Vies des hommes illustres/Eumène

Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 3p. 214-240).


EUMÈNE[1].


(De l’an 359 à l’an 315 avant J.-C.)

Duris conte qu’Eumène de Cardie[2] était fils d’un homme que sa pauvreté réduisait à faire le métier de roulier dans la Chersonèse, mais qu’il reçut une éducation libérale, et qu’il fut instruit dans les lettres, et dressé aux exercices du gymnase. Il n’était encore qu’un enfant, lorsque Philippe, passant par la ville de Cardie, et étant de loisir, s’arrêta à voir les jeux d’escrime des jeunes garçons et la lutte des enfants. Eumène y eut tant de succès, et il montra tant d’adresse et de courage, qu’il plut à Philippe, qui l’emmena avec lui. Toutefois, je trouve plus vraisemblable le récit de ceux qui assurent que Philippe prit Eumène auprès de sa personne et l’avança, à cause des liens d’hospitalité et d’amitié qu’il avait avec le père du jeune homme.

Après la mort de Philippe, Eumène, qui ne le cédait, aux yeux d’Alexandre, ni en prudence ni en fidélité, à aucun des courtisans, reçut le titre de premier secrétaire ; et le roi le traita avec la même distinction que ceux qui avaient le plus de part à son amitié et à sa confiance ; à tel point que, dans l’expédition de l’Inde, il l’envoya à la tête d’un corps d’armée, et qu’il lui donna le gouvernement de Perdiccas, lorsque Perdiccas, à la mort d’Héphestion, fut élevé aux fonctions qu’avait remplies ce dernier. C’est pourquoi le propos que tint, après la mort d’Alexandre, Néoptolème, qui avait été grand écuyer : « Je portais le bouclier et la lance, pendant qu’Eumène suivait avec l’écritoire et les tablettes ; » ne fit que prêter à rire aux Macédoniens, qui n’ignoraient pas qu’outre bien d’autres honneurs décernés par le roi à Eumène, Alexandre l’avait trouvé digne de son alliance. En effet, Barsine, fille d’Artabaze, la première femme qu’Alexandre eût connue en Asie, et dont il avait eu un fils nommé Hercule, avait deux sœurs, dont il donna l’une, Apama, à Ptolémée, et l’autre, qui s’appelait aussi Barsine, à Eumène, lorsqu’il se mit à distribuer à ses amis les femmes perses, et à les leur faire épouser.

Eumène, néanmoins, encourut souvent la disgrâce d’Alexandre, et se vit plus d’une fois en danger, grâce à Héphestion. Ainsi un jour, Héphestion ayant assigné au joueur de flûte Évius Un logement que les esclaves d’Eumène avaient d’avance retenu pour lui, Eumène alla tout en colère, accompagné de Mentor, trouver Alexandre, en criant que ce qu’on avait de mieux à faire, c’était donc de jouer de la flûte ou de réciter des tragédies, et qu’il fallait jeter là les armes. Alexandre, au premier moment, partagea son indignation, et fit à Héphestion de vives remontrances ; mais, changeant bientôt de disposition, il sut mauvais gré à Eumène de ses plaintes, trouvant dans ce procédé une impertinence à son adresse, bien plus qu’un franc reproche à Héphestion.

Une autre fois, Alexandre, envoyant Néarque avec une flotte pour reconnaître la mer extérieure, et n’ayant rien dans son trésor, empruntait de l’argent à ses amis. Eumène, à qui il avait demandé trois cents talents[3], n’en donna que cent[4] : encore le fit-il de mauvaise grâce, disant qu’il avait eu bien de la peine à les tirer de ses régisseurs. Alexandre, sans lui faire aucun reproche, refusa son argent ; mais il fit mettre secrètement le feu à la tente d’Eumène, afin de le convaincre de mensonge, lorsqu’il transporterait son argent. La tente fut entièrement brûlée, avant qu’on pût rien emporter ; et Alexandre eut à regretter la destruction des papiers qu’Eumène avait en sa garde. L’or et l’argent fondus par le feu montèrent à plus de mille talents[5]. Alexandre n’en prit rien ; il fit plus, il écrivit aux satrapes et aux généraux d’envoyer des copies de toutes les dépêches que le feu avait consumées, et il les confia aux mains d’Eumène.

Un présent qu’Alexandre fit à Héphestion occasionna une seconde querelle entre Héphestion et Eumène ; et ils se dirent mutuellement beaucoup d’injures. Eumène n’en fut d’abord pas moins bien traité par le roi ; mais, peu de temps après, Héphestion mourut, et le roi, inconsolable, témoigna du ressentiment et de l’aigreur à tous ceux qu’il croyait avoir été jaloux d’Héphestion pendant sa vie, et s’être réjouis de sa mort. Il en soupçonnait surtout Eumène, et il lui reprochait souvent leurs querelles, et les injures qu’ils s’étaient dites. Mais Eumène, en homme adroit et insinuant, chercha à se sauver par ce qui faisait sa disgrâce. Alexandre s’occupait d’honorer dignement la mémoire d’Héphestion. Eumène s’étudia à seconder son désir, lui suggérant des moyens nouveaux de relever les obsèques, et fournissant, avec autant d’empressement que de libéralité, aux frais de construction du tombeau.

Il s’éleva, à la mort d’Alexandre, une vive dispute entre la phalange macédonienne et les compagnons du roi. Eumène, porté d’inclination pour ceux-ci, affectait néanmoins, dans ses discours, une neutralité, convenable, disait-il, à un simple particulier, qui, en sa qualité d’étranger, ne devait pas se mêler des disputes des Macédoniens. Les autres chefs étant sortis de Babylone, il resta dans la ville, se mit avec succès à adoucir les soldats, et les disposa à un accommodement. Puis, après l’entrevue des généraux et la pacification des premiers troubles, quand on se partagea les gouvernements de provinces et les commandements d’armées, Eumène eut la Cappadoce, la Paphlagonie, et toute la côte baignée par la mer du Pont, jusqu’à Trapézonte[6]. Ce pays n’était pas encore sous la domination des Macédoniens. Ariarathe en était roi ; mais Léonnatus et Antigonus étaient chargés d’y conduire Eumène, avec une armée considérable, et de l’établir satrape de la contrée.

