Vies des hommes illustres/Pyrrhus

Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 2p. 338-389).


PYRRHUS.


(De l’an 325 environ, à l’an 272 avant J.-C.)

On rapporte qu’après le déluge[1] les Thesprotes et les Molosses eurent pour premier roi Phaéton, l’un de ceux qui vinrent en Épire[2] avec Pelasgus ; mais quelques-uns disent que Deucalion et Pyrrha bâtirent le temple de Dodone, et qu’ils s’établirent là même, chez les Molosses. Longtemps après, Néoptolème, fils d’Achille, arriva avec ses troupes ; il s’empara du pays, et y laissa une suite de rois, ses descendants, qui furent appelés les Pyrrhides, à cause de son nom d’enfance Pyrrhus, et parce que lui-même il donna le nom de Pyrrhus à un des enfants légitimes qu’il eut de Lanassa, fille de Cléodès, fils de Hyllus. C’est depuis lors que l’Épire honora à l’égal des dieux Achille, nommé, dans la langue du pays, Aspétus[3]. Après les premiers rois de cette race, ceux qui remplirent les années qui s’écoulèrent jusqu’à Tarrhytas tombèrent dans la barbarie ; et leur puissance et leurs vies sont restées dans l’obscurité. Tarrhytas, le premier, suivant les historiens, se fit un nom en poliçant les villes, en leur donnant les mœurs, la littérature et les lois plus douces de la Grèce. De Tarrhytas naquit Alcétas ; d’Alcétas, Arybas ; d’Arybas et de Troïada, Éacide. Celui-ci épousa Phthia, fille de Ménon le Thessalien, qui s’était illustré dans la guerre Lamiaque[4], et qui avait été, après Léosthène, le plus remarquable des confédérés. Éacide eut de Phthia deux filles, Déidamie et Troïada, et un fils, Pyrrhus.

Les Molosses s’étant révoltés chassèrent Éacide et mirent à sa place les enfants de Néoptolème. Ceux des amis d’Éacide qu’ils purent prendre furent mis à mort ; mais Androclidès et Angélus dérobèrent aux recherches des ennemis Pyrrhus, qui était encore à la mamelle ; et ils prirent la fuite, entraînant avec eux quelques serviteurs, et des femmes qui allaitaient l’enfant. Mais cela rendit leur fuite plus difficile et plus lente : atteints par ceux qui les poursuivaient, ils remirent l’enfant entre les mains d’Androcléon, d’Hippias et de Néandre, trois hommes jeunes, sûrs et vigoureux, en leur recommandant de gagner au plus vite une place du territoire macédonien, nommée Mégare. Eux cependant, autant par la prière que par la force, ils arrêtèrent les ennemis jusque vers le soir, et ils parvinrent enfin à les faire retourner sur leurs pas. Alors ils se mirent à courir après ceux qui emportaient Pyrrhus ; mais, au coucher du soleil, au moment qu’ils croyaient leurs espérances réalisées, il les virent tout à coup détruites en arrivant au bord de la rivière qui coule auprès de la ville : c’était comme un torrent, dont la vue seule les effraya ; ils tentèrent de passer, mais il en reconnurent l’impossibilité. La rivière grossie par les pluies roulait une eau trouble, et l’obscurité donnait aux objets un aspect plus effrayant encore. Aussi renoncèrent-ils à transporter seuls à l’autre bord l’enfant et les femmes qui le nourrissaient ; mais, s’étant aperçus que quelques indigènes étaient arrêtes de l’autre côté de l’eau, ils les prièrent de les aider à passer la rivière, et ils leur montrèrent Pyrrhus, en poussant des cris suppliants. Ces gens ne les entendaient point, à cause du bruit et de l’impétuosité du courant ; de sorte qu’ils demeurèrent là quelque temps, les uns à crier, les autres à écouter sans entendre ; jusqu’à ce que l’un des premiers s’avisa d’arracher de l’écorce d’un chêne et d’écrire dessus avec une agrafe quelques mots qui exprimaient la position de l’enfant et le besoin qu’il avait de secours ; ensuite il roula l’écorce autour d’une pierre, pour la rendre pesante et pouvoir la lancer, et il la lanca sur la rive opposée. D’autres disent qu’il darda l’écorce avec un javelot autour duquel il l’avait attachée. Les gens de l’autre bord n’eurent pas plutôt lu ce qu’il avait écrit, que, comprenant l’urgence du cas, ils coupèrent des arbres, les attachèrent ensemble et passèrent l’eau. Or, le hasard voulut que celui d’entre eux qui arriva le premier s’appelât Achille : il se chargea de l’enfant ; ses compagnons firent passer le reste, qui l’un, qui l’autre.

Ainsi sauvés et hors de poursuite, ils se rendirent en Illyrie auprès du roi Glaucias ; et, le trouvant assis chez lui auprès de sa femme[5], ils déposèrent l’enfant à terre, au milieu de l’appartement. Le roi, indécis par crainte de Cassandre, ennemi particulier d’Éacide, demeura longtemps silencieux et pensif. Cependant Pyrrhus se mit de lui-même à se traîner sur les pieds et les mains, et, se prenant au bord de la robe du roi, il se dressa sur les pieds contre les genoux de Glaucias. Le roi sourit d’abord, puis il en eut pitié comme d’un suppliant qui lui adressait ses prières avec des larmes. D’autres rapportent, non pas qu’il se mit aux genoux de Glaucias, mais qu’il se prit à l’autel des dieux domestiques, qu’il s’y tint debout en jetant ses bras à l’entour, et que Glaucias crut reconnaître dans ce fait un signe de la volonté divine. Il remit donc Pyrrhus entre les mains de sa femme, en lui recommandant de l’élever avec leurs enfants ; et, quelque temps après, il refusa de le livrer à ses ennemis qui le demandaient, et à Cassandre qui lui offrait deux cents talents[6]. Il fit plus : quand Pyrrhus eut atteint sa douzième année, il le reconduisit dans l’Épire avec une armée, et l’établit roi de ce pays.

Pyrrhus avait bien dans les traits un air de majesté, mais plus propre à inspirer la crainte que le respect. Sa mâchoire supérieure n’était pas formée de dents séparées : c’était un seul os continu, marqué seulement de légères entailles aux endroits où les dents auraient dû être séparées. On croyait qu’il guérissait les maladies de la rate ; pour cela il immolait un coq blanc, faisait coucher les malades sur le dos, puis il leur posait doucement son pied droit sur le flanc. Il n’était homme si pauvre ni de si basse condition qui n’obtînt de lui ce remède, aussitôt qu’il le demandait. Il recevait pour salaire le coq qu’il avait immolé ; et ce présent lui était particulièrement agréable. On dit que son gros orteil du pied droit avait une vertu divine ; à ce point qu’après sa mort, lorsque son corps eut été brûlé tout entier sur le bucher, on retrouva cet orteil intact, et sans aucune trace des atteintes du feu. Nous reparlerons de ceci plus tard[7].

Parvenu à sa dix-septième année, et se croyant assuré de la possession de ses États, il lui arriva de faire un voyage au delà des frontières, à l’époque du mariage d’un des fils de Glaucias, avec lesquels il avait été élevé. Les Molosses se soulevèrent encore une fois, chassèrent ses amis, pillèrent ses biens, et se donnèrent à Néoptolème. Pyrrhus, dépouillé de la royauté, et abandonné de tous, s’attacha à Démétrius, fils d’Antigonus, qui avait épousé Déidamie, sa sœur ; enfant, Déidamie avait été fiancée à Alexandre, fils de Roxane ; puis, toute cette famille s’étant éteinte dans le malheur[8], elle, devenue nubile, avait été mariée à Démétrius. Dans la grande bataille que se livrèrent à Ipsus tous les rois de la terre, Pyrrhus, bien jeune encore, combattit à côté de Démétrius, mit en fuite ceux qu’il avait en tête, et se fit remarquer parmi les combattants. Et quand Démétrius fut vaincu, il ne l’abandonna point ; et même les villes de la Grèce que celui-ci lui remit entre les mains, il les lui garda fidèlement ; ensuite, le prince ayant traité avec Ptolémée, Pyrrhus s’embarqua pour l’Égypte en qualité d’otage. Là, dans les exercices du corps et à la chasse, il donna à Ptolémée des preuves de sa force et de sa vigueur ; et, quand il eut remarqué que Bérénice exerçait la plus grande influence sur l’esprit du roi, et que, par son mérite et sa sagesse, elle l’emportait sur les autres femmes de Ptolémée, c’est à elle qu’il fit sa cour le plus assidûment. Habile d’ailleurs à flatter, pour ses propres interêts, ceux qui étaient en crédit, autant qu’il était hautain avec ses inférieurs, sage et modéré dans toute sa conduite, il fut choisi de préférence à bien d’autres jeunes princes pour époux d’Antigone, que Bérénice avait eue de Philippe avant son mariage avec Ptolémée.

Pyrrhus, par ce mariage, ayant ajouté encore à l’éclat de son nom, et secondé par Antigone, qui l’aimait tendrement, parvint à rassembler de l’argent et des troupes, pour faire une expédition en Épire et ressaisir la royauté. Son apparition ne déplut point au peuple, parce qu’on haïssait Néoptolème, dont le gouvernement était dur et violent. Dans la crainte pourtant que Néoptolème ne se refugiât chez quelqu’un des autres rois, il traita et fit amitié avec lui, en lui laissant la moitié du royaume. Mais, dans la suite, il y eut des gens qui animèrent les deux rois l’un contre l’autre, en leur inspirant des défiances réciproques. La principale cause de l’irritation de Pyrrhus vint de ce que je vais dire. Il était d’usage que les rois d’Épire offrissent dans Passaron, place de la Molosside, un sacrifice à Jupiter Martial, et qu’ils prêtassent serment aux Épirotes et se le fissent prêter par ceux-ci : eux-mêmes de gouverner conformément aux lois, et le peuple de maintenir la royauté conformement aux lois. Cette solennité eut lieu : les deux rois y assistèrent, chacun avec ses amis, et ils se firent réciproquement des présents nombreux. Là se trouva Gélon, homme dévoué à Néoptolème, lequel combla Pyrrhus d’hommages affectueux, et lui offrit deux paires de bœufs propres au labourage. L’échanson Myrtilus, qui était présent, les demanda à Pyrrhus ; celui-ci les lui ayant refusés et les ayant donnés à un autre, Myrtilus en éprouva un dépit qui n’échappa point à Gélon. Gélon l’invita à souper ; et, l’ayant enivré, il abusa, dit-on, de sa jeunesse et de sa beauté, et, de propos en propos, il l’engagea à prendre parti pour Néoptolème, et à empoisonner Pyrrhus. Myrtilus accueillit fort bien ces ouvertures, et feignit d’entrer dans ses vues, et d’être entièrement séduit ; mais il alla tout découvrir à Pyrrhus. Le prince lui ordonna de mettre en rapport avec Gélon Alexicratès, le premier échanson, comme disposé à entrer dans le complot : son but était de se procurer plus de témoins.

Ainsi fut trompé Gélon ; Néoptolème, trompé avec lui, croyant l’entreprise en bon chemin, ne put en contenir sa joie, et il s’en découvrit à ses amis. Un jour qu’il était chez Cadméa, sa sœur, après un repas copieux il se mit à parler étourdiment de tout cela, pensant n’être entendu de personne. Il n’y avait là, en effet, que Phénarète, femme de Samon, l’intendant des petits et des grands troupeaux de Néoptolème, laquelle était couchée sur un lit, le visage tourné du côté de la muraille, et semblait dormir. Cependant elle avait tout entendu ; et dès le matin elle alla secrètement chez Antigone, femme de Pyrrhus, et lui raconta tout ce qu’elle avait entendu Néoptolème dire à sa sœur. Pyrrhus sut bientôt ce qui se passait : il n’agit cependant point pour le moment ; mais, à l’occasion d’un sacrifice qu’il offrait, il invita Néoptolème à souper avec lui, et le tua ; car il sentait bien que les principaux d’entre les Épirotes, dévoués à sa personne, applaudiraient à sa conduite s’il se débarrassait de Néoptolème, s’il ne se bornait pas à jouir d’une petite portion du royaume, mais faisait usage des qualités qu’il avait reçues de la nature pour se procurer une puissance plus grande, et, puisqu’il avait de justes sujets de méfiance, s’il prévenait Néoptolème en le faisant disparaître.

En souvenir de Bérénice et de Ptolémée, il donna le nom de Ptolémée à un fils qu’il eut d’Antigone, et celui de Bérénicis à une ville qu’il bâtit dans la Chersonèse d’Épire. Dès ce moment il médite de nombreuses et vastes entreprises : dans son espérance il prend même déjà les pays voisins ; or, voici à peu près le prétexte qu’il saisit pour se mêler des affaires de la Macédoine.

