Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/Préface de l’auteur

PRÉFACE DE L’AUTEUR.

La plupart des écrivains prétendent que la peinture et la sculpture furent trouvées par les Égyptiens ; d’autres attribuent aux Chaldéens les premières figures en relief et accordent aux Grecs l’invention du pinceau et de la couleur ; mais moi, je soutiens que le dessin, ce principe créateur et vivifiant de la peinture et de la sculpture, posséda toute sa perfection dès l’origine des choses. Quand Dieu eut fait le monde et orné le ciel de corps lumineux, il traversa avec son intelligence la limpidité de l’air, descendit sur la terre et forma l’homme. Qui donc osera dire que ce modèle pétri par la main du Tout-Puissant n’offrît pas le type parfait de toutes les beautés que réclame la sculpture, et de la morbidesse et du choc harmonieux des lumières et des ombres que cherche la peinture ?

Le divin architecte du temps et de la nature ne tira pas sans motif la première image de l’homme du limon de la terre. Il voulut montrer que la perfection doit sortir de l’imperfection. Ainsi voyons-nous les sculpteurs et les peintres corriger, effacer, et retoucher leurs ébauches avant de les amener au point qu’ils désirent.

On ne peut affirmer avec certitude que les hommes aient pratiqué avant le déluge la peinture et la sculpture. Cependant rien n’est plus croyable ; car, deux cents ans seulement après le déluge, Bélus, fils du superbe Nemrod, fit sculpter une idole ; et sa bru, la fameuse Sémiramis, orna Babylone de diverses figures d’animaux peints et coloriés, de sa propre statue et de celles de Ninus, son mari, de son beau-père, de sa belle-mère et de son arrière-belle-mère, auxquels Diodore donne les noms de Jupiter, de Junon et d’Opis. Ces statues servirent peut-être de modèles aux Chaldéens pour tailler les figures de leurs dieux, puisque la Genèse nous apprend que cent cinquante ans après, Rachel, en fuyant la Mésopotamie avec Jacob son mari, déroba les idoles de son père Laban. De même que les Chaldéens, les Égyptiens s’adonnèrent à la peinture et à la sculpture, comme le prouvent le tombeau merveilleux du roi Osimandias longuement décrit par Diodore, et la loi de Moïse, portant peine de mort contre ceux qui feraient des images. En descendant de la montagne, Moïse trouva le veau d’or solennellement adoré par son peuple. Furieux de voir les honneurs divins accordés à cette vile idole, il la rompit, la réduisit en poudre, et ordonna aux lévites de passer au fil de l’épée plusieurs milliers des coupables enfants d’Israël. Le crime consistait dans l’adoration et non dans la fabrication des statues ; car on lit dans l’Exode que Dieu accorda lui-même l’art de travailler le marbre et toutes sortes de métaux à Béseléel, de la tribu de Juda, et à Ooliab, de la tribu de Dan, qui, pour ranimer la ferveur du peuple, exécutèrent les deux chérubins d’or, les chandeliers, le voile, les broderies des vêtements des prêtres et le tabernacle.

Les hommes, voulant dans leur orgueil rester immortels, trouvèrent donc le moyen de sculpter des statues. Selon Diodore, les Éthiopiens découvrirent cet art, les Égyptiens le possédèrent ensuite et le transmirent aux Grecs. Du temps d’Homère, la peinture et la sculpture étaient arrivées à toute leur perfection, si l’on ajoute foi à l’admirable description du bouclier d’Achille, que le divin poëte nous a laissée ; d’un autre côté, Lactantius Firmianus assure que Prométhée fut l’inventeur de la sculpture, et qu’à l’exemple de Dieu il façonna l’image de l’homme avec le limon de la terre. Enfin Pline écrit que l’Égypte fut redevable de l’art du dessin à Gigès de Lydie, qui s’avisa de suivre et de circonscrire avec un charbon le contour de l’ombre que son corps projetait sur un mur. On se contenta de ces profils, ajoute Pline, jusqu’au moment où Philoclès d’Égypte, Cléante, Ardice de Corinthe et Téléphanes de Sicyone imaginèrent de les colorier. Chez les Grecs, Cléophante de Corinthe fut le premier qui peignit, et Apollodore le premier qui se servit du pinceau. La Grèce vit fleurir, entre autres artistes célèbres, les peintres Polygnote de Thasos, Zeuxis, Timagoras, Aglaophon et le fameux Apelle si justement apprécié par Alexandre-le-Grand, les statuaires Phidias d’Athènes, Praxitèle et Polyclète, les graveurs Lysippe et Pirgotèle, et le sculpteur en ivoire Pygmalion qui, dit-on, donna la vie à une statue.

