Vies des peintres, sculpteurs et architectes/tome 1/13

ambrogio lorenzetti
ambrogio lorenzetti,
peintre siennois.

Certes, nous devons une grande reconnaissance aux artistes qui emploient le génie dont la nature les a doués à enrichir nos villes de monuments aussi utiles que beaux. Nous n’oublierons donc pas Ambrogio Lorenzetti, peintre siennois, qui donna des preuves d’un talent véritable. À Sienne, dans le couvent des frères mineurs, il peignit l’Histoire d’un jeune homme qui, après s’être fait moine, prit l’habit de soldat, passa par les verges, fut pendu, et enfin décapité avec plusieurs de ses compagnons, au milieu d’une effroyable tempête. Lorenzetti réussit le premier à rendre les effets de la pluie, du vent, des ouragans. Habile coloriste à fresque et en détrempe, il travaillait avec une adresse et une facilité extrêmes, comme le témoignent ses belles compositions du petit hôpital de Mona Agnesa, sa Nativité de la Vierge, son Entrée au temple du Grand-Hôpital, et sa voûte du chapitre des Augustins, où l’on voit douze petits sujets faisant allusion aux paroles du Credo que les douze apôtres tiennent écrites sur une tablette. Sur une des parois de la même salle, Ambrogio représenta trois sujets tirés de la vie de sainte Catherine, et le Crucifiement du Christ entre les deux larrons. Au pied de la croix, les Maries soutiennent la Vierge abattue par la douleur. Dans le palais de la seigneurie de Sienne, Ambrogio figura la guerre d’Asinalunga et la paix qui la suivit ; ensuite il envoya, dit-on, un tableau en détrempe à Volterre, décora avec plusieurs autres artistes une chapelle à Massa, où il laissa un tableau digne d’éloges, et peignit à fresque, à Orvietto, la grande chapelle de Santa-Maria. À Florence, pour satisfaire ses amis qui voulaient le voir opérer, il peignit à San-Procolo un tableau, et dans une chapelle plusieurs sujets tirés de l’histoire de saint Nicolas. Il plaça son portrait sur le gradin de cet ouvrage dont la renommée fut telle, que, l’an 1335, l’évêque degli Ubertini, seigneur de Cortona, appela notre artiste pour décorer la moitié de la voûte et les parois intérieures de l’église de Santa-Margherita, qui venait d’être bâtie par les religieux de Saint-François. Le temps a fortement endommagé ces peintures qui devaient être fort remarquables, si l’on en juge par quelques figures qui se sont conservées. Ambrogio se retira ensuite à Sienne, où il passa tranquillement le reste de ses jours. Dans sa jeunesse, il s’était adonné aux lettres avec succès ; aussi ses talents et son caractère aimable le firent rechercher par les gens de bien et de mérite, et lui procurèrent des emplois utiles et honorables dans sa patrie. Il vivait plutôt en gentilhomme et en philosophe qu’en artiste, et supportait avec une égale sérénité d’esprit le bien et le mal que lui envoyait la fortune. La modestie et la modération sont des vertus que les artistes devraient cultiver avec autant de soin que leur art. Sur la fin de sa vie, Ambrogio peignit, à Monte-Oliveto-di-Chiusuri, un tableau qui lui fit beaucoup d’honneur. Peu d’années après, il mourut heureusement et chrétiennement, à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Ses œuvres datent de l’an 1340 environ (1).

Comme nous l’avons déjà dit, on voit le portrait d’Ambrogio couvert d’un capuchon sur le gradin d’un de ses tableaux à San-Procolo. Nous possédons dans notre recueil plusieurs dessins de sa main, qui montrent son talent comme dessinateur.

Il est de toute certitude que celui que le Vasari a nommé Pietro Laurati, et celui qu’il nomme Ambrogio Lorenzetti, étaient frères. Ils l’étaient par la naissance, ils le furent par leur constante amitié et par leur admirable talent. Tous deux fils d’un peintre obscur qui s’exerçait à Sienne quelque temps avant l’époque où l’école siennoise rédigea ses statuts, ils mirent le nom de leur famille tellement en honneur, qu’on s’étonne que le Vasari l’ait ignoré, au moins pour Pietro. Leur père s’appelait Lorenzo, et quelquefois était désigné sous le diminutif de Lorenzetto. Si le Vasari a lu, ou cru lire, au bas du tableau de saint François de Pistoia, maintenant perdu, cette inscription : Petrus Laurati de Senis, comment a-t-il ignoré celle bien plus intéressante à consigner dans son livre, qui se voyait au bas des compositions importantes de l’hôpital de Sienne, et que voici : Hoc opus fecit Petrus Laurentii et Ambrosius, ejus frater, 1330. Cette inscription, à défaut d’un examen attentif et minutieux, l’aurait mis sur la voie d’un fait d’ailleurs constaté par d’autres témoignages, à savoir : que les deux frères avaient presque toujours opéré ensemble, et confondu leurs inspirations. L’unique ouvrage, à notre connaissance, qui nous soit resté et que l’on puisse, il nous semble, attribuer aujourd’hui en propre à Pietro, parce qu’il est signé de lui seul, se voit dans le dôme de Sienne. Rien n’est plus frappant et plus complet que la conformité du style et des moyens d’exécution adoptés dans cette œuvre, et dans celle bien plus vaste qu’a de son côté signée Ambrogio, dans le palais public. Cela est si évident, que personne n’a le droit, à moins de retrouver des documents bien positifs, de décider auquel des deux frères appartient le beau travail du Campo-Santo de Pise, qui représente la vie des premiers pères de la Thébaide, et dont la galerie royale de Florence possède une répétition ou une copie sur bois, également remarquable. De plus, il est bon d’observer que si les deux frères ont évidemment travaillé à frais communs dans Sienne, leur patrie et le lieu de leur installation principale, il n’y a point de raison pour qu’ils n’aient pas continué à le faire dans leurs excursions ; et rien qu’en lisant attentivement le Vasari, très peu informé sur leur compte, on peut cependant voir que leur absence de Sienne et leur présence ailleurs coïncident toujours assez bien. C’est en même temps qu’ils furent appelés par l’évêque de Cortona, et par les moines de Monte-Oliveto-di-Chiusuri.

Quoi qu’il en soit, les deux frères Lorenzetti furent des hommes d’une grande force dans leur art. Lorenzo Ghiberti, historien plus mesuré que le Vasari, et qui ne s’abandonne guère facilement à l’admiration, professe pour eux un véritable enthousiasme. Dans son manuscrit si souvent mis à contribution par le Vasari, suivant son loyal aveu, il se complaît à décrire leurs ouvrages. Nous les classerons à leur place, lorsque nous remettrons en ordre l’école siennoise, un peu mieux que le Vasari ne l’a fait dans ce volume.

Mais nous devons dire que, bien que le Vasari ne soit pas ici fort en règle, il n’est pas moins étrange qu’on en ait profité pour reproduire, dans ces derniers temps même, les vieilles déclamations sur son injustice et sa mauvaise foi. Le Lanzi l’a cependant vivement et heureusement défendu sur ce point.

On a pu voir à quoi se borne la scélératesse de notre auteur. Il a estropié un nom sur la foi d’une inscription, peut-être illisible déjà de son temps ; mais il n’a ni méconnu, ni dédaigné les œuvres.

NOTE.

(1) Ambrogio mourut vers l’an 1360 ; on composa en son honneur les vers suivants :

Ambrosii interitum quis satis dolcat ?
Qui viros nobis longa ætate mortuos
Restituebat arte et magno ingenio.
Picturæ decus vivas astra desuper.