L’aîné des fils de Cassandre ayant d’abord fait mourir Thessalonicé, sa mère, avait chassé son frère Alexandre. Celui-ci envoya vers Démétrius pour lui demander secours, et appela Pyrrhus. Tandis que Démétrius, occupé ailleurs, tardait à venir, Pyrrhus arriva, et demanda d’abord, pour prix de ses services, la place de Nymphéa, le littoral de la Macédoine, et, dans les provinces conquises, l’Ambracie, l’Acarnanie et l’Amphilochie ; ce que le jeune homme lui abandonna. Pyrrhus mit ses garnisons dans les villes, puis il conquit le reste du royaume pour son allié, et dépouilla Antipater. Cependant le roi Lysimachus, désireux de porter secours à ce dernier, mais occupé lui-même d’un autre côté, sachant Pyrrhus disposé à faire tout ce qui pouvait être agréable à Ptolémée et à ne lui rien refuser, lui adressa une lettre contrefaite sous le seing supposé de Ptolémée, dans laquelle celui-ci conseillait à Pyrrhus d’abandonner son expédition et d’accepter d’Antipater trois cents talents[9]. À peine Pyrrhus eut-il ouvert la lettre, qu’il reconnut la ruse de Lysimachus ; au lieu du salut paternel qu’employait ordinairement Ptolémée : « à Pyrrhus, mon fils, » il y avait celui-ci : « Le roi Ptolémée au roi Pyrrhus. » Il en fit des reproches à Lysimachus ; cependant il conclut la paix, et les rois se réunirent pour jurer sur les victimes les articles du traité. On avait amené un bouc, un taureau et un bélier ; et tout à coup le bélier tomba mort sans avoir été frappé. Les autres n’en firent que rire ; mais le devin Théodotus dissuada Pyrrhus de prêter serment, en lui disant que ce signe des dieux menaçait de mort l’un des trois rois. Il resta donc ainsi en dehors de cette paix.

Les affaires d’Alexandre étaient déjà solidement établies, lorsqu’arriva Démétrius ; et il fut bientôt facile de voir qu’il était venu quand on n’avait plus besoin de lui, et que sa présence portait ombrage. Après avoir passé seulement quelques jours ensemble, animés d’une défiance mutuelle, ils épièrent tous deux les moyens de se surprendre ; et Démétrius, ayant trouvé une occasion favorable, prévint le jeune homme, le tua et se fit proclamer roi de Macédoine. Or, il y avait eu déjà quelques sujets de mésintelligence entre Pyrrhus et lui, à savoir, les courses que Pyrrhus avait faites en Thessalie, et cette maladie innée chez tout ce qui a puissance, le désir de toujours acquérir : aussi leur voisinage leur était-il devenu un motif de crainte et de défiance réciproque, surtout depuis la mort de Déidamie. Mais, lorsqu’ils occupèrent chacun une partie de la Macédoine, et qu’ils se furent abattus sur le même point, alors il y eut de plus grandes causes de mésintelligence. Démétrius envahit l’Étolie, et s’en empara ; et, y laissant Pantauchus avec un corps d’armée considérable, il se porta en personne contre Pyrrhus, qui, à cette nouvelle, se mit en marche à son tour. Tous les deux firent fausse route, et se manquèrent. Alors Démétrius se jeta dans Épire, qu’il mit au pillage ; Pyrrhus, de son côté, tomba sur Pantauchus, et lui livra bataille. Les deux armées en vinrent aux mains avec beaucoup de chaleur et de vivacité, mais les deux chefs surtout. Pantauchus était sans contredit le plus brave, le plus adroit et le plus vigoureusement constitué de tous les officiers de Démétrius ; aussi, plein de confiance dans sa force et dans son courage, il appelait Pyrrhus à un combat singulier. Pyrrhus, qui ne le cédait à aucun roi ni en force ni en bravoure, et qui se prétendait héritier de la gloire d’Achille par sa valeur propre plus que par sa naissance, s’avança à travers les premiers rangs au-devant de Pantauchus. Ils combattirent d’abord avec la lance ; puis, mettant l’épée à la main, ils déployèrent en même temps leur vigueur et leur adresse. Pyrrhus, blessé le premier, porta deux coups à son adversaire, l’un à la cuisse, l’autre au cou, et, pendant qu’il tournait la tête, il le renversa ; et il allait l’achever, lorsque les amis de Pantauchus l’arrachèrent de ses mains. Les Épirotes, fiers de la victoire de leur roi, et saisis d’enthousiasme à l’aspect de sa vaillance, forcèrent les lignes des Macédoniens, rompirent la phalange, et, se mettant à la poursuite des fuyards, ils en tuèrent un grand nombre et en firent prisonniers cinq mille.

Cette affaire excita chez les Macédoniens moins de colère contre Pyrrhus et de ressentiment pour le mal qu’il leur avait fait que d’estime et d’admiration pour sa valeur. Ceux qui s’étaient trouvés à cette bataille allaient racontant ses exploits, dont ils avaient été témoins ; ils trouvaient en lui le port, la vivacité, la démarche d’Alexandre : ils croyaient voir dans sa manière une image, une ombre de la force irresistible de leur héros, de son impétuosité dans les combats. Les autres rois ne leur montraient d’Alexandre que la pourpre, les gardes, une certaine inclinaison du cou, des expressions hautaines ; Pyrrhus seul représentait Alexandre par la force de ses armes et de son bras. Quant à ses connaissances et à son habileté dans la tactique et la conduite des armées, on en trouve des preuves dans les écrits qu’il a laissés sur cette matière. On demandait à Antigonus quel était, selon lui, le plus habile capitaine, et il répondit : « Pyrrhus, s’il vieillit. » Il ne s’agissait là que des contemporains. Mais Annibal le mettait au-dessus de tous les capitaines de tous les temps, lorsque, comme nous l’avons rapporté dans la Vie de Scipion[10], il donna le premier rang à Pyrrhus pour l’expérience et l’habileté militaire, le second à Scipion, et à lui-même le troisième. Pyrrhus n’aimait à s’occuper et à parler que de la science de la guerre ; il la regardait comme la seule digne d’un roi, et il méprisait toutes les autres comme futiles. Un jour on lui demandait à table quel était le plus habile joueur de flûte, de Python ou de Caphisias : « Polysperchon est le plus habile général, » répondit-il, comme s’il eût voulu dire que c’était la seule chose qu’un roi dût rechercher et connaître.

Il était affable envers ses amis, facile à apaiser, plein de chaleur et de vivacité dans l’expression de sa reconnaissance. Aussi fut-il vivement affligé de la mort d’Aéropus. « Il n’a fait, disait-il, que céder aux lois de la nature humaine ; mais moi, j’ai à me reprocher d’avoir été si peu empressé et si lent à reconnaître les services que j’ai reçus de lui. » En effet, quand c’est de l’argent que nous devons, nous pouvons bien le rendre même à des héritiers ; mais qu’un échange de services agréables n’ait pas été fait envers la personne même de celui qui pouvait y être sensible, voilà ce qui tourmente l’homme bon et juste. Un jour qu’il était à Ambracie, on lui conseillait d’en bannir un homme qui ne cessait de parler mal de lui : « Qu’il reste ici au milieu d’une petite population, répondit-il, plutôt que de s’en aller débitant partout ses médisances. » Une autre fois des jeunes gens avaient mal parlé de lui en buvant, et ils ne pouvaient le nier ; le roi leur ayant demandé s’ils avaient dit les choses dont on les accusait : « Oui, seigneur, répondit l’un d’eux ; et nous en aurions dit bien d’autres si nous avions eu plus de vin. » Il se mit à rire, et les renvoya.

Pour étendre ses relations et sa puissance, il épousa plusieurs femmes après la mort d’Antigone : la fille d’Autoléon, roi des Péoniens ; Bircenna, fille de Bardyllis, roi des Illyriens ; et Lanassa, fille d’Agathoclès le Syracusain, laquelle lui apporta en dot la ville de Corcyre, conquise par Agathoclès. D’Antigone il eut un fils, Ptolémée ; de Lanassa, Alexandre ; et de Bircenna, Hélénus, qui était le plus jeune. Il leur donna une éducation propre à développer en eux la valeur guerrière et la passion des combats ; dès le berceau il les excitait lui-même. L’un d’eux, encore enfant, lui demandait auquel de ses fils il laisserait ses États : « À celui, répondit le père, qui aura l’épée la mieux aiguisée. » Parole qui ne diffère guère de l’imprécation dramatique[11] :

Que le fer aiguisé décide entre les deux, frères de la possession de l’héritage !

Tant le désir de posséder est insociable et farouche !

Pyrrhus, après ce combat, rentra dans ses États, plein de gloire, de joie et d’une noble fierté ; les Épirotes le surnommèrent l’Aigle. « C’est par vous, leur disait-il, que je suis un aigle. Comment n’aurais-je pas été enlevé sur vos armes comme sur des ailes rapides ? » Peu de temps après, ayant appris que Démétrius était dangereusement malade, il fondit tout à coup sur la Macédoine, dans l’intention seulement de courir le pays et de faire du butin ; et peu s’en fallut qu’il ne se rendît maître de tout, et ne s’emparât du royaume sans coup férir ; il poussa jusqu’à Édesse sans rencontrer aucune résistance ; et beaucoup même des habitants se joignaient à lui et marchaient sous ses ordres. Le danger força Démétrius de se mettre en mouvement, malgré sa faiblesse ; et ses amis et ses généraux, ayant rassemblé en peu de temps des forces imposantes, se portèrent vigoureusement et avec résolution contre Pyrrhus. Comme il n’était venu qu’en coureur, il ne les attendit point ; mais, dans sa retraite précipitée, il perdit une partie de ses gens, parce que les Macédoniens lui couraient sus par le chemin. Mais pour l’avoir si facilement et si vite chassé de ses terres, Démétrius ne laissa pas cependant de s’occuper de Pyrrhus. Ayant résolu de tenter de grandes entreprises et de recouvrer, à la tête de cent mille hommes et de cinquante vaisseaux, les provinces que son père avait possédées, il ne voulait pas s’amuser à faire la guerre à Pyrrhus, ni laisser aux Macédoniens un voisin aussi entreprenant et aussi incommode. Il voulut donc, à défaut de loisir pour guerroyer contre Pyrrhus, se réconcilier et faire la paix avec lui, pour tourner ainsi toutes ses forces contre les autres rois. Tandis que les négociations se nouaient entre eux, les rois, effrayés des projets de Démétrius, que la grandeur de ses préparatifs mettait assez à découvert, envoyèrent à Pyrrhus des courriers et des lettres, lui témoignant leur étonnement de ce qu’il laissait ainsi échapper l’occasion, et attendait, pour faire la guerre à Démétrius, la commodité de son ennemi. « Quand il le voyait partagé entre tant de projets et d’entreprises, et qu’il ne tenait qu’à lui de le chasser de la Macédoine, attendait-il que celui-ci, devenu grand et puissant, vînt à loisir le forcer de combattre, au sein de la Molosside, pour ses autels et les tombeaux de ses pères ? surtout quand déjà Démétrius venait de lui enlever et Corcyre et sa femme. » En effet, Lanassa, se plaignant que Pyrrhus lui préférât des femmes barbares, s’était retirée à Corcyre ; et, ambitieuse d’épouser un roi, elle avait appelé Démétrius, qu’elle savait facile, entre tous les rois, à séduire au mariage. Celui-ci avait fait voile vers Corcyre, s’était uni à Lanassa, et avait laissé une garnison dans la ville.

Les rois, en même temps qu’ils écrivaient en ce sens à Pyrrhus, se mirent à inquiéter eux-mêmes Démétrius, qui différait de jour en jour son départ, et complétait ses préparatifs. Ptolémée, à la tête d’une flotte considérable, détachait de lui les villes grecques ; Lysimachus envahissait la haute Macédoine par la frontière de Thrace, et la ravageait. Pyrrhus alors, se levant comme eux, se porta rapidement sur Béroé, comptant, ce qui arriva en effet, que Démétrius, en courant au-devant de Lysimachus, laisserait sans défense la basse Macédoine. La nuit même de son départ, il crut voir pendant son sommeil Alexandre le Grand qui l’appelait ; il s’approcha et vit le prince alité. Alexandre lui parla avec bienveillance et affection, et lui promit de le secourir avec zèle. Pyrrhus se hasarda à lui dire : « Mais comment, ô roi, malade comme tu l’es, pourras-tu me secourir ? — Par mon seul nom, » répondit Alexandre ; et, montant sur un cheval niséen[12], il lui montrait la route. Cette vision affermit Pyrrhus dans sa résolution ; il s’avança avec célérité, franchit au pas de course tout l’espace qui le séparait de Béroé, prit la ville d’emblée, y logea la plus grande partie de ses troupes, et envoya le reste tenir la campagne sous les ordres de ses généraux. Ce qu’apprenant, et remarquant dans son armée une agitation mauvaise, Démétrius n’osa aller plus loin, de crainte que ses soldats, en se voyant près d’un roi né Macédonien et couvert de gloire[13], ne passassent de son côté. Il revint donc sur ses pas, et les conduisit contre Pyrrhus, qui était étranger, et odieux à la Macédoine. Cependant, lorsque les deux camps furent en présence, il arriva de Béroé une foule de gens qui faisaient l’éloge de Pyrrhus, disant que c’était un guerrier illustre, invincible dans les combats, doux et humain après la victoire. Il y en avait d’apostés par Pyrrhus, qui, se donnant pour Macédoniens, disaient que le moment était venu de secouer le joug pesant de Démétrius, et de se tourner vers un homme ami du peuple et des soldats, vers Pyrrhus. Aussi la plus grande partie de l’armée était-elle ébranlée ; et l’on cherchait Pyrrhus des yeux. Par hasard il venait d’ôter son casque ; mais, cette pensée l’ayant frappé, il le remit, et aussitôt il fut reconnu à la hauteur de son aigrette et aux cornes de bouc qui surmontaient son casque ; et les Macédoniens accoururent, lui demandant le mot d’ordre ; d’autres se couronnaient de branches de chêne, parce qu’ils voyaient ses gens ainsi couronnés. Il y en eut même qui allèrent jusqu’à dire à Démétrius qu’il ferait sagement et prudemment de se retirer, et de renoncer à tout. Ces paroles étaient d’accord avec les mouvements de l’armée ; aussi Démétrius, effrayé, s’enfuit secrètement, affublé d’un chapeau à larges bords et d’une chlamyde unie. Pyrrhus s’avança alors vers le camp, s’en rendit maître sans combat, et fut proclamé roi des Macédoniens.

