Vies des hommes illustres/Démétrius

Traduction par Alexis Pierron.
Charpentier (Volume 4p. 226-289).


DÉMÉTRIUS.


(De l’an 337 à l’an 283 avant J.-C.)

Ceux qui les premiers ont émis cette opinion, que les arts sont semblables aux sens dont la nature nous a pourvus, me paraissent avoir parfaitement compris cette faculté qui dirige le jugement des uns et des autres, et qui nous fait discerner dans chaque chose les deux contraires. Cette faculté est commune aux sens et aux arts ; mais ils diffèrent entre eux par la fin à laquelle ils rapportent les choses dont ils jugent. Car les sens n’ont pas seulement la puissance de distinguer le blanc et le noir, le doux et l’amer, le dur et le mou, ce qui cède et ce qui résiste ; mais ils ont encore cela de propre, et c’est leur principale fonction, d’être mus par tous les objets qui s’offrent à eux, et de transmettre ensuite à l’entendement les impressions qu’ils ont revues. Mais les arts, qui ont pour but, aidés de la raison, de choisir et de recevoir ce qui leur convient, et de rejeter ce qui leur est opposé, considèrent principalement, et par eux-mêmes, ce qui leur est propre, et ne s’occupent de ce qui leur est étranger qu’accidentellement, et pour s’en garder. En effet, ce n’est que par accident, et pour produire leurs contraires, que la médecine s’occupe de la maladie et la musique des discordances ; mais les plus parfaits de tous les arts, la tempérance, la justice, la prudence, qui enseignent à juger, non-seulement de ce qui est honnête, juste et utile, mais encore de ce qui est nuisible, honteux et injuste, ne font nul cas de cette simplicité qui se glorifie de ne savoir pas ce que c’est que le mal : ils la regardent, au contraire, comme une sotte ignorance de ce que doit connaître tout homme qui veut vivre selon les règles de l’honnêteté. Voilà pourquoi les anciens Spartiates, dans les jours de fête, contraignaient les Hilotes à boire avec excès, et les menaient ensuite dans les salles des repas publics, afin d’inspirer aux jeunes gens l’horreur de l’ivresse.

Pour nous, tout en regardant cette manière de corrompre les uns pour corriger les autres comme contraire aux principes de l’humanité et de la politique, nous ne croyons pas néanmoins inutile de faire entrer, dans le recueil de ces Vies, un ou deux parallèles de ces hommes illustres qui se sont abandonnés à la licence, et qui, dans les hautes dignités dont ils ont été revêtus, et dans les affaires importantes qu’ils ont traitées, ne se sont servis de leur élévation que pour mettre leurs vices dans un plus grand jour ; non qu’en cela nous ayons en vue de flatter les lecteurs, et de les divertir par la variété de nos peintures, à Dieu ne plaise ! mais nous voulons imiter Isménias le Thébain, qui avait coutume de faire entendre à ses disciples, d’abord un homme qui jouait bien de la flûte, puis un autre qui en jouait mal, et de leur dire, en parlant du premier : « Voilà comme il faut jouer ; » et de l’autre : « Voilà comme il ne faut pas jouer. » Et, de même qu’Antigénidas disait que les jeunes gens entendaient avec un plus grand plaisir de bons joueurs de flûte après en avoir entendu de mauvais, il me semble aussi que nous serons spectateurs plus zélés et imitateurs plus ardents des vies vertueuses, si celles qui sont mauvaises et généralement blâmées ne nous sont pas tout à fait inconnues. Ce volume contiendra donc la Vie de Démétrius, surnommé Poliorcète, et celle d’Antoine le triumvir[1], deux hommes qui ont également vérifié cette maxime de Platon, que les natures fortes produisent les grands vices comme les grandes vertus. En effet, adonnés l’un et l’autre à l’amour des femmes et du vin, grands guerriers, magnifiques dans leurs dons, prodigues et insolents, ils eurent aussi dans leur fortune de grands traits de ressemblance. Non-seulement ils ont eu dans le cours de leur existence de glorieux succès et de grands revers, ils ont fait de grandes conquêtes et des pertes funestes, ils sont tombés inopinément dans des malheurs extrêmes, et s’en sont relevés contre toute espérance ; mais ils ont presque fini de la même manière : l’un tomba entre les mains de ses ennemis, et l’autre fut sur le point d’y tomber.

Antigonus eut deux fils de Stratonice, fille de Corrhéus : il appela l’aîné Démétrius, du nom de son frère, et l’autre Philippe, du nom de son père. C’est ainsi que l’écrivent la plupart des historiens. Toutefois, quelques-uns prétendent que Démétrius n’était pas fils d’Antigonus, mais son neveu ; ils disent qu’ayant perdu son père en bas âge, et sa mère s’étant remariée aussitôt après avec Antigonus, il passa pour fils de ce dernier. Philippe, qui n’était de guère moins âgé que Démétrius, mourut bientôt. Démétrius, quoique d’une taille avantageuse, était moins grand que son père ; mais sa beauté était si parfaite, son air si noble et si majestueux, que jamais peintre ni sculpteur ne put attraper sa ressemblance : son visage exprimait à la fois la douceur et la gravité, le terrible et l’agréable ; et à la fierté, à la vivacité de la jeunesse, étaient joints un air héroïque, une dignité vraiment royale, presque impossible à imiter. Ses mœurs offraient le même contraste : elles étaient également propres à effrayer et à plaire. Dans ses moments de loisir, à table, et au sein du luxe et des délices, c’était le plus voluptueux et le plus aimable des rois ; mais, s’agissait-il de quelque entreprise ? personne n’était ni plus actif, ni plus ardent, ni plus terrible. Il se proposait en cela d’imiter, entre les autres dieux, Bacchus, comme ayant été le guerrier le plus redoutable, celui qui avait su le mieux changer la guerre en paix, et jouir des douceurs, des plaisirs, et de la joie qui l’accompagnent.

Il aimait son père d’un amour extrême ; et, dans les marques de respect qu’il rendait à sa mère, on reconnaissait son excessive tendresse pour son père : ce n’était point en lui un sentiment simulé pour lui faire la cour à cause de sa puissance, mais une amitié sincère et finale. On conte à ce propos qu’un jour Démétrius, revenant de la chasse, entra chez son père comme il donnait audience à des ambassadeurs ; et, après l’avoir salué et embrassé, il s’assit auprès de lui, tenant encore ses dards à la main. Antigonus venait de rendre réponse aux ambassadeurs et les renvoyait ; mais il les rappela, et leur dit à haute voix : « Vous direz de plus à vos maîtres comment nous vivons ensemble, mon fils et moi ; » voulant leur faire entendre que la confiance et l’harmonie qui régnaient entre son fils et lui faisaient la principale force de ses États, et étaient la plus sûre preuve de sa puissance. Tant il est vrai que l’autorité suprême est chose difficile à partager, et est toujours pleine de défiance et de soupçons, puisque le plus grand et le plus ancien des successeurs d’Alexandre se glorifiait de ce qu’il ne craignait point son fils et le laissait approcher de sa personne avec des armes ! Aussi la maison d’Antigonus a été, pour ainsi dire, la seule qui, dans une longue succession, se soit conservée pure de haines et de divisions ; et, de tous les descendants d’Antigonus, Philippe est le seul qui ait fait périr son fils[2]. Les autres families royales, au contraire, sont presque toutes souillées par des meurtres de fils, de mères et de femmes. Les meurtres de frères y étaient regardés comme chose ordinaire ; car, de même que les géomètres exigent qu’on leur passe certaines propositions, qui doivent servir de base à leurs démonstrations, de même aussi concédait-on à ces rois, comme garantie de sûreté, l’extermination de leurs frères.

Le fait suivant est une preuve sensible que Démétrius était, dans sa jeunesse, très-humain et fort attaché à ses amis. Mithridate, fils d’Ariobarzane, qui était à peu près de son âge, était son camarade et son ami particulier ; Mithridate faisait assidûment la cour à Antigonus ; mais il n’était ni ne passait point pour un méchant homme. Cependant Antigonus eut un songe qui lui donna des soupçons contre lui. Il lui sembla être dans un vaste champ où il semait de la limaille d’or, et que de cette semence s’élevait une moisson d’or, mais que, quelque temps après, étant revenu dans le champ, il n’y avait plus trouvé que le chaume dépouillé de ses épis ; et, comme il s’affligeait vivement de cette perte, il entendit des gens qui disaient que Mithridate avait coupé cette riche moisson ; et qu’il s’était retiré vers le Pont-Euxin. Troublé de ce songe, Antigonus appela son fils ; et, après lui avoir fait promettre sous serment de garder le secret, il lui raconta le songe qu’il avait eu, et lui déclara qu’il avait résolu de se défaire de Mithridate. Démétrius en fut fort affligé ; et, Mithridate étant venu le voir, à son ordinaire, pour se divertir avec lui, il n’osa pas, à cause de son serment, lui dire de bouche ce qu’il avait entendu ; mais il le tira peu à peu à quelque distance de ses amis, et, quand ils furent seuls, il écrivit sur le sable, avec le fer de sa pique : « Fuis, Mithridate. » Mithridate comprit par là le danger qu’il courait, et s’enfuit la nuit même en Cappadoce. Peu de temps après, les destins accomplirent le songe d’Antigonus ; car Mithridate s’empara d’une vaste et riche contrée, et fonda cette maison des rois de Pont, qui ne fut détruite par les Romains qu’à la huitième génération[3].

Un trait de cette nature atteste assez la douceur et la justice de Démétrius. Mais, comme Empédocle dit que c’est de la haine et de l’amitié que vient la guerre continuelle qui règne entre les éléments[4] et surtout entre ceux qui sont le plus voisins et qui touchent les uns aux autres, de même les successeurs d’Alexandre ne cessèrent point de se faire une guerre opiniâtre, mais elle fut encore plus ouverte et plus enflammée entre ceux dont les États étaient contigus, et qui avaient, à cause de ce voisinage, des affaires à démêler ensemble, tels qu’Antigonus et Ptolémée[5]. Antigonus se tenait ordinairement en Phrygie : ayant appris que Ptolémée, parti de Cypre, ravageait la Syrie et réduisait de gré ou de force les villes sous son obéissance, il envoya contre lui son fils Démétrius, qui n’avait alors que vingt-deux ans, et qui faisait, dans une affaire si importante, l’essai du commandement en chef. Jeune et sans expérience, il avait à lutter contre un athlète sorti du gymnase d’Alexandre, et qui avait combattu sous ce roi dans de grandes batailles : aussi fut-il défait près de Gaza, où il eut cinq mille hommes tués et huit mille faits prisonniers ; il perdit aussi ses tentes, son argent et tous ses équipages ; mais Ptolémée les lui renvoya, avec ceux de ses amis qui avaient été pris dans la bataille, et lui fit porter ce mot plein de douceur et de bonté : « La gloire et l’empire, et non les autres biens, doivent être, entre nous, le seul objet de la guerre. » Démétrius, en recevant cette faveur, pria les dieux qu’il ne demeurât pas longtemps redevable d’une si grande dette envers Ptolémée, mais de lui fournir bientôt l’occasion de lui rendre la pareille. Il ne se laissa point abattre, comme aurait pu faire un jeune homme qui, dès son début, éprouve un tel échec ; au contraire, en général consommé, et comme un homme accoutumé aux vicissitudes de la fortune, il se mit à lever de nouvelles troupes et à faire d’autres préparatifs ; il contint les villes sous son obéissance, et exerça les milices qu’il avait mises sur pied.

Lorsqu’Antigonus apprit la perte de la bataille, il ne dit autre chose, sinon que Ptolémée venait de vaincre des adolescents, mais que bientôt il aurait à combattre des hommes. Toutefois, ne voulant ni ravaler ni retenir le courage de son fils, il ne s’opposa point à la demande que lui fit Démétrius de se mesurer de nouveau avec Ptolémée. Peu de temps après, Cillès, lieutenant de Ptolémée, arriva avec une armée nombreuse, ne doutant point de chasser aisément de la Syrie Démétrius, qu’il regardait avec mépris depuis sa défaite. Mais Démétrius tomba sur lui au moment où il s’y attendait le moins, jeta l’épouvante parmi ses troupes, les mit en déroute, s’empara de son camp et de sa personne, fit sept mille prisonniers, et emporta un butin immense. Il fut ravi de ce succès, moins pour les richesses qu’il lui avait acquises, que parce qu’il lui procurait les moyens d’acquitter sa dette, et se montra moins sensible à la gloire et au butin qui en était le fruit, qu’au plaisir de payer un bienfait et de satisfaire à la reconnaissance. Néanmoins il ne voulut pas le faire de son autorité : il en écrivit à son père ; et, Antigonus lui ayant laissé toute liberté d’en agir comme il le jugerait à propos, il renvoya à Ptolémée Cillès et tous ses amis, comblés de présents. Cette défaite chassa Ptolémée de la Syrie, et fit sortir Antigonus de Célènes[6] par la grande joie que lui causa cette victoire, et par le désir ardent qu’il avait de voir son fils. Peu de temps après, Démétrius fut envoyé par son père pour subjuguer les Nabatéens, peuples d’Arabie : il courut le plus grand danger dans cette expédition, où il se trouva engagé dans des lieux arides et sans eau ; mais sa fermeté et son sang-froid imposèrent tellement aux Barbares, qu’il se retira emmenant un riche butin et sept cents chameaux.

Vers ce temps-là, Séleucus[7], qu’Antigonus avait d’abord chassé de la Babylonie, reconquit cette province par ses seules forces, et s’en alla avec une puissante armée pour soumettre les nations limitrophes des Indes, et pour ajouter à ses États les contrées voisines du Caucase. Démétrius, profitant de cette occasion, et espérant trouver la Mésopotamie sans défenseurs, se hâta de passer l’Euphrate ; puis, se jetant dans la Babylonie avant que Séleucus fût informé de sa venue, il força l’un des deux châteaux, en chassa la garnison de Séleucus, et y laissa cinq mille des siens pour le garder. Cela fait, il ordonna au reste de ses soldats d’emporter du pays le plus de butin qu’ils pourraient, et s’en retourna vers la mer. Sa retraite ne fit qu’affermir la domination de Séleucus sur cette province ; car, l’abandonner apres l’avoir ravagée, c’était reconnaître qu’on n’avait plus aucun droit sur elle. Ayant appris, à son retour, que Ptolémée assiégeait Halicarnasse, Démétrius marcha aussitôt au secours de cette place, et força Ptolémée à en lever le siège. Et, comme cette noble ambition de secourir les opprimés avait couvert de gloire Antigonus et son fils, ils conçurent un merveilleux désir d’affranchir la Grèce, que Cassandre et Ptolémée tenaient sous le joug. Jamais guerre plus honorable et plus juste ne fut entreprise par aucun roi : toutes les richesses qu’ils avaient amassées en pillant et en affaiblissant les Barbares, ils les employaient pour mettre les Grecs en liberté, dans la seule vue de l’honneur et de la gloire qui leur en devaient revenir. Quand ils eurent résolu de s’embarquer pour aller assiéger Athènes, un des amis d’Antigonus lui dit que, s’ils se rendaient maîtres de cette ville, ils devaient la garder pour eux-mêmes, comme une échelle pour monter dans la Grèce. Mais Antigonus n’écouta point ce conseil. « La meilleure échelle et la plus solide, répondit-il, c’est l’affection des peuples ; et Athènes, qui est en quelque sorte le fanal de l’univers, fera briller partout la gloire de nos actions. »

Démétrius fit voile pour Athènes avec cinq mille talents d’argent[8] et une flotte de deux cent cinquante vaisseaux. Démétrius de Phalère gouvernait la ville pour Cassandre, et le fort de Munychie était défendu par une bonne garnison. La fortune seconda si bien la prévoyance de Démétrius, qu’il parut devant le Pirée le vingt-six du mois Thargélion[9], sans que personne se fût douté de sa marche. Quand la flotte approcha, les Athéniens, ne doutant point que ce ne fût celle de Ptolémée, se préparèrent d’abord à la recevoir ; mais les généraux, ayant plus tard reconnu la méprise, se mirent sur la défensive. Le trouble, comme on peut penser, fut grand dans la ville, les Athéniens se trouvant réduits à repousser un ennemi qui abordait sans être attendu, et qui déjà faisait sa descente. Car Démétrius avait trouvé les barrières du port ouvertes, et y était entré sans obstacle : on le voyait distinctement sur le tillac de son vaisseau, faisant signe qu’on se tînt en repos et qu’on l’écoutât. Quand le trouble fut calmé, il fit publier par un héraut, placé à côté de lui, qu’Antigonus, son père, l’avait envoyé, sous les auspices les plus favorables, pour mettre les Athéniens en liberté, pour chasser de leur ville la garnison macédonienne, et pour leur rendre leurs lois et l’ancienne forme de leur gouvernement.