Antigonus n’eut aucun égard à ce que lui avait écrit Perdiccas ; car il se livrait déjà à ses projets ambitieux, et méprisait tout le monde. Léonnatus entreprit cette conquête pour Eumène, et descendit en Phrygie ; mais Hécatée, tyran de Cardie, l’y vint trouver, et le pria de porter plutôt secours à Antipater et aux Lacédémoniens, assiégés dans Lamia[7]. Il consentit à cette demande, pressa Eumène de l’y accompagner, et voulut le réconcilier avec Hécatée ; car il y avait, entre Eumène et le tyran, une défiance mutuelle, suite des démêlés politiques de leurs pères. Souvent Eumène avait accusé ouvertement Hécatée de tyrannie, et sollicité Alexandre de rendre la liberté aux Cardianiens. Eumène détournait donc Léonnatus de la guerre contre les Grecs : « Je crains, disait-il, qu’Antipater, pour faire plaisir à Hécatée, et pour assouvir sa vieille haine contre moi, ne me fasse périr. » Alors, Léonnatus, se fiant pleinement à Eumène, lui découvrit ses véritables desseins. Le secours qu’il promettait à Antipater n’était en effet qu’une ruse et un prétexte : il était résolu de passer dans la Macédoine, pour s’en rendre maître ; et il montra des lettres de Cléopâtre, qui l’invitait à venir à Pella, avec promesse de l’épouser. Eumène, soit crainte d’Antipater, soit mauvaise opinion qu’il eût de Léonnatus, qui n’était qu’un homme inconsidéré, plein d’emportement et de témérité, décampa la nuit avec toute sa suite, composée de trois cents chevaux et de deux cents domestiques bien armés. Il avait en or cinq mille talents[8]. Il se retira avec ces ressources auprès de Perdiccas, et il lui révéla les projets de Léonnatus. Cette démarche lui donna tout de suite un grand crédit ; et Perdiccas le fit entrer dans le conseil.

Peu de temps après, il fut conduit en Cappadoce, avec une armée que commandait Perdiccas en personne. Ariarathe fut pris, la province subjuguée, et Eumène déclaré satrape. Eumène donna à ses amis les gouvernements des villes de la Cappadoce, établit des commandants pour les garnisons, et nomma les juges et les intendants qu’il voulut, sans que Perdiccas se mêlât en rien de ses choix. Il partit ensuite avec Perdiccas, pour ménager son amitié et pour ne pas trop s’éloigner de la cour. Mais Perdiccas, qui se croyait sûr du succès de ses desseins, et qui voyait aussi que les pays qu’il laissait derrière avaient besoin d’un gardien vigilant et fidèle, y envoya Eumène, qu’il fit partir de Cilicie, en apparence pour qu’il administrât sa province, mais, en réalité, pour qu’il tînt dans la soumission l’Arménie limitrophe, qu’avait bouleversée Néoptolème. Néoptolème était un homme enflé d’orgueil et de vaine présomption. Eumène essaya néanmoins de le gagner par des remontrances. Ayant trouvé la phalange macédonienne remplie de morgue et d’insolence, il forma, pour être en état de lui tenir tête, un corps de cavalerie, en accordant, aux naturels du pays qui savaient monter à cheval, des immunités et des exemptions d’impôts ; en achetant des chevaux, qu’il donnait à ceux de ses officiers en qui il avait le plus de confiance ; en aiguisant le courage, par des récompenses et des dons ; en façonnant les corps à la fatigue, par des mouvements et des exercices continuels. Aussi les Macédoniens se trouvaient-ils les uns surpris, les autres rassurés, en voyant le peu de temps qu’Eumène avait mis à rassembler autour de sa personne six mille trois cents chevaux.

Cependant Cratère et Antipater, après avoir soumis les Grecs, passèrent en Asie, pour y détruire la puissance de Perdiccas ; et l’on annonçait qu’ils étaient prêts à se jeter dans la Cappadoce. Perdiccas, qui allait lui-même faire la guerre à Ptolémée, nomma Eumène commandant général des troupes d’Arménie et de Cappadoce ; il manda à Alcétas et à Néoptolème d’obéir à Eumène, et à Eumène de tout ordonner comme il le jugerait à propos. Alcétas refusa nettement de prendre part à l’expédition, alléguant que les Macédoniens qu’il commandait avaient honte de combattre contre Antipater, et qu’ils étaient prêts plutôt à se rendre, par affection, à Cratère. Néoptolème ne se cachait pas de la trahison qu’il tramait contre Eumène : au lieu de suivre l’ordre qu’il avait reçu de se joindre à lui, il rangea son armée en bataille, et l’attaqua. Eumène recueillit, en cette occasion, les premiers fruits de sa prévoyance et de ses préparatifs. Son infanterie fut battue ; mais, avec sa cavalerie, il mit Néoptolème en fuite, prit ses bagages, et, revenant en corps sur la phalange, qui s’était débandée à la poursuite de l’infanterie, il leur fit mettre bas les armes, et il les incorpora dans son armée, après leur avoir fait prêter serment de fidélité.

Néoptolème, ayant rallié quelques fuyards, se réfugia auprès de Cratère et d’Antipater, qui envoyèrent des députés à Eumène, pour l’inviter à passer dans leur parti, promettant de lui laisser la libre jouissance de son gouvernement, et d’y joindre même d’autres provinces et de nouvelles troupes, à la seule condition de devenir l’ami d’Antipater, et de ne pas renoncer à l’amitié de Cratère. À cette proposition, Eumène répondit : « Mon ancienne inimitié contre Antipater ne me permet pas de devenir présentement son ami, alors que je le vois traiter hostilement mes amis. Je suis prêt à réconcilier Cratère et Perdiccas, et à les ramener l’un et l’autre à des conditions justes et raisonnables. Mais, si Cratère entreprend de lui enlever ses États, je défendrai Perdiccas contre ses agresseurs, tant qu’il me restera un souffle, et j’abandonnerai mon corps et ma vie plutôt que de trahir la foi que j’ai jurée. » D’après sa réponse, Antipater et Cratère délibéraient à loisir sur le parti qu’ils devaient prendre dans cette affaire importante, quand Néoptolème vint leur apprendre sa défaite, et réclamer du secours. Il s’adressa surtout à Cratère : « Les Macédoniens, dit-il, désirent ardemment ta présence ; ils n’auront pas plutôt vu ton chapeau et entendu ta voix, qu’ils iront se rendre à toi avec leurs armes. » Il est vrai que Cratère jouissait d’un grand renom, et que la foule des Macédoniens, après la mort d’Alexandre, l’avait désiré pour roi, se souvenant qu’il avait encouru plusieurs fois, par affection pour eux, la disgrâce d’Alexandre. Lorsque Alexandre se laissait aller aux manières des Perses, Cratère cherchait à l’en éloigner, et défendait les coutumes nationales, que déjà faisaient dédaigner le faste et l’orgueil.