À Rome, la peinture était en si haut crédit, que ceux qui la cultivèrent obtinrent le titre de citoyen et de grandes dignités. Un décret défendait aux esclaves d’exercer cet art dans la ville, et si quelques-uns venaient par hasard à s’y distinguer, on leur accordait la liberté et d’honorables récompenses. Les Romains avaient un tel respect pour les beaux-arts, que, lors du siége de Syracuse, Marcellus voulut non seulement que l’on traitât avec égard un peintre fameux, mais encore que l’on épargnât un quartier où se trouvait un tableau précieux qui servit ensuite à orner son triomphe. Lorsque Rome eut presque entièrement dépouillé le monde, elle s’empara des artistes et de leurs chefs-d’œuvre ; ainsi elle dut aux étrangers plus qu’à ses propres citoyens les statues qui la rendent si belle. On avait pu en compter plus de trente mille en bronze et en marbre dans la petite île de Rhodes, non moins à Athènes, un bien plus grand nombre à Olympie et à Delphes ; à Corinthe elles étaient incalculables. Ne sait-on pas que Nicomède, roi de Lycie, livra presque toutes les richesses de son peuple en échange d’une Vénus de Praxitèle ? Attale ne fit-il pas de même ? Il paya plus de six mille sesterces un Bacchus peint par Aristide. Ce tableau fut placé avec une pompe extraordinaire par Lucius Mummius dans le temple de Cérès à Rome. Mais, malgré tous les honneurs rendus à la noblesse de la peinture, il faut avouer que l’on ne sait rien de certain sur son origine. Nous l’avons déjà dit, on la voit pratiquée dès les plus anciens temps chez les Chaldéens ; certains auteurs attribuent son invention aux Éthiopiens, et les Grecs s’en font eux-mêmes honneur. Peut-être ne serait-il pas déraisonnable de penser qu’elle exista encore plus anciennement chez les Toscans, comme l’affirme notre Leon-Battista Alberti. Le merveilleux tombeau de Porsenna à Chiusi ne viendrait-il pas justifier cette opinion ? Il y a peu de temps, n’a-t-on pas déterré, entre les murs du labyrinthe, quelques tuiles en terre cuite, ornées de figures en demi-relief d’un travail si délicat, qu’il est facile de reconnaître que déjà à cette époque l’art était arrivé à l’apogée de la perfection ? Ne voyons-nous pas chaque jour de nombreux fragments de ces vases rouges et noirs d’Arezzo couverts d’admirables figurines, de bas-reliefs et de petits masques qui dénotent, chez les maîtres de cet âge reculé, la plus haute habileté ? Les statues trouvées à Viterbe, au commencement du pontificat d’Alexandre VI, n’annoncent-elles pas que la sculpture était en honneur en Toscane ? On ne saurait dire précisément à quel siècle elles remontent ; mais leur style, le mode des tombeaux et des fabriques, les inscriptions en lettres toscanes, indiquent suffisamment qu’elles sont de toute antiquité et qu’elles appartiennent à un temps où les arts étaient cultivés avec un rare bonheur. Devons-nous fournir des preuves plus convaincantes encore ? De nos jours, c’est-à-dire l’an 1554, n’a-t-on pas rencontré, en creusant les fortifications d’Arezzo, la Chimère en bronze de Bellérophon ? Cette figure, dans le style étrusque, montre que très-anciennement l’art n’avait plus aucun progrès à désirer en Toscane. On présume, car personne n’entend aujourd’hui la langue étrusque, que quelques lettres gravées sur une griffe expriment soit une date, soit le nom du sculpteur ou de la figure. Ce morceau précieux par sa beauté et son antiquité a été placé par le duc Cosme dans la salle des stances neuves de son palais où j’ai peint les actions du pape Léon X. Le seigneur duc possède également plusieurs statues en bronze du même style, qui ont été trouvées dans le même endroit. Quoi qu’il en soit, les ténèbres qui enveloppent les antiquités grecques, éthiopiennes et chaldéennes, aussi bien que les nôtres, ne permettent aux historiens que de se livrer à des conjectures plus ou moins hasardées. Quant à moi, je crois ne m’être point écarté de la vérité en disant que l’art doit son origine à la nature elle-même, que le monde offrit le premier modèle, et que le maître fut cette divine intelligence qui nous rend supérieurs aux autres animaux et même semblables à Dieu, s’il est permis de le dire. De nos jours on a vu, comme j’espère le démontrer avant peu, de simples enfants grossièrement élevés dans les bois copier, sans autre guide que leur génie, les vives peintures et les riches sculptures de la nature. Avec combien plus de raison alors peut-on penser que les premiers hommes, doués de facultés vierges, trouvèrent, améliorèrent et enfin conduisirent à la dernière perfection ces nobles arts dont l’univers leur fournissait les plus beaux modèles. Je ne nierai pas que l’art ait eu un commencement, un premier metteur en œuvre. Je ne nierai pas davantage que les premiers dessinateurs, les premiers peintres, les premiers sculpteurs se soient prêtés de mutuels secours. Notre art n’a pu produire spontanément des chefs-d’œuvre, je le sais. Mais je soutiens que vouloir déterminer que tel ou tel l’ait inventé est chose très scabreuse et même peu nécessaire. Ne suffit-il pas de savoir quelle fut son origine ? Comment connaîtrions-nous les artistes dont les ouvrages qui sont pour ainsi dire leur vie et leur renommée ont été détruits par le temps, sans qu’il se soit trouvé aucun écrivain pour en transmettre la mémoire à la postérité ? Et lorsque parurent des historiens qui songèrent à parler des hommes qui les avaient précédés, ils ne purent s’occuper de ceux dont le souvenir était perdu ; de sorte que pour eux les premiers artistes furent précisément les derniers, dont le nom avait été épargné par le temps. Ainsi tout le monde s’accorde à dire que le premier poëte fut Homère. Cependant Homère déclare lui-même que d’autres existèrent avant lui ; mais ceux-là étaient tombés dans l’oubli depuis plus de deux mille ans. Maintenant il est temps d’abandonner cette question obscure et d’aborder un sujet plus facile. Nous serons placés sur un plus ferme terrain pour traiter de la perfection des beaux-arts, de leur décadence et de leur restauration, ou, pour mieux dire, de leur renaissance.