À cette proclamation, les Athéniens posent leurs boucliers à terre et battent des mains, pressant à grands cris Démétrius de débarquer, et l’appelant leur bienfaiteur et leur sauveur. Mais ceux qui étaient avec Démétrius de Phalère, tout en reconnaissant qu’on ne pouvait refuser l’entrée de la ville à un homme qui en était déjà le maître, encore qu’il dût ne rien faire de ce qu’il promettait, jugèrent néanmoins à propos de lui envoyer des députés. Démétrius fit aux députés l’accueil le plus favorable ; et, afin de leur inspirer plus de confiance, il les fit accompagner, à leur départ, par Aristodème de Milet, un des amis de son père. Il ne négligea pas non plus de pourvoir à la sûreté de Démétrius de Phalère, qui, à cause de ce changement subit dans la république, craignait plus ses propres concitoyens que les ennemis mêmes : plein d’estime pour la réputation et la vertu de ce personnage, Démétrius le fit conduire à Thèbes, comme il l’avait demandé, avec une bonne escorte. Pour lui, il déclara aux Athéniens qu’il n’entrerait dans leur ville, quelque désir qu’il en eût, qu’après l’avoir entièrement affranchie en chassant la garnison macédonienne. Aussitôt il fit ouvrir un grand fossé, et élever de bons retranchements devant Munychie ; puis il s’embarqua pour Mégare, où Cassandre avait mis une garnison.

À son arrivée, il apprit que Cratésipolis, veuve d’Alexandre, fils de Polyperchon, femme célèbre par sa beauté, était à Patras[10], et désirait vivement de le voir.

Il laisse donc son armée dans la Mégaride, et prend le chemin de Patras, avec un détachement des soldats les plus agiles. Quand il fut proche de la ville, il s’éloigna de ses gens, et fit dresser sa tente à l’écart, afin que Cratésipolis pût le venir trouver sans être aperçue. Quelques-uns des ennemis, avertis de cette imprudence, lui coururent sus lorsqu’il s’y attendait le moins. Démétrius, effrayé, n’eut que le temps de prendre un méchant manteau et de se sauver : peu s’en fallut que, victime de son incontinence, il ne fût pris de la manière la plus honteuse. Les ennemis emportèrent sa tente et toutes les richesses qui s’y trouvaient. Quand il eut pris Mégare, les soldats en demandaient le pillage ; mais les Athéniens sollicitèrent instamment en faveur des Mégariens, et sauvèrent la ville. Démétrius chassa la garnison de Cassandre, et remit la ville en liberté. Au milieu de toutes ces affaires, il se ressouvint de Stilpon le philosophe, personnage fort renommé, et qui avait choisi un genre de vie doux et paisible. Il l’envoya chercher, et lui demanda si l’on n’avait rien pris qui fût à lui. « Non, répondit Stilpon, car je n’ai vu personne enlever ma science. » Dans la prise de Mégare, tous les esclaves avaient été faits prisonniers. Un jour donc, Démétrius, après s’être entretenu avec Stilpon, et lui avoir donné de grands témoignages d’amitié, lui dit en le quittant : « Stilpon, je te laisse ta ville entièrement libre. — Tu dis vrai, repartit le philosophe, car tu n’y as pas laissé un seul esclave. »

Démétrius retourna à Athènes, et établit son camp devant Munychie ; puis, s’étant emparé du fort, il en chassa la garnison et le rasa. Alors, pressé instamment par les Athéniens, il entra dans la ville : il assembla les citoyens et leur rendit l’ancienne forme de gouvernement, promettant en outre que son père leur enverrait cent cinquante mille médimnes de blé, et le bois nécessaire pour la construction de cent trirèmes. C’est ainsi que les Athéniens recouvrèrent la démocratie, quinze ans après l’avoir perdue. Le temps qui s’était écoulé depuis la guerre Lamiaque et la bataille de Cranon[11], ils l’avaient passé dans l’oligarchie en apparence, mais en réalité sous une domination véritablement monarchique, à cause de la grande puissance de Démétrius de Phalère. Toutefois, ils rendirent Démétrius, qui s’était montré si grand, si illustre par ses bienfaits, odieux et insupportable par les honneurs excessifs qu’ils lui décernèrent. Ils leur donnèrent d’abord, à lui et à son père Antigonus, le titre de rois, titre que ni l’un ni l’autre n’avait jamais osé prendre, et qui, réservé jusqu’alors aux seuls descendants de Philippe et d’Alexandre, n’avait encore été conféré à aucun de leurs successeurs. Ils furent aussi les seuls qui les honorèrent du titre de dieux sauveurs. Ils abolirent l’ancienne dignité de leur archonte éponyme, et créèrent à la place un prêtre des dieux sauveurs, qu’ils devaient élire chaque année, et dont le nom serait mis en tête de tous les décrets et de tous les actes publics. Ils décrétèrent en outre que les portraits des deux rois seraient brodés, parmi ceux des autres dieux, sur le voile de Minerve. Ils consacrèrent le lieu où Démétrius était descendu de son char, et y élevèrent un autel, qu’ils appelèrent l’Autel de Démétrius descendant du Char. Ils ajoutèrent deux nouvelles tribus aux anciennes, l’une sous le nom de Démétriade, l’autre sous celui d’Antigonide ; et le Sénat des cinq cents fut porté à six cents, parce qu’il devait y avoir cinquante sénateurs de chaque tribu.

Mais le trait de flatterie le plus outré, ce fut celui qu’imagina Stratoclès, l’inventeur de ces nouveautés si belles et si sages. Il fit ordonner que ceux qui seraient envoyés par un décret du peuple vers Antigonus ou Démétrius seraient appelés, au lieu d’ambassadeurs, théores, comme les députés que les villes grecques envoient dans les jours de fêtes solennelles à Pytho ou à Olympie pour y conduire les sacrifices. Ce Stratoclès était d’ailleurs un homme audacieux et insolent, et qui avait mené la vie la plus licencieuse : il affectait d’imiter, par ses bouffonneries, l’effronterie avec laquelle l’ancien Cléon traitait le peuple. Il avait chez lui une courtisane, nommée Phylacium. Un jour, elle lui avait acheté, au marché, des cervelles et des collets de mouton. « Oh ! oh ! dit-il, tu as acheté de ces choses dont nous nous servons en guise de balles, nous qui gouvernons la république ! » Une autre fois, comme la flotte des Athéniens eut été défaite près d’Amorgos[12], il prévint les courriers qui en apportaient la nouvelle, et, traversant le Céramique une couronne sur la tête, il annonça que les Athéniens avaient remporté la victoire ; puis, il ordonna qu’il serait fait des sacrifices pour remercier les dieux, et qu’on distribuerait des viandes à chaque tribu. Peu de temps après, ceux qui revenaient de la bataille apportèrent la nouvelle de la défaite. Le peuple, irrité contre Stratoclès, le cita à comparaître ; il se présenta hardiment, et, ayant apaisé le tumulte : « Quel mal ai-je donc fait, dit-il, en vous donnant de la joie pendant deux jours ? » Il y eut encore d’autres flatteries plus chaudes que braise, pour me servir de l’expression d’Aristophane[13]. Un autre, enchérissant sur la bassesse de Stratoclès, fit un décret particulier portant que, toutes les fois que Démétrius viendrait à Athènes, on le recevrait avec les mêmes offrandes qu’on faisait à Cérès et à Bacchus, et que celui des Athéniens qui surpasserait les autres par l’éclat et la magnificence de ses dons recevrait une somme d’argent, prise sur le trésor public, pour en faire une offrande aux dieux. Enfin, on changea le nom du mois Munychion en celui de Démétrion ; le dernier jour du même mois, appelé la veille de la nouvelle lune, prit celui de Démétriade, et la fête des Dionysiaques celui de Démétriaques.

Les dieux témoignèrent, par plusieurs signes, combien ils étaient offensés de ces honneurs sacrilèges : le voile sacré sur lequel les Athéniens, par un décret public, firent broder les portraits d’Antigonus et de Démétrius avec ceux de Jupiter et de Minerve, fut déchiré en deux par un ouragan. Et, comme on le portait en pompe le long du Céramique, il poussa tout à coup, autour des autels élevés à Démétrius et à Antigonus, une grande quantité de ciguë, plante assez rare dans le territoire de l’Attique. Le jour où l’on devait célébrer la fête des Dionysiaques, il survint, malgré la saison, une gelée et un verglas si fort, qu’on fut obligé de remettre la cérémonie, et que, non-seulement les vignes et les figuiers furent brûlés par le froid, mais la plus grande partie des blés qui étaient encore en herbe. Le poëte Philippide[14], ennemi de Stratoclès, fit contre lui, à cette occasion, les vers suivants dans une de ses comédies :

C’est grâce à lui que la gelée a brûlé les vignes ;
C’est grâce à son impiété que le voile de Minerve s’est déchiré en deux :
Oui, c’est parce qu’il a décerné à des hommes les honneurs dus aux dieux seuls.
Voilà la cause des fléaux qui frappent le peuple, et non point la comédie.

Ce Philippide était l’ami particulier de Lysimachus, lequel, à sa considération, avait accordé beaucoup de grâces aux Athéniens. Lorsque Lysimachus était sur le point d’entreprendre quelque affaire ou quelque expédition importante, il regardait comme un heureux présage la rencontre de Philippide. Du reste, Philippide était en réputation auprès de lui pour ses qualités, n’étant ni importun ni empressé comme la plupart des courtisans. Un jour, Lysimachus, le comblant de caresses : « Mon cher Philippide, lui dit-il, que partagerai-je avec toi de ce qui m’appartient ? — Roi, répondit Philippide, tout ce qu’il te plaira, hormis tes secrets. » Nous avons opposé à dessein Philippide à Stratoclès, afin de montrer la différence qu’il y avait entre le démagogue et le poëte dramatique.

Mais, de tous les honneurs rendus à Antigonus et à Démétrius, le plus étrange et le plus outré fut le décret de Dromoclidès du dème de Sphette, qui portait que, pour la consécration des boucliers dans le temple d’Apollon à Delphes, on irait recevoir l’oracle de la bouche de Démétrius. Au reste, je crois devoir rapporter ce décret dans ses propres termes. « Pour le bien public, le peuple ordonnera qu’il soit élu un citoyen d’Athènes lequel se transportera auprès de Démétrius, notre dieu sauveur, et, après avoir fait des sacrifices, lui demandera quel moyen on doit employer pour faire le plus religieusement, le plus magnifiquement et le plus promptement possible la consécration des offrandes : que le peuple se conforme à la réponse de l’oracle. » En se moquant ainsi de Démétrius, dont l’esprit n’était déjà pas trop sain, ils achevèrent de le corrompre.

Pendant qu’il était de loisir à Athènes, il épousa Eurydice, qui descendait de l’ancien Miltiade, et qui, après la mort de son mari Opheltas, roi de Cyrène, était revenue vivre à Athènes. Les Athéniens regardèrent ce mariage comme un honneur et une grâce que Démétrius faisait à leur ville ; mais Démétrius était naturellement porté à faire des noces, car il avait déjà plusieurs femmes. Phila était celle qu’il honorait le plus, et qu’il traitait avec le plus d’égards, et comme fille d’Antipater et comme veuve de Cratère, celui des successeurs d’Alexandre que les Macédoniens avaient le plus aimé et qu’ils regrettaient davantage. Démétrius était fort jeune lorsque son père lui fit épouser Phila, déjà vieille ; et, comme il témoignait de la répugnance pour ce manage, Antigonus lui dit à l’oreille :

Là où l’on trouve à gagner, il faut épouser, en dépit même de nature,

substituant assez heureusement, dans le vers d’Euripide, à l’expression se faire esclave, un mot de pareille mesure[15] Mais, malgré les honneurs dont Démétrius comblait Phila et ses autres femmes, il ne laissait pas néanmoins de vivre avec des courtisanes, et d’avoir commerce avec des femmes libres ; de sorte qu’il était le plus décrié des rois pour ses débauches.

Sur ces entrefaites, son père le rappela, pour l’envoyer disputer à Ptolémée l’île de Cypre. Il dut obéir, malgré le regret qu’il avait d’abandonner la guerre de Grèce, qui lui semblait plus honorable et plus brillante. Avant son départ, il députa vers Cléonidas, lieutenant de Ptolémée, qui occupait Sicyone et Corinthe, pour lui offrir des sommes considérables, s’il voulait retirer de ces villes les garnisons qu’il y tenait. Cléonidas ayant rejeté sa proposition, il s’embarqua sur-le-champ avec ses troupes, et fit voile vers Cypre. En arrivant, il attaqua et battit Ménélas, frère de Ptolémée. Bientôt après, Ptolémée lui-même parut avec des forces considérables de terre et de mer ; et il y eut d’abord de part et d’autre des pourparlers qui se passèrent en menaces et en bravades réciproques. Ptolémée intimait à Démétrius l’ordre de se retirer, avant, disait-il, que toutes ses forces réunies vinssent l’écraser. Démétrius offrait à Ptolémée de le laisser retirer, s’il consentait à délivrer Sicyone et Corinthe des garnisons qui les tenaient en servitude. La bataille qui se préparait suspendait non-seulement Démétrius et Ptolémée, mais aussi tous les autres princes, dans l’attente des événements qui devaient en être la suite, et qui étaient fort incertains : toutefois, chacun pensait que le succès ne se bornerait pas à rendre le vainqueur maître de Cypre et de la Syrie, mais qu’il en ferait le plus puissant des rois.

Ptolémée, cinglant à pleines voiles, s’avança contre Démétrius avec cent cinquante vaisseaux, et envoya dire à Ménélas de sortir de Salamine[16] lorsqu’on serait au plus fort du combat, et de venir avec soixante navires charger l’arrière-garde de Démétrius, afin de la mettre en désordre. Mais Démétrius laissa dix vaisseaux pour faire tête à ceux de Ménélas, jugeant ce nombre suffisant pour garder l’issue du port, qui était fort étroite, et empêcher Ménélas d’en sortir. Pour lui, après avoir distribué et rangé son armée de terre sur les pointes qui s’avançaient dans la mer, il prit le large, et alla charger avec tant d’impétuosité et un si grand effort la flotte de Ptolémée, qu’il la rompit. Ptolémée, se voyant vaincu, prit précipitamment la fuite avec huit vaisseaux, les seuls qu’il put sauver ; car, de tous les autres, un grand nombre furent brisés dans le combat, et soixante-dix avec leur équipage tombèrent au pouvoir de l’ennemi. Ses domestiques, ses amis, ses femmes, ses provisions d’armes, son argent, ses machines de guerre, enfin tout ce qui était à l’ancre dans des vaisseaux de transport fut pris par Démétrius et conduit dans son camp. Au nombre des captives se trouvait la célèbre Lamia, que son talent pour jouer de la flûte avait d’abord fait rechercher, mais qui s’acquit un plus grand renom encore par le commerce qu’elle fit de ses charmes. Quoique alors sa beauté eût déjà perdu de son éclat, et que Démétrius fût plus jeune qu’elle, néanmoins elle le séduisit et le captiva tellement par ses attraits, que, s’il fut aimé des autres femmes, il n’aima qu’elle seule. Après la perte de la bataille, Ménélas ne résista plus, et remit Salamine aux mains de Démétrius, avec tous ses vaisseaux et son armée de terre, qui se composait de douze cents chevaux et douze mille hommes de pied.

