants, sont d’une exécution très-soignée. On peut en dire autant d’une Madone et d’un enfant Jésus que Mino s’efforça de traiter dans la manière de Desiderio. Certes, il aurait été loin s’il se fût un peu préoccupé de l’étude de la nature. Ce mausolée coûta seize cents livres, et fut achevé l’an 1481. Mino, bientôt après, fit celui de Leonardo Salutati, évêque de Fiesole, dans une chapelle de l’évêché. Il y représenta ce prélat d’après nature, revêtu de ses habits sacerdotaux. Il sculpta en marbre, pour le même évêque, une tête de Christ de grandeur naturelle, qui fut léguée à l’hôpital degl’Innocenti. Le révérend don Vincenzio Borghini, amateur passionné des beaux-arts, la conserve aujourd’hui parmi ses morceaux les plus précieux.

Dans la paroisse de Prato, Mino laissa une chaire entièrement en marbre, qui repose sur des ornements de son invention, au coin du chœur, presque au milieu de l’église. Il la décora de sujets en bas-reliefs, tirés de la vie de la Vierge, et si bien assemblés qu’on les croirait taillés dans un seul bloc.

On doit encore au ciseau de Mino le portrait de Pierre de Médicis et celui de sa femme. Ces deux bustes sont très-ressemblants. Pendant plusieurs années, ils ont demeuré au-dessus de deux portes de la chambre de Pierre, dans le palais Médicis ; depuis, ils ont été transportés, avec une foule d’autres images d’hommes célèbres de la même famille, dans la galerie du duc Cosme.

Mino est également l’auteur de la Madone en marbre qui est aujourd’hui dans la salle de la corporation des fabricants. Il envoya à Pérouse, à Messer Baglione Ribi, un tabernacle entre un saint Jean et un saint Jérôme en demi-relief, qui fut placé à San-Piero, dans la chapelle del Sagramento. Enfin la cathédrale de Volterre possède de lui le tabernacle du Saint-Sacrement et les deux anges qui l’accompagnent. Cet ouvrage a obtenu les suffrages de tous les artistes.

Mino ayant voulu, un jour, remuer, sans aucun aide, certaines pierres fort pesantes, se fatigua de telle sorte qu’il gagna une pleurésie dont il mourut. Il fut honorablement enseveli, l’an 1486, par ses amis et ses parents, dans le cloître de Fiesole. Je conserve son portrait dans mon recueil, mais l’auteur m’en est inconnu. Il me fut donné, avec quelques beaux dessins exécutés à la mine de plomb, par Mino lui-même (2).


Nous nous associons de tout cœur à l’indignation que Vasarj professe contre ces artistes, si l’on doit leur conserver ce nom, qui jouent le triste rôle de contrefacteurs, de serviles copistes. Mais nous ne saurions consentir à ranger avec lui, dans cette catégorie, Mino da Fiesole, l’un des hommes les plus méritants du quinzième siècle, et nous repoussons de toutes nos forces les reproches immérités qu’il lui adresse. Mino imita mais ne copia pas Desiderio da Settignano. Or, entre imiter et copier, la différence est énorme. L’imitation n’exclut ni l’originalité, ni l’invention. L’idée de copie est inséparablement liée à celle d’une lourde et stérile banalité. Titien fut l’imitateur du Giorgione, Jules Romain de Raphaël, Ribeira du Caravage et du Corrège, Jordaens de Rubens ; eh bien ! osera-t-on en conclure que ces hommes ne sont ni originaux, ni inventeurs ? Il est des imitations qui mettent en jeu toutes les facultés du sentiment et du génie, et qui équivalent à des créations. Il est des assimilations qui, heureusement élaborées, sont de véritables inventions. On peut battre le même sentier que les autres, sans pour cela se traîner sur leurs traces, sans pour cela ne poser le pied que sur l’empreinte de leurs pas. Enfin on peut imiter l’esprit des œuvres des autres, sans pour cela en copier la lettre.

NOTES.

(1) Le miracle que rappelle ici Vasari est longuement raconté par le Villani, lib. VI, cap. 8. — On peut le faire connaître en peu de mots : Un prêtre, ayant quelques doutes sur la transubstantiation, vit l’hostie consacrée se changer en chair.

(2) « Peu de temps après la mort de Mino, » dit Vasari dans sa première édition, « on lui fit cette épitaphe : »

 
Desiderando al pari

Di Desiderio andar nella bell’ arte,
Mi trovai tra que’ rari

A cui voglie si belle il ciel comparte.