Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/3


niccola et giovanni,

sculpteurs et architectes pisans.

Dans la vie de Cimabue, nous avons parlé du dessin et de la peinture ; dans celle d’Arnolfo di Lapo, de l’architecture ; dans celle de Niccola et Giovanni, nous nous occuperons de la sculpture et des importantes édifications que l’on doit au génie de ces deux artistes. En effet, leurs œuvres de sculpture et d’architecture appellent puissamment notre attention, non seulement par leur grandeur et leur magnificence, mais encore parce qu’elles dénotent plus d’invention et de goût dans la composition, une meilleure entente des attitudes et des mouvements, et enfin l’abandon de presque tous les errements de l’ancienne manière grecque, si grossière et si barbare.

Tandis que quelques Grecs sculptaient les figures et les autres ornements de la cathédrale de Pise et du temple de San-Giovanni, il se trouvait parmi une multitude de marbres amenés par la flotte des Pisans plusieurs sarcophages antiques que l’on voit aujourd’hui dans le Campo-Santo. L’un d’eux représentait une Chasse de Méléagre (1), les nus et les draperies étaient d’un dessin parfait et d’une exécution merveilleuse. Les Pisans, frappés de la beauté de ce chef-d’œuvre, en décorèrent la façade de leur cathédrale près de la porte principale. Il servit de tombeau à Béatrix, mère de la comtesse Mathilde, si l’on s’en rapporte à cette inscription gravée sur le marbre :


Anno Domini MCXVI. Kal. Aug. obiit D. Matilda felicis memoriæ comitissa, quæ pro anima genitricis suæ D. Beatricis comitissæ venerabilis in hac tumba honorabili quiescentis, in multis partibus mirifice hanc dotavit ecclesiam, quarum animæ requiescunt in pace † Anno Domini MCCCIII, sub dignissimo operario Burgundio Tadi occasione graduum fiendorum per ipsum circa ecclesiam supradictam, tumba superius notata bis translata fuit, tunc de sedibus primis in ecclesiam, nunc de ecclesia in hune locum, ut cernitis, excellentem (2).


Niccola étudia avec tant d’ardeur ce bas-relief et plusieurs autres bons morceaux antiques, qu’il fut bientôt regardé comme le plus habile sculpteur de son temps. Depuis Arnolfo, Fuccio, architecte et sculpteur florentin, était le seul qui eût quelque renommée en Toscane. L’an 1229, il construisit à Florence l’église de Santa-Maria-sopra-Arno, et grava son nom sur l’une des portes. Dans l’église de San-Francesco d’Assise, il sculpta en marbre le tombeau de la reine de Chypre, entouré de nombreuses statues, parmi lesquelles on distingue celle de la reine, soutenue par un lion, emblème de son courage et de sa magnanimité. Niccola, n’ayant donc pas tardé à se montrer supérieur à ce Fuccio, fut appelé à Bologne, l’an 1225, pour faire le tombeau de saint Dominique Calagora, premier fondateur de l’ordre des Prêcheurs. Il le termina l’an 1231, et obtint des louanges générales, car jusqu’alors on n’avait encore rien vu de mieux. Il donna ensuite le modèle de l’église et d’une grande partie du couvent, et regagna Florence, que Fuccio avait quittée pour se rendre à Rome, où le pape Honorius venait de couronner l’empereur Frédéric. Fuccio suivit ce prince à Naples, et fut employé à terminer le palais de Capoana, aujourd’hui connu sous le nom de la Vicheria, et le château dell’Uovo. Il fit aussi à Capoue les portes qui donnent sur le Volturne, et deux parcs environnés de murailles pour le plaisir de la chasse, l’un à Gravina, et l’autre à Melfi. Là ne se bornèrent point ses travaux, mais nous les passerons sous silence pour retourner à Niccola, qui pendant ce temps s’exerçait non seulement à la sculpture, mais encore à l’architecture, qui commençait à s’améliorer dans toute l’Italie, et particulièrement en Toscane. Il est évident qu’il coopéra au moins par ses avis à la construction de l’abbaye de Settimo, quoique dans le clocher on trouve sur une tablette de marbre cette inscription : Gugliel. me fecit. À la même époque, il fit à Pise le vieux palais degli Anziani, dont une partie a été abattue de nos jours par le duc Cosme, afin de céder la place au palais et au couvent construits sur les plans et les modèles de Giorgio Vasari, pour le nouvel ordre des chevaliers de Saint-Étienne. Pise doit encore plusieurs églises et palais à Niccola qui, après le long interrègne de la bonne architecture, fut le premier à établir des piliers portant des arcs sur lesquels on élevait tout l’édifice. Il fut également le premier à piloter avec soin les endroits où il jetait ses fondements, de façon que, malgré le peu de consistance du sol, ses bâtisses acquéraient une extrême solidité. Il donna le modèle de l’église de San-Michele ; mais son chef-d’œuvre est sans contredit le campanile de San-Niccola. Cet édifice est octogone en dehors et circulaire en dedans ; un escalier en spirale, au milieu duquel est un espace vide en forme de puits, conduit jusqu’au sommet : de quatre en quatre marches sont disposées des colonnes servant de support à des arcs rampants qui tournent autour du noyau. Du milieu de l’escalier on voit le haut et le bas ; d’en haut on aperçoit facilement le bas, et vice versâ. Cette capricieuse invention fut plus tard mise en œuvre avec encore plus de succès sous Jules II, par Bramante, dans le Belvédère, et sous Clément VII, par Antonio da San-Gallo, dans le puits d’Orvieto, comme nous le dirons lorsqu’il en sera temps.

