Vies choisies des Pères des déserts d’Orient/12


Ad Mame et Cie (Nouvelle éditionp. 150-174).

SAINT HILARION, PÈRE DES MOINES DE LA PALESTINE.


Saint Chariton, fondateur du célèbre ermitage qu’on appela dans la suite la Laure du Pharan, fut le premier solitaire de la Palestine. Mais l’établissement de cette laure ne fit pas d’abord sensation comme en fit saint Hilarion ; de sorte que c’est proprement depuis celui-ci que l’état monastique fleurit dans cette province et dans la Syrie ; et, comme ses exemples et ses prodiges donnèrent occasion à la fondation d’un grand nombre de monastères, c’est avec raison qu’on l’appelle le père des moines de ces quartiers, comme saint Antoine le fut de ceux d’Égypte, et saint Pacôme de ceux de la haute Thébaïde.

Saint Hilarion naquit en un village nommé Thabath, environ à deux lieues de Gaze en Palestine, vers l’an 291. Ses parents étaient païens, et la grâce dont il fut prévenu dans sa jeunesse le fit sortir, selon la pensée de saint Jérôme, du sein d’une famille idolâtre, comme la rose sort du milieu des épines. Il n’y a guère d’apparence qu’il ait connu le nom de Jésus-Christ dans sa maison, où tout ce qui s’offrait à ses yeux se ressentait des superstitions du paganisme. Il paraît plutôt qu’il eut ce bonheur à Alexandrie, où il en trouva plus de moyens, et où il fut envoyé par ses parents, lorsqu’il avait à peine dix ans, pour apprendre les lettres humaines. Nous ne savons pas quel fut celui qui l’éleva dans les principes de la foi chrétienne ; mais il y réussit si heureusement, avec le secours de la grâce, que dans cet âge tendre Hilarion aimait Jésus-Christ de tout son cœur, et, bien loin de s’amuser aux spectacles profanes, il ne goûtait que la prière et les assemblées ecclésiastiques. Cela n’empêcha pas qu’il ne fît du progrès dans les études, car il apprit le grec aussi parfaitement qu’il possédait le syriaque, sa langue naturelle ; mais les attraits des vertus chrétiennes, l’emportèrent toujours, dans son cœur, sur ce qui ne servait qu’à orner son esprit, et il écrivit dès lors un livre des Évangiles, qu’il garda jusqu’à la mort pour en faire le principal sujet de ses réflexions, et pour être toujours en état d’y recourir et d’y conformer sa conduite. Ce qu’il y a encore de plus remarquable, c’est que c’était précisément dans ce temps-là que la persécution de Dioclétien était plus allumée ; et, bien loin que sa foi en fût ébranlée par la crainte, elle jeta dans son âme de plus fortes racines, et son zèle pour Jésus-Christ n’en devint que plus ferme et plus ardent.

En effet, ayant entendu parler des vertus de saint Antoine, dont la réputation était déjà répandue dans toute l’Égypte et attirait beaucoup de monde auprès de lui, il voulut l’aller voir comme les autres, non par un esprit de curiosité, mais dans l’intention d’étudier sa conduite et de se former sur son exemple. Il quitta pour cela son habit de séculier, et demeura environ deux mois auprès de lui, observant avec soin sa manière de vivre, principalement son abstinence rigoureuse, son assiduité à l’oraison, son humilité à recevoir les frères, son zèle à les reprendre de leurs défauts, son ardeur à les animer tous et à les porter à la pratique du bien.

Saint Antoine ne s’était pas encore retiré sur cette montagne où il finit depuis sa vie ; il était alors vers Héraclée, et à peine y avait-il un an qu’il était sorti du vieux château où il s’était tenu renfermé pendant vingt ans. Hilarion eût bien désiré de demeurer plus longtemps auprès d’un si excellent maître ; mais voyant ce grand nombre de personnes qui y accouraient de toutes parts, soit pour recevoir ses instructions, soit pour être délivrées de leurs maladies, et particulièrement de l’obsession des démons, il se dit à lui-même qu’il n’était pas venu dans le désert pour y voir autant de monde que dans les villes ; qu’il devait commencer par la retraite, comme saint Antoine avait commencé ; que ce saint, ainsi qu’un soldat vétéran chargé de lauriers, pouvait jouir du fruit de ses victoires, mais que, quant à lui, il avait besoin de combattre, ce qu’il n’avait pas encore bien essayé.