Cratère envoya donc Antipater en Cilicie ; et lui-même, à la tête d’une forte partie de l’armée, il marcha avec Néoptolème contre Eumène, persuadé que, n’étant pas attendu, il surprendrait ses troupes, après leur récente victoire, en désordre et se livrant à la bonne chère. Qu’Eumène eût deviné d’avance la marche de Cratère, et se fût préparé à le bien recevoir, c’est le fait d’un général vigilant et sage, et non d’une habileté consommée ; mais d’avoir su dérober aux ennemis la connaissance de tout ce qu’il lui importait de leur laisser ignorer ; d’avoir tu à ses propres soldats le nom du général qu’ils allaient combattre, et de leur avoir fait attaquer Cratère sans qu’ils connussent qui il était, c’est, à mon avis, le chef-d’œuvre d’un grand capitaine. Il fit donc courir le bruit que c’était Néoptolème et Pigrès, qui venaient à la tête d’une troupe de cavaliers cappadociens et paphlagoniens.

Il voulait décamper la nuit ; mais il fut surpris par le sommeil, et eut une vision vraiment étrange. Il lui semblait voir deux Alexandre s’apprêtant à combattre l’un contre l’autre, chacun à la tête de sa phalange ; Minerve vint au secours de l’un, et Cérès de l’autre ; après une lutte terrible, le protégé de Minerve fut vaincu, et Cérès cueillit des épis, dont elle tressa une couronne au vainqueur. Eumène conjectura que ce songe lui était favorable, parce qu’il combattait pour un pays excellent, et qui était alors couvert de riches moissons en pleine maturité : partout on avait semé ; partout s’offrait à l’œil un spectacle de paix, la campagne au loin florissante. Sa confiance s’accrut encore, lorsqu’il sut que le mot d’ordre était, chez les ennemis Minerve et Alexandre : il donna à ses troupes celui de Cérès et Alexandre, et commanda à tous ses soldats de mettre sur leurs têtes des couronnes d’épis, et d’en entourer leurs armes. Plusieurs fois il fut sur le point de déclarer à ses capitaines et à ses officiers quels étaient ceux avec qui ils allaient avoir affaire, n’osant prendre sur lui de garder seul un secret si important ; néanmoins il s’en tint à sa première résolution, et ne confia le danger qu’à sa pensée.

Il ne rangea en bataille, vis-à-vis de Cratère, aucun Macédonien, mais deux corps de cavalerie étrangère, commandés, l’un par Pharnabaze, fils d’Artabaze, l’autre par Phœnix de Ténédos, avec ordre de courir à l’ennemi aussitôt qu’il serait en vue, et de le charger vivement, sans lui donner le temps de se retirer ni de parler, sans recevoir aucun des hérauts qu’il pourrait envoyer ; car Eumène redoutait singulièrement que les Macédoniens, s’ils venaient à reconnaître Cratère, ne passassent de son côté. Pour lui, avec un corps de trois cents hommes d’élite, il courut se porter à l’aile droite, afin de tomber sur Néoptolème. Les soldats d’Eumène franchissent la colline qui séparait les deux armées : ils n’ont pas plutôt aperçu les ennemis qu’ils s’élancent sur eux au galop. Cratère, stupéfait, maudit mille fois Néoptolème, qui lui avait donné la fausse espérance de la désertion des Macédoniens ; toutefois il anima ses officiers à combattre avec courage, et poussa à la rencontre des assaillants. Le premier choc fut rude : les lances volèrent bientôt en éclats, et on en vint aux épées. Là, Cratère ne fit point déshonneur à la mémoire d’Alexandre : il abattit nombre d’ennemis, et rompit à plusieurs reprises tout ce qui lui faisait résistance ; enfin, blessé dans le flanc par un Thrace, il tomba de cheval. Les ennemis passèrent près de lui sans le reconnaître ; mais Gorgias, un des officiers d’Eumène, le reconnut : il mit pied à terre, et plaça une garde près de sa personne, comme Cratère était déjà en piteux état, et luttant contre la mort.

Cependant Néoptolème joint le corps que commandait Eumène. La haine dont ils étaient animés de tout temps l’un contre l’autre, la colère qui les transportait dans l’action, les aveuglaient au point qu’ils firent deux charges sans s’apercevoir ; ils se reconnurent à la troisième ; et, mettant l’épée à la main, ils fondirent l’un sur l’autre avec de grands cris. Les deux chevaux se heurtèrent rudement de front, comme deux trirèmes : les deux ennemis lâchent les brides, se saisissent les mains, s’efforcent de s’arracher leurs casques, et de rompre les courroies de leurs cuirasses. Pendant qu’ils sont aux prises l’un avec l’autre, les deux chevaux s’échappent : eux roulent à terre, l’un par-dessus l’autre, se tenant corps à corps, et luttant avec la même énergie. Néoptolème, le premier, essaie de se relever : Eumène lui coupe le jarret, et se relève aussitôt lui-même. Néoptolème, qui ne peut se soutenir sur sa jambe blessée, met un genou en terre, et se défend d’en bas avec beaucoup d’énergie, mais sans porter aucun coup mortel ; blessé enfin à la gorge, il tombe étendu par terre. Eumène, emporté par sa colère et sa haine invétérée, lui arrache ses armes et l’accable d’injures, oubliant que Néoptolème tenait encore son épée : le moribond l’en frappe dans l’aine, au défaut de la cuirasse ; mais le coup, porté par une main défaillante, fit à Eumène plus de peur que de mal.

Eumène, après avoir dépouillé le cadavre, sentit lui-même les douleurs de ses blessures, car il avait les cuisses et les bras percés de coups : cependant il remonte à cheval, et court à l’aile droite, où il croyait que les ennemis tenaient encore ferme. Mais, comme on l’eut informé que Cratère avait été tué, il courut à lui à toute bride, et le trouva respirant encore et n’ayant pas perdu toute connaissance : il mit pied à terre en pleurant, lui tendit la main, maudit mille fois Néoptolème, déplora le sort de l’infortuné, et la nécessité où lui-même avait été réduit de combattre contre son ami et son compagnon, et de lui porter ou d’en recevoir un coup funeste. Cette bataille, qu’Eumène gagna à dix jours de la première, et dans laquelle il avait vaincu un des ennemis par sa prudence, et l’autre par son courage, grandit sa renommée, et en même temps fit naître contre lui une haine et une envie extrêmes parmi les alliés autant que parmi les ennemis : on voyait avec peine qu’un étranger eût défait et tué, avec les armes et les bras des Macédoniens, le premier homme et le plus illustre de leur nation. Si la nouvelle de la mort de Cratère fût parvenue plus tôt à Perdiccas, aucun autre que lui n’eût régné sur les Macédoniens ; mais elle n’arriva à son camp que deux jours après que Perdiccas eut été tué en Égypte dans une sédition. Les Macédoniens, irrités, prononcèrent aussitôt contre Eumène une sentence de proscription, et chargèrent Antigonus et Antipater de la conduite de la guerre.