Sur ces entrefaites arrive Lysimachus, prétendant que la chute de Démétrius est une œuvre commune à tous deux, et que par conséquent il est juste de partager le royaume. Pyrrhus, qui ne se sentait pas encore sûr des Macédoniens, et qui n’osait pas encore compter sur leur foi, acquiesça aux propositions de Lysimachus ; et ils se partagèrent les terres et les villes. Cet accord fut utile pour le présent, et arrêta la guerre entre eux ; mais ils ne tardèrent pas à reconnaître que le partage, loin d’être un gage de réconciliation, serait une source de plaintes et de querelles. En effet, quand ni la mer, ni les montagnes, ni des déserts inhabitables n’ont pu contenir l’avidité de deux hommes ; quand les limites qui séparent l’Europe de l’Asie n’ont pu borner leurs désirs, comment, alors qu’ils sont voisins, qu’ils se touchent l’un l’autre, comment demeureront-ils tranquilles dans leurs possessions actuelles sans se nuire réciproquement ? C’est chose impossible. Mais toujours poussés par leur nature jalouse, toujours ils seront en guerre et chercheront à se surprendre. La guerre et la paix ne sont que deux mots dont ils se servent comme d’une monnaie courante, suivant l’occasion, dans leur intérêt propre et non dans celui de la justice ; tandis qu’il vaudrait mieux pour eux se faire ouvertement la guerre que de décorer du nom de justice et d’amitié le sommeil et l’inactivité momentanée de leur injustice. C’est ce que prouva Pyrrhus. Pour se jeter au-devant de Démétrius, qui aurait pu encore se relever, et pour empêcher qu’il ne recouvrât ses forces comme après une grande maladie, il alla secourir contre lui les Grecs, et entra dans Athènes. Là, il monta dans l’Acropole, y offrit un sacrifice à la déesse, et, en étant descendu le même jour, il dit qu’il était enchanté des bons sentiments et de la confiance que le peuple venait de lui témoigner ; mais que, s’ils étaient sages, ils ne laisseraient jamais entrer aucun roi dans leur ville, et qu’ils n’en ouvriraient jamais les portes[14]. Après cela, il fit la paix avec Démétrius ; et, quelque temps après, celui-ci s’en étant allé guerroyer en Asie, Pyrrhus, à la sollicitation de Lysimachus, fit soulever la Thessalie et attaqua les garnisons grecques qui s’y trouvaient ; car il était plus maître des Macédoniens en les occupant à la guerre qu’en les laissant en repos ; et lui-même d’ailleurs n’était pas né pour l’inaction.

Cependant Lysimachus, après avoir vaincu Démétrius en Syrie et l’avoir mis hors d’état de continuer la guerre, tranquille de ce côté et n’ayant plus d’autres affaires sur les bras, marcha sur-le-champ contre Pyrrhus, qui s’était alors établi dans les environs d’Édesse. Il attaqua un convoi de vivres qu’on lui amenait, l’enleva, et réduisit tout d’abord Pyrrhus à une grande disette ; ensuite, par lettres et par discours, il gagna les premiers des Macédoniens, en leur faisant honte d’avoir préféré pour maître un étranger dont les ancêtres avaient toujours été les esclaves des Macédoniens, et d’avoir repoussé les amis et les fidèles compagnons d’Alexandre. Beaucoup se laissèrent donc séduire ; et Pyrrhus, peu rassuré sur sa position, évacua la Macédoine avec toutes ses troupes, tant Épirotes qu’auxiliaires, et perdit ce royaume de la même manière qu’il l’avait acquis. Ainsi donc, les rois ont tort d’accuser les particuliers de changer suivant leurs intérêts, puisque les particuliers ne font en cela que suivre les exemples qu’ils leur donnent de manque de foi et de trahison, et mettre en pratique la maxime professée par les rois : Que celui-là fait le mieux ses affaires, qui consulte le moins la justice.

Pyrrhus, refoulé dans l’Épire, avait abandonné la Macédoine ; la Fortune lui donnait tous les moyens de jouir tranquillement de sa position présente, de vivre en paix et content de régner sur ses sujets naturels. Mais, pour lui, ne faire de mal à personne et n’en éprouver de personne, c’était une vie de dégoût et d’ennui ; comme Achille, il ne pouvait souffrir l’inaction ; il consumait son cœur,

Languissant à sa place, et regrettant la mêlée et la guerre[15] !

Or, voici comment il trouva de nouvelles occupations au gré de ses désirs. Les Romains faisaient la guerre aux Tarentins. Ceux-ci, incapables de soutenir la guerre, et aussi incapables d’y renoncer, maîtrisés qu’ils étaient par l’emportement et la perversité de leurs démagogues, se décidèrent à appeler Pyrrhus à leur secours et à se remettre sous sa conduite, parce que c’était celui de tous les rois qui avait le plus de loisir, et le plus d’habileté dans l’art militaire. Les citoyens les plus âgés et les plus sensés combattirent ouvertement cet avis ; mais les uns virent leurs représentations rejetées par les clameurs violentes des partisans de la guerre, et les autres, sur cela, renoncèrent à venir aux assemblées. Cependant, le jour où l’on devait voter sur cette proposition, tandis que le peuple était assemblé, un citoyen de mœurs honnêtes, nomme Méton, prit une couronne de fleurs fanées et un petit flambeau, à la manière des gens ivres, et, se faisant précéder d’une joueuse de flûte, il s’en alla tout en dansant à l’assemblée. Là, comme il arrive dans un populaire libre et sans ordre, les uns battirent des mains à ce spectacle, les autres se mirent à rire ; et personne ne l’arrêta. Au contraire, tous crièrent à la femme de jouer de sa flûte, et à lui de s’avancer au milieu de l’assemblée et de chanter. On croyait qu’il allait le faire ; mais, le silence s’étant établi : « Tarentins, dit-il, c’est bien fait à vous de n’être pas jaloux de ceux qui veulent s’amuser et faire la débauche, tandis qu’ils en ont encore la faculté. Et si vous êtes sages, vous jouirez encore, tous tant que vous êtes, de votre liberté ; car vous aurez bien d’autres affaires, et il vous faudra vivre et agir tout différemment, lorsqu’une fois Pyrrhus sera entré dans la ville. » Ces paroles firent impression sur plusieurs des Tarentins, et une rumeur d’approbation courait par l’assemblée. Mais ceux qui craignaient les Romains et qui appréhendaient de leur être livrés si l’on faisait la paix, reprochèrent vivement au peuple de se laisser si bonnement moquer par un effronté ivre de vin et de débauche ; et, se jetant sur Méton, ils le chassèrent.

Le décret fut adopté, et des députés se rendirent en Épire, non pas seulement au nom des Tarentins, mais encore au nom de tous les Grecs d’Italie, portant à Pyrrhus des présents, et chargés de lui dire qu’ils avaient besoin d’un général expérimenté et renommé. L’Italie, ajoutaient-ils, disposait de forces considérables dans la Lucanie et la Messapie, chez les Samnites et les Tarentins ; l’armée montait à vingt mille cavaliers et trois cent cinquante mille fantassins. Ces nouvelles remplirent Pyrrhus de confiance ; bien plus, elles excitèrent, même chez les Épirotes, une grande ardeur et une grande impatience de faire cette expédition.

Il y avait un Thessalien nomme Cinéas qui passait pour homme d’un grand sens ; il avait été disciple de l’orateur Démosthène ; et, seul de tous les orateurs de son temps, il paraissait présenter à ses auditeurs comme une image de la véhémence et de la vivacité de son modèle. Il était attaché au service de Pyrrhus ; et dans les ambassades dont il fut chargé auprès des villes, il vérifia le mot d’Euripide[16] :

Ce que ferait le fer des ennemis, il saura l’accomplir.

Aussi Pyrrhus disait-il qu’il avait acquis plus de villes par l’éloquence de Cinéas que par la force de ses propres armes ; et il le comblait des plus grands honneurs, et l’employait de préférence à tous les autres. Cinéas voyant alors Pyrrhus impatient de s’élancer sur l’Italie, saisit un moment de loisir, et l’amena à la conversation suivante : « On dit, Pyrrhus, que les Romains sont fort bons guerriers, et qu’ils commandent à plusieurs nations vaillantes. Si les dieux nous donnent de les vaincre, quel usage ferons-nous de la victoire ? — Cinéas, dit Pyrrhus, la chose est évidente : les Romains, une fois vaincus, il n’y aura pas dans le pays une ville barbare ou grecque capable de nous résister ; et nous aurons bientôt toute l’Italie, dont tu dois connaître mieux que tout autre la grandeur, la valeur et la puissance. » Après un moment de silence, Cinéas reprit : « — Maîtres de l’Italie, roi, que ferons-nous ? » Et Pyrrhus ne voyant pas encore où il en voulait venir : « La Sicile est proche et nous tend les bras ; c’est une île riche et populeuse, et d’une conquête aisée ; car tout y est sédition et anarchie dans les villes ; tout y est au caprice de quelques harangueurs populaires depuis la mort d’Agathoclès. — Cela est bien probable, dit Cinéas ; mais ne sera-ce point le terme de notre expédition, d’avoir pris la Sicile ? — Que les dieux, répondit Pyrrhus, nous accordent victoire et succès ! Nous n’aurons fait que préluder à de plus grandes choses. Et comment ne pas jeter la main sur la Libye et Carthage, en les voyant si bien à portée, quand Agathoclès, s’échappant secrètement de Syracuse et traversant la mer avec si peu de vaisseaux, a bien failli s’en emparer ? Et quand nous serons maîtres de ces contrées, en est-il un seul qui ose nous résister, de tous ces ennemis qui maintenant nous insultent ? en est-il un ? — Non sans doute, dit Cinéas. Il est évident qu’avec de telles forces, il nous sera facile de reconquérir la Macédoine, et d’affermir notre domination sur la Grèce. Mais quand tout sera soumis, que ferons-nous alors ? » — Et Pyrrhus, en souriant : « Alors, mon très-cher, nous jouirons de la vie tout à notre aise, buvant et banquetant tout le jour, et nous délectant en propos aimables. » Cinéas l’arrêta en disant : « Eh bien ! qui nous empêche maintenant de boire et de banqueter, et de passer le temps à causer si nous le voulons, puisque nous avons maintenant, et sans plus nous travailler, ce que nous ne devrions acquérir qu’au prix de beaucoup de sang, de fatigues et de dangers, et de beaucoup de mal que nous irions faire aux autres et souffrir nous-mêmes[17] ? » Ces paroles de Cinéas contrarièrent Pyrrhus sans le faire changer de résolution ; car il comprenait bien le bonheur qu’il allait abandonner, mais il n’avait pas la force de renoncer aux espérances qui flattaient ses désirs.