Les Romains virent les arts se développer bien tard, si, comme on le prétend, leur première statue fut une image de Cérès formée avec les deniers de Spurius Cassius, condamné à mort par son propre père pour avoir aspiré à la royauté. La peinture et la sculpture atteignirent chez eux une perfection qu’elles ne purent conserver jusqu’à la fin du règne des douze Césars. Les monuments élevés par les empereurs montrent que chaque jour le dessin s’enfonçait de plus en plus dans une mauvaise voie. Sous Constantin, la sculpture et l’architecture arrivèrent, à Rome, à un degré de faiblesse vraiment déplorable. Lorsque le peuple romain voulut construire au Colysée un arc de triomphe en l’honneur de cet empereur, ne fut-on pas forcé, faute de bons maîtres, de se servir, non seulement de marbres sculptés du temps de Trajan, mais encore de ces dépouilles qui avaient été apportées à Rome des diverses parties du monde ? Ces bas-reliefs, ces statues, ces colonnes, ces corniches, tous ces ornements en un mot qui appartiennent à une autre époque ne servent qu’à faire ressortir les défauts des productions des ignorants ouvriers de Constantin. Avant de tomber si bas, la sculpture avait dû commencer depuis long-temps à se dégrader, et cependant les Goths et les autres nations barbares n’étaient pas encore venus ravager l’Italie. Il est vrai cependant que l’architecture avait moins souffert que les autres arts du dessin. Les bains et le grand portique décoré de colonnes de porphyre et de chapiteaux de marbre, que Constantin bâtit à Laterano, sont très bien entendus, tandis que les mosaïques, les incrustations et les stucs produits par les maîtres d’alors forment un contraste choquant avec les autres ornements du même genre auxquels ils sont mêlés et qui, pour la plupart, sont tirés des temples des dieux des gentils.

Le jardin d’Equitius, que Constantin transforma en église chrétienne, et le magnifique temple de San-Giovanni-Laterano viennent également à l’appui de ce que nous avons avancé, c’est-à-dire que de son temps la sculpture était déjà sur la pente rapide de la décadence. Le Christ et les douze apôtres qu’il fit exécuter en argent sont d’un goût grossier et ne dénotent aucun art et presque aucune connaissance du dessin. Il suffit de considérer avec soin les médailles de Constantin et les statues des sculpteurs de son temps, qui ornent aujourd’hui le Capitole, pour se convaincre qu’elles sont bien loin de la perfection des médailles et des statues des autres empereurs. Toutes ces choses montrent que la sculpture dégénéra même avant la venue des Goths en Italie. L’architecture, comme nous l’avons dit, eut moins à souffrir, et cela n’est pas étonnant, les architectes avaient à leur disposition une foule de précieux matériaux et pouvaient facilement imiter les anciens édifices qu’ils avaient toujours devant les yeux.