Niccola, non moins habile sculpteur qu’architecte, exécuta sous le portique d’une petite porte de San-Martino-in-Lucca, où l’on voit une Déposition de croix, un bas-relief qui donna l’espoir aux artistes d’alors que bientôt s’ouvrirait devant eux une voie meilleure. L’an 1240, Niccola fournit à la ville de Pistoia le dessin de l’église de Sant’-Iacopo ; il y fit ensuite décorer à grands frais, par des mosaïstes toscans, cette voûte qui aujourd’hui ne sert plus qu’à montrer avec quelle profusion on dépensa des trésors immenses pour élever des monuments qui n’excitent plus que notre risée. Il n’était pas difficile à Niccola d’éclipser la renommée des sculpteurs et des architectes de la Romagne. Les églises de Sant’-Ippolito et San-Giovanni de Faenza, de San-Francesco et de Porto, la cathédrale de Ravenne, les maisons des Traversari, des Malatesti, le palais de Rimini, et quantité d’autres édifices, prouvent suffisamment que les Romagnols restaient bien au-dessous des Toscans. La même remarque peut s’appliquer avec autant de vérité aux Lombards. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder la cathédrale de Ferrare  (3), et les monuments élevés par le marquis Azzo. On verra alors combien ils sont loin du Santo de Padoue  (4) et de l’église des Frères mineurs de Venise, nobles et magnifiques édifices dus au génie de Niccola.

À cette époque, beaucoup d’artistes, mus par une louable émulation, s’appliquèrent à la sculpture avec plus de zèle qu’ils ne l’avaient fait auparavant. À Milan, tous ces Lombards et ces Allemands qui travaillèrent à la cathédrale, et qui se dispersèrent lorsque la guerre éclata entre les Milanais et l’empereur Frédéric, luttèrent entre eux et commencèrent à produire quelques bons résultats. On remarqua les mêmes progrès à Florence dès que Niccola et Arnolfo eurent montré leurs premiers ouvrages.

Niccola sculpta en marbre la Vierge, le saint Dominique et l’autre saint qui ornent encore aujourd’hui la façade de la petite église de la Misericordia, qui fut bâtie d’après ses plans sur la place de San-Giovanni,

Dans ce temps, les Florentins avaient entrepris de renverser un grand nombre de tours qui menaçaient la sûreté du peuple dans les luttes fréquentes qui s’engageaient entre les Guelfes et les Gibelins ; mais ils se trouvèrent fort embarrassés pour détruire sur la place de San-Giovanni la tour del Guardamorto, qui avait une élévation extraordinaire. Ses murailles étaient si épaisses que l’on désespérait d’en venir à bout avec la pioche, lorsque Niccola imagina de couper le pied de la tour d’un côté en l’étayant avec des chevalets hauts d’une brasse et demie pour donner le temps d’opérer une tranchée d’une grandeur suffisante ; il mit ensuite le feu aux chevalets, et la tour s’écroula d’elle-même. Ce moyen ingénieux a toujours été employé depuis avec succès.

Niccola présida aux premières fondations de la cathédrale de Ferrare, et dessina le temple de San-Giovanni dans la même ville (5). Il revint avec les Guelfes à Florence, où il donna les plans de l’église de la Santa-Trinità et du monastère des religieuses de Faenza, que l’on a remplacé aujourd’hui par la citadelle. Il fut ensuite appelé à Naples ; mais, pour ne pas abandonner ses travaux en Toscane, il y envoya son élève Maglione, sculpteur et architecte, auteur de l’église de San-Lorenzo de Naples, d’une partie de l’évêché et de plusieurs mausolées, dans lesquels il imita fortement le style de son maître.

L’an 1524, Niccola fut forcé de se rendre aux prières des habitants de Volterre, qui voulaient agrandir leur cathédrale, et il s’acquitta de cette tâche à leur satisfaction. De retour à Pise, désirant laisser de soi un souvenir à sa patrie, il sculpta en marbre la chaire de San-Giovanni, et y représenta entre autres choses le Jugement universel. Ses figures sont sinon parfaites de dessin, du moins travaillées avec un soin et une patience incroyables. Comme il pensa avec raison avoir fait une œuvre digne d’éloges, il grava au bas ces vers :


       Anno milleno bis centum bisque trideno (6),
       Hoc opus insigne sculpsit Nicola Pisanus.


Les Siennois, excités par la réputation de cet ouvrage, confièrent également la chaire de leur cathédrale à notre artiste, qui l’orna avec succès de plusieurs sujets tirés de la vie de Jésus-Christ. Il donna ensuite aux seigneurs de Pietramala le dessin de l’église et du couvent de San-Domenico d’Arezzo ; et, cédant aux prières de l’évêque degli Ubertini, il restaura l’église de Cortona, et jeta les fondements de celle de Santa-Margherita, pour les moines de Saint-François. Tant de travaux ajoutaient chaque jour à la renommée de Niccola ; aussi, l’an 1267, il fut invité par le pape Clément IV à aller à Viterbe, où, entre autres choses, il restaura l’église et le couvent des Dominicains. De Viterbe il se rendit à Naples, auprès du roi Charles Ier, qui, en mémoire de la victoire qu’il avait remportée sur Conradin, lui fit élever, sur le champ de bataille de Tagliacozzo, une église et une abbaye magnifique, destinée à recevoir les ossements des guerriers qui avaient succombé dans cette sanglante journée. Des moines devaient prier jour et nuit pour le salut de leurs âmes. Niccola répondit pleinement aux désirs du roi Charles, qui l’accabla d’honneurs et de présents. De Naples il retourna en Toscane, et s’arrêta à Orvieto, où il sculpta en marbre, pour la façade de l’église de Santa-Maria, plusieurs statues et ses deux histoires du Jugement universel, le Paradis et l’Enfer. Il s’efforça de donner aux figures des bienheureux toute la beauté possible, et aux démons qui tourmentent les âmes damnées les formes les plus étranges et les plus hideuses. Il se surpassa lui-même dans cet ouvrage, qui fut beaucoup admiré.