D’abord il envoya aux Tarentins Cinéas avec trois mille hommes ; ensuite, les Tarentins lui ayant fait passer un grand nombre de vaisseaux de guerre et de bâtiments de transport pour la cavalerie et pour les convois de toute espèce, il y fit monter vingt éléphants, trois mille cavaliers, vingt mille hommes d’infanterie, deux mille archers et cinq cents frondeurs. Quand tout fut prêt, il leva l’ancre et mit à la voile. Il était au milieu de la mer Ionienne lorsqu’il fut surpris par un vent du nord qui s’éleva tout à coup contre l’ordinaire de la saison. Il fallut céder ; cependant, grâce à l’habileté et aux efforts des matelots et des pilotes, il échappa, et parvint à gagner la terre avec beaucoup de peine et de péril. Mais le reste de la flotte n’y put parvenir, et les vaisseaux furent dispersés : les uns manquèrent l’Italie, et furent jetés dans la mer de Libye et de Sicile ; les autres n’ayant pu doubler le promontoire Iapyx, la nuit les surprit, et la mer, grosse et furieuse, les jeta sur une côte sans abri, hérissée d’écueils cachés, et les y brisa tous, à l’exception du vaisseau royal. Celui-ci, tant que les flots le battirent en flanc, résista à tous les coups de mer, grâce à sa grandeur et à sa solidité ; mais, lorsque le vent, ayant sauté, souffla de terre, les vagues assaillant la proue sans relâche, le navire courait risque de s’entr’ouvrir ; et alors, se laisser de nouveau emporter par une mer furieuse, au gré des vents qui variaient à chaque instant, c’était de tous les maux présents celui qui paraissait encore le plus terrible. Pyrrhus se leva et s’élança dans la mer ; et, parmi ses amis et ses gardes, ce fut à qui montrerait le plus d’empressement autour de lui. Mais la nuit, les vagues, le bruit et la violence avec laquelle elles s’entre-choquaient, rendirent bien difficile l’aide qu’ils voulaient lui porter ; et le jour était venu et le vent avait molli déjà lorsqu’à grand’peine il atteignit le rivage, les forces entièrement épuisées, mais sans avoir rien perdu de son courage et de l’énergie de son âme dans une situation aussi désespérée. En même temps, les Messapiens, sur les terres desquels il avait été jeté par la tourmente, lui prodiguèrent tous les secours qui étaient en leur pouvoir, et recueillirent quelques-uns des navires qui s’étaient sauvés ; il ne s’y trouvait qu’un bien petit nombre de cavaliers, moins de deux mille hommes de pied et deux éléphants.

Pyrrhus les ayant réunis se mit en marche avec eux pour Tarente ; et Cinéas, aussitôt qu’il en fut informé, alla au-devant de lui avec les troupes qu’il avait. Entré dans la ville, Pyrrhus ne fit rien contre le gré des Tarentins, et n’usa point de violence, jusqu’à ce que ses vaisseaux eurent échappé à la mer, et qu’il eut rassemblé la plus grande partie de ses troupes. Mais alors, voyant que la population était incapable d’être sauvée par autrui, ou de se sauver elle-même, sans une contrainte énergique, et que, tandis que lui-même il soutiendrait pour elle tout le poids de la guerre, elle n’était susceptible que de rester dans ses maisons à se baigner et à faire l’amour, il ferma les gymnases et les promenades publiques, où les citadins s’en allaient bavarder et faire des plans de campagne en paroles ; il interdit comme hors de saison toutes les réunions de table, les danses, les réjouissances de toute espèce. Il appela tout le monde aux armes, et fit enrôler, avec une sévérité inflexible, tous ceux qui étaient en état de servir. Aussi beaucoup abandonnèrent la ville, parce qu’ils n’étaient pas habitués à être ainsi commandés, et que, vivre sans jouir des plaisirs de la vie était pour eux un esclavage.

Il apprit que Lévinus, consul de Rome, marchait contre lui avec une armée considérable, et qu’il ravageait la Lucanie ; et, bien que les troupes des alliés ne fussent pas encore arrivées, pensant toutefois qu’il serait dangereux d’attendre plus longtemps et de laisser impunément les ennemis s’avancer plus loin, il se mit en campagne avec son armée. Il avait d’abord envoyé un héraut aux Romains, demandant qu’il leur fût agréable, avant qu’on poussât plus loin les hostilités, d’accepter satisfaction de la part des Grecs d’Italie, en le prenant pour arbitre et médiateur ; et Lévinus avait répondu que les Romains ne voulaient point de Pyrrhus pour médiateur, et qu’ils ne le craignaient point pour ennemi. Alors il se porta en avant, et campa dans la plaine qui s’étend entre Pandosie et Heraclée. Informé que les Romains campaient près de lui de l’autre côté du Siris, il s’avança à cheval vers la rivière pour les reconnaître. Après avoir considéré leurs postes, leur ordonnance, la disposition et l’assiette de leur camp, il dit avec étonnement à celui de ses amis qui était le plus près de lui : « Megaclès, voici une ordonnance de Barbares qui n’est pas du tout barbare ; au reste, nous les verrons à l’œuvre. » Depuis ce moment il devint plus soucieux de l’avenir, et il résolut d’attendre les alliés. Cependant il établit en deçà de la rivière un détachement chargé de s’opposer aux Romains, s’ils tentaient auparavant le passage. En effet, ceux-ci, pour prévenir l’arrivée des forces qu’il avait résolu d’attendre, se hâtèrent d’opérer le passage, l’infanterie à gué, et la cavalerie sur plusieurs points à la fois, de manière que les Grecs se retirèrent craignant d’être enveloppés. À cette nouvelle, Pyrrhus, surpris et troublé, ordonna à ses généraux de ranger aussitôt son infanterie en bataille et d’attendre ses ordres sous les armes ; et il partit lui-même avec trois mille chevaux, espérant trouver encore les Romains occupés à passer la rivière, dispersés et en désordre. Mais lorsqu’il vit les milliers de boucliers qui brillaient au-dessus de la rivière, et la cavalerie qui s’avançait en bon ordre, il fit serrer les rangs, et chargea soudain à la tête des siens. Il était aisé de le reconnaître à la beauté, à l’éclat, à la magnificence extrême de son armure, et à ses actions qui prouvaient que sa valeur réelle n’était pas au-dessous de sa réputation ; et surtout parce que, tout en payant de sa personne au fort de la mêlée et en repoussant vigoureusement tout ce qui se présentait à lui, il ne perdit rien de sa présence d’esprit : il ne cessait de penser à tout ; et, comme s’il eût observé l’affaire de loin, il dirigeait les charges, et courait lui-même çà et là pour soutenir ceux qu’il voyait plier.

Cependant Léonnatus le Macédonien avait remarqué un Italien qui s’attachait à Pyrrhus et qui suivait à cheval toutes ses courses, tous ses mouvements : « Roi, dit-il, vois-tu ce cavalier barbare qui a un cheval noir aux pieds blancs ? Il paraît méditer quelque grand et mauvais dessein ; car il ne te perd pas de vue, l’œil fixé sur toi, impatient et plein de feu, et ne s’attaque à aucun autre. Défie-toi de cet homme. — Pyrrhus répondit : La destinée est inévitable ; mais ni celui-ci, ni tout autre Italien ne se réjouira d’en être venu aux mains avec nous. » Ils parlaient encore lorsque l’Italien, prenant sa lance par le milieu et ramassant son cheval, fondit sur Pyrrhus : il perça de sa lance le cheval du prince ; mais en même temps le sien fut frappé par Léonnatus. Les deux chevaux tombèrent ; mais Pyrrhus fut entouré et enlevé par ses amis, qui tuèrent l’Italien. Cet homme se défendit vaillamment ; il était de Férentum, il commandait un escadron de cavalerie, et se nommait Oplacus.

Ceci apprit à Pyrrhus à se mieux tenir sur ses gardes. Alors voyant la cavalerie bien engagée, il fit venir sa phalange et la mit en bataille ; et lui-même donnant sa chlamyde et son armure à Mégaclès, un de ses amis, et s’étant, pour ainsi dire, déguisé sous l’armure de celui-ci, il chargea les Romains, qui le reçurent et s’engagèrent avec lui. Longtemps le combat fut indécis, et l’on dit que sept fois les deux armées plièrent et reprirent l’offensive tour à tour. Le changement d’armure, qui avait été pour un moment utile au salut du roi, faillit tout perdre et lui enlever la victoire ; car plusieurs se jetèrent sur Mégaclès, et un nommé Dexoüs, l’ayant d’abord frappé et renversé, lui enleva le casque et la chlamyde, et poussa son cheval vers Lévinus, en les lui montrant et en criant qu’il avait tué Pyrrhus. À la vue de ces dépouilles qu’il portait et montrait par les rangs, les Romains poussèrent des cris de joie, et les Grecs consternés perdaient courage. Mais Pyrrhus, informé de ce qui se passait, accourut à cheval devant les siens, le visage découvert, leur faisant signe de la main, et se faisant reconnaître par la voix. À la fin, les éléphants rompirent les Romains, dont les chevaux, même de loin, se cabraient à la vue de ces animaux, et emportaient leurs cavaliers. Pyrrhus, profitant du désordre, fit donner la cavalerie thessalienne, mit les ennemis en déroute, et leur tua beaucoup de monde.

Denys[18] rapporte que les Romains ne perdirent guère moins de quinze mille hommes ; Hiéronyme[19] dit seulement sept mille : suivant Denys, Pyrrhus perdit treize mille hommes ; et, suivant Hiéronyme, moins de quatre mille. Mais c’étaient les plus braves de ses amis et de ses généraux, ceux qu’il aimait le plus à employer, et en qui il se fiait le plus. Cependant il s’empara du camp que les Romains avaient abandonné, attira à lui plusieurs des villes de leurs alliés, dévasta une grande étendue de territoire, et s’avança jusqu’à moins de trois cents stades de Rome[20]. Il lui arriva, après la bataille, un corps nombreux de Lucaniens et de Samnites : il leur reprocha d’être venus trop tard ; mais on voyait bien qu’il était charmé et fier d’avoir défait, avec ses seules troupes et celles de Tarente, la grande armée romaine.

Cependant les Romains n’ôtèrent pas à Lévinus le commandement, malgré ce propos qu’on prête à Caïus Fabricius : que ce n’étaient pas les Romains qui avaient été vaincus par les Épirotes, mais Lévinus par Pyrrhus ; c’est-à-dire qu’il y avait eu défaite non point de l’armée, mais du général. On remplit le vide des rangs de bataille ; on s’empressa de faire de nouvelles levées ; et on parlait de la guerre avec tant de confiance et de fierté que Pyrrhus, étonné, crut devoir envoyer le premier vers eux pour les sonder et essayer d’entrer en négociation. Car il pensait que, prendre la ville et s’y établir en maître absolu, ce n’était pas chose facile, et dont il put venir à bout avec les forces dont il pouvait disposer ; tandis qu’un traité de paix et d’amitié ajouterait grandement à l’honneur de sa victoire. Il leur députa donc Cinéas ; et celui-ci se rendit auprès des principaux de la ville et offrit à leurs enfants et à leurs femmes des présents de la part du roi. Aucun n’accepta ; et tous, femmes et enfants, répondirent que si le traité public avait lieu, ils feraient tout pour témoigner au roi leur bon vouloir et leur gratitude. Cinéas prononça ensuite devant le Sénat un discours persuasif et tout plein de beaux sentiments ; mais on n’en parut nullement touché, on n’en voulut rien entendre, quoique Pyrrhus proposât de rendre sans rançon les hommes qui avaient été faits prisonniers dans la bataille et d’aider Rome à conquérir l’Italie, et qu’en retour il demandât seulement amitié pour lui, sûreté pour les Tarentins, et rien de plus. Il était bien évident toutefois qu’une foule de sénateurs inclinaient pour la paix, à cause d’une grande défaite déjà essuyée, et parce qu’on s’attendait à en essuyer une seconde, vu l’accroissement des forces de Pyrrhus par l’adjonction de celles des Italiens. Sur ces entrefaites, Appius Claudius[21], personnage illustre que sa vieillesse et la perte de la vue avaient éloigné des affaires publiques et forcé de ne plus s’en mêler, informé des propositions de Pyrrhus et du bruit qui courait par la ville que le Sénat allait décréter le traité, ne put contenir son indignation : il ordonna à ses gens de le prendre et de le porter au Sénat ; et ils le transportèrent dans sa litière, à travers la place publique. Arrivé à la porte de la salle, ses fils et ses gendres le reçurent, et l’introduisirent en le soutenant des deux côtés ; le Sénat fit silence, par honneur et par respect pour le vieillard. Appius prend la parole à l’instant même : « Jusqu’aujourd’hui, Romains, dit-il, je m’affligeais, certes, de la perte de mes yeux ; mais maintenant je suis malheureux, outre ma cécité, de n’être pas sourd aussi, et d’avoir à entendre que vous vous laissez aller à des délibérations et à des avis honteux, et qui ternissent la gloire de Rome. Qu’est devenue cette opinion que vous aviez donnée de vous à l’univers ? On disait que si ce fameux Alexandre le Grand était venu en Italie, et qu’il fût entré en lutte avec vous, jeunes alors, et vos pères encore dans la force de l’âge, on ne le chanterait pas aujourd’hui comme un héros invincible ; mais que sa fuite, ou sa mort sur nos champs de bataille aurait agrandi la célébrité de Rome. Ce n’était donc que jactance et bravades ; vous le prouvez, puisque vous avez peur de Chaoniens et de Molosses, proie ordinaire des Macédoniens ; puisque vous tremblez devant un Pyrrhus, qui n’a jamais été que le courtisan et le valet d’un des gardes d’Alexandre. Aujourd’hui même ce n’est pas tant pour secourir les Grecs d’Italie, que pour échapper aux ennemis qui le pressent dans son pays, qu’il est venu vagabonder dans nos campagnes ; il vous offre de vous guider à des conquêtes avec son armée, et cette armée ne lui a pas suffi pour conserver une faible portion de la Macédoine. Et ne croyez pas vous débarrasser de lui par un traité d’amitié ; mais vous attirerez sur vous ses alliés, qui vous mépriseront comme gens dont on a bon marché, si vous laissez Pyrrhus s’en aller, impuni des torts qu’il vous a faits ; que dis-je ? ayant obtenu pour salaire des insultes qu’il a adressées aux Romains, les Tarentins et les Samnites. »