Le temple du prince des apôtres, au Vatican, n’était riche que de colonnes, de bases, de chapiteaux, d’architraves, de corniches, de portes, d’incrustations et d’autres ornements fournis par d’anciens et magnifiques monuments. On pourrait en dire autant de San-Lorenzo hors des murs, et des églises de Santa-Croce à Jérusalem et de Santa-Agnesa, construites par Constantin, la première, à la sollicitation de sa mère Hélène, et la seconde, à la prière de sa fille Constance. Personne n’ignore que les fonts où l’on baptisa cette princesse et une de ses sœurs furent ornés de fragments d’une haute antiquité, tels que ce pilier de porphyre couvert de figures sculptées, ces candélabres en marbre d’un travail si admirable, et ces enfants en bas-relief d’une beauté extraordinaire. Il est donc évident que du temps de Constantin la sculpture et les autres arts étaient en pleine décadence. Constantin, en quittant Rome pour fixer le siège de l’empire à Byzance, vint encore précipiter leur ruine. Il transporta en Grèce, non seulement tous les meilleurs artistes, mais aussi une quantité prodigieuse de statues et de sculptures de tout genre.

Après le départ de Constantin, les Césars, qu’il laissa en Italie, continuèrent de bâtir à Rome et ailleurs ; mais, malgré tous leurs efforts, la sculpture, la peinture et l’architecture allèrent toujours de mal en pis. Cela advint peut-être, parce que les choses humaines, une fois en décadence, ne s’arrêtent que quand elles sont tombées au plus bas. Du temps du pape Liberius, les architectes tâchèrent de faire un chef-d’œuvre de Santa-Maria-Maggiore ; et combien ne restèrent-ils pas loin de leur but ? Cette église, à l’érection de laquelle on avait appliqué des dépouilles enlevées çà et là, est bien proportionnée ; mais ses stucs et ses peintures sont maigres et pauvres de dessin, et une foule de ses parties prouvent l’imperfection des arts. Plusieurs années après, lorsque les chrétiens étaient persécutés sous Julien l’Apostat, on construisit sur le mont Celius un temple dédié à saint Jean et à saint Paul martyrs, qui montra clairement que l’art était presque entièrement perdu. Tous les édifices, en un mot, que produisit alors la Toscane en font foi. Il suffit de citer, entre autres, le temple hors des murs d’Arezzo, dédié à l’évêque Donato qui souffrit le martyre avec le moine Hilarion sous Julien l’Apostat.

Il ne faut attribuer le déplorable état de l’art à cette époque qu’au manque de bons architectes. On consacrait des sommes énormes à l’érection de tous ces monuments. Ainsi on n’épargna véritablement aucune dépense pour orner le temple de San-Donato de colonnes de granit, de porphyre et de marbre, arrachées au théâtre, au Colysée et à d’autres édifices antiques qui existaient à Arezzo avant que cette ville ne fût convertie à la religion du Christ. Il est évident pour moi que si, avec de telles ressources, les Arétins eussent eu de meilleurs architectes, ils auraient facilement produit un chef-d’œuvre ; car dans ce qu’ils firent on voit qu’ils n’ont reculé devant rien pour enfanter quelque chose de riche et de beau. Toutefois, comme nous l’avons déjà dit si souvent, l’architecture avait moins perdu que les autres arts : on travailla, à la même époque, à agrandir l’église de Santa-Maria-in-Grado en l’honneur de saint Hilarion qui l’avait long-temps habitée, avant d’aller cueillir avec saint Donato la palme du martyre. Mais, par une déplorable fatalité, presque toutes les nations barbares se soulevèrent contre les Romains, et causèrent bientôt, non seulement l’abaissement, mais encore la ruine du grand empire et de Rome elle-même qui ensevelit sous ses décombres les arts et les artistes, les sculpteurs, les peintres et les architectes. La peinture et la sculpture, arts d’agrément plus que d’utilité, se ressentirent tout d’abord de ces désastres. L’architecture, art indispensable, reçut de cruelles mais moins rudes atteintes. Le souvenir même des statues, des bas-reliefs et des tableaux, n’aurait pas tardé à s’évanouir, si l’on n’avait encore attaché quelque prix à la représentation de certains hommes. Ainsi les amphithéâtres, les théâtres, les thermes, les aqueducs, les temples, les obélisques, les colysées, les pyramides, les arcs de triomphe, les trésors publics et les tombeaux, grâce à des portraits et à des inscriptions, virent échapper quelques rares chefs-d’œuvre à la brutalité et à la rage de barbares qui n’avaient de l’homme que la figure et le nom. Les Visigoths, commandés par Alaric, assaillirent l’Italie, et deux fois saccagèrent la ville de Rome. Les Vandales, venus d’Afrique, les imitèrent. Leur roi, Genseric, non content de son butin, de ses dévastations et de ses cruautés, emmena en captivité la fleur de la jeunesse, et Eudoxie, femme de l’empereur Valentinien, tué peu de temps auparavant par ses propres soldats en qui ne vivait plus l’ancienne valeur romaine. Depuis que Constantin avait transporté les meilleures troupes à Byzance, l’armée n’était plus retenue par aucun frein. La vertu n’était plus qu’un mot ; rien n’était respecté : les lois, les costumes, les noms et le langage avaient été changés : au milieu de toutes ces calamités, quel génie aurait pu se développer ? Mais les beaux-arts furent attaqués avec plus d’acharnement encore par la nouvelle religion chrétienne, qui, après une longue et sanglante lutte, avait renversé l’ancienne foi des gentils. Ardents à anéantir tout ce qui pouvait rappeler le paganisme, les chrétiens détruisirent, non seulement les statues merveilleuses, les sculptures, les peintures, les mosaïques et les ornements des faux dieux, mais encore les images des grands hommes qui décoraient les édifices publics. Pour bâtir leurs églises, ils jetèrent à terre les plus beaux temples des idoles. Pour enrichir la basilique de saint Pierre, ils arrachèrent les colonnes du môle d’Adrien et de quantité d’autres monuments.