Eumène, ayant rencontré les haras royaux, qui paissaient sur le mont Ida, prit les chevaux dont il avait besoin, et en envoya la décharge aux intendants. Cela fit rire Antipater. « J’admire, dit-il, la prévoyance d’Eumène, qui s’imagine qu’il nous rendra ou qu’il nous demandera compte des biens royaux. » Eumène, dont toute la force consistait dans sa cavalerie, et qui d’ailleurs avait l’ambition d’étaler sa puissance aux yeux de Cléopâtre, voulait livrer bataille auprès de Sardes, dans les plaines de la Lydie ; mais, à la prière de Cléopâtre, qui craignait qu’Antipater ne la soupçonnât d’intelligence avec Eumène, il gagna la haute Phrygie, et il hiverna à Célènes[9], où Alcétas, Polémon et Docimus lui disputant le commandement de l’armée : « Voilà bien, dit-il, le commun proverbe : Du danger de tout perdre on ne tient compte. Il avait promis aux soldats de leur payer la solde dans trois jours : il leur vendit les fermes et les châteaux du pays, qui regorgeaient d’hommes et de bestiaux. Celui qui avait fait l’acquisition, chef de bande ou capitaine de mercenaires, s’emparait de force du domaine, à l’aide des machines et des batteries qu’Eumène fournissait ; et le butin servait à acquitter la paye des soldats. Cette conduite rendit à Eumène l’affection des troupes ; et, comme les chefs ennemis avaient jeté dans le camp des billets par lesquels ils promettaient cent talents[10] et de grands honneurs à qui tuerait Eumène, les Macédoniens, indignés, arrêtèrent sur-le-champ que mille de leurs officiers lui serviraient de gardes du corps, faisant tour à tour le guet, et passant la nuit à ses côtés. Ceux-ci y consentirent volontiers, et reçurent de lui avec plaisir les marques d’honneur que les rois donnaient à leurs amis ; car Eumène avait le droit de distribuer des chapeaux et des chlamydes de pourpre, présents qui passent, chez les Macédoniens, pour ce qu’il y a de plus royal.

La prospérité élève les âmes naturellement faibles et petites, au point de leur donner, vues de cette hauteur où les a placées la Fortune, un air de grandeur et de dignité ; mais l’homme vraiment magnanime et ferme brille surtout dans les revers et dans les malheurs, avec tout son éclat. Tel parut Eumène. Trahi par un des siens, battu et poursuivi par Antigonus, dans le pays des Orcyniens[11] en Cappadoce, il ne donna pas au traître le temps de fuir chez les ennemis : il le fit arrêter et pendre incontinent. Au milieu de sa fuite, il revint sur ses pas, prit un chemin opposé à celui des ennemis qui le poursuivaient, passa près d’eux sans être aperçu, et, arrivé sur le champ de bataille où il venait d’être vaincu, il y campa, fit ramasser les corps de ceux qui avaient péri dans le combat, construisit un bûcher avec les portes des maisons de tous les villages voisins, brûla séparément les corps des capitaines et ceux des soldats, et ne partit qu’après avoir amoncelé des tertres sur leurs cendres. Aussi Antigonus, qui passa quelque temps après au même endroit, ne put-il assez admirer l’audace et sa fermeté.

Eumène, au partir de là, rencontra sur sa route les bagages d’Antigonus : il lui était facile de faire prisonniers un grand nombre d’hommes libres et d’esclaves, et de s’emparer des trésors amassés par tant de guerres et de pillages ; mais il eut peur que ses soldats, gorgés de butin et de dépouilles, ne devinssent pesants à la fuite, et qu’ils n’eussent plus la force de soutenir des courses continuelles, ni la patience d’attendre que le temps, dont il espérait le plus pour le succès de la guerre, obligeât Antigonus de se diriger sur un autre point. Mais, comme il était difficile d’empêcher ouvertement les Macédoniens de se jeter sur une proie qu’ils avaient sous la main, il leur commanda de prendre leur repas, et de faire repaître leurs chevaux avant de marcher aux ennemis. Cependant il fait dire secrètement à Ménandre, qui était chargé de la conduite du bagage des ennemis, que, lui voulant du bien, en qualité d’ancien ami et familier, il l’avertissait de pourvoir à sa sûreté, de quitter au plus tôt la plaine, où il serait facilement enlevé, et de se retirer au pied de la montagne, qui n’était pas accessible à la cavalerie, et où on ne pouvait l’envelopper. Ménandre, qui sentit le danger de sa position, décampa sur-le-champ. Alors Eumène fit partir publiquement des coureurs pour battre la plaine, et donna l’ordre de brider les chevaux, comme devant charger l’ennemi. Mais les coureurs étant venus rapporter que Ménandre avait gagné des lieux difficiles, et qu’on ne saurait le forcer, Eumène, affectant un grand chagrin, emmena son armée. Lorsque Ménandre raconta ce trait à Antigonus, les Macédoniens, dit-on, louaient Eumène, et attribuaient à des sentiments d’humanité la conduite d’un général, qui, pouvant réduire leurs enfants à l’esclavage et déshonorer leurs femmes, les avait épargnés et avait favorisé leur fuite. « Mes amis, dit Antigonus, ce n’est point par intérêt pour nous qu’il les a laissé aller ; c’est qu’il a craint de se donner des entraves, qui pouvaient l’arrêter dans sa fuite. »

Cependant Eumène, errant çà et là et battant en retraite, conseilla à la plupart de ses soldats de se retirer, soit par intérêt pour leur personne, soit qu’il craignît de traîner après lui une troupe trop faible pour combattre, et trop nombreuse pour échapper aux recherches de l’ennemi. Il alla s’enfermer dans Nora[12], lieu fort d’assiette sur les confins de la Lycaonie et de la Cappadoce, avec cinq cents chevaux et deux cents hommes de pied. Là, tous ceux de ses amis qui, ne pouvant supporter les incommodités de ce séjour et la disette où ils se trouvaient réduits, lui demandèrent leur congé, il les embrassa, les combla de témoignages d’amitié, et leur permit d’aller où ils voudraient. Antigonus arriva devant la place, et, avant de commander le siège, lui fit proposer une conférence. « Antigonus, répondit Eumène, a auprès de lui plusieurs amis, et des capitaines qui peuvent le remplacer ; mais aucun de ceux que j’ai à défendre n’est capable de commander après moi : si donc il veut avoir une conférence, il n’a qu’à m’envoyer des otages. » Antigonus lui fit dire par un second messager que c’était à lui de venir trouver celui qui était le plus fort. « Je ne reconnais, dit Eumène, personne plus fort que moi, tant que je suis maître de mon épée. »

Antigonus envoya pour otage dans la place, comme Eumène l’avait exigé, Ptolémée, son propre neveu ; et Eumène consentit alors à descendre auprès de lui. Ils se saluèrent et s’embrassèrent avec des démonstrations d’amitié, comme ayant vécu longtemps ensemble, et dans une intimité familière. L’entrevue fut assez longue : Eumène ne parla ni de sûreté pour sa personne, ni d’oubli du passé ; il revendiqua la jouissance paisible de ses gouvernements, et la restitution de tout ce qui lui avait été assigné en partage ; étonnant de sa grandeur d’âme et de sa hardiesse et remplissant d’admiration, tous ceux qui étaient présents à la conférence. En ce moment, les Macédoniens accoururent en foule, curieux de voir quel homme c’était qu’Eumène ; car, depuis la mort de Cratère, personne n’avait fait tant de bruit dans l’armée. Antigonus, qui craignait qu’on ne lui fît quelque violence, cria d’abord aux soldats de ne point s’approcher, et ensuite fit chasser à coups de pierres ceux qui poussaient plus avant. Enfin, ayant pris Eumène dans ses bras et fait écarter la foule par ses gardes, il ne parvint qu’à grand’peine à le reconduire en sûreté.