Les paroles d’Appius tournèrent tous les esprits à la guerre ; et l’on congédia Cinéas avec cette réponse : « Que Pyrrhus évacue l’Italie ; après cela, s’il en a besoin, il parlera d’amitié et d’alliance. Mais tant qu’il sera les armes à la main dans l’Italie, les Romains lui feront la guerre de toutes leurs forces, quand même il aurait défait en bataille dix mille Lévinus. »

On rapporte que Cinéas, tout en conduisant les négociations, et en s’occupant sérieusement de son objet principal, se livra encore à une étude accessoire : témoin de la vie intérieure des Romains, il observait les ressorts de leur gouvernement, et conversait avec les principaux d’entre eux. En rendant compte à Pyrrhus de sa mission : « Le Sénat, dit-il, m’a paru être une assemblée de rois ; quant à la population, je crains que nous n’ayons à combattre une sorte d’hydre de Lerne : déjà le consul a levé une armée double de la première, et il y a encore outre cela plusieurs fois autant de Romains en état de porter les armes. »

On envoya ensuite en ambassade, pour traiter du rachat des prisonniers, Caïus Fabricius, que Cinéas disait jouir de la plus grande considération à Rome, comme homme de bien et homme de guerre, mais qui était très-pauvre. Pyrrhus lui témoigna en particulier beaucoup de bienveillance, et le pria d’accepter de l’or, non point pour l’engager dans quoi que ce fût de déshonorant, mais comme présent, disait-il, d’amitié et d’hospitalité. Sur le refus de Fabricius, le roi n’alla pas plus loin ; mais, le lendemain, voulant lui faire peur, parce qu’il n’avait pas encore vu d’éléphant, il ordonna qu’on plaçât derrière une tapisserie, dans le lieu où ils s’entretiendraient ensemble, le plus grand de ses éléphants. Ce qui fut fait : à un signal donné, la tapisserie se lève, et tout à coup l’animal dressant sa trompe, la tient au-dessus de la tête de Fabricius, et pousse un cri perçant et terrible. Pour lui, il leva tranquillement la tête, et dit en souriant à Pyrrhus : « Ni ton or ne m’a ému hier, ni ta bête aujourd’hui. » Au souper, la conversation roula sur divers sujets, mais principalement sur la Grèce et ses philosophes. Il arriva que Cinéas fit mention d’Épicure, et exposa les opinions de ses disciples sur les dieux, sur la politique, et sur la fin de l’homme : « Ils font consister notre fin dans la volupté, disait-il ; ils évitent la politique comme une chose qui gâte et trouble la jouissance du bonheur ; suivant eux, enfin, la divinité n’est susceptible ni de bonté ni de colère ; elle ne s’occupe point des hommes ; ils la relèguent dans une vie d’oisiveté, d’insouciance et de bien-être. » Fabricius l’interrompit en s’écriant bien haut : « Par Hercule ! puissent Pyrrhus et les Samnites pratiquer ces doctrines tant qu’ils nous feront la guerre ! »

Pyrrhus, rempli d’admiration pour la sagesse et le caractère de cet homme, désira encore plus vivement d’être en paix plutôt qu’en guerre avec la ville. Il le prit donc à part, et il l’engageait à lui procurer d’abord cette paix, et à l’accompagner ensuite pour vivre avec lui, pour être le premier de ses amis et de ses généraux. Fabricius lui répondit d’un ton paisible : « Mais pour toi, Pyrrhus, cela ne serait pas à ton avantage. Car tous ces gens-ci, qui t’honorent et t’admirent, dès qu’ils me connaîtraient, ils aimeraient mieux m’avoir pour roi que toi-même. » Tel était Fabricius. Pyrrhus ne s’irrita point de ces paroles, et son orgueil royal n’en fut pas blessé ; mais il rendit auprès de ses amis témoignage à la grandeur d’âme de Fabricius, et il confia à lui seul les prisonniers, sur sa parole, que, si le Sénat ne décrétait pas la paix, on les lui renverrait après qu’ils auraient embrassé leurs parents et célébré les Saturnales. Et ils lui furent renvoyés après la fête, le Sénat ayant décrété peine de mort contre celui qui manquerait à se rendre au camp ennemi.

Après cette ambassade, Fabricius fut chargé du commandement. Il vint un jour dans son camp un homme qui lui apportait une lettre de la part du médecin du roi. Ce médecin s’engageait à faire périr Pyrrhus par le poison, si les Romains lui garantissaient une digne récompense, pour avoir mis fin à la guerre en leur en épargnant les périls. Fabricius, indigné de cette odieuse proposition, fit partager ses sentiments à son collègue, et écrivit sur-le-champ à Pyrrhus pour l’avertir de se tenir en garde contre ce danger caché. Voici la teneur de sa lettre : « Caïus Fabricius et Quintus Émilius, consuls des Romains, à Pyrrhus, roi, salut. Tu parais n’avoir pas été heureux dans le choix de tes amis, ni de tes ennemis. Ouvre la lettre qui nous a été adressée, et tu reconnaîtras que tu fais la guerre à des hommes probes et justes, et que tu as donné ta confiance à des hommes injustes et méchants. Ce n’est point pour te faire plaisir que nous t’en donnons avis, mais pour que ce qui t’arriverait ne puisse nous être reproché, et que nous n’ayons pas l’air d’avoir mis fin à la guerre par la trahison, en désespérant d’y parvenir par notre vertu guerrière. » Pyrrhus, après la lecture de cette lettre, convaincu de la trame de son médecin, le punit ; et, pour remercier Fabricius et les Romains, il leur rendit sans rançon les prisonniers, et il envoya de nouveau Cinéas pour travailler à la paix. Les Romains ne voulurent point accepter en pur don leurs hommes, ni comme grâce d’un ennemi ni comme récompense de n’avoir point pris part à un crime ; et ils rendirent la liberté à un nombre égal de Tarentins et de Samnites. Quant à un traité de paix et d’amitié, ils n’en voulaient pas entendre parler avant que Pyrrhus, ses armes et ses troupes fussent remontés sur les vaisseaux qui les avaient amenés, et n’eussent repassé d’Italie en Épire.

C’est pourquoi, ses officiers exigeant qu’il livrât bataille, il fit marcher son armée en avant, et rencontra les Romains près de la ville d’Asculum. Il se trouva acculé dans une position désavantageuse pour la cavalerie, près d’une rivière dont les bords étaient escarpés et couverts de bois, et où ses éléphants ne pouvaient manœuvrer ; de sorte qu’il ne livra qu’un combat d’infanterie, dans lequel il y eut beaucoup de blessés et de morts, et qui ne cessa qu’à la nuit.

Le lendemain, il fit ses dispositions pour combattre sur un terrain uni, où il pût lancer ses éléphants contre les Romains ; un fort détachement occupa les endroits difficiles : aux éléphants se joignirent entremêlés des archers et des hommes de trait ; et ses troupes s’avancèrent en masse serrée et en bon ordre, avec vigueur et impétuosité. Les Romains, n’ayant plus les mêmes moyens que la veille de se replier et de venir à la charge par des marches obliques, attaquèrent de front sur un terrain plat, et s’efforcèrent d’enfoncer la phalange avant l’arrivée des éléphants. Ils soutinrent alors une lutte terrible avec leurs épées contre les longues piques des ennemis, risquant résolument leur vie, ne cherchant qu’à blesser et à tuer, sans se soucier de parer les coups qu’on leur portait. Il y avait longtemps déjà que le combat durait ; enfin leur déroute commença sur le point où se trouvait Pyrrhus : il fit passer ses masses sur les lignes opposées, et il acheva de les ébranler par la force et l’impétuosité de ses éléphants. Le courage des Romains leur devenant inutile dans ce genre de combat : emportés comme par un flot impétueux, ou par un tremblement de terre qui faisait manquer le sol sous leurs pas, ils sentaient qu’ils ne devaient pas résister, ni attendre la mort sans pouvoir même se défendre, et en souffrant sans utilité des douleurs atroces. Comme ils étaient peu éloignés de leur camp la poursuite ne fut pas longue, et ils ne perdirent que six mille hommes, au rapport d’Hiéronyme ; il y eut trois mille cinq cents morts du côté de Pyrrhus, comme le portaient les registres mêmes du roi. Cependant Denys ne rapporte pas qu’il se soit livré deux combats près d’Asculum, ni que les Romains aient été décidément vaincus ; mais seulement qu’il y eut une bataille qui dura jusqu’au coucher du soleil, et qu’alors les armées se séparèrent à grand’peine, après que Pyrrhus eut été blessé au bras d’un coup d’épieu, et que les Samnites eurent pillé ses bagages ; et qu’il périt dans cette journée plus de quinze mille hommes tant du côté de Pyrrhus que du côté des Romains. Les deux armées se séparèrent donc, et l’on raconte que Pyrrhus répondit à un de ceux qui le félicitaient : « Oui, si nous gagnons encore sur les Romains une seule bataille, nous sommes perdus sans ressource. » En effet, il lui en avait coûté une grande partie des forces qu’il avait amenées, tous ses amis et ses généraux, à l’exception d’un petit nombre ; il ne savait comment réparer ces pertes, et il voyait ses alliés indigènes se refroidir, tandis que le camp des Romains, comme s’ils avaient eu chez eux une source inépuisable, se remplissait tout d’un coup et abondamment, et que leurs défaites, loin de leur faire perdre courage, ne faisaient qu’exciter leur colère, et leur donner une nouvelle vigueur et une ambition plus vive de bien terminer cette guerre.

Au milieu de ces difficultés, il se vit tout à coup rejeté dans des espérances chimériques : on lui offre des entreprises ; il n’a que l’embarras du choix. Il lui vint en même temps des députés qui remettaient entre ses mains Agrigente, Syracuse et Léontium, et qui le priaient de chasser de l’île les Carthaginois et de renverser les tyrans ; et d’autres de la Grèce, qui lui apprenaient que Ptolémée Céraumus avait péri avec son armée dans une bataille contre les Gaulois[22], et que ce serait pour lui le moment de se présenter aux Macédoniens, qui avaient besoin d’un roi. Pyrrhus se plaignit vivement de la Fortune, qui lui présentait en même temps deux occasions de faire de grandes choses ; et, voyant avec regret qu’il ne pouvait saisir l’une sans laisser échapper l’autre, il demeura longtemps indécis. Ensuite il jugea que les affaires de la Sicile pouvaient avoir des conséquences plus importantes, à cause de la proximité de la Libye ; il arrêta ses vues sur ce point, et il fit aussitôt prendre les devants à Cinéas, qu’il chargea, selon sa coutume, d’entrer en négociation avec les villes. Pour lui, il mit une garnison dans Tarente, ce qui mécontenta les habitants ; car ils disaient qu’il devait rester lui-même, suivant leurs conventions, et faire la guerre en personne avec eux contre les Romains, ou, s’il voulait abandonner le pays, laisser leur ville comme il l’avait trouvée. Il leur répondit, sans aucun ménagement et d’un ton d’autorité, qu’ils demeurassent tranquilles et qu’ils attendissent son temps. Puis il mit à la voile.

Dès qu’il eut abordé en Sicile, toutes ses espérances se réalisèrent parfaitement. Les villes s’empressaient de se livrer à lui ; et, là où il fallait de la force et des armes, rien d’abord ne lui résistait. Avec trente mille hommes d’infanterie, deux mille cinq cents chevaux et deux cents navires, il allait chassant les Phéniciens et renversant partout leur domination. Éryx était la plus forte de leurs places, et elle était défendue par une nombreuse garnison : il résolut de la prendre d’assaut. Lorsque ses troupes furent prêtes, il revêtit une armure complète ; et, en marchant vers les murailles, il voua à Hercule des jeux et des sacrifices solennels s’il lui accordait de se montrer, aux yeux des Grecs qui habitaient la Sicile, guerrier digne de sa naissance et de sa haute fortune. Ensuite la trompette donna le signal de l’attaque ; il fit éclaircir à coups de traits les rangs des Barbares, et appliquer les échelles, et il y monta et arriva le premier sur la muraille. Là, une troupe d’ennemis l’arrêtent : il les pousse vigoureusement et les renverse en foule, les uns d’un côté du rempart, les autres de l’autre côté ; ensuite, mettant l’épée à la main, il en tue un plus grand nombre encore et amoncelle leurs cadavres autour de lui. Cependant il n’avait lui-même reçu aucune blessure, et il apparaissait aux Barbares terrible même à voir, prouvant qu’Homère avait dit avec raison, et en homme expérimenté, que de toutes les vertus la valeur seule a quelquefois des mouvements d’un enthousiasme divin et de délire. Maître de la ville, il offrit aux dieux un sacrifice magnifique, et donna des jeux de toute espèce.