Cette victoire, déjà si belle et si glorieuse en elle-même, reçut encore un nouvel éclat de la douceur et de l’humanité avec laquelle Démétrius en usa : il fit de magnifiques obsèques aux ennemis qui étaient morts dans la bataille, rendit la liberté aux prisonniers, et prit, parmi les dépouilles, douze cents armures complètes, dont il fit présent aux Athéniens. Il choisit, pour porter à son père la nouvelle de la victoire, Aristodème de Milet, qui était, de tous les courtisans d’Antigonus, le plus habile dans l’art de flatter. Or, Aristodème, pour relever cet exploit, avait préparé la plus outrée de toutes les flatteries. En arrivant de Cypre en Syrie, il ne voulut pas que son vaisseau abordât : il le tint à l’ancre, non loin du rivage, et ordonna à ses gens d’y rester sans bouger ; puis, montant sur un esquif, il descendit seul à terre, et s’achemina vers Antigonus, qui attendait des nouvelles de la bataille avec cette inquiétude d’esprit si naturelle à ceux qu’occupent de grands intérêts. Lorsque Antigonus apprit son arrivée, son trouble s’en augmenta encore, et à peine put-il l’attendre dans son palais : il envoya au-devant de lui plusieurs de ses officiers et de ses amis successivement, pour l’interroger sur le résultat de la bataille ; mais Aristodème ne répondit à personne, et continua son chemin d’un pas lent, avec un visage composé, et dans un profond silence. Antigonus, plus étonné encore, et qui ne pouvait maîtriser son impatience, courut au-devant de lui jusqu’aux portes du palais. Aristodème était environné d’une foule immense, qui accourait de toutes parts. Quand il fut près du roi, il lui tendit la main, et dit d’une voix forte : « Sois heureux, ô roi Antigonus ! nous avons vaincu Ptolémée dans un combat naval ; nous sommes maîtres de Cypre, et nous avons fait seize mille six cents prisonniers. — Je te souhaite de même beaucoup de bonheur, dit à son tour Antigonus ; mais tu seras puni pour nous avoir si longtemps tenus à la torture : tu ne recevras pas de sitôt la récompense méritée pour cette bonne nouvelle. »

À l’instant tout le peuple proclame rois Antigonus et Démétrius ; les amis d’Antigonus lui ceignent le diadème ; et lui-même en envoie un à son fils, en lui donnant dans sa lettre le titre de roi. Lorsque cette nouvelle fut portée en Égypte, les Égyptiens, qui ne voulaient pas paraître abattus par leur défaite, proclamèrent aussi Ptolémée roi. Cette ambition, comme par un sentiment d’envie, gagna tous les successeurs d’Alexandre : Lysimachus commença à porter le diadème ; et Séleucus, en donnant audience aux Grecs, agit avec eux en roi, comme il avait fait avec les Barbares. Cassandre seul, quoique appelé roi par les autres, et de vive voix et dans leurs lettres, continua d’écrire ses lettres comme auparavant. Ce titre de roi ne fut pas pour ces princes une simple addition à leur nom, et n’aboutit pas seulement à leur faire changer de costume ; mais il accrut leur fierté, enfla leur courage, et ajouta dans leur manière de vivre et dans leur commerce un faste et une gravité qu’ils ne connaissaient point : semblables aux acteurs tragiques qui, en prenant les habits des personnages qu’ils représentent, changent leur démarche, leur voix, leur manière de s’asseoir et d’accueillir les gens qui les abordent. Ils devinrent même plus cruels dans leurs jugements, et bannirent cette sorte de familiarité qui, en dissimulant leur puissance, les rendait plus doux et plus faciles : tant eut de pouvoir une seule parole d’un vil flatteur ! et tant elle opéra de changement dans le monde !

Antigonus, enorgueilli des grandes choses que Démétrius venait d’accomplir en Cypre, résolut de marcher sans différer contre Ptolémée. Il se mit lui-même à la tête de son armée de terre ; et Démétrius, avec une flotte nombreuse, accompagna sa marche. L’issue de cette expédition fut en quelque sorte pressentie dans un songe qu’eut Médius, un des amis d’Antigonus. Il lui sembla qu’Antigonus courait, avec toute son armée, dans la lice du double stade, qu’il fournissait d’abord avec beaucoup de vigueur la première course, qu’ensuite il se ralentit peu à peu, et qu’enfin, après avoir doublé la borne, il se trouva si faible et tellement abattu, qu’il ne put se remettre qu’à grand’peine. Antigonus, en effet, éprouva sur terre de grandes difficultés ; et Démétrius fut battu d’une si violente tempête, qu’il se vit en danger d’échouer sur des côtes d’un accès difficile et sans abri : il perdit la plupart de ses vaisseaux, et fut obligé de s’en retourner sans avoir rien fait. Antigonus avait alors près de quatre-vingts ans : devenu inhabile à la guerre, moins à cause de son âge que par son obésité et la pesanteur de son corps, il se servait de son fils, que son bonheur et son expérience rendaient apte déjà à la conduite des plus importantes affaires. Il ne s’offensait ni de son luxe, ni de sa dépense, ni de ses débauches ; car, pendant la paix, Démétrius se livrait sans frein à tous ses vices : il profitait de son loisir pour se plonger jusqu’à la satiété dans toute sorte de voluptés ; mais, en temps de guerre, il était sage comme ceux qui le sont naturellement.

Lamia, sa maîtresse, avait sur lui le pouvoir le plus absolu. Un jour, comme il revenait de quelque voyage, il alla saluer son père, et lui donna un baiser : « Mon fils, dit Antigonus en souriant, tu crois baiser Lamia. » Après une débauche de plusieurs jours, pendant lesquels il n’avait point paru devant son père, il disait, pour s’excuser, qu’il avait été tourmenté d’une fluxion. « Je l’ai entendu dire, répondit Antigonus ; mais était-ce une fluxion de Thasos ou de Chio[17] ? » Un jour, ayant appris que Démétrius était malade, il alla le voir. En arrivant, il trouva à la porte de son appartement un beau jeune garçon qui sortait. Il entra, s’assit près du lit de son fils, et lui tâta le pouls. Démétrius lui dit que la fièvre venait de le quitter. « Je le sais, mon fils, dit Antigonus ; je l’ai trouvée à la porte, qui sortait. » C’est ainsi qu’Antigonus supportait avec douceur les vices de son fils, par égard pour les services qu’il en tirait. On dit que les Scythes, après avoir bu avec excès, font résonner la corde de leur arc, afin de réveiller leur courage assoupi par l’ivresse ; mais Démétrius s’abandonnait sans réserve, tantôt aux voluptés, tantôt aux affaires, sans confondre jamais ces deux états : il se livrait tout entier à l’un ou à l’autre, mais sans en être ni moins soigneux, ni moins diligent à faire tous les préparatifs nécessaires à la guerre : toutefois, il montrait plus d’habileté à rassembler, à équiper une armée, qu’à la conduire dans l’action. Il voulait avoir jusqu’au superflu les provisions nécessaires ; il ne pouvait jamais satisfaire sa magnificence dans tout ce qui regardait la construction des vaisseaux et des machines de guerre ; et c’était pour lui un plaisir insatiable de les examiner avec un œil critique, et de juger de leur construction. Né avec un esprit inventif, il n’employait pas son amour pour les arts à des bagatelles, à des amusements inutiles, comme les autres rois, qui passaient leurs moments de loisir les uns à jouer de la flûte, les autres à peindre ou à tourner.

Aéropus, le Macédonien[18] passait son temps à faire de petites tables et de petites lampes. Attalus Philométor[19] cultivait les plantes vénéneuses, non-seulement la jusquiame et l’ellébore, mais aussi la ciguë, l’aconit et le dorycinium[20] : il les plantait ou les semait lui-même dans ses jardins ; il s’appliquait avec un soin extrême à connaître les propriétés de leurs fruits et de leurs sucs, et les cueillait lui-même dans la saison. Les rois parthes faisaient gloire de forger et d’aiguiser eux-mêmes les pointes de leurs flèches. Mais Démétrius portait, jusque dans les arts mécaniques, la dignité d’un roi ; tous ses travaux avaient un caractère de grandeur : la subtilité et la recherche de ses ouvrages annonçaient l’élévation d’esprit et le grand courage de l’inventeur ; leur conception, leur magnificence et même leur seule exécution, paraissaient dignes de la main d’un roi. Leur grandeur étonnait ses amis, et leur beauté charmait ses ennemis mêmes. Cet éloge n’est point dicté par la flatterie : c’est l’expression simple de la vérité. En effet, ses galères à quinze et seize bancs de rameurs faisaient l’admiration de ses ennemis lorsqu’ils les voyaient voguer le long de leurs côtes ; et ses hélépoles[21] étaient un spectacle curieux pour les villes mêmes qu’il assiégeait : les faits le prouvent. Lysimachus, qui de tous les rois était celui qui haïssait le plus Démétrius, et qui était venu contre lui avec ses troupes pour lui faire lever le siège de Soli, en Cilicie, l’envoya prier de lui faire voir ses machines, et de faire voguer devant lui ses galères. Démétrius le lui ayant accordé, Lysimachus en fut tellement étonné, qu’il s’en retourna sur-le-champ avec ses troupes.

Les Rhodiens, qu’il tenait assiégés depuis longtemps, ayant fait la paix avec lui, le prièrent de leur donner quelques-unes de ses machines, afin d’avoir dans leur ville un monument de sa puissance et de leur valeur. Or, Démétrius avait fait la guerre aux Rhodiens, parce qu’ils étaient alliés de Ptolémée. Pendant le siège de leur ville, il fit approcher des murailles la plus grande de ses hélépoles : elle avait une base carrée, et ses côtés, qui avaient chacun quarante-huit coudées de longueur sur soixante-six de hauteur, allaient en se rapprochant les uns des autres jusqu’au sommet ; l’intérieur était partagé en plusieurs étages, qui avaient chacun plusieurs chambres ; et le devant, qui faisait face à l’ennemi, était ouvert. Chaque étage avait une fenêtre d’où partaient des traits de toute espèce ; car la machine était remplie d’hommes valeureux qui savaient faire usage de toutes sortes d’armes. Dans sa marche elle ne branlait ni ne penchait d’aucun côté ; ferme et droite sur sa base, toujours en équilibre, elle s’avançait avec une grande roideur et un mugissement effroyable ; elle offrait à l’œil un spectacle attachant, et imprimait en même temps une vive frayeur dans l’âme. On apporta de Cypre à Démétrius, pour cette guerre, deux cuirasses de fer, du poids de quarante livres. Zoïle, l’artiste qui les avait faites, voulant montrer leur force et l’excellence de leur trempe, demanda qu’il fût lancé contre l’une d’elles, à la distance de vingt-six pas, un trait de batterie : l’épreuve fut faite, et ne laissa sur le fer aucune trace sensible : on n’y vit qu’une rayure presque imperceptible, comme aurait pu faire un stylet. Démétrius prit pour lui cette cuirasse, et donna l’autre à Alcimus d’Épire, l’homme le plus fort et le plus belliqueux qui fût dans son armée. Alcimus portait une armure du poids de cent vingt livres, tandis que celle des autres n’en pesait que soixante. Il fut tué à Rhodes, comme il combattait près du théâtre.

Les Rhodiens se défendaient avec tant de courage que le siège n’avançait point ; néanmoins Démétrius s’opiniâtrait à le continuer, irrité qu’il était contre les Rhodiens, parce qu’ils avaient pris un vaisseau qui portait des lettres, des tapisseries et des vêtements que Phila, sa femme, lui faisait passer, et l’avaient envoyé à Ptolémée avec toute sa charge, n’imitant point en cela l’honnêteté des Athéniens, qui, ayant arrêté les courriers de Philippe, avec qui ils étaient en guerre, ouvrirent toutes les lettres qu’ils portaient, mais ne touchèrent point à celles d’Olympias, qu’ils renvoyèrent sans les avoir décachetées. Toutefois, Démétrius, malgré son ressentiment, ne saisit point, pour se venger des Rhodiens, une occasion qu’ils lui fournirent bientôt eux-mêmes. Protogène le Caunien peignait alors un trait de l’histoire d’Ialysus[22]. L’ouvrage était sur le point d’être achevé, lorsque Démétrius se rendit maître du faubourg où travaillait Protogène, et emporta le tableau. Les Rhodiens lui envoyèrent sur-le-champ un héraut pour le supplier d’épargner un si bel ouvrage, et de ne point souffrir qu’il fût gâté. « Je brûlerais plutôt tous les portraits de mon père, répondit Démétrius, que de détruire ce chef-d’œuvre de l’art. » On dit que Protogène employa sept ans à faire ce tableau, et qu’Apelles fut tellement frappé, lorsqu’il le vit pour la première fois, qu’il demeura longtemps sans mot dire : qu’enfin, revenu de son étonnement, il s’écria : « Le beau travail ! l’admirable ouvrage ! il y manque pourtant cette grâce qui seule pourrait élever les tableaux de Protogène jusqu’aux cieux. » Ce tableau, porté depuis à Rome avec un grand nombre d’autres, périt dans un incendie.

Cependant les Rhodiens commençaient à se lasser de la guerre ; Démétrius, de son côté, ne cherchait qu’un prétexte pour la terminer, lorsque les Athéniens survinrent à propos, et firent conclure un traité[23] par lequel les Rhodiens s’engagèrent à former avec Antigonus et Démétrius une ligue offensive et défensive, dont Ptolémée fut excepté. Les Athéniens venaient appeler à leur secours Démétrius contre Cassandre, qui tenait leur ville assiégée. Démétrius mit à la voile, avec cent trente vaisseaux et une nombreuse infanterie, et chassa Cassandre de l’Attique ; il fit plus, il le poursuivit jusqu’aux Thermopyles, et mit son armée en déroute : Héraclée se rendit volontairement à Démétrius, et six mille Macédoniens passèrent de son côté. En retournant de cette expédition, Démétrius remit en liberté tous les Grecs en deçà des Thermopyles, fit alliance avec les Béotiens, et s’empara des forts de Phylé et de Panacte, deux boulevarts de l’Attique : il chassa les garnisons que Cassandre y tenait, et rendit les places aux Athéniens. Les Athéniens, qui semblaient avoir épuisé toutes leurs ressources pour honorer Démétrius, trouvèrent encore moyen d’inventer de nouvelles adulations. Ils lui assignèrent pour résidence le derrière du Parthénon. Démétrius y logea ; et l’on disait que Minerve elle-même le recevait dans son temple. Pourtant c’était un hôte bien peu digne d’elle, et dont la conduite ne répondait guère au voisinage d’une vierge.