Antigonus, après cette entrevue, fit élever autour de Nora un mur de circonvallation ; puis, laissant un corps de troupes pour continuer le siège, il partit avec le reste de son armée. La place où il assiégeait Eumène était abondamment pourvue de blé, d’eau et de sel, mais elle manquait de toute autre espèce de nourriture qui pût rendre le pain agréable à manger. Cependant Eumène, avec le peu qu’il avait, faisait faire chère joyeuse à ses compagnons d’armes : il les invitait tour à tour à sa table ; il assaisonnait les repas d’une conversation pleine de grâce et d’une aimable familiarité. Son air affable ne ressemblait pas à celui d’un guerrier qui avait toujours été sous les armes. Il avait la taille belle, la fraîcheur d’un jeune homme, et, dans toutes les parties de son corps, une exacte proportion : on eût dit que l’art en avait réglé l’admirable symétrie. Il avait peu d’éloquence ; mais son style était doux et persuasif, comme on peut en juger par ses lettres. Ce qui incommodait surtout ses soldats, c’était l’espace étroit où ils se trouvaient resserrés : enfermés dans de petites maisons sur un terrain de deux stades[13] de circuit, ils pouvaient à peine se retourner et faire quelques exercices après les repas ; leurs chevaux, faute d’action, s’alourdissaient. Eumène, pour dissiper cette langueur causée par l’oisiveté, et aussi pour les rendre plus légers à la fuite, si elle devenait nécessaire, assigna pour promenade aux hommes la plus grande maison qui fût dans la place, et qui avait quatorze coudées de long, en leur commandant de presser peu à peu le pas. Pour les chevaux, il les faisait suspendre les uns après les autres avec de longues sangles attachées au faîte du toit, et qu’on leur passait sous le cou : après quoi on les enlevait en l’air au moyen de poulies : de manière qu’ils n’étaient appuyés que sur les pieds de derrière, et que, des pieds de devant, ils touchaient à peine la terre du bout de la pince. Dans cette position, les palefreniers les excitaient par des cris et par des coups de fouet ; et eux, tout remplis de colère et de rage, ruaient de leurs pieds de derrière et bondissaient avec violence, cherchant à s’appuyer de leurs pieds de devant et à frapper la terre, et donnant à tout le corps une tension si forte, qu’ils étaient tout essoufflés et couverts de sueur. C’était là un excellent exercice, et pour l’agilité et pour la force. On leur jetait ensuite leur orge pilée, afin qu’elle fût plus facile à digérer et de meilleure concoction.

Pendant que le siège traînait en longueur, Antigonus apprit qu’Antipater était mort en Macédoine, et que les affaires étaient dans un complet désordre, par suite des querelles de Cassandre et de Polysperchon. Antigonus, qui ne s’en tenait plus à de faibles espérances, et qui embrassait déjà tout l’empire dans sa pensée, voulut avoir Eumène pour ami et pour second dans l’exécution de ses projets. Il lui envoie donc Hiéronyme, pour lui proposer la paix, avec une formule de serment, qu’Eumène corrigea, après avoir pris les Macédoniens qui l’assiégeaient pour juges de celui des deux serments qui était le plus juste. Antigonus, au commencement du sien, faisait mention, par manière d’acquit, de la maison royale, et dans le reste du serment ne liait Eumène qu’à lui. Eumène, au contraire, écrivit, dans son serment d’abord le nom d’Olympias et ceux des princes ; puis il jurait, non point qu’il s’attacherait à Antigonus seul, et qu’il aurait les mêmes ennemis et les mêmes amis qu’Antigonus, mais que les amis et les ennemis d’Olympias et des princes seraient aussi les siens. Ce serment ayant paru le plus équitable, les Macédoniens le firent prêter à Eumène ; puis, levant le siège, ils députèrent vers Antigonus, afin qu’il se liât à Eumène par le même serment. Eumène rendit tous les otages cappadociens qu’il avait à Nora, et il reçut, en échange, des chevaux, des bêtes de somme et des tentes. Il rallia tous ceux de ses soldats qui, s’étant dispersés après la déroute, erraient par la campagne ; il en forma un corps d’environ mille chevaux, avec lesquels il se retira précipitamment, car il craignait toujours Antigonus, et non sans raison : en effet, non-seulement Antigonus envoya ordre de l’assiéger de nouveau et de l’enfermer de murailles, mais il écrivit de plus une lettre de reproches aux Macédoniens, qui avaient approuvé la correction faite au serment.

Pendant qu’Eumène fuyait, on lui apporta des lettres de la part de ceux qui, en Macédoine, craignaient l’agrandissement d’Antigonus : Olympias l’invitait à venir se charger de la tutelle et de l’éducation du jeune fils d’Alexandre, dont la vie, disait-elle, était en butte à des complots. Polysperchon et le roi Philippe[14] lui mandaient de se mettre à la tête de l’armée qui était en Cappadoce, et de faire la guerre à Antigonus, l’autorisant à prendre, dans le trésor de Quindes[15], cinq cents talents[16] pour réparer ses propres pertes, et, pour les frais de la guerre, toutes les sommes dont il aurait besoin. Ils écrivirent à Antigène et à Teutamus, commandants des Argyraspides[17], ce qu’ils venaient d’ordonner. Ceux-ci, ayant reçu les lettres, accueillirent Eumène avec tous les dehors de l’amitié ; mais ils ne purent cacher la jalousie dont ils étaient remplis, ne se croyant pas faits pour être les seconds d’Eumène. Eumène apaisa leur envie, en refusant de prendre l’argent qu’on lui avait assigné sur le trésor, sous prétexte qu’il n’aurait besoin de rien ; et il chercha dans la superstition un remède à l’entêtement et à l’ambition qui leur faisaient refuser d’obéir, bien qu’incapables de commander. « Alexandre, leur dit-il, m’est apparu pendant mon sommeil, et m’a montré une tente parée avec une magnificence royale, dans laquelle était placé un trône ; puis il m’a dit : Si vous délibérez sur les affaires dans cette tente, j’y serai toujours présent moi-même pour vous seconder dans tous vos desseins et dans toutes vos entreprises, pourvu que vous commenciez toujours par invoquer mes auspices. » Antigène et Teutamus, qui ne voulaient pas plus aller tenir le conseil chez lui que lui-même n’estimait chose convenable qu’on le vît à leur porte, se laissèrent facilement persuader par son récit. On dressa donc une tente royale, où l’on plaça un trône, appelé le trône d’Alexandre ; et c’était là qu’ils s’assemblaient pour délibérer sur leurs plus grands intérêts.