Un des fils de Niccola, nommé Giovanni, apprit de lui la sculpture et l’architecture, et en peu d’années réussit, non seulement à l’égaler, mais encore à le surpasser ; aussi, sur ses dernières années, Niccola lui laissa la direction de ses affaires et de ses travaux, et se retira à Pise pour y vivre tranquillement. Giovanni fut appelé à Pérouse pour exécuter en marbre le tombeau d’Urbain IV, qui venait de mourir, et celui de Martin IV (7). Il ne reste plus que des fragments épars de ces deux mausolées, qui furent détruits lorsque les habitants de Pérouse agrandirent leur évêché. À cette époque, un moine ayant réussi à conduire dans la ville, au moyen de tuyaux de plomb, les eaux du mont Pacciano, Giovanni fut chargé de composer tous les ornements de la fontaine, tant en bronze qu’en marbre (8). Il disposa un triple rang de bassins l’un au-dessus de l’autre. L’inférieur repose sur un soubassement de douze degrés à douze pans ; le bassin du milieu est porté par des colonnes qui posent sur le centre de celui d’en bas, et le troisième a pour support un groupe de trois figures. Les deux premiers bassins sont de marbre ; le plus élevé est en bronze, ainsi que les griffons qui jettent de l’eau tout à l’entour. Giovanni grava son nom sur cette fontaine, qui coûta cent soixante mille ducats d’or. L’an 1560 environ, Vincenzio Danti, sculpteur, répara, d’une manière fort ingénieuse, les conduits qui avaient été en grande partie gâtés. Après avoir achevé cet ouvrage, Giovanni, désirant revoir son vieux père qui était malade, quitta Pérouse ; mais il fut forcé de s’arrêter à Florence, pour travailler aux moulins de l’Arno, près de la place de’Mozzi. Bientôt, à la nouvelle de la mort de son père, il partit pour Pise, où il fut accueilli avec honneur par les citoyens, qui se réjouissaient de voir que l’héritier de la fortune de Niccola l’était aussi de son mérite. L’occasion d’éprouver les talents de notre artiste ne tarda pas à se présenter. Les travaux qu’on lui confia dans la petite, mais très-riche église de église de Santa-Maria-della-Spina, ainsi que dans l’oratoire où il traça le portrait de son père, justifièrent toutes les espérances qu’il avait fait concevoir, et lui valurent d’être choisi pour diriger la magnifique entreprise du Campo-Santo, vaste cimetière public, que les Pisans désiraient depuis long-temps, afin de ne pas encombrer de tombeaux leur cathédrale. Niccola éleva alors ce vaste monument que nous admirons aujourd’hui. On lit sur la porte principale l’inscription suivante :

A. D. MCCLXXXIII. tempore Domini Friderigi Archiepiscopi Pisani, Domini Tarlati potestatis, operario Orlando Sardella, Joanne magistro ædificante (9).

La même armée, c’est-à-dire en 1283, Giovanni se rendit à Naples, où il fit bâtir le Castel-Nuovo par ordre du roi Charles. Des maisons, des églises occupaient l’emplacement destiné à ce château : on les jeta par terre, ainsi qu’un couvent des religieux de Saint-François (les Récollets) ; mais ce dernier fut reconstruit par Giovanni sous le nom de Santa-Maria-Novella, dans un autre endroit et sur un plan plus vaste et plus riche. Lorsque ces constructions furent assez avancées, Giovanni se mit en route pour la Toscane ; mais on le força de s’arrêter à Sienne, pour faire le modèle de la magnifique façade de la cathédrale. L’an 1286, il fut conduit à Arezzo par l’évêque Guglielmino Ubertini ; on élevait alors l’évêché sur les dessins de Margaritone. Là, notre artiste sculpta pour le maître-autel (10) la Vierge avec son fils, entre le pape saint Grégoire, représenté sous les traits d’Honorius IV, et saint Donato, protecteur de la ville. Le corps de cet évêque repose sous l’autel avec ceux de sainte Antilia et de plusieurs autres saints. Giovanni enrichit son ouvrage de mosaïques et d’émaux sur argent, habilement incrustés dans le marbre ; et comme l’autel est isolé, il orna les côtés de petits bas-reliefs représentant des sujets tirés de la vie de saint Donato ; puis il plaça dans quelques niches des statuettes de marbre d’un travail précieux. Sur la poitrine de la Vierge, il y avait un chaton d’or, qui, dit-on, renfermait des joyaux de grande valeur, qui furent emportés pendant les guerres par des soldats impies, avec plusieurs figurines. Cet ouvrage coûta aux Arétins trente mille florins d’or, et fut beaucoup admiré par Frédéric Barberousse, lorsque cet empereur passa à Arezzo après son couronnement. Dans la même église, Giovanni fit pour la noble famille des Ubertini une chapelle pleine d’ornements de marbre, que, l’an 1535, Giorgio Vasari remplaça par une autre grande décoration en pierre de Macigno, servant de support à un orgue d’une beauté et d’une bonté extraordinaires. Je ne dois pas cacher que, pour exécuter son autel de marbre, Giovanni employa plusieurs Allemands, retenus près de lui moins par l’appât du gain que par le besoin de s’instruire. Sous sa discipline, ils acquirent une telle habileté, que le pape Boniface VIII leur confia de nombreux travaux de sculpture et d’architecture à San-Pietro et à Cività-Castellana. Giovanni se les adjoignit encore pour sculpter ces figures de marbre qui ornent la façade de Santa-Maria d’Orvieto. À Arezzo, il comptait parmi ses aides Agostino et Agnolo, sculpteurs et architectes Siennois, qui plus tard laissèrent leurs rivaux bien loin derrière eux, comme nous le dirons lorsqu’il en sera temps. D’Orvieto, Giovanni se rendit à Florence pour voir l’édifice de Santa-Maria-del-Fiore, et pour connaître Giotto, dont il avait beaucoup entendu parler. Il ne fut pas plus tôt arrivé, que les fabriciens de Santa-Maria-del-Fiore lui donnèrent à faire, au-dessus de la porte qui conduit au cloître, une madone entre deux petits anges, et de plus le petit Baptême de saint Jean, qu’il orna de bas-reliefs, dont les sujets étaient tirés de la vie de ce saint. Il alla ensuite à Bologne, où il disposa convenable, ment la grande chapelle de l’église de San-Domenico, dans laquelle l’évêque Teodorico Borgognoni lui commanda d’élever un autel en marbre. Pour la même église, il sculpta, l’an 1298, un bas-relief où l’on voit la Vierge et huit figures d’un très-bon style. L’an 1300, le cardinal Niccola, légat du pape à Florence, lui fit restaurer les couvents de San-Domenico et de Pistoia, et construire à Prato un couvent de religieuses, dédié à saint Nicolas, son patron.