La haine contre les faux dieux poussait seule le christianisme à agir ainsi ; mais il n’est pas moins vrai que ce zèle trop fougueux causa la perte des beaux-arts. Enfin, pour compléter ces graves infortunes, la colère de Totila, semblable à la foudre, tomba sur Rome. Cette malheureuse ville, après avoir vu raser ses murailles et ses plus admirables monuments, après avoir été dépouillée de ses habitants, fut livrée aux flammes. Pendant dix-huit jours, aucun être vivant ne foula ses décombres fumants. Les statues, les peintures, les mosaïques, les stucs les plus précieux furent renversés, mutilés, brisés avec une rage effroyable. Les rez-de-chaussée des palais et des autres édifices, ornés de peintures, de stucs et de statues, restèrent ensevelis sous les ruines, et nous conservèrent tous ces chefs-d’œuvre que l’on a retrouvés de nos jours. Pendant long-temps on cultiva la vigne sur le terrain qui couvrait ces chambres souterraines auxquelles les modernes ont donné le nom de grottes, d’où est venu celui de grotesques aux peintures qu’elles renferment. Lorsque Narsès eut chassé les Ostrogoths, Rome se repeupla ; mais, cent ans plus tard, Constant II, empereur de Constantinople, abusa de la confiance des Romains, et s’empara de tout ce qui avait été épargné dans leur ville plutôt par le hasard que par la volonté de leurs ennemis. Constant, il est vrai, ne put jouir de sa proie : jeté par une tempête sur les côtes de la Sicile, il perdit la vie en même temps que son butin et son trône. Les dépouilles de Rome vinrent au pouvoir d’une flotte sarrasine qui pilla la Sicile, et furent transportées à Alexandrie, à la honte de l’Italie et du christianisme. Ainsi tout ce qui avait échappé aux papes et à la fureur de saint Grégoire éprouva un funeste sort entre les mains de Constant, ce Grec infâme. Tous les bons modèles ayant disparu, les sculpteurs et les peintres retombèrent dans une grossière ignorance, et n’eurent d’autres guides que leur génie inculte. Ils restèrent en cet état avant et pendant la domination des Lombards. Leurs travaux ne sauraient être pires, comme le prouvent entre autres choses ces figures grecques de saints défenseurs de l’Église dans les conciles, que l’on voit sous le portique de Saint-Pierre de Rome.