Ils s’avançaient vers les hautes provinces, lorsque Peucestas, un ami d’Eumène, vint à leur rencontre avec les autres satrapes, renfort de troupes nombreuses et bien équipées, qui releva encore la confiance des Macédoniens. Mais la licence dans laquelle ces troupes avaient vécu depuis la mort d’Alexandre les avait rendues indociles, et recherchées dans leur manière de vivre : animés d’un orgueil tyrannique, accru encore par une arrogance barbare, les soldats ne pouvaient ni s’accorder, ni se supporter les uns les autres. On les voyait flatter sans mesure les Macédoniens, faire pour eux des frais, des festins et des sacrifices ; en sorte qu’en peu de temps ils eurent fait du camp un lieu de dissolution et de débauche, et de l’armée une multitude dont on achetait les suffrages, comme on fait dans les démocraties, pour parvenir aux emplois militaires.

Eumène, s’étant aperçu qu’ils se méprisaient les uns les autres, mais que tous ils le craignaient, et cherchaient une occasion de se défaire de lui, feignit d’avoir besoin d’argent, et emprunta des sommes considérables de tous ceux qui le haïssaient le plus, afin de forcer leur confiance, et de les intéresser à sa vie, par la crainte de perdre ce qu’ils avaient prêté. Ainsi l’argent d’autrui devint sa sauvegarde ; et, au lieu que les autres donnent pour sauver leurs jours, c’est en empruntant qu’il mit les siens en sûreté. Tant que les Macédoniens n’eurent rien à redouter, ils se livrèrent à tous ceux qui voulurent les corrompre : ils allaient à leur porte pour leur faire la cour ; ils se faisaient leurs satellites ; ils leur déféraient les commandements. Mais, dès qu’Antigonus fut campé auprès d’eux avec une puissante armée, et que les affaires réclamèrent à haute voix le véritable général, non-seulement les soldats tournèrent les yeux vers Eumène, mais ceux-là même qui, pendant la paix, et au sein d’une vie voluptueuse, avaient brigué des honneurs, se soumirent tous à lui, et s’offrirent en silence à prendre le poste qui leur serait assigné. Car, Antigonus ayant tenté de passer le fleuve Pasitigre[18], aucun de ceux qui occupaient les divers postes ne s’en était aperçu : Eumène seul l’avait arrêté, lui avait livré bataille, avait rempli de morts le lit du fleuve, et fait quatre mille prisonniers.

Ce fut surtout durant une maladie d’Eumène, que les Macédoniens firent bien voir qu’à leurs yeux les autres capitaines n’étaient bons qu’à ordonner des festins et des fêtes, et Eumène seul capable de commander et de faire la guerre. Peucestas leur avait donné en Perse un banquet magnifique ; il avait distribué à chaque soldat un mouton pour le sacrifice ; aussi croyait-il avoir acquis auprès d’eux le plus haut crédit. Mais, peu de jours après, comme les soldats marchaient à l’ennemi, Eumène, attaqué d’une maladie grave et travaillé d’insomnie, se faisait porter dans une litière, à quelque distance de l’armée, pour se préserver du bruit. Quand ils furent un peu avancés, ils découvrirent tout à coup les ennemis, qui, ayant franchi quelques hauteurs, descendaient dans la plaine. Dès que brilla du sommet des collines la lueur étincelante des armes dorées, frappées des rayons du soleil ; dès qu’ils aperçurent la belle ordonnance des bataillons, les éléphants chargés de tours, et les cottes d’armes de pourpre, ornement accoutumé de la cavalerie quand elle marchait au combat, alors les premiers rangs suspendirent la marche, demandant à grands cris qu’on appelât Eumène, et protestant qu’ils n’avanceraient pas, si Eumène ne se mettait à leur tête. En même temps ils posent leurs boucliers à terre, s’invitent mutuellement à rester là où ils sont, et leurs officiers à se tenir tranquilles, à ne point combattre, et à ne pas s’exposer contre les ennemis, sans Eumène. Celui-ci, informé de leur désir, presse le pas de ceux qui le portaient, et arrive près d’eux en toute hâte ; et, ouvrant des deux côtés les rideaux de sa litière, il tend la main aux soldats, avec un air de joie. À sa vue, les soldats aussitôt le saluent en langue macédonienne ; ils reprennent leurs boucliers, les frappent de leurs sarisses[19], et défient les ennemis en jetant des cris d’allégresse, comme signe de la présence de leur général. Antigonus, qui avait su par des prisonniers qu’Eumène était attaqué d’une maladie grave, et qu’on le portait en litière, crut, lui, que ce n’était pas grande affaire de déconfire ses troupes, et se hâtait pour attaquer ; mais, lorsqu’en avançant il eut reconnu l’ordonnance des ennemis et leur belle disposition, il s’arrêta, tout stupéfait, quelques instants ; puis, quand il eut vu la litière qu’on portait d’une aile à l’autre, il rit aux éclats, selon sa coutume, et dit à ses amis : « C’est cette litière, je crois, qui range les troupes en bataille contre nous. » Aussitôt il battit en retraite, et il rentra dans son camp.