Or, il y avait aux environs de Messine des Barbares appelés Mamertins, fort incommodes aux Grecs, dont ils avaient même fait quelques-uns leurs tributaires. Nombreux et vaillants, c’est à cause de leur vaillance qu’ils étaient appelés d’un nom qui en latin signifie guerriers[23]. Pyrrhus se saisit de leurs collecteurs d’impôts et les tua ; puis il leur livra bataille à eux-mêmes, les vainquit, et rasa plusieurs de leurs forts. Ensuite les Carthaginois, montrant des dispositions pacifiques, demandèrent paix et amitié, et offrirent de lui payer une somme d’argent et de lui envoyer des vaisseaux ; mais, comme il avait des prétentions plus élevées, il répondit qu’il n’y avait pour eux qu’un moyen de faire un traité de paix et d’amitié : c’était de renoncer à la Sicile, et de mettre pour limite entre eux et les Grecs la mer de Libye. Emporté par la prospérité et le cours non interrompu de ses succès, il poursuivait les espérances avec lesquelles il s’était d’abord embarqué. Il brûlait de s’emparer des côtes de la Libye ; il possédait bien un grand nombre de vaisseaux, mais fort mal équipés ; il leva des rameurs, et pour cela il ne traita plus les villes avec douceur et facilité, mais despotiquement, avec colère, violence et rigueur. Ce n’était plus ce roi que l’on avait vu d’abord plein d’affabilité, attirant à lui tout le monde, plus que ne l’avait jamais fait aucun autre, par des paroles gracieuses, par la confiance qu’il leur témoignait en tout, et se gardant bien de leur causer aucune contrariété. De démagogue il s’était fait tyran ; et sa dureté lui attirait la réputation d’homme ingrat et déloyal. Cependant, et quelque chagrin qu’ils en eussent, forcés par la nécessité, ils cédaient à ses exigences. Il y avait deux généraux à Syracuse, Thœnon et Sostratus, qui, les premiers, l’avaient invité à passer en Sicile, qui, à son arrivée, lui avaient aussitôt remis la ville entre les mains, et qui lui avaient été du plus grand secours dans tout ce qu’il avait fait en Sicile. Il ne les voulait pas emmener ni les laisser derrière lui, parce qu’il se défiait d’eux ; alors Sostratus, qui le craignait de son côté, s’éloigna de lui ; et Pyrrhus accusa Thœnon de méditer d’en faire autant, et le mit à mort. Dès ce moment ses affaires changèrent, non point peu à peu, partie par partie, mais les villes conçurent pour lui une haine terrible : les unes se joignirent aux Carthaginois, les autres appelèrent les Mamertins au secours. Pyrrhus ne voyait partout que défections, révolutions ; c’était un soulèvement général. Sur ces entrefaites, il reçut des lettres par lesquelles les Samnites et les Tarentins lui apprenaient qu’ils avaient peine à résister, qu’ils étaient enfermés dans leurs villes sans plus pouvoir tenir la campagne, et qu’ils avaient besoin de son aide. Ce fut pour lui une heureuse occasion : en reprenant la mer, il n’eut pas l’air de s’enfuir et de renoncer à la Sicile ; mais, en réalité, impuissant à maîtriser la Sicile, non plus qu’un vaisseau agité par la tourmente, il ne cherchait qu’une occasion d’en sortir ; et il s’empressa de se rejeter sur l’Italie. On rapporte qu’en partant il dit à ceux qui l’entouraient, en regardant l’île : « Ô mes amis, quel champ de bataille nous laissons aux Carthaginois et aux Romains ! » Et il en arriva comme il l’avait conjecturé, et bien peu de temps après.

Les Barbares cherchèrent à l’arrêter au départ ; et il lui fallut combattre dans le détroit contre une flotte carthaginoise : il perdit dans la bataille beaucoup de ses vaisseaux ; il se sauva avec le reste en Italie. Les Mamertins, qui s’entendaient avec les Carthaginois, y avaient déjà fait passer au moins dix mille hommes ; cependant ils n’osèrent pas l’attaquer en rase campagne ; mais, postés dans les passages difficiles, ils le chargèrent dans sa marche, mirent toute son armée en désordre, tuèrent deux éléphants, et firent un grand carnage à l’arrière-garde. Pyrrhus accourut de la tête à la queue au secours des siens, et s’exposa à de grands dangers, en combattant contre des hommes exercés et pleins de courage. Blessé à la tête d’un coup d’épée, il fut forcé de se retirer un instant du champ de bataille, ce qui augmenta encore l’ardeur des ennemis. L’un d’eux, remarquable par sa haute taille et l’éclat de ses armes, s’élança bien en avant des autres, et, d’une voix audacieuse et fière, défia le roi de venir à lui, s’il vivait encore. Pyrrhus, furieux de ce défi, s’arrache aux mains de ses gens, et retourne au combat, suivi de ses gardes ; bouillant de colère, couvert de sang, terrible à voir, il pousse en avant des siens, et, prévenant le Barbare, il lui décharge sur la tête un grand coup d’épée. Telle fut la violence du coup, et telle était l’excellence de la trempe du fer, que l’épée descendit jusqu’à la selle, et fendit l’homme en deux parties, qui tombèrent en même temps des deux côtés. Cela arrêta tout court les Barbares, étonnés, stupéfaits : à leurs yeux Pyrrhus était un être d’une nature supérieure. Pour lui, il acheva sa marche paisiblement, et arriva à Tarente avec vingt mille hommes d’infanterie et trois mille de cavalerie. Là, il prend ce qu’il y avait de meilleur parmi les Tarentins, et pousse aussitôt en avant contre les Romains, qui étaient campés dans le Samnium.

Les affaires des Samnites étaient en mauvais état : vaincus par les Romains dans plusieurs batailles, ils perdaient courage ; d’ailleurs ils étaient irrités contre Pyrrhus, à cause de son expédition en Sicile ; c’est pourquoi ils ne se joignirent à lui qu’en petit nombre. Cependant il divisa ses forces en deux corps, dont l’un fut envoyé en Lucanie, pour arrêter l’un des deux consuls, et l’empêcher de secourir l’autre ; lui-même, avec l’autre corps, il marcha sur Manius Curius. Campé dans une bonne position près de la ville de Bénévent, Manius attendait les renforts de Lucanie ; et, détourné de rien entreprendre par les réponses des augures et les auspices, il se tenait tranquille dans ses retranchements. Pyrrhus se hâta d’attaquer ces soldats avant l’arrivée des autres : il emmène ses meilleures troupes et ses éléphants les plus aguerris ; et, à l’entrée de la nuit, il se porte du côté du camp. Mais il lui fallait faire un long circuit à travers un pays fort boisé ; les torches ne durèrent pas assez longtemps : ses soldats errent et s’égarent ; on perd du temps, et la nuit se passe. Au point du jour, l’ennemi l’aperçut qui descendait des hauteurs ; ce qui causa dans le camp un grand tumulte et une grande agitation. Cependant, les victimes étant favorables, Manius, forcé d’ailleurs de se défendre, sortit de ses retranchements, fondit sur les premiers, les mit en fuite, et jeta l’épouvante parmi les autres : il y eut beaucoup de morts, et quelques éléphants furent pris. Cet avantage détermina Manius à livrer bataille en plaine. Il chargea donc décidément, et rompit une partie de ses ennemis ; mais il arriva que sur un autre point ses lignes, enfoncées par les éléphants, se replièrent vers le centre ; et il dut faire avancer un corps nombreux qu’il avait laissé à la garde des retranchements : c’étaient tous hommes bien armés et vigoureux. Ceux-ci, débouchant d’une position avantageuse, chargèrent les éléphants et les forcèrent à tourner le dos ; ces animaux, en fuyant à travers les rangs des leurs, y portèrent le désordre et la confusion, et livrèrent ainsi la victoire aux Romains, et, en même temps que la victoire, l’affermissement de leur empire. En effet, ils sentirent s’augmenter leur confiance en eux-mêmes, et leur puissance, et leur réputation de peuple invincible, à la suite de cet exploit et des nombreux combats qu’ils avaient livrés ; ils conquirent en un instant l’Italie, et bientôt après la Sicile.

C’est ainsi que Pyrrhus se trouva déchu de toutes ses espérances sur l’Italie et la Sicile, après y avoir perdu six années à guerroyer : ses forces étaient considérablement affaiblies, mais son courage persistait inébranlable malgré ses revers. Les hommes virent bien en lui le premier, sans contredit, des rois de son temps par l’habileté militaire, la vigueur et la bravoure, mais qui avait perdu, par les espérances dont il se berçait, ce qu’il avait acquis par ses exploits, et qui, ambitieux de ce qu’il n’avait pas, ne savait pas conserver ce qu’il avait en s’arrêtant au point convenable. C’est pour cela qu’Antigonus le comparait à un joueur de dés qui fait de beaux, et bons coups, mais qui ne sait pas profiter de ses chances.

De retour en Épire avec huit mille fantassins et cinq cents cavaliers, et n’ayant pas d’argent, il allait cherchant quelque nouvelle guerre qui lui donnât le moyen de les nourrir. Renforcé d’une troupe de Gaulois qui vinrent le joindre, il se jeta sur la Macédoine, où régnait alors Antigonus, fils de Démétrius : c’était uniquement pour la piller et faire du butin. Mais, quand il y eut pris quelques villes, et que deux mille soldats se furent rangés sous ses ordres, il conçut de plus hautes espérances, et marcha sur Antigonus. Il l’attaqua auprès des Stènes[24], et mit toute son armée en désordre ; mais un nombreux corps de Gaulois, qui formaient l’arrière-garde d’Antigonus, opposèrent une résistance vigoureuse ; et il se livra sur ce point un combat acharné. La plupart se firent tuer ; mais les conducteurs d’éléphants, se trouvant coupés, se rendirent, eux et leurs bêtes, ce qui ajouta aux forces de Pyrrhus. Alors, conduit par la fortune bien plus que par le raisonnement, il pousse à la phalange macédonienne, toute remplie de trouble et de frayeur par la défaite d’une partie de l’armée, tellement qu’elle refusait d’attaquer Pyrrhus et de le combattre. Lui, de son côté, leur tendit la main, appelant les généraux et les chefs de corps ; et il détacha d’Antigonus toute son infanterie à la fois. Celui-ci prit la fuite, et ne conserva que quelques places maritimes. Après un tel succès, Pyrrhus, pensant que ce qu’il y avait de plus glorieux pour lui dans cette journée c’était la défaite des Gaulois, consacra les plus belles et les plus riches de leurs dépouilles dans le temple de Minerve Itonienne, avec cette inscription en vers élégiaques :

Ces boucliers ont été consacrés à Minerve Itonienne par le Molosse
Pyrrhus. Il les a ravis aux belliqueux Gaulois,
Dans la bataille où périt toute l’armée d’Antigonus. Merveille peu surprenante !
Car les Éacides sont braves et aujourd’hui et de tout temps.

Après cette victoire, il fut bientôt maître des villes. Lorsqu’il eut occupé celle d’Égée, il en traita durement la population, et y laissa même une garnison de Gaulois qu’il avait à son service. Les Gaulois, race avide et insatiable, se mirent à fouiller les tombeaux des rois dont la sépulture était dans ce lieu, pillèrent les richesses qu’ils y trouvèrent, et poussèrent l’outrage jusqu’à en disperser les ossements ; ce que Pyrrhus parut souffrir avec inattention et négligence, soit qu’il voulût différer le châtiment faute de temps, soit qu’il voulût laisser le crime impuni parce qu’il n’osait pas châtier les Barbares ; et cela le mit en mauvais renom dans la Macédoine. Or, tandis que ses affaires n’étaient pas encore établies solidement et d’une manière durable, il livrait encore son esprit à de nouvelles espérances ; il insultait Antigonus, le traitait d’effronté parce qu’il ne revêtait pas le manteau de simple particulier et portait encore la pourpre. En même temps, le Spartiate Cléonyme étant venu le trouver et l’appelant à Lacédémone, il y consentit avec empressement.