Les habitants de Pistoia, en souvenir des services que leur avait jadis rendus Niccola, confièrent à son fils Giovanni l’exécution d’une chaire en marbre, semblable à celle qu’il avait déjà faite dans la cathédrale de Sienne. Giovanni devait lutter contre un Allemand, qui venait de terminer dans l’église de San-Giovanni-Evangelista une chaire qui avait mérité de nombreux éloges. Il lui fallut quatre années pour mener à fin son ouvrage, qui représentait cinq sujets tirés de la vie de Notre-Seigneur, et le Jugement universel. Il traita ce dernier morceau avec un soin tout particulier, dans l’espoir d’égaler, peut-être même de surpasser le chef-d’œuvre d’Orvieto ; puis, pour exprimer l’idée qu’il avait de son travail, il grava sur une architrave les vers suivants :

Hoc opus sculpsit Joannes, qui res non egit inanes,
Nicoli natus...... meliora beatus,
Quem genuit Pisa, doctum super omnia visa.

Dans le même temps, Giovanni fit encore, dans l’église de San-Giovanni-Evangelista, un bénitier de marbre soutenu par les statues de la Tempérance, de la Prudence et de la Justice. Cet ouvrage, que l’on admira beaucoup, fut placé au milieu de l’église comme une chose précieuse. Avant de quitter Pistoia, Giovanni donna le modèle du campanile de Sant’-Iacopo, sur lequel on lit aujourd’hui la date de 1301. Bientôt, il fut appelé à Pérouse pour élever, dans l’église de San-Domenico, un tombeau de marbre en l’honneur de Benoît IX, qui venait de mourir (11). Il représenta ce pape couvert de ses habits pontificaux, et le plaça entre deux anges au-dessous de la Vierge, accompagnée de deux saints. Il fit également le tombeau de Messer Niccolò Guidalotti, évêque de Recanati et fondateur de la Sapienza de Pérouse, dans la nouvelle église des Dominicains, dont il construisit la nef du milieu avec beaucoup d’habileté. Malheureusement, les architectes qui le précédèrent avaient négligé d’appuyer cet édifice sur de solides fondements, de sorte que maintenant il penche d’un côté et menace ruine. Quand on entreprend des travaux importants, on doit consulter des gens capables et instruits, et non des ignorants, si l’on veut éviter la honte et le chagrin du repentir.

Après avoir achevé ses travaux à Pérouse, Giovanni voulait aller à Rome pour étudier, à l’exemple de son père, quelques fragments d’antiquité ; mais de justes raisons l’empêchèrent de réaliser ce projet. Il retourna donc directement à Pise, où Nello Falconi lui donna à faire la grande chaire de la cathédrale qui est à main gauche, près du chœur, en marchant vers l’autel. Il l’exécuta telle qu’on la voit aujourd’hui, et la fit reposer sur des figures hautes de trois brasses, et sur des colonnes supportées par des lions ; les bords de cette chaire sont ornés de sujets tirés de la vie de Jésus-Christ. Cet ouvrage, dont le dessin, la composition et le style sont très-défectueux, dut néanmoins émerveiller les hommes de ce temps, qui étaient accoutumés à ne voir que des choses lourdes et grossières. Il fut terminé l’an 1320, comme nous l’apprennent les vers que l’on trouve autour de la chaire, et qui commencent ainsi :

Laudo Deum verum, per quem sunt optima rerum,
Qui dedit has puras homini formare figuras.
Hoc opus, his annis Domini sculpsere Johannis
Arte manus sole quondam, natique Nicole,
Cursis ventenis tercentum, milleque plenis, etc.

Il est inutile de rapporter les onze derniers vers, car ceux-ci suffisent pour prouver que la chaire est due au ciseau de Giovanni. Il fit encore, au-dessus de la porte principale de la cathédrale, entre saint Jean-Baptiste et un autre saint, une Vierge ayant à ses pieds un homme agenouillé, que l’on dit être Piero Gambacorti, intendant de la fabrique. Au-dessus de la Vierge, on grava ces paroles :

     Sub Petri cura hæc pia fuit sculpta figura :
     Nicoli nato sculptore Johanne vocato.