Les soldats d’Eumène, après avoir respiré un instant de leur frayeur, retournèrent à leur première licence, et, insultant leurs officiers, étendirent dans presque toute la province de Gabène[20] leurs quartiers d’hiver ; jusque-là que les derniers étaient campés à mille stades[21] des premiers. Antigonus, informé de ce qui se passait, revint tout d’un coup sur eux, par un chemin difficile et sans eaux, mais court et qui abrégeait de beaucoup : il espérait qu’en tombant sur ces troupes ainsi dispersées dans leurs cantonnements, il ôterait à leurs officiers la facilité de les rassembler. Mais, à peine entré dans ce désert, des vents froids et une forte gelée harassèrent ses soldats, et les forcèrent de s’arrêter plus d’une fois, et ce fut un remède nécessaire d’allumer de grands feux. Aussi Antigonus ne put-il dérober sa marche aux ennemis. Des barbares, habitants des montagnes voisines, d’où la vue s’étend sur ce désert, surpris de cette multitude de feux, firent partir des courriers sur des dromadaires, pour avertir Peucestas. Effrayé de la nouvelle et tout hors de lui, voyant d’ailleurs les autres officiers dans le même trouble, Peucestas se décida à la fuite, et il entraîna à son avis tous les soldats des autres quartiers qui se trouvaient sur son passage. Eumène calma ce trouble et cet effroi, en promettant qu’il arrêterait la marche précipitée des ennemis, et qu’il les ferait arriver trois jours plus tard qu’on ne les attendait. Eux persuadés, il dépêcha des courriers à tous les capitaines, pour leur porter l’ordre de lever leurs quartiers, et de venir le joindre en toute hâte. Puis lui-même il monte à cheval, avec les officiers qui se trouvaient auprès de lui, choisit un lieu fort élevé, et visible à ceux qui marchaient dans le désert, et y mesure un grand espace, dans lequel il y fait allumer des feux de distance en distance, comme dans un camp. Dès que ses ordres furent exécutés, et qu’Antigonus vit apparaître au haut des montagnes les feux allumés, le chagrin et le découragement s’emparèrent de lui : il s’imagina que les ennemis avaient eu de bonne heure vent de sa marche, et qu’ils venaient à sa rencontre ; et, pour n’être pas forcé de combattre, accablé qu’il était, lui et les siens, et harassé d’une marche pénible, contre des hommes frais et dispos, et qui s’étaient reposés dans de bons quartiers d’hiver, il abandonna le chemin plus court qu’il avait pris, et il passa par des bourgs et des villes, prenant le temps de remettre en état ses troupes, et marchant à petites journées.

Mais, voyant que personne ne le harcelait dans sa marche, comme il arrive d’ordinaire quand des ennemis sont proches les uns des autres, informé d’ailleurs par les gens du pays qu’on n’avait aperçu aucune armée dans les environs, mais seulement des feux allumés qui resplendissaient au loin, il reconnut que c’était un stratagème d’Eumène ; et, outré de dépit, il s’avança, résolu d’en finir par une bataille rangée. Cependant, la plus grande partie des troupes s’étaient rassemblées auprès d’Eumène, admirant sa prudence, et voulant qu’il commandât seul l’armée. Ces vœux remplirent de chagrin les chefs des Argyraspides, Antigène et Teutamus ; et dans leur jalousie, ils complotèrent de le faire périr. Ils s’associèrent pour complices la plupart des satrapes et des officiers, et délibérèrent ensemble sur le temps et sur les moyens de l’exécution. On convint unanimement qu’il fallait se servir d’Eumène pour la bataille, et le tuer aussitôt après. Mais Eudamus, qui commandait les éléphants, vint avec Phédimus découvrir secrètement à Eumène ce qui avait été résolu ; non point qu’ils eussent pour lui aucun sentiment d’affection ou de reconnaissance, mais par crainte de perdre l’argent qu’ils lui avaient prêté. Eumène loua leur fidélité, et, s’étant retiré dans sa tente, il dit à ses amis : « Je vis au milieu d’une troupe de bêtes féroces. » Il écrivit son testament, déchira ou brûla toutes les lettres qu’il avait reçues, de peur qu’après sa mort ceux qui les avaient écrites ne fussent exposés, par la révélation de leurs secrets, à des accusations et à des calomnies.

Lorsqu’il eut mis ordre à ses affaires, il délibéra s’il abandonnerait la victoire aux ennemis, ou s’il irait, à travers la Médie et l’Arménie, se jeter dans la Cappadoce. Il ne s’arrêta à rien, en présence de ses amis ; il roula longtemps dans son esprit les projets contraires que lui suggérait sa situation critique ; puis il finit par ranger l’armée en bataille, exhortant les Grecs et les barbares à se bien conduire : pour la phalange et les Argyraspides, ils furent les premiers à l’encourager lui-même, et à l’assurer que les ennemis ne tiendraient pas. C’étaient les plus vieux soldats qui eussent servi sous Philippe et sous Alexandre ; tels que des athlètes invincibles, ils n’avaient, jusqu’à ce jour, jamais essuyé d’échec ; beaucoup étaient âgés de soixante-dix ans, et le plus jeune n’en avait pas moins de soixante. Aussi chargèrent-ils les soldats d’Antigonus, en criant : « Scélérats, c’est à vos pères que vous vous prenez ! » Ils tombent sur eux avec furie, et ils enfoncent leurs bataillons ; pas un ne put soutenir ce choc, et presque tous furent taillés en pièces. Antigonus fut complètement battu ; mais sa cavalerie remporta la victoire sur Peucestas, qui combattit avec la dernière mollesse et la plus grande lâcheté. Antigonus s’empara de tout le bagage. Il avait conservé tout son sang-froid au milieu du péril, et d’ailleurs la nature du lieu l’avait favorisé : c’était une vaste plaine, ni trop ferme ni trop molle, mais couverte d’un sable fin et sec, qui, remué par les évolutions de tant de chevaux et d’hommes, élevait, au moment du combat, une poussière blanche comme de la chaux, qui épaississait l’air, obscurcissait la vue, et dont Antigonus profita pour enlever, sans être aperçu, le bagage des ennemis.

À peine le combat avait-il cessé, que Teutamus envoya réclamer les bagages. Antigonus promit de les rendre aux Argyraspides, et de leur donner toute sorte de marques de bonté, si on lui remettait Eumène entre les mains. Les Argyraspides, sur cette réponse, prennent l’infâme résolution de le livrer vivant aux ennemis. D’abord ils s’approchent de sa personne, de manière à ne lui donner aucun soupçon, et comme pour le garder à leur ordinaire : les uns déplorent la perte du bagage ; les autres exhortent Eumène à prendre confiance, puisqu’il est vainqueur ; ceux-ci accusent la lâcheté des autres capitaines. Puis ils se jettent sur lui, saisissent son épée, et, avec sa ceinture, lui lient les mains derrière le dos. Antigonus avait envoyé Nicanor pour le prendre ; et, comme on le menait à travers les Macédoniens, il demanda la permission de parler aux soldats, non pour leur faire une prière ou pour les détourner de leur dessein, mais pour leur dire des choses qui les intéressaient. Il se fit un grand silence ; et Eumène, debout sur un lieu élevé, et étendant ses mains liées[22] : « Ô les plus méchants des Macédoniens, dit-il, quel trophée Antigonus eût-il pu dresser à votre honte, comparable à celui que vous y élevez vous-mêmes, en livrant captif votre général ? N’était-ce point assez de lâcheté, qu’après avoir remporté la victoire, vous vous fussiez avoués vaincus pour retirer des bagages, comme si la victoire consistait dans les richesses et non dans les armes ? Faut-il encore, pour la rançon des bagages, sacrifier votre chef ? Pour moi, je suis emmené captif, mais invaincu, mais vainqueur des ennemis, et trahi par mes alliés. Je vous adjure, au nom de Jupiter, dieu des armées, au nom des dieux qui président aux serments, tuez-moi ici de vos mains ; car, de périr de celles d’Antigonus, ma mort n’en sera pas moins votre ouvrage. Antigonus ne vous reprochera rien : il veut voir Eumène mort, et non point vivant. Si vous n’osez porter vos mains sur moi, déliez une des miennes : elle me suffira pour ce ministère. Craignez-vous de me confier une épée, jetez-moi ainsi lié aux bêtes sauvages : si vous m’accordez ce bienfait, je vous décharge du serment que vous m’avez prêté, et je déclare que vous vous êtes acquittés, en toute sainteté et justice, de la foi jurée à votre général. »