La ville et l’exarchat de Ravenne, et surtout l’église de Santa-Maria-Ritonda, renferment une foule de semblables ouvrages exécutés peu de temps après l’expulsion des Lombards d’Italie. Je dois dire, en passant, un mot de la merveilleuse coupole de Santa-Maria-Ritonda, large de dix brasses et formée d’un seul bloc de pierre. Il est vraiment difficile de comprendre comment on a pu élever à une telle hauteur cette masse qui pèse plus de deux cent mille livres. Mais retournons à notre sujet. Il ne sortit donc, nous le répétons, des mains des peintres et des sculpteurs de cette époque que des productions informes et ridicules. Les architectes se jetèrent également dans la mauvaise voie. La mort des maîtres et la destruction des édifices leur firent oublier les bons principes, ils ne s’astreignirent à aucun ordre, à aucune mesure, et employèrent ce mode barbare auquel nous avons donné le nom de tudesque. Ils restèrent en possession du terrain jusqu’au moment où surgirent de nouveaux artistes qui adoptèrent une meilleure manière qui se rapprochait un peu de l’antique. L’Italie est couverte de vieilles églises et de monuments dans ce style. Les palais élevés à Ravenne par le roi Théodoric se distinguent par leur grandeur et leur magnificence, mais sont loin d’être d’une architecture bien entendue ; on peut en dire autant de Santo-Stefano à Rimini, de San-Martino à Ravenne, du temple de San Giovanni-Evangelista bâti, l’an 438 environ, dans la même ville, par Galla Placidia ; de San-Vitale, construit l’an 547 ; de l’abbaye di Classi ; et, en un mot, d’une foule d’autres temples et monastères que l’on érigea après les Lombards. Tous ces édifices, nous l’avons dit, sont grands et magnifiques, mais d’une architecture grossière, comme les abbayes de l’ordre de Saint-Benoît en France, l’église et le monastère de Monte-Casino, le temple de San-Giovanni-Battista à Monza, construit par Théodolinde, reine des Goths, à laquelle le pape saint Grégoire adressa ses dialogues. Théodolinde orna ce temple de peintures représentant l’histoire des Lombards. On voit que ces peuples se rasaient le derrière de la tête et se teignaient jusqu’au menton. Sous un manteau de diverses couleurs, ils portaient de larges vêtements en toile. Leurs chaussures, retenues par des courroies, laissaient le pied découvert.

À peu près vers la même époque, et dans le même style, furent construites à Pavie les églises de San-Giovanni par Gondeberte, fille de Théodolinde ; de San-Salvadore, par Aribert qui succéda à Rodoald, mari de Gondeberte ; de Sant-Ambruogio, par Grimoald, roi des Lombards, qui s’empara de la couronne de Pertharite, fils d’Aribert. Après la mort de Grimoald, Pertharite remonta sur son trône, et éleva à Pavie un monastère de femmes en l’honneur de la Vierge et de sainte Agathe. La reine, de son côté, construisit celui de la Vergine-Maria-in-Portica, hors des murs de la ville. Godebert, fils de Pertharite, bâtit aussi un monastère et le temple de San-Giorgio-di-Coronate à l’endroit où il avait remporté une victoire. Le temple de San-Piero-in-Cieldauro édifié à Pavie par Luitprand, roi des Lombards, du temps du roi Pepin, père de Charlemagne ; l’église de San-Piero-Clivate, dont Didier, successeur d’Astolphe, enrichit le diocèse milanais ; le monastère de San-Vincenzio à Milan, et celui de Santa-Giulia à Brescia, se distinguent également par une grande richesse et un goût barbare et désordonné. L’architecture s’améliora ensuite un peu, et Charlemagne construisit à Florence l’église de Sant’-Apostolo qui, malgré sa petite dimension, est d’un très beau style. Les fûts des colonnes sont élégants et bien proportionnés : les chapiteaux et les arceaux des deux petites nefs montrent que la Toscane avait encore conservé ou produit quelques bons artistes. Enfin l’architecture de cet édifice est telle, que Filippo Brunelleschi ne dédaigna pas de l’imiter dans les églises de Santo-Spirito et de San-Lorenzo. On remarque les mêmes progrès à Venise, dans l’église de San-Marco, laquelle (pour ne rien dire de San-Giorgio-Maggiore, bâti l’an 978 par Giovanni Morosini), fut commencée sous le dogat de Giustiniano Particiaco, lorsque les reliques de saint Marc furent apportées d’Alexandrie. Plusieurs incendies ayant endommagé cette église, on la refit sur les mêmes fondements dans la manière grecque, et en un mot telle que nous la voyons aujourd’hui. Ces travaux, qui nécessitèrent d’énormes dépenses, furent confiés à plusieurs architectes grecs, l’an 973, du temps du doge Domenico Selvo, et ne furent achevés que l’an 1140, sous le dogat de Piero Polani. À la même époque, le comte Ugo, marquis de Brandebourg, bâtit en Toscane sept abbayes dans le style grec, comme celles de Florence et de Settimo. Tous ces édifices et les vestiges de ceux qui ont été renversés témoignent que l’architecture, fortement abâtardie et très éloignée de la manière antique, se soutenait néanmoins encore un peu. À l’appui de cette assertion, nous pourrions citer beaucoup d’anciens palais élevés à Florence après la ruine de Fiesole, dont, à la vérité, les portes, les fenêtres et les cintres aigus, selon l’usage des architectes d’alors, dénotent toujours quelque barbarie. L’an 1013, du temps de Messer Alibrando, citoyen et évêque florentin, l’art reprit de la vigueur dans la réédification de la belle église de San-Miniato-in-sul-Monte. Les ornements de marbre de l’intérieur et de l’extérieur, les portes, les fenêtres, les colonnes et les corniches de la façade, montrent que les architectes toscans s’efforcèrent d’imiter le bon style antique dont l’ancien temple de San-Giovanni leur offrait le modèle. Dans le même temps, la peinture qui était presque morte reprit quelques forces, comme le prouve la mosaïque de la grande chapelle de l’église de San-Miniato.