Cléonyme était de race royale ; mais, comme il était d’un caractère violent et absolu, il avait déplu et inspiré de la défiance ; et c’était alors Aréus qui régnait. C’était le motif politique et premier de sa haine contre les habitants. En outre Cléonyme, déjà vieux, avait épousé une femme belle et de sang royal, Chélidonis, fille de Léotychide. Celle-ci conçut une passion extrême pour Acrotatus, fils d’Aréus, qui était dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté ; et ce mariage n’apporta que désagrément et déshonneur à Cléonyme, qui aimait éperdument sa femme ; car personne n’ignorait dans Sparte le mépris qu’elle faisait de lui. Les chagrins domestiques s’étant donc ajoutés à ses chagrins politiques, il s’en alla, de dépit et par ressentiment, attirer Pyrrhus sur Sparte. Celui-ci partit à la tête de vingt-cinq mille hommes d’infanterie, deux mille chevaux et vingt-quatre éléphants. La grandeur de ses préparatifs fit bientôt connaître clairement que son but n’était pas de conquérir Sparte pour Cléonyme, mais bien le Péloponnèse pour lui-même. Il est vrai qu’il le nia aux ambassadeurs lacédémoniens qui vinrent le trouver à Mégalopolis ; car il leur disait qu’il était venu pour délivrer les villes qui étaient encore sous la dépendance d’Antigonus ; il prenait Jupiter à témoin qu’il avait dessein d’envoyer ses plus jeunes fils à Sparte, si rien ne s’y opposait, pour qu’ils y fussent élevés à la manière lacédémonienne, afin qu’ils eussent encore cet avantage sur tous les rois. Mais tout cela n’était que feintes ; et il s’avançait leurrant toujours de belles paroles tous ceux qu’il rencontrait sur sa route. Puis, à peine eut-il mis le pied sur la terre de Laconie, qu’il la livra au pillage et à la devastation. Et comme des députés vinrent se plaindre que sans aucune déclaration il leur eût apporte la guerre : « Mais vous-mêmes, Spartiates, nous savons bien que vous n’envoyez pas non plus prévenir les autres de ce que vous avez envie de faire. » Un de ceux qui étaient présents, nommé Mandricidas, répliqua en langue laconienne : « Si tu es dieu, tu ne nous feras point de mal, car nous ne t’avons pas fait tort ; et si tu es homme, il s’en trouvera un autre plus fort même que toi. » Ensuite il marcha droit sur Sparte ; et, comme Cléonyme lui conseillait d’attaquer d’emblée la ville, Pyrrhus, craignant qu’elle ne fût saccagée si ses troupes y entraient de nuit, s’y refusa, en disant qu’il serait encore temps le lendemain. Il y avait, en effet, peu de monde à Sparte, et l’on n’était point préparé contre un coup de main ; Aréus même était absent, occupé alors en Crète à secourir les habitants de Gortyne, qui étaient en guerre. Or, la ville dut son salut précisément à cet abandon et à cette faiblesse qui l’avaient fait mépriser. Pyrrhus campa devant les murs, persuadé qu’il n’y trouverait personne à combattre ; et les amis et les Hilotes de Cléonyme préparèrent sa maison, et disposèrent tout pour le souper de Cléonyme et de Pyrrhus.

À la nuit, les Lacédémoniens décidèrent d’abord d’envoyer leurs femmes en Crète ; mais elles s’y opposèrent, et Archidamie, une épée à la main, alla vers le Sénat, reprochant aux hommes, au nom des femmes, leur injustice de vouloir qu’elles survécussent à la ruine de Sparte. Ensuite il fut arrêté qu’on tirerait un fossé parallèlement au camp ennemi, et qu’aux extrémités on placerait les chariots enterrés jusqu’au moyeu des roues, afin qu’ainsi fixés solidement ils empêchassent les éléphants de passer. On se mit à l’œuvre : les femmes et les filles vinrent les unes avec leurs robes relevées et attachées par un lien, les autres en simples tuniques, pour travailler avec les vieillards. Elles engagent pendant ce temps ceux qui devaient combattre à prendre du repos ; puis elles mesurent tout l’ouvrage à faire, et elles en exécutent un tiers seules pour leur part. Or, le fossé avait six coudées de large, quatre de profondeur, et huit plèthres de longueur, suivant le rapport de Phylarque ; un peu moins, suivant Hiéronyme. Au jour, lorsque l’ennemi s’ébranla, elles présentèrent des armes aux jeunes gens, et, leur cédant le fossé, elles les exhortèrent à le bien défendre et à le garder ; car il est doux, leur disaient-elles, de vaincre sous les yeux de sa patrie, glorieux de mourir entre les bras de sa mère, de sa sœur, d’une mort digne de Sparte. Pour Chélidonis, elle s’était retirée seule, et elle tenait une corde toute prête pour se pendre, afin de ne pas tomber aux mains de Cléonyme si la ville était prise.

Cependant Pyrrhus en personne chargea vivement avec son infanterie les nombreux boucliers des Spartiates rangés de l’autre côté du fossé. La tranchée était infranchissable, et les combattants n’avaient pas le pied ferme parce que la terre était fraîchement remuée. Ptolémée, son fils, à la tête de deux mille Gaulois et de l’élite des Chaoniens, tourna le retranchement, et essaya de forcer le passage du côté des chariots. Ces chariots étaient si serrés les uns contre les autres, et si profondément enfoncés dans la terre, qu’il fut aussi difficile aux Lacédémoniens de les défendre qu’à l’ennemi de les franchir. Alors les Gaulois se mirent à arracher les roues de terre et à entraîner les chariots dans le fleuve. À la vue du danger, le jeune Acrotatus prit trois cents hommes, traversa la ville au pas de course, tourna Ptolémée sans être aperçu, par des chemins couverts ; et, fondant sur ses derrières, il força les ennemis à faire volte-face pour le recevoir ; ceux-ci se poussent les uns les autres, tombent dans le fossé et sous les chariots : à la fin ils furent mis en déroute avec un grand carnage. Les vieillards et la foule des femmes avaient été témoins des exploits d’Acrotatus ; et lorsque, traversant de nouveau la ville, il retourna à son poste, couvert de sang, la tête haute, et fier de son succès, les femmes de Sparte le trouvèrent plus grand et plus beau ; et elles félicitaient Chélidonis d’avoir un tel amant. Et il y eut des vieillards qui le suivirent en criant : « Allons, Acrotatus ; caresse bien Chélidonis ; ne fais que des enfants braves pour Sparte. » Du côté où se portait Pyrrhus la lutte se soutenait avec vigueur. Tous combattaient vaillamment ; mais Phyllius surtout se signala : il tua plusieurs des assaillants, et, lorsqu’il se sentit défaillir à cause de ses nombreuses blessures, il céda sa place à un de ceux qui étaient derrière lui, et tomba au milieu des siens ; de manière que son cadavre ne resta pas au pouvoir des ennemis.

La nuit sépara les combattants. Pendant son sommeil, Pyrrhus eut une vision : il lui sembla que Lacédémone était par lui foudroyée et mise en flammes, et qu’il s’en réjouissait ; et sa joie l’éveilla. Les généraux reçurent l’ordre de tenir les troupes prêtes ; et il raconta le songe à ses amis, persuadé qu’il allait prendre la ville d’assaut. À quoi tous ajoutaient foi merveilleusement ; cependant Lysimachus n’aimait pas cette vision, parce qu’il craignait, disait-il, que, comme il est défendu de passer par les lieux frappés de la foudre, la divinité ne signifiât par ceci à Pyrrhus qu’il n’entrerait point dans la ville. Pyrrhus répondit qu’il fallait laisser ces contes stupides à la populace ignorante, prendre les armes et se dire :

Le meilleur augure, c’est de combattre pour Pyrrhus[25].

En disant ces mots, il se leva ; et au point du jour il conduisit son armée en avant. Les Lacédémoniens se défendirent avec une ardeur et un courage au-dessus de leurs forces ; les femmes étaient à côté d’eux, leur présentaient des armes, apportaient à boire et à manger à ceux qui en avaient besoin, et retiraient les blessés de la mêlée. De leur côté les Macédoniens s’efforçaient de combler le fossé en y jetant quantité de matériaux par-dessus les armes et les cadavres, qui en furent couverts. Tandis que les Lacédémoniens cherchaient à les en empêcher, on vit Pyrrhus à cheval s’ouvrir un passage vers la ville au delà du fossé et des chariots. Ceux qui étaient placés sur ce point firent entendre un grand cri, les femmes se mirent à courir en poussant des hurlements ; et déjà Pyrrhus avait forcé ce poste, et il faisait main basse sur ceux qu’il rencontrait, lorsqu’un trait crétois atteignit dans le flanc son cheval, qui tomba mort et jeta Pyrrhus sur un terrain en pente et glissant. Ses amis s’empressent pour le secourir ; en ce moment les Spartiates arrivent, et les chassent tous à coups de traits. Alors Pyrrhus fit cesser le combat sur tous les points, pensant que les Lacédémoniens se rendraient, parce que presque tous étaient blessés et qu’ils avaient perdu beaucoup de monde.

Mais la bonne fortune de la ville, soit qu’elle eût seulement voulu éprouver le courage des Spartiates ou montrer ce qu’elle peut dans les cas désespérés, au moment où les Lacédémoniens n’attendaient plus rien de bon, amena à leur secours, de Corinthe, avec un corps d’étrangers, Aminias le Phocéen, un des généraux d’Antigonus. À peine l’avaient-ils reçu dans leur ville, que le roi Aréus lui-même arriva de Crète à la tête de deux mille hommes. Alors les femmes se dispersèrent dans leurs maisons, n’ayant plus besoin de se mêler de la guerre ; on congédia ceux qui, hors de l’âge militaire, avaient été forcés par la nécessité de prendre les armes, et les nouveaux venus occupèrent leurs postes.

Pyrrhus, après l’arrivée de ce secours, n’en devint que plus opiniâtre, et se fit d’autant plus un point d’honneur de se rendre maître de la ville. Puis, voyant qu’il n’y gagnait que des blessures, il s’en alla et se mit à piller la campagne afin de se procurer de quoi y passer l’hiver, comme c’était son intention. Mais il est impossible d’éviter sa destinée. Argos était divisée en deux partis, par Aristéas et Aristippus. Celui-ci passait pour être soutenu par Antigonus. Aristéas se hâta d’appeler Pyrrhus à Argos. Pyrrhus, qui roulait toujours d’espérance en espérance, pour qui les succès n’étaient qu’une occasion de courir à d’autres, et qui voulait réparer ses revers par de nouvelles entreprises, ne cessait, vainqueur ou vaincu, de nuire aux autres ou de se nuire à lui-même. Il décampa donc, et marcha aussitôt sur Argos.

Cependant Aréus lui dressait mille embuscades, se saisissait de tous les passages dangereux sur la route, et fit éprouver de grandes pertes aux Gaulois et aux Molosses de l’arrière-garde. Le devin, sur l’inspection du foie de la victime, qui se trouva sans lobes, avait prédit à Pyrrhus qu’il perdrait un de ses proches. Dans un moment de désordre, et dans la nécessité d’un mouvement urgent, sans plus réfléchir il ordonna à Ptolémée, son fils, de prendre avec lui ses compagnons et de soutenir une charge des ennemis pendant qu’il se mettait bien vite à la tête de son armée et la dégageait du défilé où elle était. L’affaire fut rude sur le point où était Ptolémée, car il avait affaire à l’élite des Lacédémoniens sous la conduite d’Évalcus : c’était un combat d’homme à homme. Dans ce moment un homme adroit de la main et agile à la course, un Crétois d’Aptéra, nommé Orœsus, fondit de côté sur le jeune homme, qui se battait de toutes ses forces, et lui porta un coup qui le renversa mort. Ptolémée étant tombé, tous ses gens se prirent à fuir, et les Lacédémoniens à les poursuivre avec tant de chaleur que, sans s’en apercevoir, ils arrivèrent avec eux dans la plaine, ayant laissé leurs hoplites bien loin en arrière. Pyrrhus, qui venait d’apprendre la mort de son fils, transporté de douleur, fit volte-face avec ses cavaliers molosses, et, s’élançant au premier rang, il se couvrit du sang des Lacédémoniens ; guerrier toujours terrible et invincible les armes à la main, il se surpassa lui-même : jamais, dans un autre combat, il n’avait montré autant de force et d’intrépidité. Il poussa son cheval contre Évalcus ; celui-ci, en se jetant de côté, faillit abattre d’un coup d’épée la main avec laquelle Pyrrhus tenait les rênes : le fer tomba sur les rênes, qui furent coupées. Mais Pyrrhus lui passa sa lance au travers du corps, et, en même temps, s’élançant de cheval, il attaqua à pied et tua tous ceux qui combattaient autour du corps d’Évalcus, et qui tous étaient des guerriers d’élite. Ce fut l’ambition des chefs qui fut cause de cette perte considérable que fit Sparte, car la guerre était finie.