Giovanni sculpta également au-dessus de la porte latérale, près du campanile, une autre Vierge, l’empereur Henri et la ville de Pise sous l’emblème d’une femme accompagnée de deux enfants. Au-dessous de la Vierge on lit ces paroles :

     Ave gratia plena, Dominus tecum ;
     Nobilis arte manus sculpsit Johannes Pisanus
     Sculpsit sub Burgundio Tadi benigno

Au-dessous de la ville de Pise :

      Virginis ancilla sum Pisa quieta sub illa ;

Et enfin sur la base de la statue d’Henri :

      Imperat Henricus qui Christo fertur amicus.

Depuis nombre d’années, Uberto, prévôt de la vieille église paroissiale de Prato, avait déposé sous l’autel de la grande chapelle la ceinture de la Vierge, que Michele de Prato avait rapportée de la Terre-Sainte, en 1141, Cette ceinture était l’objet de la vénération de tous les fidèles, lorsqu’un homme de mauvaise vie, espèce de Ser Ciappelletto (12), essaya de la voler en 1312 ; heureusement, il fut découvert et condamné à mort comme sacrilège. Les habitants de Prato, afin de prévenir une nouvelle tentative de ce genre, eurent recours à Giovanni, qui leur fit bâtir, dans la grande église, la chapelle où l’on conserve aujourd’hui cette précieuse relique. En même temps, malgré son âge avancé, il donna un dessin d’après lequel on agrandit considérablement l’église, que l’on revêtit extérieurement, ainsi que le campanile, en marbres noirs et blancs. Enfin, Giovanni mourut chargé d’années, l’an 1320, après avoir encore fait quantité d’ouvrages de sculpture et d’architecture dont nous n’avons pas parlé. Giovanni et Niccola, son père, méritent toute notre reconnaissance ; car ils ont puissamment contribué à dissiper les ténèbres épaisses qui enveloppaient les arts depuis des siècles. Giovanni fut honorablement enterré dans le Campo-Santo, à côté de son père. Parmi ses nombreux et habiles élèves, on distingue Lino, sculpteur et architecte siennois, qui fit dans la cathédrale de Pise les fonts baptismaux et la chapelle qui renferme le corps de saint Ranieri. On ne doit pas s’étonner du nombre des ouvrages de Niccola et de Giovanni, car tous deux eurent une longue vie ; et, se trouvant les premiers maîtres de leur temps en Europe, ils furent appelés à présider à toutes les grandes entreprises, comme le témoignent une foule d’inscriptions (13). Puisque, à propos de ces deux artistes, nous avons déjà parlé de plusieurs monuments de Pise, nous croyons pouvoir, avant de terminer, faire encore mention du vase placé sur la colonne de porphyre que l’on trouve au-dessus des escaliers qui conduisent au nouvel hôpital, et autour du soubassement de laquelle on lit ces paroles :

Questo è’l talento che Cesare Imperadore diede a Pisa, con lo quale si misurava lo censo che a lui era dato : lo quale è edificato sopra questa colonna e leone nel tempo di Giovanni Rosso operaio dell’opera di Santa-Maria-Maggiore di Pisa A. D. MCCCXIII. Indictione seconda di marzo.

Nous aurions voulu ouvrir nos annotations comme le Vasari avait entendu ouvrir ses biographies, c’est-à-dire pouvoir donner à la suite de la vie du premier artiste qu’il nous nomme, dans chacun des trois arts principaux que son livre embrasse, une appréciation de l’état alors existant de chaque art en particulier, et un coup d’œil rétrospectif sur son ensemble. Nous avons dit pourquoi nous n’avons pas dû le faire à propos de Cimabue ; on a pu voir, au contraire, comment nous nous y sommes déterminés pour son contemporain, l’architecte Arnolfo. Nous allons consigner ici les raisons pour lesquelles nous nous interdisons de nouveau cet utile examen, non seulement après la vie du sculpteur Niccola, son aîné d’environ quarante ans, mais encore jusqu’à la vie du Donatello, né plus de cent ans après lui.

Si peu puissant qu’ait été l’effort simultané de Cimabue et de Duccio de Sienne, considéré en lui-même et dans les résultats personnels qu’il leur fournit, cet effort devait avoir presque immédiatement les suites les plus frappantes et les plus fécondes. On s’en rendra bientôt un compte facile dans nos réflexions sur Giotto et sur les Siennois. Quant à la tentative d’Arnolfo, elle dépasse son siècle, ou plutôt elle se tient dignement à côté de ce que son siècle eut de plus grand. Il n’en pouvait pas être de même pour les Pisans. Cependant, qu’on ne croie pas que nous apportons ici, de gaieté de cœur, un jugement téméraire sur ces hommes actifs et dévoués qui nous donnent déjà un si vif pressentiment de l’étude assidue, de la verve entreprenante et de l’admirable et saine fécondité de leurs successeurs jusqu’au grand Michel-Ange.