Dès lors les arts du dessin commencèrent à s’améliorer peu à peu en Toscane. L’an 1016, les Pisans jetèrent les fondements de leur cathédrale, composée de cinq nefs et presque entièrement revêtue en marbres à l’intérieur et à l’extérieur. Ce temple, construit d’après le modèle et les dessins de Buschetto, habile architecte grec, natif de Dulichium, fut décoré de colonnes, de bases, de chapiteaux, de corniches et de fragments antiques rapportés des pays lointains par les flottes victorieuses des Pisans, qui étaient parvenus à leur plus haut degré de puissance. Buschetto appliqua avec un rare talent, à l’érection de sa basilique, tous ces matériaux si divers de forme et de proportion. Il divisa fort ingénieusement la façade en plusieurs étages qui vont en diminuant de hauteur, et qui sont ornés de colonnes et de statues antiques ainsi que les portes principales. Buschetto reçut une honorable sépulture près de la porte del Carroccio. On grava sur son tombeau trois épitaphes dont nous ne citerons que celle-ci :

Quod vix mille boum possent juga juncta movere,
  Et quod vix potuit per mare ferre ratis,
Buschetti nisu, quod erat mirabile visu,
  Dena puellarum turba levavit onus.

Comme nous avons fait mention plus haut de l’église de Sant’-Apostolo de Florence, nous devons dire que, sur une tablette de marbre qui orne un des côtés du maître-autel, on lit l’inscription suivante :


VIII. V. DIE VI APRILIS in resurrectione DOMINI KAROLUS Francorum rex a Roma revertens, ingressus Florentiam cum magno gaudio et tripudio susceptus, civium copiam torqueis aureis decoravit. ECCLESIA sanctorum apostolorum in altari inclusa est lamina plumbea, in qua descripta apparet præfata fundatio et consecratio facta per ARCHIEPISCOPUM TURPINUM testibus ROLANDO et ULIVERIO.


Le monument de Buschetto donna une nouvelle impulsion aux esprits en Italie et surtout en Toscane. L’an 1032, on jeta les fondements de l’église de San-Paolo en présence du bienheureux Atto, évêque de Pistoia. Beaucoup d’autres édifices commencèrent également à s’élever ; mais leur description nous entraînerait trop loin.

L’an 1060, les Pisans achevèrent le temple circulaire de San-Giovanni en face et sur la place même de leur cathédrale. On lit dans un ancien registre de l’œuvre de la cathédrale, que les colonnes, les pilastres et les voûtes de cette église furent exécutés en quinze jours : fait merveilleux et presque incroyable. On trouve dans le même registre que, pour subvenir aux frais occasionnés par ces travaux, chacun des trente-quatre mille feux que renfermait alors la ville de Pise fut frappé d’un impôt d’un denier. Certes, plusieurs parties de cette entreprise, telles que la voûte de la tribune couverte en plomb et construite en forme de poire, nécessitèrent de grandes dépenses et présentèrent de notables difficultés. Des colonnes et des sculptures nombreuses enrichissent l’extérieur du temple. Le Christ et les douze apôtres en demi-relief ornent la porte d’entrée.

Vers la même époque, c’est-à-dire l’an 1061, les habitants de Lucques, pour rivaliser de magnificence avec les Pisans, firent bâtir l’église de San-Martino par certains élèves de Buschetto, seuls architectes qu’il y eût alors en Toscane. Le portique de cet édifice est couvert d’ornements en l’honneur du pape Alexandre II, ancien évêque de la ville, comme l’indiquent neuf vers latins que l’on a conservés et une inscription gravée près de la porte d’entrée. Ce portique renferme encore plusieurs bas-reliefs en marbre, dont les sujets sont tirés de la vie de saint Martin. Les meilleurs sont dus au ciseau de Niccola de Pise, qui les commença cent soixante ans plus tard, du temps des fabriciens Abellenato et Aliprando, et les acheva l’an 1233. Ces sculptures de Niccola de Pise montrent combien il améliora son art.