On conte qu’un jour Philippe, frère de Démétrius, se trouvait logé dans une maison où il y avait trois jeunes femmes ; son père, qui en fut informé, ne lui en dit rien personnellement, mais, ayant fait venir le fourrier, il dit à cet homme en sa présence : « Ne donneras-tu pas à mon fils un logement moins étroit ? » Et Démétrius, qui devait respecter dans Minerve, sinon une déesse, au moins une sœur aînée, comme il voulait qu’on l’appelât, se livra à tant de débauches avec de jeunes garçons et des femmes de condition libre, et souilla de tant d’infamies la citadelle dans laquelle était le temple de la déesse, qu’au prix de ces turpitudes, ce lieu pouvait paraître pur, quand il s’y livrait à la dissolution seulement avec ses courtisanes Chrysis, Lamia, Démo et Anticyra. Mais, pour l’honneur de la ville, il ne convient pas de divulguer tous les désordres de Démétrius : toutefois, je ne dois point passer sous silence la sagesse et la vertu de Démoclès. Démoclès était un jeune garçon qui n’avait point encore atteint l’adolescence. Sa beauté, qu’annonçait son surnom, car on l’appelait le beau Démoclès, ne fut pas longtemps ignorée de Démétrius. Il le fit tenter, solliciter, effrayer même par ses émissaires ; mais rien ne put vaincre Démoclès. Pour se dérober à ses obsessions, Démoclès prit le parti d’abandonner le gymnase et tous les lieux d’exercices, et d’aller se baigner dans une étuve particulière. Démétrius, l’ayant épié, entra dans l’étuve comme Démoclès s’y trouvait seul. Le jeune garçon, se voyant sans secours et hors d’état de résister à Démétrius, découvre la chaudière du bain, et se jette dans l’eau bouillante, où il fut étouffé : mort bien affreuse sans doute, mais qui montre une vertu digne de son pays et de sa beauté ! Ce n’est point ainsi qu’en usa Cléénétus, fils de Cléomédon, qui pour obtenir la décharge d’une amende de cinquante talents[24], à laquelle son père avait été condamné, porta aux Athéniens des lettres de recommandation de Démétrius, qui non-seulement attestèrent son déshonneur, mais jetèrent le trouble dans la ville ; car le peuple, en faisant à Cléomédon la remise de l’amende, défendit par un décret à tout citoyen d’apporter dorénavant de pareilles lettres de la part de Démétrius.

Démétrius ne fut pas plutôt informé de ce décret, qu’il en fit éclater son ressentiment. Alors les Athéniens s’empressèrent de l’annuler ; bien plus, ils firent mourir ou condamnèrent au bannissement tous ceux qui l’avaient dressé ou conseillé ; ils firent même un autre décret portant qu’à l’avenir toutes les volontés de Démétrius seraient regardées comme saintes envers les dieux et justes à l’égard des hommes. À cette occasion, quelqu’un des plus gens de bien ayant dit que Stratoclès était fou de proposer de tels décrets : « Il serait vraiment fou, répondit Démocharès, du dème de Leuconia[25] s’il ne faisait ces folies. » Et en effet, Stratoclès tirait de grands avantages de ses flatteries. Démocharès, dénoncé pour ce mot, fut condamné au bannissement. Voilà où en étaient les Athéniens, qui se croyaient délivrés de toute garnison et remis en liberté.

Démétrius entra ensuite dans le Péloponnèse, où ses ennemis, loin de lui résister, fuyaient tous devant lui, et abandonnaient leurs villes. Il attira dans son parti la contrée appelée Acté[26], et toute l’Arcadie, à l’exception d’Argos et de Mantinée. Il délivra Sicyone et Corinthe de leurs garnisons, moyennant cent talents[27] qu’il donna aux soldats qui les composaient. Il se trouvait à Argos comme on y célébrait les fêtes de Junon : pour concourir à cette solennité, il donna des jeux, dans lesquels il présida lui-même l’assemblée des Grecs. Il épousa, pendant la fête, Déidamie, fille d’Éacide, roi des Molosses, et sœur de Pyrrhus. Il persuada aux Sicyoniens d’abandonner leur ville, et d’en bâtir une autre dans le lieu où ils habitent maintenant : en changeant la situation de la ville, il en changea aussi le nom : il l’appela Démétriade.

Les États de la Grèce, assemblés dans le Péloponnèse avec un concours extraordinaire de tous les peuples, proclamèrent Démétrius chef de tous les Grecs, comme l’avaient été avant lui Philippe et Alexandre, à qui du reste Démétrius se croyait fort supérieur, enflé qu’il était de sa fortune et de sa puissance. Alexandre n’avait jamais dépouillé personne du titre de roi ; jamais non plus il n’avait pris pour lui-même celui de roi des rois ; mais Démétrius se moquait ouvertement de ceux qui donnaient à d’autres qu’à son père et à lui le nom de roi, et il aimait à voir ses flatteurs faire, à sa table, des libations à Démétrius, roi ; à Séleucus, capitaine des éléphants ; à Ptolémée, amiral ; à Lysimachus, gardien du trésor ; à Agathoclès le Sicilien, gouverneur des îles. Les autres rois ne faisaient que rire de ces plaisanteries ; mais Lysimachus était vivement piqué de ce que Démétrius le mettait au rang des eunuques ; car ce n’était guère qu’à des eunuques que les rois confiaient la garde de leurs trésors. Aussi haïssait-il mortellement Démétrius ; et, raillant sur sa passion pour Lamia, il disait un jour : « Jusqu’alors je n’avais jamais vu une courtisane jouer la tragédie[28]. — Cette courtisane, répondit Démétrius, est plus sage que sa Pénélope. »

En quittant le Péloponnèse pour retourner à Athènes, il écrivit aux Athéniens qu’il voulait, à son arrivée dans leur ville, être initié en même temps aux grands et aux petits mystères, et passer sans aucun intervalle de la première initiation à l’époptée[29], ce qui n’était pas permis et ne s’était jamais fait ; car les petits mystères se célébraient au mois Anthestérion[30] et les grands au mois Boëdromion[31] ; et il fallait au moins un an d’intervalle entre les deux initiations. Quand on lut dans l’assemblée du peuple les lettres de Démétrius, Pythodore, le porte-flambeau, fut le seul qui osa s’opposer à sa demande ; mais ce fut en vain ; car, sur la proposition de Stratoclès, on ordonna que le mois Munychion[32] où l’on était alors, serait nommé et réputé Anthestérion. Par ce moyen, ils firent d’abord la première initiation de Démétrius à Agra ; puis, changeant une seconde fois ce même Munychion, qui était devenu Anthésterion, en Boëdromion, ils firent les autres cérémonies de l’initiation, et Démétrius passa à l’époptée. À ce sujet, Philippide, dans une de ses pièces, critiquant Stratoclès, le caractérise :

Celui qui a mis l’année en abrégé dans un mois.

Et, à propos du séjour de Démétrius dans le Parthénon :

Celui qui a pris l’Acropole pour une hôtellerie,
Et qui a introduit des courtisanes dans la demeure de la vierge.

De tous les abus qui furent alors commis à Athènes et contre les coutumes et contre les lois, celui qui affligea le plus les Athéniens, ce fut l’ordre que leur donna Démétrius de fournir, sans délai, la somme de deux cent cinquante talents[33] : la levée de cette contribution se fit sur-le-champ sans la moindre remise ; et, quand tout cet argent fut ramassé, Démétrius le fit porter à Lamia et à ses autres courtisanes, afin qu’elles en achetassent du savon pour leur toilette. La honte d’un pareil emploi fut plus sensible aux Athéniens que la perte de l’argent ; et le mot les offensa plus que la chose même. Toutefois, quelques-uns prétendent que ce ne fut point aux Athéniens, mais aux Thessaliens, que Démétrius fit cet affront. Ce ne fut pas tout encore : Lamia, voulant donner en particulier un festin à Démétrius, mit à contribution un grand nombre de personnes ; et ce repas fut si renommé par son extrême magnificence, que Lyncée de Samos[34] en a laissé une description détaillée. Aussi un poëte comique de ce temps-là dit-il, avec non moins de finesse que de vérité, que Lamia était une hélépole[35]. Démocharès de Soli appelait Démétrius Mythos, parce qu’il avait toujours avec lui sa Lamia[36]. Le grand crédit de cette courtisane, et la passion avec laquelle Démétrius l’aimait, excitaient contre elle la jalousie et la haine, non-seulement des femmes légitimes de Démétrius, mais encore de ses amis. Il avait envoyé des ambassadeurs à Lysimachus. Un jour Lysimachus, conversant avec eux dans un moment de loisir, leur montra sur ses bras et sur ses cuisses les cicatrices profondes des griffes d’un lion, et leur raconta comment Alexandre l’avait forcé de combattre contre cet animal, enfermé avec lui dans une arène. À ce récit, les ambassadeurs se prirent à rire, et dirent à Lysimachus : « Démétrius porte au cou les cicatrices d’une bête plus furieuse encore, d’une Lamia. »

Du reste, c’est chose fort étonnante que Démétrius, qui avait témoigné tant de répugnance à épouser Phila, à cause de la disproportion de l’âge, ait conservé pendant si longtemps la plus vive passion pour Lamia, qui était déjà fanée. Aussi la courtisane Démo, surnommée Mania[37], à qui Démétrius demandait, dans un souper où Lamia venait de jouer de la flûte, ce qu’elle en pensait, lui répondit : « Elle est vieille. » À un autre souper, comme on avait servi de fort beaux fruits : « Vois-tu, dit Démétrius à Démo, tous les beaux fruits que Lamia m’envoie ? — Si tu voulais coucher avec ma mère, répondit la courtisane, elle t’en enverrait bien davantage encore. » On cite le sentiment de Lamia sur le jugement si célèbre de Bocchoris. Un Égyptien était devenu amoureux de la courtisane Thonis ; mais Thonis lui demandait une somme d’argent considérable. Enfin il crut en songe avoir commerce avec elle, et tous ses désirs s’en éteignirent. Mais Thonis le fit appeler en justice, pour avoir à lui payer la somme demandée. Bocchoris, informé de cette affaire, ordonna que l’Égyptien porterait au tribunal toute la somme dans un bassin ; et que là, il le ferait passer et repasser devant la courtisane, afin qu’elle jouît de l’ombre de l’argent, parce que, disait-il, l’opinion est l’ombre de la vérité. Mais Lamia ne trouvait pas ce jugement équitable. « L’ombre de l’argent, disait-elle, n’éteignit point le désir de Thonis, au lieu que le songe amortit celui de l’Égyptien. » Mais c’en est assez sur Lamia.

Maintenant, la fortune de celui dont nous écrivons la vie va éprouver une suite de revers qui rendront la scène tragique de comique qu’elle était. Les autres rois s’étant ligués contre Antigonus, et ayant réuni toutes leurs forces, Démétrius, sur cette nouvelle, quitta la Grèce, et alla joindre son père. Il lui trouva, pour cette guerre, une ardeur bien au-dessus de son âge ; et la sienne en reçut un nouvel essor. Toutefois, il me semble que, si Antigonus eût voulu se relâcher tant soit peu de ses prétentions, et ne pas affecter une sorte de supériorité sur les autres princes, il aurait conservé pour lui-même pendant sa vie, et laissé à son fils après sa mort, la prééminence sur tous les rois ; mais, naturellement fier et présomptueux, et aussi dur dans ses paroles que dans sa conduite, il aigrit, il irrita contre lui des rois dont la jeunesse, le nombre et la puissance n’étaient pas à dédaigner. Il ne craignait pas de dire qu’il disperserait cette ligue et cette association de rois aussi facilement que l’on écarte et dissipe avec une pierre ou le moindre bruit une volée d’oiseaux qui se sont abattus dans un champ pour y chercher leur pâture. Il avait sous ses ordres plus de soixante-dix mille hommes de pied, dix mille chevaux, et soixante-quinze éléphants. L’armée des alliés était de soixante quatre mille hommes d’infanterie, dix mille cinq cents chevaux, quatre cents éléphants, et cent vingt chars de guerre.

Quand les deux armées furent en présence, on aperçut dans Antigonus un changement qui semblait porter plus sur ses espérances que sur ses résolutions. Toujours fier et plein d’audace dans les combats, ayant la parole haute, tenant des discours arrogants, et souvent même disant des mots plaisants et railleurs, qui témoignaient de sa présomption et de son mépris pour l’ennemi, on le voyait alors pensif et taciturne : il présentait son fils aux troupes, et le leur recommandait comme son successeur. Mais, ce qui étonna bien davantage encore, ce fut de voir qu’il s’entretenait seul avec Démétrius dans sa tente ; car il n’avait pas l’habitude de communiquer ses secrets même à son fils : il délibérait en lui-même, puis il ordonnait publiquement et faisait exécuter ce qu’il avait arrêté dans sa pensée. On conte, à ce propos, que Démétrius, étant encore fort jeune, lui demanda un jour quand est-ce qu’on décamperait. « Crains-tu, répondit Antigonus en colère, d’être le seul qui n’entende pas la trompette ? » Il est vrai qu’il parut alors plusieurs signes sinistres qui abattirent leur courage. Démétrius eut un songe où il lui sembla qu’Alexandre, couvert d’armes éclatantes, se présentait à lui, et lui demandait quel mot il donnerait pour la bataille : « Jupiter et la Victoire, » avait-il répondu. « Je passe donc du côté des ennemis, repartit Alexandre ; car ce sont eux qui me recevront. » Antigonus, après que son armée fut rangée en bataille, étant sorti de sa tente, fit un faux pas, tomba sur le visage, et se fit une blessure considérable ; puis, s’étant relevé, il tendit les mains vers le ciel, et pria les dieux de lui donner la victoire, ou une mort prompte avant sa défaite.

Quand les deux armées furent aux mains, Démétrius, à la tête de sa cavalerie d’élite, fondit sur Antiochus, fils de Séleucus, et combattit avec tant de vigueur, qu’il rompit les ennemis et les mit en fuite ; mais, par une vaine ambition, s’étant acharné à les poursuivre, il perdit tout le fruit de sa victoire ; car, lorsqu’il revint de cette chasse, il ne lui fut plus possible de joindre son infanterie, les éléphants des ennemis ayant pris la place entre deux. Séleucus, qui vit le corps de bataille d’Antigonus dégarni de sa cavalerie, ne le chargea point ; mais il le tournait continuellement, comme prêt à l’attaquer, voulant l’effrayer et donner le temps aux soldats de passer de son côté : ce qui arriva en effet. La plus grande partie de cette infanterie se détacha du corps de bataille, et alla volontairement se rendre à Séleucus ; le reste prit la fuite. Au même instant, un gros de fantassins fondit sur Antigonus ; et, comme quelques-uns de ceux qui l’entouraient l’avertissaient de se tenir en garde, parce que ces gens-là venaient sur lui : « Je vois bien que c’est à moi qu’ils en veulent, répondit Antigonus ; mais mon fils va venir à mon secours. » Il conserva jusqu’à la fin cette espérance, et chercha des yeux son fils jusqu’à ce que, accablé d’une grêle de traits, il fut renversé par terre. Tous ceux de sa maison et ses amis même l’abandonnèrent ; Thorax de Larisse resta seul auprès de son corps. La bataille ainsi terminée, les rois vainqueurs dépecèrent, comme ils eussent fait d’un vaste corps, l’empire d’Antigonus et de Démétrius, et en prirent chacun sa part, puis ils firent un nouveau partage de leurs anciens États.