Nous voulons connaître et faire mieux comprendre la valeur positive et le caractère intime de leurs œuvres en sculpture ; mais nous sommes assurément loin de chercher à porter atteinte en quelque chose à leur vieille renommée ; la malheureuse et savante ville de Pise pèse lourd dans l’histoire de nos arts. Une des premières, elle a initié notre Occident, au sortir du moyen-âge, à tous les progrès dont il est si fier aujourd’hui ; son courage dans la guerre, son génie dans le commerce, sa curiosité dans les sciences ont réchauffé et entretenu pour sa grande part la vie intellectuelle de l’Italie au plus fort de la barbarie byzantine ; ses importations de la Grèce et de la Syrie versèrent dans la Toscane entière les fragments antiques qui devaient plus tard aider à l’art renaissant. Ces fragments, mis en œuvre par Buschetto dans sa cathédrale, par Dioti Salvi dans son baptistère, les inspirèrent heureusement, et signalèrent le premier réveil du génie artistique dans le dixième siècle ; et quand l’heure fut venue pour l’Italie de créer décidément un art nouveau, un art auquel elle imposât son nom, parce qu’il serait enfant de sa liberté et de son génie, Pise, entre toutes ses sœurs de la Toscane, entre toutes ses rivales de la Péninsule, ne se fit pas attendre. Au plus beau temps de sa course, dans la force de son indépendance, dans sa splendeur républicaine, alors qu’avec l’aide de Sienne elle faillit mettre le pied sur l’altière Florence et l’opulente Gênes, ses artistes furent proclamés les plus grands ; son Campo-Santo devint la source et le sanctuaire de ce développement immense dans lequel, malgré toutes nos prétentions ingrates, l’Europe entière a été forcée de se résumer jusqu’à présent. Or, nous avons affaire ici aux fondateurs du Campo-Santo, et nous espérons qu’on ne nous croira pas capables de l’oublier, si nous soulevons une question négligée, mais délicate, et dont l’examen est important.

Quand il s’agit de sortir des errements de la décadence ou des langueurs de l’assoupissement, la sculpture est lente, plus lente que les autres arts ; nous posons cette vérité en fait. Plus tard, quand nous serons arrivés à la vie du Donatello, nous la déroulerons dans toute son évidence ; nous dirons seulement ici, pour aider à ce qu’on l’admette par anticipation, que la sculpture s’était dégradée davantage dans la décadence byzantine, soit par des causes dépendant exclusivement de sa nature, soit par l’influence plus rigoureuse pour elle de circonstances ennemies. Ce qui est certain, c’est qu’aux derniers temps de l’empire romain, la sculpture était plus dépréciée dans sa forme, dans ses mouvements, dans ses longueurs, dans son expression, que la peinture ; et que la peinture avec elle était loin et bien loin d’avoir conservé une dignité et une science égales à celles que pouvait montrer encore l’architecture. De plus, pendant toute la période qui précéda le réveil de l’art, la sculpture était tombée au plus bas, tandis que la peinture, la miniature et la mosaïque conservaient encore une certaine physionomie et une certaine intelligence ; tandis que l’architecture, malgré sa situation mauvaise, gardait tant bien que mal plusieurs utiles traditions du passé, et arrachait même quelques réels progrès pour l’avenir. La sculpture expiait-elle alors la haute faveur dont le polythéisme grec l’avait spécialement entourée ? On serait tenté de le croire, quand on la voit si sévèrement éprouvée dans les premiers temps du catholicisme, et si maigrement partagée pendant une bonne partie du moyen-âge ; alors, qu’à l’exception de quelques rares statues élevées çà et là par l’adulation ou la reconnaissance, elle semblait entièrement condamnée à orner, dans son immobilité, les grossiers sarcophages du temps ; alors qu’exilée encore de l’intérieur du temple, elle se contournait dans mille attitudes souffrantes, et sous la main rigide de l’architecte, dans les étroits compartiments du porche et du frontail, ressemblant à ces excommuniés en larmes et frappés de verges, qui demandaient pardon et entrée.