De l’an 1060 à l’an 1250, on ne remarque aucun progrès dans les édifices élevés en Italie. Durant cette longue période, l’architecture reste stationnaire et continue de produire dans le même style des monuments dont nous parlerons quand l’occasion s’en présentera.

La sculpture et la peinture n’étaient pas plus avancées. Les chefs-d’œuvre ensevelis sous les ruines de l’Italie restaient ignorés. On prenait alors pour le type de la perfection ces horribles figures en terre ou en pierre, ces monstrueux profils grossièrement coloriés, et ces mosaïques barbares, productions d’un reste de vieux artistes grecs qui vinrent enseigner leur métier aux Italiens. Cependant, après les pillages, les bouleversements et les incendies de Rome, il restait encore assez d’arcs de triomphe, de statues et de colonnes, mais personne ne fut en état de les apprécier et de les utiliser. Enfin, l’an 1250, le ciel, touché de compassion, ouvrit les yeux aux Toscans, et leur envoya des hommes capables de discerner le bon du mauvais, de secouer le joug des vieux maîtres et de prendre les anciens pour modèles. Par anciens j’entends les artistes qui travaillèrent avant Constantin à Corinthe, à Athènes, à Rome et dans d’autres fameuses villes, jusqu’aux règnes des Néron, des Vespasien, des Trajan, des Adrien et des Antonin ; j’appelle vieux ces Grecs qui parurent depuis saint Silvestre, et qui surent plutôt teindre que peindre. Leur art se bornait à tracer des profils sur un fond de couleur, comme le prouvent les mosaïques qu’ils exécutèrent en Italie et que l’on voit aujourd’hui dans toutes les vieilles églises, et entre autres dans la cathédrale de Pise et à San-Marco de Venise. Leurs peintures ne montrent que des yeux effarés, des mains raides et ouvertes, et des pieds en pointe. Les églises de San-Miniato et de Santo-Spirito, à Florence ; de San-Giuliano et de San-Bartolommeo, à Arezzo ; et la vieille basilique de San-Pietro, à Rome, renferment une foule de ces images qui ressemblent à des monstres plus qu’à toute autre chose. Enfin ces Grecs ne furent pas plus heureux en sculpture : on s’en convaincra sans peine en voyant les bas-reliefs d’Ognissanti et de la porte de San-Michele sur la place Padella, à Florence, quantité de tombeaux et de portes d’églises, et ces consoles composées de figures tellement informes et si mal proportionnées qu’on ne peut rien imaginer de plus pitoyable.

Jusqu’à présent j’ai discouru sur les commencements de la sculpture et de la peinture, et peut-être plus longuement que je n’aurais dû le faire en cet endroit ; mais je ne me suis pas tant laissé emporter par mon sujet que par le désir d’être utile à nos artistes. En leur montrant que, semblable à l’homme, l’art naît, grandit, vieillit et meurt, j’ai voulu les mettre à même de comprendre plus facilement sa renaissance et la perfection à laquelle il est arrivé de nos jours. J’ai encore voulu que, si, par l’incurie des hommes, la malignité des siècles ou l’ordre des cieux, l’art venait à éprouver les désastres dont il a déjà été victime, mes travaux pussent servir à arrêter sa ruine ou au moins à relever le courage des artistes et à les aider, en leur rappelant les exemples et les procédés des grands maîtres que personne, s’il m’est permis de parler avec franchise, n’a pris le soin de recueillir jusqu’à présent.

Mais il est temps d’arriver à la vie de Giovanni Cimabue. Le premier il pratiqua le nouveau mode de dessiner et de peindre ; il est donc juste et convenable qu’il occupe la première place dans ce livre où je me laisserai guider par les œuvres plutôt que par les dates. J’ai rassemblé à grand’peine et à grands frais des portraits qui rendront la physionomie de chaque artiste mieux que ne saurait le faire la plus éloquente description. Si, par hasard, ces portraits n’étaient pas entièrement semblables à ceux que l’on trouverait ailleurs, je prie de vouloir bien considérer que la tête d’un homme de dix-huit ou vingt ans est toujours différente de celle d’un homme de trente-cinq ou quarante ans. À cela j’ajouterai qu’un portrait dessiné ne peut valoir un portrait peint, et que les graveurs qui n’ont aucune connaissance du dessin ne manquent jamais d’estropier une figure en lui enlevant ces finesses qui en font le charme et la ressemblance.

En somme, mes lecteurs verront que je n’ai épargné ni soins, ni dépenses, ni fatigues, ni recherches.