Cependant Démétrius, fuyant avec cinq mille hommes de pied et quatre mille chevaux, poussa tout d’une traite jusqu’à Éphèse. Là, tout le monde s’attendait à le voir, dans la disette d’argent où il se trouvait, violer le trésor du temple ; mais il n’en fit rien ; et, craignant lui-même que ses soldats ne se portassent à cette extrémité, il sortit promptement de la ville, et s’embarqua pour la Grèce. Il avait mis dans les Athéniens sa plus grande espérance ; car, outre qu’il avait laissé entre leurs mains ses vaisseaux, son argent, et sa femme Déidamie, il ne croyait pas avoir de ressource plus sûre que l’affection de ce peuple. Mais, comme il cinglait à pleines voiles vers Athènes, il rencontra, à la hauteur des Cyclades, des députés athéniens qui venaient au-devant de lui pour le prier de s’éloigner de leur ville, parce que le peuple avait décrété qu’on n’y recevrait aucun des rois, et pour lui apprendre qu’on avait envoyé à Mégare sa femme Déidamie, avec la suite et les honneurs dus à son rang. À cette nouvelle, Démétrius entra dans une telle colère, qu’il ne se maîtrisa plus : il avait jusque-là supporté ses malheurs avec beaucoup de résignation, et n’avait montré, dans un si grand revers, ni découragement ni faiblesse ; mais, de se voir ainsi trompé par les Athéniens, contre son espérance, et d’éprouver que l’affection qu’ils lui avaient témoignée n’était que fausse et simulée, c’était pour lui une amère douleur. Preuve évidente que la marque la moins sûre de l’attachement des peuples pour les rois, ce sont les honneurs excessifs qu’ils leur décernent ; car ces honneurs n’ont de prix que dans la volonté de ceux qui les rendent ; et la crainte dont ils sont souvent prévenus doit rendre leurs hommages fort suspects, attendu que la crainte aussi bien que l’amour peut inspirer ces résolutions. Aussi, les princes qui ont du sens ne s’arrêtent-ils ni aux statues, ni aux portraits, ni aux apothéoses dont on les honore ; mais ils regardent à leurs propres actions ; et, d’après le témoignage qu’elles leur rendent, ils jugent si ces honneurs sont dictés par une affection sincère ou arrachés par la contrainte ; car il arrive souvent que les rois à qui l’on défère ces honneurs outrés, qu’ils savent bien ne devoir qu’à la force, sont ceux que haïssent le plus les peuples.

Démétrius, indigné de la conduite des Athéniens, mais qui se voyait hors d’état de s’en venger, se contenta de leur envoyer faire des plaintes modérées, et redemander ses vaisseaux, parmi lesquels était la galère à treize bancs de rames. Après les avoir reçus, il fit voile vers l’isthme. Là, il trouva ses affaires en très-mauvais point : toutes ses garnisons avaient été chassées des villes qu’elles occupaient, ou avaient passé à l’ennemi. Laissant donc Pyrrhus en Grèce, il alla faire une descente dans la Chersonèse, où il ravagea les États de Lysimachus : il enrichit ses troupes du butin qu’il y fit, et retint par ce moyen auprès de lui une armée capable de le faire craindre et respecter. Lysimachus ne reçut aucun secours des autres rois, parce qu’il leur paraissait encore moins juste que Démétrius, et plus redoutable que lui à cause de sa puissance. Peu de temps après, Séleucus députa vers Démétrius, pour lui demander en mariage sa fille Stratonice, qu’il avait eue de Phila. Séleucus avait déjà un fils, appelé Antiochus, né d’une femme perse, nommée Apama ; mais il trouvait que ses États pouvaient suffire à plusieurs héritiers ; il croyait d’ailleurs avoir besoin de cette alliance, parce que Lysimachus demandait à Ptolémée ses deux filles, l’une pour lui et l’autre pour son fils Agathoclès. Démétrius, qui regardait comme un bonheur inespéré d’avoir Séleucus pour gendre, prend avec lui sa fille, et cingle vers la Syrie avec toute sa flotte. Il fut souvent forcé, pendant la traversée, de relâcher et de prendre terre, particulièrement en Cilicie, où régnait alors Plistarchus, à qui les rois avaient donné ce pays pour sa part, après la défaite d’Antigonus. Plistarchus était frère de Cassandre : considérant comme une violation de territoire la descente de Démétrius dans ses États, et voulant se plaindre de ce que Séleucus s’était réconcilié avec l’ennemi commun sans l’agrément des autres rois, il se mit en chemin pour aller trouver son frère.

Démétrius, informé de son départ, s’éloigna de la mer, et se rendit à Quindes[38], où il s’empara de douze cents talents[39], qui étaient le reste du trésor de son père ; puis il s’en retourna promptement, et fit voile vers la Syrie, où Phila sa femme vint le joindre. Séleucus alla au-devant de lui jusqu’à Orossus[40] : leur première entrevue fut franche, sans soupçon, et véritablement royale. Séleucus, le premier, traita Démétrius dans sa tente, au milieu de son camp ; ensuite Démétrius le reçut sur la galère à treize bancs de rames. Ils passaient les journées à converser ensemble et à se divertir, sans armes et sans garde ; jusqu’à ce que Séleucus, après avoir épousé Stratonice, s’en retourna à Antioche dans le plus magnifique appareil. Démétrius s’empara aussitôt de la Cilicie ; et, afin de détruire les accusations de Plistarchus, il envoya sa femme Phila auprès de Cassandre, qui était son frère. Sur ces entrefaites, Déidamie, qui était venue de Grèce trouver Démétrius, mourut de maladie. Démétrius se réconcilia avec Ptolémée par le moyen de Séleucus ; et il fut convenu qu’il épouserait Ptolémais, fille de Ptolémée. Jusque-là Séleucus s’était conduit honnêtement avec Démétrius ; mais bientôt il lui redemanda la Cilicie, moyennant une certaine somme d’argent ; et, comme Démétrius s’y refusa, il revendiqua tout en colère Tyr et Sidon. Ce procédé parut injuste et violent, en ce que Séleucus, qui tenait sous sa domination toutes les provinces qui s’étendent depuis les Indes jusqu’à la mer de Syrie, se trouvait encore si pauvre, que, pour l’acquisition de deux villes, il rompait avec son beau-père, avec un homme qui venait d’éprouver un si grand revers de fortune, attestant par là la vérité de ce que dit Platon : Que celui qui veut être vraiment riche doit non point augmenter son bien, mais diminuer sa cupidité ; parce que celui qui ne met pas de bornes à son avarice est toujours dans la pauvreté et dans le besoin.

Démétrius ne s’effraya point des menaces de son gendre. « Quand même j’aurais perdu dix mille autres batailles comme celle d’Ipsus[41], dit-il, je n’achèterais pas l’amitié de Séleucus. » Il mit des garnisons dans les deux villes ; et, ayant appris que Lacharès, à la faveur d’une sédition qui divisait les Athéniens, s’était emparé d’Athènes, et y régnait en tyran, il espéra qu’en s’y présentant à l’improviste, il pourrait facilement s’en rendre maître. Il repassa donc la mer sans encombre avec une flotte nombreuse ; mais, en côtoyant l’Attique, il fut assailli d’une violente tempête, où il perdit la plupart de ses vaisseaux et une grande partie de ses troupes. S’étant sauvé heureusement, il commença à faire quelque peu la guerre aux Athéniens ; mais, comme il vit qu’il n’obtenait aucun résultat, il envoya ses officiers assembler une nouvelle flotte ; et lui-même il entra dans le Péloponnèse, et mit le siège devant Messène. Dans un assaut qu’il fit donner à la place, il fut en danger de perdre la vie : un trait de batterie le frappa au visage, et lui perça la joue. Quand il fut guéri, et après avoir repris quelques villes qui avaient abandonné son parti, il entra derechef dans l’Attique, s’empara d’Éleusis et de Rhammuse, et ravagea tout le pays. Ayant pris un vaisseau qui portait du blé à Athènes et fait pendre le marchand et le pilote, les trafiquants maritimes, effrayés, n’osèrent plus se hasarder à y en conduire, de sorte que la ville se trouva réduite à la plus affreuse disette, non-seulement de blé, mais de toutes les choses nécessaires : le médimne de sel s’y vendait quarante drachmes[42], et le boisseau de blé trois cents[43]. Dans cette extrémité, les Athéniens eurent un moment d’espérance : un convoi de cent cinquante voiles, que Ptolémée envoyait à leur secours, parut à la hauteur d’Égine ; mais ensuite, Démétrius ayant reçu, tant du Péloponnèse que de Cypre, des vaisseaux au nombre de trois cents, les Égyptiens levèrent l’ancre et prirent la fuite. Le tyran Lacharès s’échappa aussi, et abandonna la ville.

Les Athéniens, bien qu’ils eussent prononcé, par un décret, la peine de mort contre quiconque oserait parler de paix et d’accommodement avec Démétrius, ouvrirent à l’instant même les portes voisines de son camp, et lui envoyèrent des députés : non qu’ils attendissent de lui aucune grâce, mais ils cédaient à la nécessité que leur imposait la disette, qui les avait mis dans la situation la plus déplorable. Entre plusieurs traits qu’on rapporte de cette disette, je citerai celui-ci. Un père et son fils habitaient la même chambre, tous deux réduits au désespoir : ayant vu tomber du plancher un rat mort, ils se levèrent précipitamment, et se battirent pour s’arracher l’un à l’autre cette proie. On rapporte aussi que, dans cette conjoncture, le philosophe Épicure nourrit ses disciples en partageant avec eux quelque petite provision de fèves qu’il avait, et qu’il leur donnait par compte. La ville était dans cet état affreux, lorsque Démétrius y entra : il fit assembler tous les citoyens dans le théâtre, environna la scène de gens armés, et plaça des gardes aux deux côtés de l’avant-scène ; puis, descendant par les degrés d’en haut, comme font les acteurs, il imprima aux Athéniens, par cet appareil, la plus vive frayeur. Mais, dès le commencement de son discours, il dissipa toutes leurs craintes : il n’éleva point la voix comme un homme en colère ; il n’usa point de paroles dures, mais leur fit ses reproches avec douceur et amitié ; il leur rendit ses bonnes grâces, leur fit donner cent mille médimnes de blé, et rétablit les magistrats qui étaient le plus agréables au peuple. L’orateur Dromoclidès, voyant la multitude, dans le transport de sa joie, battre des mains et pousser toute sorte d’acclamations, voulut enchérir sur les louanges que les orateurs donnaient à Démétrius du haut de la tribune : il proposa un décret par lequel on devait remettre entre les mains de Démétrius le Pirée et Munychie. Cet avis fut adopté, et le décret sanctionné par le peuple. Alors Démétrius, de sa seule autorité, mit une bonne garnison dans le Musée, afin d’empêcher le peuple de secouer de nouveau le joug et de traverser ses autres entreprises.

Les Athéniens ainsi réduits, il marcha contre Lacédémone. Archidamus vint à sa rencontre jusqu’à Mantinée ; Démétrius le défit dans un grand combat ; et, l’ayant mis en fuite, il entra dans la Laconie, et donna, sous les murs mêmes de Sparte, une seconde bataille, où il fit cinq cents prisonniers et tua deux cents hommes. Rien, ce semble, ne pouvait l’empêcher de se rendre maître de la ville, qui jusque-là n’avait jamais été prise ; mais aucun roi n’éprouva, autant que Démétrius, de grandes et subites vicissitudes ; surtout dans cette circonstance, où sa fortune paraissait tantôt tomber, tantôt se relever, briller, puis s’obscurcir, s’affaiblir et ensuite reprendre des forces. Aussi, dit-on que, dans ses plus terribles revers, il adressait à la Fortune ce vers d’Eschyle[44] :

C’est toi qui m’as fait grandir, c’est toi qui vas faire ma ruine.

Et en effet, lorsque tout paraissait se disposer pour le rétablir dans ses États et lui rendre son ancienne puissance, il apprit que Lysimachus lui avait enlevé les villes d’Asie, et que Ptolémée s’était rendu maître de Cypre, excepté la seule ville de Salamine, dans laquelle ses enfants et sa mère étaient assiégés. Cependant la Fortune, semblable à cette femme dont parle Archiloque, laquelle,

Méditait des ruses, tenant l’eau d’une main, de l’autre le feu,

après l’avoir rappelé de devant Lacédémone par des nouvelles si fâcheuses et si inquiétantes, ne tarda pas à faire luire à ses yeux, dans des événements nouveaux, de brillantes espérances. Voici à quelle occasion.

Cassandre mort, Philippe, l’aîné de ses fils, lui succéda ; mais il régna peu de temps sur la Macédoine, car il mourut bientôt après son père. Ses deux frères entrèrent en différend : l’un d’eux, Antipater, ayant tué sa mère Thessalonique, l’autre, Alexandre, appela Pyrrhus de l’Épire et Démétrius du Péloponnèse, et les pressa de venir à son secours. Pyrrhus, arrivé le premier, s’empara tout d’abord d’une partie de la Macédoine, qu’il retint pour prix du secours qu’il donnait à Alexandre, et ne fut plus pour Alexandre qu’un voisin redoutable. Démétrius, de son côté, s’était mis en marche aussitôt après avoir reçu les lettres d’Alexandre. Mais Alexandre, qui le jugeait plus dangereux encore que Pyrrhus, à cause de sa dignité personnelle et de sa grande réputation, alla au-devant de lui ; et, l’ayant rencontré à Dium[45], il le salua avec de grandes démonstrations d’amitié, et lui déclara que l’état actuel de ses affaires n’exigeait plus le secours qu’il lui avait demandé. Ce changement rendit les deux princes suspects l’un à l’autre ; et, un soir, comme Démétrius allait souper chez Alexandre, qui l’en avait prié, quelqu’un vint l’avertir qu’on lui dressait une embûche, et qu’on avait formé le complot de l’assassiner au milieu du repas. Démétrius ne se troubla point à cette nouvelle : il suspend un instant sa marche, ordonne à ses capitaines de tenir les troupes sous les armes, et à ses gardes et à ses officiers, qui étaient plus nombreux que ceux d’Alexandre, d’entrer avec lui dans la salle du festin, et de se tenir là jusqu’à ce qu’il se levât de table. Alexandre, qui le voyait si bien accompagné, n’osa pas exécuter son dessein ; et Démétrius, prétextant qu’il était indisposé et ne pouvait demeurer longtemps à table, se retira de bonne heure. Le lendemain, il fit tout préparer pour son départ, alléguant qu’il lui était survenu des affaires pressantes : il pria Alexandre de l’excuser s’il le quittait sitôt, et lui fit la promesse de faire un plus long séjour auprès de lui lorsque son loisir le lui permettrait.

Alexandre, charmé de voir Démétrius quitter la Macédoine de plein gré et sans nulle apparence de ressentiment, l’accompagna jusqu’en Thessalie. Arrivés à Larisse, ils se donnèrent réciproquement des festins, mais en continuant à se dresser des embûches : ce qui fit tomber Alexandre dans les pièges de Démétrius. Car, négligeant de se tenir sur ses gardes, de peur que Démétrius ne s’y tint lui-même, il fut prévenu, et souffrit le traitement qu’il préparait à son ennemi, et qu’il différait pour mieux s’assurer que Démétrius ne lui échapperait pas. Invité à souper par Démétrius, il y alla ; vers le milieu du repas, Démétrius s’étant levé de table, Alexandre effrayé se leva aussi, et le suivit à la porte de la salle, où il arriva un instant après lui. Quand Démétrius fut au milieu de ses gardes, il ne dit que ce mot : « Tue qui me suit ! » et passa outre. Aussitôt les gardes massacrèrent Alexandre et, avec lui, ceux de ses amis qui étaient accourus pour le secourir, dont l’un, comme on l’égorgeait, déclara, dit-on, que Démétrius ne les avait prévenus que d’un jour.