C’est dans cet état d’abjection complète, dans ce dénuement de tout souvenir, de toute inspiration, que les premiers Pisans, les Buono, les Bonnano et autres, reçurent la sculpture des mains des ouvriers grecs, des tailleurs de pierre de Como, et des francs maçons lombards et allemands. Si peu qu’ils lui soient venus en aide, ils durent assurément lui faire grand bien. Cependant, si l’on en juge par ce qui reste des douze compartiments de la porte fondue par Bonnano en 1180, on comprend combien Niccola, né en 1200 environ, reçut peu de ses maîtres, et combien il eut à travailler pour porter son art au point où il l’a laissé. D’un autre côté, si l’on veut prendre garde que son école tout entière réussit à peine à livrer la sculpture aux mains du célèbre Donatello, né plus de cent ans après lui, dans un état correspondant tout au plus à celui auquel le Giotto, son contemporain, avait amené à lui seul la peinture, on comprendra encore mieux toute la difficulté. Or, ce que nous disons du développement relatif de la sculpture, au temps du Donatello, est un fait certain que l’examen des œuvres ne saurait démentir, et qui peut maintenant se vérifier chez nous-mêmes par quelques morceaux moulés qui se trouvent au Palais des Beaux-Arts : ils suffisent assurément. Son fameux groupe de la Judith tuant Holopherne, qui se voit à Florence, sous la loge construite par l’Orcagna, n’en saurait apprendre davantage. D’ailleurs, cette opinion, que nous met, tons en avant, et que plus tard nous appuierons, a été partagée par les hommes les plus compétents du quatorzième et du quinzième siècle. Alberti, Pomponio Gauric, Ghiberti, dans les écrits qu’ils ont laissés sur la sculpture, et l’illustre Pétrarque, si versé dans toutes les choses de goût, se sont explicitement prononcés à cet égard. Tous admettent le retard de la sculpture dans la marche générale de l’art. D’où cela pouvait-il venir ? Y en a-t-il une raison saisissable en dehors de ce que la théorie et la philosophie de l’art peuvent fournir ? Y a-t-il à cela une cause purement technique, purement matérielle, que tout ouvrier, si inculte qu’il soit, puisse comprendre ? Nous le croyons. Et nous pensons aussi qu’il est bon de le faire ressortir ; car il faut quelquefois, il nous semble, éclairer l’histoire de l’art par les aperçus tirés de l’intimité du métier. Les Byzantins, les Lombards ne travaillaient pas d’après nature. Par nature, ici nous entendons simplement l’apparence extérieure de l’objet réel, existant, aussi circonscrit et insignifiant qu’on le voudra, que l’artiste se propose d’imiter par la ligne et le ton, par le relief et le creux, suivant qu’il est sculpteur ou peintre. Les Byzantins, les Lombards ne regardaient pas même la nature, ou, si l’on veut, ils la regardaient comme la regardent tous ceux, sans exception, qui n’ont point à chercher son imitation, ni à pénétrer, ni à découvrir, ni à choisir les indications que l’objet porte en soi, et dont l’outil et l’œil de l’artiste s’emparent comme ils peuvent, en s’exerçant, et en se rectifiant sans cesse. La difficulté de l’apprentissage pour eux consistait dans l’appropriation des moyens, des mesures qu’ils avaient à prendre pour répéter complètement ou mélanger entre eux convenablement certains types, ou, pour parler techniquement, certains patrons dessinés ou taillés antérieurement. Que ces patrons, que le maître exercé, capable quelquefois de les reproduire par mémoire, confiait à ses élèves, à ses compagnons, leur vendait ou leur laissait en héritage, aient procédé, dans l’origine, d’une véritable recherche, d’un véritable travail d’imitation ou d’imagination, peu importe. En tous cas, pour l’école, pour les reproducteurs, il n’y avait qu’un exercice mécanique, qu’une application pesante et limitée. La peinture et la sculpture étaient de purs métiers. Les idées seules, les impressions seules qui s’attachaient à leurs produits les distinguaient et les mettaient à part : ce qui est loin de dire absolument que dans ces métiers l’ouvrier ne pût jamais montrer une habileté originale, une intelligence personnelle. Beaucoup, au contraire, pouvaient avoir encore une certaine grâce, une certaine aisance dans la façon, une certaine sagacité, une certaine volonté dans l’objet, qui les élevaient au-dessus du troupeau routinier : cela se voit bien, même dans une foule d’applications professionnelles moins délicates, moins compliquées. Et ni nous ni personne de ceux qui savent respecter le travail humain, et qui sont à même d’en connaître le prix et la peine, n’auront envie de contester cette vérité de tous les états et de tous les jours. L’homme intelligent, l’homme ingénieux, même en piochant la terre, même en fendant du bois, s’indique à qui sait le reconnaître. Mais cependant le joug professionnel est lourd, et, tant fort que soit l’homme, il en est écrasé. L’exemple, l’habitude y la solde insuffisante, disposent l’ouvrier à la renonciation de tous ses instincts, à l’oubli de toutes ses curiosités dont rien ne lui révèle la valeur et la portée. Aussi, quand l’art et l’artiste subissent ce joug, faut-il qu’un heureux concours de circonstances, qu’une inspiration soudaine, qu’une sympathie entraînante les en tirent. C’est ce qui arriva presque simultanément au peintre Cimabue, au sculpteur Niccola, au père de l’école florentine, au père de l’école pisane. Une grande apparition, une vie singulière autant qu’admirable venait, comme nous le dirons ailleurs, de passionner l’Italie entière. Cimabue, le premier, en voulut consacrer le souvenir. Il entreprit des portraits, il s’essaya à la représentation des scènes de la vie réelle. Il lutta par conséquent pour suppléer à l’insuffisance des types anciens : il regarda la nature. Les citoyens de Pise, au milieu des richesses apportées par leur flotte, au milieu de tous les fragments antiques dont depuis quelque temps déjà ils étaient avides, en signalèrent un, admirable entre tous, et l’encastrèrent, avec une complaisance naïve, au frontispice de la cathédrale de Buschetto. Le jeune Niccola l’admira comme tout le monde ; mais seul, ou le premier, il pensa à le reproduire, à l’égaler. Il laissa donc là, lui aussi, les patrons de ses maîtres : il étudia l’antique. De là, révolution dans l’art de Florence, révolution dans l’art de Pise : révolutions parallèles, mais profondément distinctes ; l’une commençant par un peintre, l’autre par un sculpteur ; l’une procédant de la nature, et l’autre de l’antique. À talent égal, l’embarras où se trouva Cimabue dut être plus grand. Ses pénibles tentatives, ses minces succès, dans la voie de l’imitation franche, ne durent pas assez le satisfaire pour qu’il rejetât complètement ses vieux guides, ses exemples habituels. Incertain, hésitant entre les allures régulières et connues dont il voulait s’affranchir, et les procédés sans expérience et sans certitude qu’il rencontrait, il dut vivre dans une inquiétude atroce ; et l’on comprend très bien l’irascibilité dont la tradition dépose, l’orgueil dans le succès, l’impatience de la critique, les ouvrages commencés avec amour et abandonnés avec colère, dont le Vasari nous parle ; on comprend bien surtout ses longues conférences, ses recherches inquiètes avec son ami Gaddo, et sa production assez peu nombreuse en définitive, quand on pense à sa vie assidue et renfermée. Niccola de Pise, au contraire, était moins flottant : sa production fut énorme. Ses œuvres signées abondent à ce point que beaucoup d’historiens, pour se l’expliquer, ont dû en attribuer une grande part à ses élèves. Quant à nous, nous comprenons fort bien la chose sans cela. Et voici comment : d’abord, son admiration pour le bas-relief antique lui fit rejeter sur-le-champ ses vieux exemples. Il acquit par là, et sans peine, une liberté absolue dans ses mouvements, une expansion complète dans sa volonté. Or, la liberté, la volonté sans tiraillement sont fécondes : par elles tout coup porte. Pourquoi Cimabue, de son côté, n’en fit-il pas autant ? Est-ce que la nature vivante prêtait moins à ce parti que le bas-relief antique ? Sans aucun doute, Cimabue voyait la nature par lui-même, par lui seul. Il en fut étourdi, et demeura complètement incapable d’imaginer les formules techniques qui devaient la reproduire avec quelque énergie. Le bas-relief antique, au contraire, montrait à Niccola de Pise comment la nature peut s’interpréter par l’art ; comment l’art distribue chaque chose pour la faire valoir ; comment il abstrait certains détails ; comment il en accentue d’autres ; pourquoi il doit mentir ici ; pourquoi il doit dire vrai là. Enfin Niccola de Pise était mis en possession, par son choix, du travail de bien des générations, condensé, on peut le dire, sur un morceau de marbre, qu’il pouvait palper, mesurer, confronter à son aise, pour arriver enfin à le comprendre. Il y arriva. Nous écrivons ceci en présence de deux études, l’une faite d’après le bas-relief antique du sarcophage de la comtesse Béatrice, et l’autre d’après le bas-relief du Pisan qui décore le milieu de l’admirable jubé qu’il construisit dans le baptistère. Le bas-relief antique nous semble représenter, non les Aventures de Méléagre, comme le Vasari le pensait, mais l’Amour de Phèdre pour Hippolyte, et ce dernier chassant le sanglier de Phibalis. Les deux scènes qu’il exprime sont divisées par un pilastre, dont la proportion et les moulures sont parfaites. D’un côté sont des femmes assises, enveloppées dans de larges draperies ; de l’autre, des jeunes gens sur des chevaux lancés. Le bas, relief du Pisan est une Adoration des Mages. L’on reconnaît sans peine avec quelle fidélité il a cherché dans ce sujet, plus tranquille, plus chaste, plus solennel, à tirer parti de toutes les indications que son modèle pouvait lui fournir. Partout où il a pu le mettre à tribut dans son œuvre, il paraît supérieur à lui-même, et presque égal au sculpteur grec. Sa Vierge est drapée comme la Phèdre. Les longueurs, les inflexions de ses membres sont les mêmes ; le système des plis, la marque des grandes divisions du corps sous les étoffes se retrouvent dans les robes traînantes des Mages accroupis. Les écuyers et les chevaux au repos, qui terminent un côté de sa composition, sont empruntés presque textuellement ; et, à leur air effaré, on dirait que l’artiste a eu surtout de la peine à ne pas les laisser courir comme dans son modèle. Cette vérification peut se faire dans toutes les autres sculptures du Pisan, même dans celles qu’il laissa à Sienne, et qui ont toujours été regardées comme ses plus fortes. Aussi, considéré en soi, et à part toutes les suites, le résultat sculptural du Pisan dépasse-t-il le résultat pittoresque de Cimabue. Tandis que l’un, plein d’inquiétude sur ses fresques, cherchant en eau trouble la beauté et l’expression, faisait encore, comme le dit parfois le Vasari, des madones à figures effrayantes, rencontrait des mouvements ridicules, des ajustements puérils, des motifs baroques ; l’autre, à son aise, comme chez lui, dans l’atelier antique rouvert, sans trop de gêne, répandait dans ses bas, reliefs une observation ingénieuse, une sagesse dans les attitudes, une dignité dans les têtes, un goût dans les draperies, une unité dans l’ordonnance, inconnus jusque là, comme le remarque si chaudement le bon Séroux d’Agincourt dans son Histoire de l’Art par les Monuments. Mais tout cela nous explique, à nous, ce dont il s’étonne si fort ; à savoir : que la sculpture sembla s’arrêter après le Pisan, et que sa nombreuse et laborieuse école eut grand’peine à le dépasser durant tout le cours du siècle. Il ne fallut pas tant de temps à Giotto, l’enfant adoptif de Cimabue, pour faire sa grande enjambée, et laisser son maître loin. C’est qu’il ne s’agissait pas pour l’Italie de reproduire l’art antique, mais bien de lui créer un art original. Or cette création ne pouvait pas sortir du bas-relief apporté à Pise, quoi, que ce bas-relief pût y aider.