Pyrrhus, après avoir ainsi offert un sacrifice aux mânes de son fils, et célébré en son honneur de brillants jeux funèbres, après avoir soulagé sa douleur en se vengeant sur les ennemis, marcha droit sur Argos. Lorsqu’il apprit qu’Antigonus occupait déjà les hauteurs qui dominent la plaine, il alla camper auprès de Nauplie ; et dès le lendemain il envoya un héraut porter à Antigonus des paroles insultantes, et le défier de descendre dans la plaine et de lui disputer la royauté les armes à la main. Antigonus répondit qu’il faisait la guerre autant avec le temps qu’avec les armes, et que Pyrrhus avait assez de chemins ouverts pour aller à la mort, s’il n’avait pas le loisir de vivre.

Cependant il leur vint à tous deux des députés argiens qui les priaient de se retirer, et de laisser la ville indépendante de l’un comme de l’autre, en même temps qu’amie de tous les deux. Antigonus y consentit, et donna son fils pour otage aux Argiens. Pyrrhus promit bien de se retirer ; mais, comme il ne donnait point de gage de sa parole, on se défiait plus de lui. Mais il lui survint à lui-même un grand prodige : on avait immolé des bœufs et on avait séparé les têtes ; tout à coup on vit ces têtes tirer la langue et lécher leur propre sang. Dans la ville d’Argos, la prophétesse d’Apollon Lycéen, Apollonis, sortit du temple en courant et en criant qu’elle voyait la ville toute pleine de sang et de cadavres, et un aigle qui se jetait au milieu de la mêlée, et puis disparaissait.

Au milieu de la nuit, Pyrrhus joignit les murailles ; et, trouvant ouverte par Aristéas la porte appelée Diampérès[26], il y fit glisser sans bruit ses Gaulois, qui se saisirent de la place publique avant qu’on s’aperçût de rien. Mais la porte était trop basse pour les éléphants ; il fallut leur ôter et ensuite remettre leurs tours dans l’obscurité et dans le désordre, ce qui fit perdre du temps ; et les Argiens s’aperçurent de ce qui se passait. Ils coururent vers l’Aspis[27] et les autres points fortifiés de la ville, et envoyèrent demander secours à Antigonus. Celui-ci vint aussitôt, et, se plaçant en observation hors des murs, il y jeta un fort détachement sous les ordres de ses lieutenants, et de son fils. Aréus arriva aussi avec mille Crétois et les Spartiates les plus agiles ; et tous, fondant en même temps sur les Gaulois, les mirent dans un grand désordre. Cependant Pyrrhus entrait par le Cylarabis[28] en poussant le cri de combat ; mais, comme les Gaulois ne répondaient point à ses cris avec force et confiance, il conjectura à leurs voix qu’ils étaient troublés et pressés vivement, et il hâta le pas, poussant devant lui ses cavaliers qui faisaient avancer leurs chevaux difficilement et avec beaucoup de danger à travers les canaux d’égouts dont la ville est remplie. Il était impossible, dans un combat de nuit, de voir ce que l’on faisait, et d’entendre les commandements : on s’égarait, on se séparait dans les rues, l’habileté des généraux ne pouvait rien au milieu de l’obscurité, des cris confus, dans des lieux resserrés ; de sorte que des deux côtés on resta dans l’inaction en attendant le jour. Dès que le jour parut, à la vue de l’Aspis rempli d’armes et d’ennemis, Pyrrhus fut troublé ; puis, voyant d’ailleurs parmi les ouvrages d’art qui ornaient la place publique un loup d’airain et un taureau qui semblaient se battre, il en fut vivement frappé ; car il se rappela un oracle qui lui avait autrefois prédit qu’il mourrait lorsqu’il verrait un loup combattre un taureau. Or, ce groupe, les Argiens disent qu’il a été fait en mémoire d’un antique événement qui s’est passé chez eux. Lorsque Danaüs, débarqué sur leurs terres, s’avançait vers Argos, il vit, près de Pyramies en Thyréatide[29], un loup qui se battait contre un taureau. Danaüs donc, supposant que le loup était pour lui, parce que, étranger comme lui, il attaquait comme lui les indigènes, s’arrêta à considérer le combat. Le loup resta vainqueur ; et Danaüs, ayant adressé ses vœux à Apollon Lycéen, attaqua et défit Gélanor, alors roi d’Argos, et l’en chassa[30]. Voilà ce qui avait fait consacrer ces deux figures.

Pyrrhus, découragé par cette vue, et parce que rien de ce qu’il espérait ne lui réussissait, pensait à battre en retraite ; et, craignant le passage étroit des portes, il dépêcha à son fils Hélénus, qui était resté au dehors à la tête du corps d’armée principal, l’ordre de démolir une partie de la muraille, et de recueillir ses gens, si l’ennemi les forçait de sortir en désordre. L’envoyé était si pressé et si troublé qu’il ne put dire rien de précis ; de là une erreur qui fit que le jeune homme prit le reste des éléphants et ses meilleures troupes, et entra dans la ville pour secourir son père.

Déjà Pyrrhus opérait sa retraite. Tant qu’il fit retirer son monde par la place publique, il avait de l’espace pour marcher et pour combattre, et en se retournant il repoussait ceux qui le pressaient. Mais, lorsqu’il eut été chassé de la place, dans la rue étroite qui conduisait à la porte, il se rencontra avec ceux qui s’avançaient du dehors à son secours. Vainement il leur criait de se retirer ; ou bien ils n’entendaient pas, ou, quand ils essayaient, ils étaient refoulés par les flots des leurs, qui s’engouffraient dans la porte, et les pressaient à dos. Ajoutez que le plus grand des éléphants était tombé en travers de la porte, et poussait des mugissements horribles ; et son corps barrait le chemin à ceux qui battaient en retraite. Un des éléphants qui étaient entrés auparavant, nommé Nicon[31], cherchant à reprendre son conducteur qui était tombé de son dos criblé de blessures, se jette tête en avant sur les troupes qui reculaient, et met en désordre amis et ennemis, les chassant devant lui pêle-mêle et les renversant les uns sur les autres. Enfin il trouva le cadavre, le ramassa avec sa trompe, et le prit sur ses deux défenses, puis il se retourna, comme transporté de fureur, renversant et foulant tous ceux qui se trouvaient sous ses pas. Ainsi écrasés, et serrés les uns sur les autres, hors d’état de s’aider eux-mêmes individuellement, ils formaient comme un seul corps dont les membres eussent été cloués ensemble ; c’était une masse oscillante, emportée tout entière à chaque instant d’un ou d’autre côté. Il y avait bien quelques combats contre les ennemis qui les pressaient à dos, et ne cessaient de les harceler ; mais c’est à eux-mêmes qu’ils faisaient le plus de mal. Tiraient-ils leur épée, baissaient-ils leur lance ? il leur était impossible de la reprendre ou de la remettre en place ; lance ou épée, le fer s’ouvrait un passage à travers tout ce qu’il rencontrait, et les soldats tombaient morts les uns sur les autres.

Pyrrhus voyant la tempête et le flot confus qui l’environnaient, arracha la couronne qui surmontait son casque et le faisait reconnaître, et la donna à un de ses amis. Ensuite, confiant dans la vigueur de son cheval, il se précipita sur ceux des ennemis qui le suivaient et il reçut un coup de javeline à travers sa cuirasse. La blessure n’était pourtant pas mortelle, ni même profonde. Il se retourne contre celui qui l’avait frappé : c’était un Argien non point des classes élevées, mais fils d’une pauvre et vieille femme. Or, cette femme se trouvait, comme les autres Argiennes, à regarder le combat du haut de sa maison ; lorsqu’elle reconnut son fils aux mains avec Pyrrhus, éperdue à la vue du danger qu’il courait, elle saisit à deux mains une tuile et la lança sur Pyrrhus. La tuile l’atteignit à la tête ; elle tomba sur le casque et froissa les vertèbres à la naissance du cou. La vue de Pyrrhus se trouble, ses mains laissent échapper les rênes ; porté à terre, il tombe, inconnu de la foule, près du tombeau de Licymnius. Cependant Zopyre, un des gens d’Antigonus, et deux ou trois autres accoururent ; et, l’ayant reconnu, ils le traînèrent sous un vestibule. Comme il commençait à revenir de son étourdissement, Zopyre tirait son glaive illyrien pour lui couper la tête ; en ce moment Pyrrhus lui lança un regard si terrible, que Zopyre en fut effrayé : ses mains tremblent, il veut pourtant frapper, mais le trouble et l’agitation où il est l’empêchent de frapper juste ; le coup porte entre la bouche et le menton, et ce n’est qu’après bien du temps et de la peine qu’il parvient à séparer la tête.

Déjà le fait était connu de plusieurs, lorsque Alcyonée accourut, et demanda la tête pour la reconnaître. Il la saisit, et, poussant aussitôt son cheval, il la porta à son père qu’il trouva assis avec ses amis, et la jeta devant lui. Antigonus l’ayant considérée et reconnue, chassa son fils, en le frappant du bâton qu’il tenait à la main, et en l’appelant sacrilège et barbare ; puis, levant sa chlamyde devant ses yeux il se prit à pleurer ; car il se rappelait la mort d’Antigonus son aïeul, et celle de Démétrius son père, qui étaient pour lui des exemples domestiques de l’inconstance de la Fortune. Il fit donc brûler avec honneur la tête et le corps de Pyrrhus ; et, quand Alcyonée, ayant trouvé Hélénus dans un état misérable et enveloppé d’un manteau commun, l’eut recueilli avec humanité et l’eut amené devant son père, cette fois Antigonus lui dit : « Mon fils, cette action vaut mieux que la première ; mais ce n’est pas encore tout à fait bien, puisque tu ne lui as pas ôté ce vêtement qui nous fait plus de honte à nous qui paraissons vainqueurs. » Depuis lors il traita Hélénus avec humanité et avec honneur, et le renvoya en Épire. Maître du camp et de toute l’armée, il se montra doux et clément envers les amis de Pyrrhus.


  1. Il s’agit du déluge de Deucalion, que l’on place environ quinze siècles avant notre ère.
  2. Aujourd’hui l’Albanie.
  3. littéralement inexprimable, dont rien ne saurait donner l’idée.
  4. Ainsi appelée de Lamia, ville de la Thessalie, où Antipater, successeur d’Alexandre au trône de Macédoine, fut assiégé par Léosthène, général des Athéniens.
  5. Cette femme était de la race des Éacides, et c’est pour cela, suivant Justin, que les sauveurs de Pyrrhus venaient s’adresser à Glaucias.
  6. Environ douze cent mille francs de notre monnaie.
  7. Plutarque n’a pas tenu sa parole ; mais Pline dit qu’on mit l’orteil de Pyrrhus dans un reliquaire, et qu’on le conserva dans un temple.
  8. Cassandre, gouverneur de la Macédoine au nom du fils d’Alexandre le Grand, le fit égorger, ainsi que sa mère, pour débarrasser Antigonus, Lysimachus et lui d’un prince qui avait de plus qu’eux le prestige de sa naissance, et qui pouvait se transformer tout d’un coup d’obéissant pupille en roi formidable.
  9. Environ dix-huit cent mille francs de notre monnaie.
  10. Cette Vie n’existe plus.
  11. Dans les Phéniciennes d’Euripide. C’est Jocaste qui rapporte les imprécations d’Œdipe contre son fils.
  12. Ces chevaux niséens provenaient de la prairie Hippobote, dans la Médie, proche des portes Caspiennes : c’étaient ceux que préférait Alexandre, et, à son exemple, les autres rois.
  13. Lysimachus.
  14. Ils profitèrent de cet avis, et chassèrent la garnison de Démétrius.
  15. Homère, Iliade, I, 491.
  16. Dans les Phéniciennes, vers 526.
  17. Voyez dans Boileau cette conversation de Cinéas et de Pyrrhus, reproduite en vers admirables, Épître première.
  18. C’est l’historien Denys d’Halicarnasse.
  19. Historien grec dont il ne reste rien.
  20. Quinze lieues environ.
  21. C’est celui qui fit construire cette magnifique et indestructible voie qu’on nomme Appienne, et un aqueduc qui apportait à Rome l’eau de l’Anio.
  22. Les Gaulois avaient fait une invasion dans la Macédoine, sous la conduite de Belgius.
  23. Ils étaient Samnites d’origine. Leur nom venait de Mamers, qui est celui du dieu Mars dans la langue osque.
  24. Ce mot signifie les défilés. C’était un passage étroit près d’Antigonée, à l’entrée de l’Épire.
  25. Parodie du vers 43 du liv. XII de l’Iliade, où Hector dit à Polydamas que le meilleur augure, c’est de combattre pour la patrie.
  26. Ce mot signifie d’outre en outre.
  27. Ce mot signifie bouclier.
  28. C’était un gymnase à quelques pas hors des murs de la ville. Suivant Pausanias, le nom qu’il portait était celui d’un fils de Sthénélus.
  29. La Thyréatide était un canton de la Cynurie, sur les confins de l’Argolide et de la Laconie.
  30. La tradition est tout autre dans les Suppliantes d’Eschyle, où l’on voit, au contraire, Danaüs et ses filles reçus avec empressement par le roi d’Argos et son peuple.
  31. Ce mot signifie vainqueur.