La nuit, comme on peut croire, se passa dans une agitation extrême. Le lendemain, les Macédoniens alarmés, et qui redoutaient fort la puissance de Démétrius, voyant que personne ne venait les attaquer, mais qu’au contraire Démétrius demandait à leur parler et à justifier sa conduite, reprirent confiance, et délibérèrent de l’accueillir favorablement. Quand il fut arrivé dans leur camp, il n’eut pas besoin de longs discours pour les attirer à soi. Comme ils haïssaient Antipater, à cause du meurtre de sa mère, et qu’ils n’avaient pas de meilleur chef à choisir que Démétrius, ils le proclamèrent roi des Macédoniens ; puis ils le mirent au milieu d’eux, et le conduisirent en Macédoine. La nation ne blâma point ce changement : elle n’avait point oublié la manière indigne dont Cassandre s’était conduit envers Alexandre mort[46] ; et, si elle conservait encore quelque souvenir de la modération du vieux Antipater, Démétrius en recueillait le fruit, comme mari de Phila, fille de ce roi, de laquelle il avait un fils, qui devait lui succéder, et qui, déjà adulte, servait dans l’armée de son père.

Au milieu de cette brillante prospérité, Démétrius apprit que sa femme et ses enfants revenaient comblés par Ptolémée d’honneurs et de présents. Il apprit en outre que sa fille Stratonice, qu’il avait mariée à Séleucus, venait d’épouser Antiochus, fils de ce même roi, et qu’elle avait été proclamée reine des nations barbares de la Haute-Asie. Antiochus, étant devenu amoureux de Stratonice, qui était fort jeune et avait déjà un fils de Séleucus, se trouvait très-malheureux, et faisait tous ses efforts pour vaincre sa passion : il se condamnait lui-même, et se reprochait sans cesse ses désirs criminels. Enfin, comme il n’espérait aucun remède à une maladie qui troublait sa raison, il résolut de se délivrer de la vie par une mort lente. Il négligea son corps, s’abstint de prendre aucune nourriture, et feignit d’avoir une maladie qui le consumait. Érasistrate, son médecin, reconnut sans peine que son mal était causé par l’amour ; mais, de découvrir quel en était l’objet, c’était chose moins aisée à faire. Toutefois, voulant s’en assurer, il passait les journées entières dans la chambre du malade ; et, quand il entrait quelque jeune garçon ou quelque jeune femme d’une remarquable beauté, il considérait attentivement le visage d’Antiochus, et observait, sur toutes les parties de son corps, ces mouvements qui sont comme l’expression des affections de l’âme. Il ne remarquait en lui rien d’extraordinaire quand d’autres personnes venaient le voir ; mais, chaque fois que Stratonice entrait dans la chambre, soit seule, soit avec Séleucus, Antiochus éprouvait tous les symptômes que décrit Sapho[47] : sa voix s’oppressait, son visage devenait rouge et enflammé ; un nuage épais couvrait ses yeux ; la sueur inondait son corps ; l’inégalité de son pouls en marquait le désordre ; enfin, il y avait accablement de l’âme, étouffement, et, par suite, tremblement, pâleur.

Ces observations convainquirent Érasistrate qu’Antiochus était amoureux de Stratonice, et qu’il avait résolu de se laisser mourir plutôt que d’avouer sa passion ; mais il sentit en même temps tout le danger qu’il y avait à révéler ce secret. Néanmoins, comme il se confiait dans l’amitié de Séleucus pour son fils, il se hasarda un jour, et dit au roi que l’amour seul causait la maladie d’Antiochus, mais que, malheureusement, c’était un amour sans remède. « Comment, sans remède ? demanda Séleucus étonné. — Oui, sans remède, répondit Érasistrate ; car c’est de ma femme qu’il est amoureux. — Hé quoi ! mon cher Érasistrate, repartit Séleucus, par amitié pour nous, tu ne céderais pas ta femme à mon fils, à ce fils, notre unique espérance ? — Mais toi-même, répliqua Érasistrate, toi qui es père, si Antiochus était amoureux de Stratonice, la lui céderais-tu ? — Ah ! mon ami, répliqua vivement Séleucus, qu’un dieu ou un homme fasse changer d’objet à la passion de mon fils, et je sacrifierai non-seulement Stratonice, mais tout mon royaume, pour lui sauver la vie. » Il prononça ces mots avec tant d’émotion et une si grande abondance de larmes, qu’Érasistrate, lui tendant la main : « Tu n’as nul besoin d’Érasistrate pour guérir ton fils, dit-il ; tu es père, mari et roi, tu peux être en même temps le meilleur médecin de ton fils et le sauveur de ta maison. » Aussitôt Séleucus convoqua une assemblée générale du peuple, et déclara qu’il avait résolu de proclamer Antiochus roi des provinces de la Haute-Asie, et de lui faire épouser Stratonice, avec laquelle il partagerait ce royaume. « Je suis persuadé, ajouta-t-il, que mon fils, accoutumé à m’obéir et à m’être soumis en toutes choses, ne s’opposera point à ce mariage. Mais, si ma femme Stratonice répugnait à une union qui peut lui paraître contraire aux lois, je prie mes amis de lui remontrer qu’elle doit trouver juste et bon tout ce que le roi juge utile au bien du royaume. » Voilà comment se fit le mariage d’Antiochus et de Stratonice.

Démétrius, maître de la Macédoine, de la Thessalie et d’une grande partie du Péloponnèse, et, au dehors de l’isthme[48] des villes de Mégare et d’Athènes, marcha encore contre les Béotiens. Ceux-ci lui firent d’abord des propositions de paix assez raisonnables ; mais, Cléonyme le Spartiate s’étant jeté dans Thèbes avec son armée, ils se ranimèrent ; et, poussés d’ailleurs par un certain Pisis de Thespies, qui avait alors tout crédit dans la ville, ils rompirent la négociation. Démétrius mit donc le siège devant Thèbes ; mais il n’eut pas plutôt fait approcher ses batteries des murailles, que Cléonyme, effrayé, se déroba secrètement de la ville, et que les Thébains, découragés, se rendirent. Démétrius mit de bonnes garnisons dans les villes, leva de fortes contributions sur le pays, et y laissa, comme gouverneur et comme premier magistrat, l’historien Hiéronyme : conduite qui parut aux Béotiens pleine d’humanité. Mais ce fut surtout à l’égard de Pisis qu’il se montra modéré ; car, l’ayant fait prisonnier, il ne lui fit aucun mal : au contraire, il lui parla avec beaucoup de douceur et d’amitié, et l’établit polémarque à Thespies.

Peu de temps après, Lysimachus fut fait prisonnier par Dromichétès[49] Sur cette nouvelle, Démétrius marcha promptement vers la Thrace, espérant la trouver sans défense. Mais les Béotiens profitèrent de son absence et révoltèrent ; et Démétrius apprit en chemin que Lysimachus avait été remis en liberté. Alors, transporté de colère, il retourna en toute hâte sur ses pas : il trouva, à son arrivée, les Béotiens déjà battus par Antigonus son fils, et mit derechef le siège devant Thèbes.

Vers ce même temps, Pyrrhus, qui courait toute la Thessalie, s’étant avancé jusqu’aux Thermopyles, Démétrius laissa son fils pour continuer le siège, et marcha contre lui. Pyrrhus, au premier bruit de son approche, prit la fuite : alors Démétrius, après avoir laissé en Thessalie un corps de dix mille hommes de pied et de mille chevaux, retourna devant Thèbes. Il fit approcher des murailles son hélépole, laquelle, à cause de sa grandeur et de son poids énorme, avançait si lentement et avec tant d’efforts, qu’en deux mois elle faisait à peine deux stades[50]. Les Béotiens se défendaient avec une grande vigueur ; et Démétrius, irrité, forçait chaque jour ses soldats, plus par opiniâtreté que pour une véritable utilité, à donner de nouveaux assauts et à s’exposer sans relâche. Le jeune Antigonus, affligé de voir sacrifier ainsi tant et de si braves soldats, dit un jour à Démétrius : « Mon père, pourquoi laissons-nous périr sans nécessité tant de braves gens ? — Mais toi, répondit Démétrius en colère, de quoi te fâches-tu ? dois-tu la nourriture aux morts ? » Il voulut montrer qu’il n’exposait pas ses compagnons seulement, mais qu’il partageait avec eux les dangers : il fut atteint d’un javelot, qui lui perça le cou. Cette blessure, quoique considérable, ne lui fit point suspendre le siège ; et il se rendit maître de Thèbes pour la seconde fois. Il fit son entrée dans la ville avec un air si terrible, qu’il glaça de terreur les habitants, qui ne doutèrent pas d’éprouver de sa part les plus rigoureux châtiments ; mais il se contenta d’en faire mourir treize, en bannit quelques autres, et fit grâce à tout le reste. Ainsi Thèbes, qui n’était rebâtie que depuis dix ans, fut prise deux fois dans ce court espace.

Vers ce temps-là arriva la célébration des jeux pythiques ; et Démétrius fit, à cette occasion, une nouveauté jusqu’alors sans exemple. Comme les Étoliens occupaient les défilés de Delphes, il tint l’assemblée générale des Grecs à Athènes, et y fit célébrer les jeux, disant qu’il était convenable que le dieu fût honoré dans la ville dont il était le patron, et qui tirait de lui son origine. Les jeux terminés, il retourna en Macédoine ; mais, naturellement ennemi du repos, et voyant d’ailleurs que les Macédoniens, fort obéissants pendant la guerre, étaient inquiets et séditieux durant la paix, il les mena contre les Étoliens. Après avoir ravagé leur pays, il y laissa Pantauchus avec une bonne partie de son armée, et marcha avec le reste contre Pyrrhus. Pyrrhus, de son côté, venait à sa rencontre ; mais ils se manquèrent en chemin : Démétrius ravagea l’Épire, et Pyrrhus, tombant sur Pantauchus, lui livra bataille. Dans l’action, ils en vinrent à un combat singulier, où ils se blessèrent mutuellement ; mais à la fin Pyrrhus défit son ennemi, le mit en fuite, lui tua beaucoup de monde, et fit cinq mille prisonniers[51]. Cet échec fut la principale cause de la ruine de Démétrius ; car Pyrrhus n’encourut pas tant la haine des Macédoniens pour les maux qu’il leur avait faits, qu’il n’en était admiré pour ses nombreux exploits ; et cette dernière victoire lui acquit auprès d’eux une grande et brillante réputation ; jusque-là qu’il y en eut plusieurs qui dirent hautement qu’il était le seul de tous les rois en qui l’on vit une véritable image de l’audace d’Alexandre, au lieu que les autres, et surtout Démétrius, ne le représentaient, comme des acteurs sur la scène, que par un faste et une gravité affectés.

Démétrius, en effet, avait l’air d’un roi de théâtre ; car, non-seulement il ceignait magnifiquement sa tête d’un double diadème et portait des robes de pourpre brodées d’or, mais sa chaussure était d’une étoffe d’or, et avait des semelles de la plus belle pourpre mise en plusieurs doubles. On lui brodait depuis longtemps un manteau d’un travail merveilleux, et qui montrait assez son orgueil : l’univers et tous les phénomènes célestes devaient y être représentés. Mais l’ouvrage demeura imparfait, à cause du changement survenu dans sa fortune ; et aucun roi, après lui, n’osa le porter, bien qu’il y ait eu depuis en Macédoine plus d’un roi très-fastueux.

Ce ne fut pas seulement cette magnificence qui le rendit insupportable à ses sujets peu accoutumés à tant de faste, mais aussi le luxe de sa table et sa dépense habituelle ; et il leur était plus odieux encore par la difficulté qu’ils avaient d’approcher de sa personne ; car, ou il ne leur laissait pas le temps de lui parler, ou, s’il le faisait, ses réponses étaient toujours d’une rudesse et d’une fierté repoussantes. Il retint deux ans entiers à sa suite les députés des Athéniens, quoique les Athéniens fussent de tous les Grecs ceux à qui il témoignait le plus d’égards. Lacédémone ne lui ayant envoyé qu’un seul député, il s’en irrita fort, et prit cela pour une marque de mépris. Mais le député lui fit une réponse plaisante et toute laconienne. « Quoi donc ! avait dit Démétrius, les Lacédémoniens ne m’envoient qu’un seul député ? — Oui, seigneur, répondit le député, un seul à un seul. » Un jour, comme il marchait dans les rues avec des manières plus populaires que de coutume, et qu’il paraissait d’un abord plus facile, quelques Macédoniens accoururent, et lui présentèrent des placets. Il les reçut tous, et les mit dans un pan de son manteau. Les suppliants, transportés de joie, le suivirent pendant quelque temps ; mais, arrivé sur le pont de l’Axius[52] Démétrius ouvrit son manteau, et laissa tomber toutes les requêtes dans la rivière.

Ce mépris blessa les Macédoniens : c’était là, suivant eux, outrager les gens et non point gouverner en roi. Et ce traitement leur parut d’autant plus dur, qu’ils se souvenaient d’avoir vu eux-mêmes, ou d’avoir entendu dire combien le roi Philippe était doux et populaire. Un jour, une pauvre vieille femme l’arrêta sur son passage, le suppliant de l’écouter ; et, comme il répondit qu’il n’en avait pas le loisir : « Ne te mêles donc pas d’être roi, » répliqua cette femme. Ce mot le frappa tellement, et lui fit faire de si sérieuses réflexions, que, rentré dans le palais, il laissa de côté toutes ses autres affaires, donna audience à tous ceux qui se présentèrent, en commençant par cette femme, et ne s’occupa d’autre chose pendant plusieurs jours. Rien, en effet, n’est plus convenable à un roi que de rendre la justice ; car Mars est un tyran, comme dit Timothée, mais la loi, selon Pindare, est la reine de l’univers. Aussi les rois ont reçu de Jupiter, non des machines à prendre des villes, ni des vaisseaux armés d’éperons d’airain, mais, comme dit Homère, les lois et la justice pour en être les gardiens inviolables[53]. Jupiter a honoré du titre de disciple et d’ami, non le plus belliqueux, non le plus injuste ni le plus sanguinaire des rois, mais le plus juste[54]. Démétrius, au contraire, aimait à prendre le titre le plus opposé à ceux qu’on donne au roi des dieux. En effet, Jupiter est appelé patron, protecteur des villes ; et Démétrius prenait le surnom de Poliorcète[55]. Tant il est vrai que le honteux, se glissant à la faveur d’une puissance ignorante, a supplanté le beau et l’honnête, et imputé à gloire l’injustice même !

Démétrius tomba dangereusement malade à Pella, et fut sur le point de perdre la Macédoine : Pyrrhus accourut en toute hâte, et s’avança jusqu’à Édesse. Mais, dès que Démétrius eut recouvré ses forces, il le chassa sans peine : il ne laissa pas pourtant de faire avec lui une sorte de traité, ne voulant pas avoir affaire à un ennemi qui le harcèlerait sans cesse de poste en poste, et qui par là diminuerait les forces qui lui étaient nécessaires pour exécuter les grandes choses qu’il avait projetées ; car il ne formait pas un médiocre dessein : il n’aspirait à rien moins qu’à reconquérir tout l’empire de son père. Et, il en faut convenir, ses préparatifs n’étaient point au-dessous de ses projets et de ses espérances : il avait déjà rassemblé une armée de quatre-vingt-dix-huit mille hommes de pied et d’environ douze mille chevaux. Il faisait construire, tant au Pirée qu’à Corinthe, à Chalcis et à Pella, une flotte de cinq cents navires ; il se rendait en personne dans les arsenaux, montrant aux ouvriers ce qu’il fallait faire, et mettant lui-même la main à l’œuvre. Tout le monde était dans l’étonnement et du nombre et de la grandeur de ces vaisseaux ; car jusque-là nul homme n’avait vu de galère à quinze et seize bancs de rames. Ce ne fut que longtemps après que Ptolémée Philopator en fit construire une à quarante bancs de rames[56], laquelle avait deux cent quatre-vingts coudées de longueur, et quarante-huit de hauteur jusqu’au sommet de la poupe : il l’équipa de quatre cents matelots, sans compter les rameurs, qui étaient au nombre de quatre mille, et la monta de trois mille combattants, départis entre les rameurs et sur le pont. Mais cette galère ne fut jamais qu’un objet de curiosité : peu différente des édifices solides, elle ne servit que pour l’ostentation, et fut inutile pour le combat, tant il était difficile et même dangereux de la mouvoir. Il n’en était pas de même de celles de Démétrius : leur beauté ne les rendait pas plus mal propres au combat ; leur magnificence n’ôtait rien de leur utilité ; et l’agilité, la légèreté de leurs mouvements étaient plus admirables encore que leur grandeur.