À ce discours d’Eumène, le reste de l’armée, pénétré de douleur, éclate en gémissements : mais les Argyraspides demandent à grands cris qu’on l’emmène, sans s’arrêter à ses vaines paroles. Il n’y avait, selon eux, aucun malheur à ce que ce maudit Chersonien fût puni d’avoir tourmenté les Macédoniens par tant de guerres, mais bien à ce que les plus braves soldats d’Alexandre et de Philippe, après tant de fatigues et de combats, se vissent frustrés, dans leur vieillesse, du prix de leurs travaux, et réduits à mendier leur vie. « Voilà la troisième nuit, ajoutaient-ils, que nos frères sont avec les ennemis. » Et ils l’emmènent en toute hâte. Antigonus, craignant quelque tumulte, car il n’était resté personne dans le camp, envoya dix de ses plus forts éléphants, avec un détachement nombreux de lanciers mèdes et parthyens[23], pour écarter la foule ; puis, en souvenir de son ancienne amitié pour Eumène, et de la familiarité avec laquelle ils avaient vécu ensemble, il ne se sentit pas le courage de le voir ; et les soldats à qui Eumène avait été remis lui demandant comment il fallait le garder : « Comme un éléphant, dit-il, ou comme un lion. » Mais, peu de temps après, touché de compassion, il ordonna qu’on lui ôtât ses fers les plus pesants, et qu’on lui donnât un de ses domestiques pour le servir ; il laissa à ses amis la liberté de passer avec lui la journée, et de lui porter tout ce qui lui serait nécessaire. Il délibéra plusieurs jours sur ce qu’il en ferait, écoutant à la fois les discours et les promesses de Néarque de Crète et de Démétrius son propre fils, qui voulaient sauver la vie à Eumène, et les représentations des autres capitaines, qui tous le pressaient de le faire mourir.

Eumène demanda, dit-on, à Onomarchus, qui le gardait, pourquoi Antigonus, ayant son ennemi entre les mains, ne le faisait pas promptement mourir, ou ne lui rendait pas généreusement la liberté. « Ce n’est pas maintenant, répondit insolemment Onomarchus, c’était sur le champ de bataille, qu’il fallait te montrer brave contre la mort. — Eh bien ! répliqua Eumène, par Jupiter, je l’étais alors. Demande à ceux qui en sont venus aux mains avec moi ; je ne sache pas avoir rencontré un plus fort que moi. — Aussi, reprit Onomarchus, aujourd’hui que tu as trouvé quelqu’un de plus fort que toi, que n’attends-tu ton heure ? »

Quand donc Antigonus eut décidé la mort d’Eumène, il ordonna de lui retrancher toute nourriture. Eumène passa deux ou trois jours sans manger, et il tirait ainsi à sa fin. Mais Antigonus, obligé de décamper tout d’un coup, envoya l’égorger dans sa prison. Il rendit le corps à ses amis, leur permit de le brûler, de recueillir les cendres, et de les enfermer dans une urne d’argent, pour les porter à sa femme et à ses enfants. Les dieux, irrités de cette mort, ne choisirent pas d’autre vengeur sur les officiers et les soldats qui avaient trahi Eumène, qu’Antigonus lui-même, lequel, ne voyant plus dans les Argyraspides que des scélérats impies et de vraies bêtes féroces, les livra à Ibyrtius, le gouverneur de l’Arachosie[24], avec ordre de les écraser, de les exterminer par tous les moyens, afin que pas un d’eux ne revînt en Macédoine, ni ne vît seulement la mer de Grèce.


  1. J’ai placé la Vie d’Eumène avant celle de Sertorius, malgré l’espèce de préface qui est en tête de cette dernière, d’après laquelle il semblerait que la Vie d’Eumène n’a été écrite qu’après la Vie de Sertorius, Dans la Comparaison, Eumène est nommé le premier : j’ai donc été fondé à conclure que, dans le dessein de Plutarque, sa Vie devait précéder l’autre, qu’elle ait ou non été écrite la première. La logique, la chronologie, et l’usage habituel de Plutarque, justifient donc ce petit changement, assez insignifiant d’ailleurs.
  2. Dans la Chersonèse de Thrace, sur le bord de la Propontide.
  3. Environ seize cent mille francs de notre monnaie.
  4. Environ cinq mille cinq cents francs.
  5. Environ cinq millions cinq cent mille francs.
  6. Colonie de Sinope, sur la côte méridionale du Pont-Euxin : c’est aujourd’hui encore la ville de Trébizonde.
  7. Ville de Thessalie.
  8. Environ trente millions de francs de notre monnaie.
  9. Ville de la province appelée Phrygie brûlée, à la source du Méandre.
  10. Environ six cents mille francs de notre monnaie.
  11. La position précise de cette province est inconnue.
  12. À quelques lieues de Célènes, vers l’Orient.
  13. Moins d’un demi-quart de lieue.
  14. C’était Arrhidée, fils de Philippe et frère d’Alexandre, qui avait été surnommé Philippe.
  15. Château fort de la Cilicie, à quelque distance de l’embouchure du Cydnus.
  16. Environ trois millions de notre monnaie.
  17. C’est-à-dire des soldats qui portaient des boucliers d’argent : c’étaient les vieilles bandes d’Alexandre ; beaucoup de ces soldats avaient servi sous Philippe, son père.
  18. On donnait le nom de Pasitigre au Tigre, dans la partie inférieure de son cours, après qu’il s’est grossi de plusieurs rivières considérables.
  19. Longues piques dont se servaient les Macédoniens.
  20. Partie de l’Elymaïde, dans la Perse, à l’occident de Suses.
  21. Environ cinquante lieues.
  22. Ceci est bizarre, puisque Plutarque vient de dire qu’on lui avait lié les mains derrière le dos. Il faut supposer qu’il manque quelque chose au texte. Justin dit en effet qu’on lui avait lâché ses liens, de manière qu’il pût étendre ses mains liées.
  23. Les Parthyens étaient, suivant Strabon, une des peuplades qui habitaient le mont Taurus.
  24. Pays situé au midi de la Bactriane, sur la rive occidentale de l’Indus.