NOTES.

(1) Ce bas-relief a été gravé sur cuivre sous le titre de Chasse de Méléagre, et inséré dans la troisième partie des Iscrizioni toscane, recueillies par le Gori. Voyez Pisa illustrata du Ch. Alessandro da Morona, tome Ier.

(2) Voy. la Vie de la comtesse Mathilde, écrite par Francesco Maria, et le Theatr. Basil, pisanœ, chap. 4, de Martini.

(3) La cathédrale de Ferrare fut plus tard entièrement reconstruite.

(4) C’est-à-dire l’église de Sant’-Antonio.

(5) Niccola n’a pu dessiner le temple de San-Giovanni-Battista, dont les fondements furent jetés, l’an 1300, par Agostino et Agnolo de Sienne.

(6) Martini, chap. 14, Theatr. Basil. pisan., écrit : anno milleno bis centum bisque triceno.

(7) Urbain IV mourut le 2 octobre 1264. Martin IV fut élu pape le 22 février 1281, et mourut le 29 mars 1285.

8) Voy. les Lettres de Ch. Annibale Mariottî, Perugia, 1788.

(9) Voy. Theatr. Basil, pisan. de Martini, chap. 17.

(10) Ce maître-autel se trouve gravé sur cuivre dans la Vie de Grégoire X, imprimée à Rome l’an 1711.

(11) Benoît IX mourut l’an 1048 : le texte italien renferme donc sûrement une erreur ; il faut lire Benoît XI.

(12) Voy. la première nouvelle du Décaméron du Boccaccio.

(13) Le chanoine Carlo Celano, dans ses Notizie di Napoli, p, 77, dit que la cathédrale de Naples fut construite par Charles Ier, sur les dessins de Niccola de Pise, architecte.