Un armement si formidable, et tel que jamais roi depuis Alexandre n’en avait assemblé, étant destiné contre l’Asie, les rois Séleucus, Ptolémée et Lysimachus se liguèrent contre Démétrius ; puis, ils envoyèrent des ambassadeurs à Pyrrhus, pour le presser d’entrer en Macédoine, et pour lui représenter qu’il ne devait pas regarder comme un traité celui qu’il avait fait avec Démétrius, puisque Démétrius, sans s’être engagé à ne pas l’attaquer, s’était réservé à lui-même le pouvoir d’attaquer qui bon lui semblerait. Pyrrhus entra facilement dans leurs vues ; et Démétrius, qui différait encore, se trouva tout à coup enveloppé dans une guerre terrible. Ptolémée descendit en Grèce avec une flotte nombreuse, et fit révolter le pays contre Démétrius. Lysimachus entra en Macédoine par la Thrace ; Pyrrhus s’y jeta du côté de l’Épire, qui en était limitrophe ; et tous deux firent dans le pays un dégât affreux. Démétrius laisse son fils en Grèce, et vole au secours de la Macédoine. Il marche d’abord contre Lysimachus ; mais il apprend dans sa route que Pyrrhus s’est emparé de Berrhoé[57]. Le bruit de cette nouvelle, promptement répandu parmi les Macédoniens, porta le désordre dans tout son camp : ce ne fut plus que pleurs, que lamentations ; de tous côtés la colère éclatait contre Démétrius, et l’on s’emportait jusqu’à lui dire des injures : personne ne voulait plus rester ; tous songeaient à se retirer, sous prétexte d’aller vaquer à leurs affaires, mais, dans la réalité, pour se joindre à Lysimachus.

Démétrius jugea donc à propos de s’éloigner le plus qu’il pourrait de Lysimachus, qui était de la même nation que ses soldats et connu de la plupart pour avoir fait la guerre sous Alexandre, et de tourner ses armes contre Pyrrhus, qui était étranger, et que les Macédoniens, pensait-il, ne lui préféreraient jamais. Mais il se trompa dans ses conjectures : à peine il eut établi son camp devant celui de Pyrrhus, que les Macédoniens, qui admiraient depuis longtemps la valeur bouillante que Pyrrhus déployait dans les combats ; qui, de toute ancienneté, étaient accoutumés à regarder le plus courageux comme le plus digne d’être roi ; qui d’ailleurs apprenaient chaque jour avec quelle douceur Pyrrhus traitait les prisonniers ; qui tous enfin ne cherchaient qu’à quitter Démétrius, pour se jeter entre les bras d’un chef quelconque, mais de préférence entre ceux de Pyrrhus, commencèrent à déserter, d’abord secrètement et en petit nombre, puis ouvertement et en foule ; enfin ce fut une agitation et un soulèvement général dans tout le camp. Il y en eut même qui furent assez audacieux pour dire à Démétrius qu’il devait se retirer promptement, s’il voulait pourvoir à sa sûreté, parce que les Macédoniens étaient las de faire la guerre pour fournir à son luxe et à ses prodigalités. Et ces discours paraissaient encore très-modérés à Démétrius, auprès des paroles outrageantes que d’autres faisaient entendre. Il rentre donc dans sa tente, non comme un véritable roi, mais comme un roi de théâtre qui va dépouiller ses vêtements pour en prendre d’autres ; il quitte son riche manteau, en revêt un de couleur sombre, et sort du camp sans être aperçu. Dès que le bruit de sa fuite se fut répandu, la plupart des Macédoniens coururent à sa tente pour la piller : ils se disputent le butin avec acharnement, et mettent la tente en pièces. Mais Pyrrhus survint tout à coup, fit cesser le désordre, et se rendit maître du camp. Il partagea ensuite avec Lysimachus toute la Macédoine, dont Démétrius avait été pendant sept ans paisible possesseur.

Après ce nouveau revers, Démétrius se retira à Cassandrie[58], où était sa femme Phila, laquelle ne put résister à la douleur de voir encore une fois réduit à une condition privée et à l’exil le plus malheureux des rois. Elle renonça donc à toute espérance ; et, détestant la fortune de son mari toujours plus constante dans le malheur que dans la prospérité, elle prit du poison et se donna la mort. Mais Démétrius, qui songeait encore à rassembler les débris de son naufrage, repassa en Grèce ; et là, il manda auprès de lui tous ses amis. Le tableau que fait Ménélas de sa fortune dans Sophocle[59], quand il dit :

Mais mon destin sur la rapide roue de la Fortune
Incessamment tourne, et se transforme à tout moment ;
Ainsi la face de la lune jamais deux nuits entières
Ne saurait persister avec le même aspect :
On ne la voyait pas, mais tout à coup elle commence à se montrer,
Puis son visage se colore d’un plus vif éclat, et s’arrondit de jour en jour ;
Et, quand elle a brillé dans toute sa splendeur,
Elle se remet à décroître, et, à la fin, elle disparaît ;

ce tableau, dis-je, est une peinture exacte des vicissitudes qu’avait éprouvées Démétrius, de ses accroissements et de ses diminutions, de ses élévations et de ses chutes ; car, en ce temps-là même, sa puissance, qui paraissait entièrement éclipsée et presque éteinte, jeta une nouvelle lueur. Il se rassembla autour de sa personne quelques gens de guerre, qui firent renaître en lui une certaine espérance. Ce fut alors qu’il parut, pour la première fois, dans les villes, vêtu comme un simple particulier, et dépouillé de ce faste qui environne ordinairement les rois. Quelqu’un l’ayant vu en cet état à Thèbes lui appliqua assez heureusement ces vers d’Euripide[60] :

Il a quitté la figure divine pour prendre une figure mortelle ;
Il vient près des sources de Dircé et des rives de l’Isménus.

Mais, dès que ses espérances l’eurent remis, pour ainsi dire, sur le chemin de la royauté, et qu’entouré d’un assez grand nombre de troupes il se vit avec une apparence d’empire, il rendit aux Thébains leur ancien gouvernement.

Les Athéniens l’abandonnèrent de nouveau : ils rayèrent du registre des archontes éponymes Diphilus, prêtre des dieux sauveurs[61] et ils ordonnèrent que l’élection des archontes se ferait selon l’ancien usage ; puis, voyant que Démétrius devenait plus puissant qu’ils ne s’y étaient attendus, ils appelèrent Pyrrhus de la Macédoine. Démétrius, irrité de cette défection, alla mettre le siège devant leur ville. Il la pressait avec beaucoup de vigueur ; mais, les Athéniens lui ayant envoyé le philosophe Cratès, personnage fort renommé et qui jouissait d’un grand crédit, Démétrius, touché par ses prières et plus encore par la considération de ses propres intérêts, leva le siège ; et, rassemblant tout ce qui lui restait de vaisseaux, il y fit embarquer ses troupes, qui consistaient en douze mille hommes de pied et quelque cavalerie, et fit voile pour l’Asie, dans le dessein d’enlever à Lysimachus la Carie et la Lydie. Il fut reçu à Milet par Eurydice, sœur de Phila, qui menait avec elle Ptolémaïs, sa fille et celle de Ptolémée, laquelle lui avait déjà été promise en mariage par l’entremise de Séleucus. Eurydice la lui fit épouser : et, aussitôt après les noces, il alla solliciter les villes à la défection. La plupart se rendirent volontairement ; il en prit quelques-unes de force, entre autres la ville de Sardes. Plusieurs des officiers de Lysimachus passèrent dans son camp avec leurs soldats et de l’argent. Mais Agathoclès, fils de Lysimachus, arriva avec une puissante armée, et Démétrius passa en Phrygie, dans l’espérance que, s’il parvenait à s’emparer de l’Arménie, il pourrait aisément faire révolter la Médie, et se rendre maître des provinces de la haute Asie, où, en cas de revers, il aurait plusieurs retraites sûres.

Cependant Agathoclès le suivait de près ; mais comme, dans les escarmouches qui avaient souvent lieu, Démétrius avait toujours l’avantage, Agathoclès prit le parti de lui couper les vivres, et d’empêcher ses fourrages. Il le mit par là dans un grand embarras, d’autant que ses troupes conçurent le soupçon qu’il voulait les transporter en Arménie et en Médie. La famine augmentait de jour en jour ; et, par un nouveau malheur, en passant le Lycus, Démétrius manqua le gué, et la rapidité du courant entraîna un grand nombre de ses gens. Néanmoins, ses soldats ne laissaient pas de le plaisanter : un d’entre eux attacha à l’entrée de sa tente un écriteau portant les premiers vers de l’Œdipe à Colone, où il avait fait un léger changement :

Fils du vieil aveugle Antigonus, en quelles
Contrées sommes-nous venus[62] ?

Enfin, la peste s’étant jointe à la famine, comme il arrive ordinairement quand on est réduit à recourir aux aliments les plus malsains, Démétrius, qui avait perdu au moins huit mille hommes, retourna sur ses pas avec le peu de troupes qui lui restaient. Arrivé à Tarsus, il défendit qu’on fît le moindre dégât dans cette province, qui était de la dépendance de Séleucus, pour ne donner à Séleucus aucun prétexte de se déclarer son ennemi. Mais, comme il vit que la disette à laquelle ses soldats étaient réduits rendait impossible l’exécution de cette défense, et qu’Agathoclès avait fortifié tous les passages du mont Taurus, il écrivit à Séleucus une lettre pleine de lamentations sur son infortune, et où il finissait par le supplier d’avoir compassion de son allié, d’un homme dont les malheurs attendriraient un ennemi même.

Séleucus, touché de cette lettre, écrivit à ses généraux de donner à Démétrius un entretien digne de son rang, et de fournir à ses troupes toutes les provisions nécessaires. Mais Patrocle, homme d’un grand sens, et qui passait pour un des plus fidèles amis de Séleucus, survint et dit : « La dépense que tu feras pour l’armée de Démétrius est chose peu importante ; mais il est contraire à tes intérêts de laisser séjourner dans tes États Démétrius, lequel, de tout temps, a été le plus violent et le plus entreprenant des rois, et qui se trouve maintenant dans cet état d’infortune qui rend souvent audacieux et injustes les caractères même les plus modérés. » Séleucus, frappé de ces représentations, se mit aussitôt en marche vers la Cilicie avec une puissante armée. Démétrius, étonné d’un changement si subit, se retire dans les lieux les plus forts du mont Taurus ; puis il envoie des députés à Seleucus, pour le conjurer de permettre qu’il fît la conquête de quelques nations barbares qui vivaient dans l’indépendance, afin qu’il pût, après tant de courses et tant de fuites, y vivre en paix le reste de ses jours ; ou, s’il ne voulait pas lui accorder cette grâce, de nourrir au moins son armée pendant l’hiver dans le lieu même où elle était, et de ne pas le chasser ainsi nu et manquant de tout, pour être à la merci de ses ennemis. Séleucus, à qui toutes ces prières étaient suspectes, lui permit seulement d’hiverner, s’il voulait, pendant deux mois dans la Cataonie[63] à condition qu’il donnerait pour otages les principaux de ses amis ; en même temps il fit fermer de murailles tous les passages des montagnes qui conduisaient en Syrie. Démétrius, enfermé de toutes parts comme une bête fauve dans une enceinte, se vit obligé de recourir à la force. Il courut le pays et le pilla : et, dans toutes les rencontres où il fut attaqué par Séleucus, il eut l’avantage. Un jour même que Séleucus avait envoyé contre lui ses chars armés de faux, il les força et les mit en fuite ; puis, chassant ceux qui défendaient les passages de la Syrie, il les occupa lui-même. Ranimé par ce succès, et voyant que ses troupes avaient repris courage, il se prépara à tout risquer en présentant la bataille à Séleucus. Séleucus se trouva alors dans un grand embarras : il avait renvoyé le secours de Lysimachus, car il n’était pas sans soupçons et sans craintes à son endroit ; et il n’osait, avec ses seules forces, hasarder le combat contre Démétrius, redoutant sa témérité désespérée, et l’instabilité de sa fortune qui, souvent, de la situation la plus déplorable l’élevait tout à coup au comble de la prospérité. Mais, sur ces entrefaites, Démétrius tomba dans une maladie qui lui ôta toutes les forces et ruina entièrement ses affaires : la plupart de ses soldats passèrent aux ennemis, ou se débandèrent. À peine rétabli au bout de quarante jours, il ramasse ce qui lui restait de troupes, et, afin de faire croire aux ennemis qu’il va se jeter sur la Cilicie, il se met en marche. Mais il décampe la nuit sans faire sonner les trompettes ; et, prenant une autre route, il franchit le mont Amanus, et ravage tout le pays qui s’étend du pied de cette montagne jusqu’à la Cyrrhestique[64]. Séleucus, qui s’était mis à sa poursuite, va camper non loin de lui : alors Démétrius lève son camp au milieu de la nuit, et s’avance sur Séleucus, pour le surprendre et l’enlever pendant son sommeil. Séleucus, averti par quelques transfuges du danger qu’il courait, se lève en toute hâte, fort étonné, et fait sonner l’alarme. En se chaussant, il dit tout haut à ses amis : « J’ai affaire là à une dangereuse bête. » Démétrius, conjecturant, par le tumulte du camp ennemi, qu’on l’avait découvert, se retira precipitamment. Le lendemain, à la pointe du jour, Séleucus lui présenta la bataille. Démétrius envoie un de ses capitaines pour commander une des ailes de son armée ; il se met lui-même à la tête de l’autre, charge les ennemis, et les met en fuite. Alors Séleucus descend de cheval, quitte son casque, et va, sans autre arme que son bouclier, se présenter aux soldats mercenaires de Démétrius : il les exhorte à passer de son côté, les assurant que ce n’est que pour les épargner, et non pour épargner Démétrius, qu’il a différé si longtemps le combat. À l’instant toutes ces troupes le saluent, le proclament roi, et se rangent sous ses étendards. Démétrius, bien qu’il sentît que ce dernier revers était plus terrible que les précédents, voulut tenter encore de s’en relever : il s’enfuit à travers les portes Amaniques[65] ; et, suivi d’un petit nombre d’amis et d’officiers, il gagna un bois épais, où il passa la nuit, dans le dessein de prendre le lendemain, s’il lui était possible, le chemin de Caunus[66] et de descendre au bord de la mer, où il espérait trouver sa flotte. Mais, comme il eut appris qu’il n’avait pas de vivres pour ce jour-là même, il dut songer à d’autres moyens. Dans ce moment arrive Sosigène, un de ses amis, qui avait dans sa ceinture quatre cents pièces d’or. Alors, espérant pouvoir, avec ce secours, se rendre jusqu’à la mer, ils s’acheminent, à la faveur de la nuit, vers les passages des montagnes. Mais, voyant que les ennemis y avaient allumé des feux, ils perdirent toute espérance de pouvoir tenir ce chemin, et revinrent au lieu d’où ils étaient partis, non pas tous, car plusieurs avaient pris la fuite ; et ceux qui étaient restés avec Démétrius n’avaient plus le même courage. Là, quelqu’un ayant osé dire qu’il fallait se rendre à Séleucus, Démétrius tira son épée, et il allait s’en percer, si ses amis qui l’environnaient ne l’en eussent empêché : ils cherchèrent à le consoler, et finirent par lui persuader de prendre son parti : il envoya donc vers Séleucus, pour lui dire qu’il se remettait à sa discrétion.

À cette nouvelle, Séleucus dit à ses courtisans : « Ce n’est pas la bonne fortune de Démétrius qui le sauve ; c’est la mienne qui, outre tant de faveurs qu’elle m’a fait, me donne encore une occasion de montrer à son égard ma douceur et mon humanité. » Il appelle les officiers de sa maison, il leur ordonne de dresser une tente digne d’un roi, et de préparer toutes choses pour faire à Démétrius une réception magnifique. Séleucus avait alors auprès de lui un ancien ami de Démétrius, nommé Apollonidès : ce fut lui qu’il choisit et qu’il dépêcha sur l’heure même à Démétrius, afin qu’il vînt le trouver avec plus de confiance, et comme un parent et un gendre qui serait charmé de le recevoir. Lorsque les courtisans connurent les dispositions favorables de leur roi pour Démétrius, quelques-uns, d’abord en petit nombre, allèrent sur-le-champ au-devant de Démétrius ; ensuite la plupart des amis mêmes de Séleucus s’y rendirent, s’empressant tous à l’envi, et tâchant de se devancer les uns les autres, pour être les premiers auprès de Démétrius, qu’ils s’attendaient à voir en grand crédit à la cour de Séleucus. Cet empressement changea bientôt en jalousie la compassion que ses malheurs avaient d’abord inspirée, et donna lieu aux courtisans envieux et malintentionnés de détourner et de rendre inutiles les dispositions favorables du roi : ils lui firent entendre qu’aussitôt que Démétrius serait arrivé, on verrait dans son camp des mouvements séditieux et des nouveautés dangereuses. Cependant Apollonidès était arrivé plein de joie auprès de Démétrius ; et ceux qui étaient partis après lui, survenant successivement, portaient tous à Démétrius de flatteuses paroles de la part de Séleucus. Déjà Démétrius qui, même après un revers si affreux, avait regardé comme la démarche la plus honteuse de s’être livré lui-même, se repentait de la répugnance qu’il avait témoignée, ne doutant plus de la bonne foi de Séleucus, et s’abandonnant aux plus douces espérances.

Mais tout à coup on voit arriver Pausanias avec un corps d’environ mille hommes, tant fantassins que cavaliers : il environne Démétrius, et, écartant tous ceux qui étaient autour de lui, il se saisit de sa personne, et le conduit non à Séleucus, mais dans la Chersonèe de Syrie[67], où il fut confiné sous une sûre garde pour le reste de ses jours. Du reste, il fut bien traité par Séleucus : Séleucus lui donna un nombre suffisant d’officiers pour le servir, de l’argent, et une table servie comme il convenait à un roi. On lui avait même assigné des lieux de plaisance, dans lesquels il y avait des lices et des promenades toutes royales, et des parcs remplis de bêtes fauves. Il fut permis à ceux de ses amis qui l’avaient accompagné dans sa fuite de rester avec lui s’ils le voulaient. Toutes les personnes qui venaient le voir de la part de Séleucus lui apportaient de consolantes paroles ; et Séleucus le faisait exhorter à prendre courage, promettant qu’aussitôt après l’arrivée d’Antiochus et de Stratonice, on négocierait un accommodement.

Démétrius, réduit à une telle infortune, écrivit d’abord à son fils, et manda en même temps à ses officiers et aux amis qu’il avait à Athènes et à Corinthe, qu’ils n’ajoutassent foi ni à ses lettres ni à son sceau ; mais qu’ils le regardassent comme mort, et conservassent à son fils les villes et les richesses qu’ils avaient encore en leur pouvoir. Lorsque Antigonus apprit la détention de son père, il en fut accablé de douleur : il prit aussitôt des habits de deuil, et écrivit à tous les rois, même à Séleucus, pour le conjurer de rendre la liberté à Démétrius, s’engageant à lui abandonner tout ce qu’il possédait encore, et s’offrant lui-même en otage à la place de son père. Un grand nombre de villes et de princes firent la même démarche auprès de Séleucus, excepté Lysimachus, lequel osa offrir à Séleucus des sommes considérables, s’il voulait faire périr Démétrius. Séleucus, qui déjà haïssait Lysimachus, en eut plus d’horreur encore après une offre si cruelle et si barbare : il ne différa même de relâcher Démétrius que pour attendre l’arrivée d’Antiochus et de Stratonice, afin que Démétrius leur dût sa délivrance.

Démétrius avait d’abord supporté son malheur avec constance ; bientôt il s’y accoutuma et le souffrit sans peine. Il s’exerçait à la chasse et à la course autant qu’il lui était permis de le faire ; mais ensuite il abandonna peu à peu ces exercices, et se laissa aller à la paresse et à la nonchalance ; il se livra à la débauche de la table, et consuma la plus grande partie de son temps à des jeux de hasard, soit qu’il voulût se dérober par là aux tristes réflexions qui l’assaillaient quand il était de sang-froid, ou cacher ses projets sous l’ivresse, soit qu’il eût reconnu que ce genre de vie était celui qu’il avait toujours désiré et poursuivi, mais dont le fol amour d’une vaine gloire l’avait sans cesse éloigné, pour se susciter à lui-même et susciter aux autres des peines infinies, croyant trouver sur les flottes et dans les camps ce bonheur qu’il trouvait maintenant, contre son attente, dans la paresse, dans l’abandon de toutes les affaires. En effet, quel autre fruit ces malheureux rois qu’égarent de funestes dispositions tirent-ils de toutes leurs guerres, de tous les dangers auxquels ils s’exposent, sinon de sacrifier la vertu et l’honnêteté au luxe et à la volupté, et de poursuivre vainement un bonheur dont ils ne savent jamais véritablement jouir ? Démétrius, après une captivité de trois ans dans la Chersonèse, mourut d’une maladie causée par la paresse, l’intempérance et les débauches de table : il était âgé de cinquante-quatre ans. Cette mort jeta beaucoup de défaveur sur Séleucus ; et lui-même il se repentit extrêmement des soupçons qu’il avait conçus contre Démétrius, et de n’avoir pas suivi l’exemple de Dromichétès, un Thrace, un Barbare, qui avait traité Lysimachus, son prisonnier, avec une humanité vraiment royale.

Les funérailles de Démétrius furent faites avec une sorte de pompe tragique et théâtrale. Dès que son fils Antigonus eut été informé qu’on rapportait ses restes, il alla au-devant avec toute sa flotte, et, les ayant rencontrés près des îles, il reçut l’urne qui les contenait, qui était toute d’or, et la plaça sur la galère amirale. Toutes les villes où ils abordaient déposaient des couronnes sur l’urne, ou députaient des hommes en habits de deuil pour l’accompagner et pour assister aux funérailles. Quand la flotte approcha de Corinthe, on aperçut de loin sur la proue l’urne recouverte de la pourpre royale et ornée du diadème, et environnée de jeunes gens armés qui lui servaient de gardes. Xénophantus, le plus habile joueur de flûte de ce temps-là, assis près de l’urne, jouait les airs les plus religieux, au son desquels on accordait le mouvement des rames. La flotte s’avançait lentement, avec un bruit semblable à celui qu’on entend dans les obsèques, lorsque les cadences lugubres de la flûte sont accompagnées de gémissements. Mais l’objet qui excitait le plus la compassion et les regrets de tout le peuple répandu sur le rivage, c’était Antigonus, accablé de douleur et fondant en larmes. Après que Corinthe eut rendu aux restes de Démétrius tous les honneurs qui pouvaient relever ses obsèques, et déposé sur l’urne toutes ses couronnes, Antigonus la fit transporter à Démétriade, ville ainsi nommée du nom de Démétrius, et qu’on avait formée de plusieurs petites villes qui étaient autour d’Iolcos.

Démétrius laissa de sa femme Phila deux enfants, Antigonus et Stratonice. Il eut deux fils de son nom : l’un, surnommé le Grêle, né d’une femme illyrienne ; l’autre, qui régna à Cyrène, était fils de Ptolémaïs. Il eut de Déidamie un fils nommé Alexandre, qui vécut en Égypte. On dit aussi que d’Eurydice, sa dernière femme, il eut un fils appelé Corrhabus. La postérité de Démétrius régna sans interruption jusqu’à Persée, en qui elle s’éteignit, et sur lequel les Romains conquirent la Macédoine[68] Après avoir déployé sur la scène le drame macédonien, il est temps d’y faire paraître le drame romain.


  1. Le texte dit τοῦ αὐτοκράτορος. Il est probable que Plutarque ne se sert ici de ce terme que faute d’un mot grec équivalent au latin triumvir. Du reste, le mot αὐτοκράτωρ désigne une autorité sans contrôle ; et rien ne bornait celle d’Octave, de Lépidus et d’Antoine.
  2. Voyez la Vie de Paul-Émile, dans le deuxième volume. Philippe avait fait empoisonner son fils Démétrius, sur les rapports de son autre fils Persée ; puis il était mort de chagrin après avoir reconnu l’innocence de Démétrius.
  3. Le royaume de Pont fut détruit à la mort de Mithridate VIII, qui périt victime de la haine de Galba.
  4. Sur l’action des deux principes d’Empédocle, νεῖκος et φιλία, voyez le premier livre de la Métaphysique d’Aristote.
  5. Ptolémée, fils de Lagus, le fondateur du royaume d’Égypte.
  6. Ville de la haute Phrygie.
  7. Séleucus Nicanor, le fondateur du royaume de Syrie.
  8. Environ trente millions de francs.
  9. Partie d’avril et de mai.
  10. Dans l’Achaïe, sur le golfe de Lépante.
  11. Voyez la Vie de Phocion dans le troisième volume, et celle de Démosthène dans le quatrième.
  12. Une des Sporades, près de Naxos. Clitus, amiral des Macédoniens pour Antipater, y avait vaincu la flotte athénienne, commandée par Éétion.
  13. Ce mot ne se trouve plus dans ce qui nous reste des pièces d’Aristophane.
  14. Poëte de la nouvelle comédie
  15. Dans le vers d’Euripide, Phénic., 398, il y a δουλευτέον, et Antigonus dit γαμητέον.
  16. Il s’agit de Salamine en Cypre.
  17. Ces deux îles étaient renommées pour l’excellence de leurs vins.
  18. Aéropus II, qui s’était emparé du royaume de Macédoine en faisant périr son pupille Oreste, fils d’Archelaüs II.
  19. Attalus III, fils d’Eumène II et de Stratonice.
  20. On se servait de cette plante pour empoisonner le fer des flèches.
  21. Ce mot signifie qui prennent les villes.
  22. C’était, suivant la tradition, un fils de Cercaphon, fils du Soleil et de la nymphe Rhode ; lui et ses deux frères, Lindus et Camirus, avaient régné dans l’île de Rhodes, et y avaient fondé chacun une ville de leur nom. Pline parle en détail du tableau de Protogène. Caunus, patrie de Protogène, était une ville de Carie.
  23. Diodore de Sicile attribue cette médiation aux Étoliens.
  24. Environ trois cent mille francs de notre monnaie.
  25. C’est le neveu de Démosthène, dont il a été question dans la Vie de Démosthène, à la fin.
  26. Ce mot signifie rivage de la mer. Il s’agit ici de la côte orientale du Péloponnèse.
  27. Environ six cent mille francs de notre monnaie.
  28. Les femmes ne montaient pas sur le théâtre.
  29. Ce mot signifie le droit de tout voir, l’initiation complète.
  30. Partie de janvier et de février.
  31. Partie d’août et de septembre.
  32. Partie de mars et d’avril.
  33. Environ quinze cent mille francs de notre monnaie.
  34. Grammairien disciple de Théophraste.
  35. La machine de siège dont il a été question plus haut.
  36. Mythos veut dire conte ou fable ; et l’on épouvantait les enfants du récit des exploits d’une Lamia, qui avait été, suivant la tradition, quelque chose comme les ogresses des contes de fées :

    Neu pransæ Lamiæ vivum puerum extrahat alvo,

    dit Horace.
  37. C’est-à-dire folie.
  38. Ville de la Cilicie.
  39. Plus de sept millions de notre monnaie.
  40. D’autres lisent Rossus, ville maritime située entre Issus et Séleucie.
  41. Le texte est corrompu à cet endroit ; je suis la correction de Dacier qui est d’ailleurs appuyée par plusieurs manuscrits.
  42. Environ trente-six francs de notre monnaie.
  43. Environ deux cent soixante-dix francs de notre monnaie.
  44. Dans une de ses pièces aujourd’hui perdue.
  45. Au-dessous de Pydna, sur la côte du golfe Thermaïque. Du reste, ce nom de Dium est une correction pour Déinum, qu’il y a dans le texte : Déinum étant complètement inconnu, on s’est accordé à y substituer Dium.
  46. Le texte est un peu obscur à cet endroit, et quelques-uns veulent qu’il s’agisse ici de la mort d’Alexandre le Grand lui-même, empoisonné, disait-on, par Cassandre. Mais le texte ne se prête pas à cette interprétation, à cause du mot τεθνηκότα, qui est au passé. Je suis le sens donné par Coray, qui est plus grammatical, et qui se rapporte non pas à une accusation vague et sans preuves, mais à des faits réels et authentiques. Cassandre avait livré Olympias, la mère d’Alexandre, à la fureur des soldats, et empoisonné les deux fils d’Alexandre.
  47. Tout le monde connaît l’ode à laquelle Plutarque fait allusion, qui a été conservée par Longin dans le Traité du sublime, et traduite en vers par Boileau.
  48. Le texte dit en dedans, ἐντός : mais l’erreur est évidente, et il faut lire, avec Dusoul, ἐκτός.
  49. Roi des Gètes, à qui Lysimachus, vaincu par la soif, s’était rendu à discrétion, lui et son armée.
  50. Moins d’un demi-quart de lieue.
  51. Voyez la Vie de Pyrrhus dans le deuxième volume.
  52. Fleuve de la haute Macédoine.
  53. Iliade, I, 238.
  54. Minos. Homère dit, au dix-neuvième livre de l’Odyssée, que Minos avait tous les neuf ans, l’honneur de converser avec Jupiter, et de recevoir ses leçons.
  55. Ce nom signifie preneur de villes.
  56. On taxe ceci d’exagération ; mais nous ignorons quelle était la construction de ces navires. Il est bien clair que les bancs de rames n’étaient pas étagés plus de quatre ou cinq l’un au-dessus de l’autre ; mais il y avait bien d’autres manières de les disposer. Du reste, pour tout ce qui dépasse cinq ou six rangs, je me sers du mot bancs, laissant au lecteur la liberté de disposer ces bancs à sa fantaisie.
  57. C’était une ville de Macédoine.
  58. Auparavant Potidée, dans la haute Macédoine, sur les confins de la Thrace.
  59. Dans une des tragédies de ce poëte qui n’existent plus.
  60. Dans les Bacchantes, vers 4.
  61. Voyez plus haut quelles prérogatives on avait accordées au prêtre des dieux sauveurs, c’est-à-dire d’Antigonus et de Démétrius.
  62. Tout le changement dans le grec se borne à mettre Ἀντιγόνον à la place d’Ἀντιγόνη, car τέκνον signifie à la fois fils et fille.
  63. Province de la Cappadoce.
  64. Contrée de la Syrie, ainsi appelée de la ville de Cyrus ou Cyrrhus.
  65. Le passage du mont Amanus, au nord de la Cilicie.
  66. Dans la Carie.
  67. La Chersonèse de Syrie était une presqu’île formée par le fleuve Oronte et des marais, et où se trouvait la ville d’Apamée.
  68. La race d’Antogonus avait régné pendant cent dix-neuf ans. On a vu dans la Vie de Paul Émile, dans le deuxième volume, comment périt cet empire, qui avait jeté un si vif éclat.