Ces considérations le déterminèrent à retourner en son pays, et il s’y rendit avec quelques autres solitaires, après avoir pris congé du grand Antoine, dans l’intention de pratiquer plus tranquillement les exercices et les vertus qu’il avait appris de lui. Il parut bien, par les effets que sa retraite produisit dans la Palestine, que l’esprit de Dieu l’y conduisit ; car il y fit connaître la sainteté de l’état qu’il avait embrassé, et devint l’instrument de sanctification d’une infinité d’âmes, par les moyens qu’il leur fournit pour en remplir les devoirs avec perfection.

Il trouva en arrivant chez lui que son père et sa mère étaient morts, et distribua ce qui lui revenait de leur succession, partie à ses frères et partie aux pauvres ; et, se souvenant que Jésus-Christ avait dit que celui qui ne renonce pas à tout ce qu’il possède ne saurait être son disciple, il ne réserva rien des biens de la terre, pour mieux acquérir ceux du ciel. Ainsi dépouillé de tout et revêtu seulement de la vertu de Jésus-Christ, il entra dans un vaste désert qui est entre Gaze et l’Égypte, à deux lieues et demie de Majuma, bourg où étaient le port et les magasins de Gaze, et il entreprit cette vie toute céleste après laquelle il soupirait ardemment. Ses parents et ses amis voulurent d’abord l’en détourner, lui représentant que le lieu qu’il choisissait était décrié par les meurtres et les brigandages qui s’y commettaient souvent ; mais il leur répondit que, bien loin de craindre la mort du corps, il ne craignait que celle de l’âme, de sorte qu’on était surpris qu’à un âge si tendre (car il n’avait que quinze à seize ans) il montrât tant de force d’esprit. Mais l’ardeur de son amour pour Jésus-Christ l’élevait au-dessus de toute crainte humaine, et sa ferveur était telle, que, malgré la délicatesse de sa complexion, qui le rendait sensible aux moindres impressions du froid ou du chaud, il endurait toutes les injures de l’air avec un courage qui étonnait tout le monde.

Sozomène, qui parle de lui dans son histoire avec beaucoup d’éloge, rapporte en ces termes la manière dont il vivait. « Il s’accoutumait, dit-il, à souffrir les travaux et à surmonter l’inclination qu’ont les hommes à la mollesse ; il ne le cédait à personne pour l’abstinence ; il combattait contre la faim, la soif, le froid, le chaud, et contre toutes les autres peines que la délicatesse du corps et de l’esprit nous fait envisager comme des maux. D’ailleurs il était grave dans sa conduite, sérieux dans ses discours, et il étudiait avec soin le sens des divines Écritures. » Ce n’est pourtant là qu’une idée fort légère de sa manière de vivre ; mais saint Jérôme la développe par le détail qu’il en fait, et c’est d’après lui que nous l’allons donner.

Il n’avait pour vêtement, dit ce saint, qu’un sac et une tunique de peau que saint Antoine lui avait donnés, et un petit manteau de paysan. Il ne lavait jamais ce sac, disant qu’il était fort inutile de rechercher la propreté dans le cilice, et il ne cherchait point de tunique que la première ne fût tout à fait hors d’usage. Il ne coupait ses cheveux qu’une fois l’année, au temps de Pâque. Son lit était la terre dure, ou, dans la nécessité, une natte de jonc. Depuis seize jusqu’à vingt ans, il n’eut pour se garantir de la pluie et des vives ardeurs du soleil qu’une petite cabane couverte de joncs et d’épines : encore n’avait-il point alors de demeure fixe ; mais il allait, dans cette vaste solitude, tantôt en un endroit, tantôt à un autre, pour éviter de tomber entre les mains des voleurs ; car, quoiqu’il ne craignit pas la mort, il savait qu’il n’était pas de la discrétion de s’y exposer sans sujet, comme il est de la piété de l’accepter lorsqu’elle se présente par l’ordre de la Providence.

Aussi Dieu montra dans une rencontre qu’il prenait de lui un soin tout particulier : car des voleurs, ayant formé le dessein de le surprendre dans sa petite cabane, soit qu’ils crussent y trouver quelque butin à faire, soit qu’ils eussent honte de voir qu’un si jeune solitaire demeurât dans ces lieux sans les craindre, se mirent en chemin pour le chercher après le coucher du soleil ; mais ils ne firent que marcher toute la nuit sans pouvoir y arriver. Enfin le jour étant venu, ils découvrirent sa pauvre cellule, et y étant entrés, ils lui demandèrent d’un ton de raillerie ce qu’il ferait s’il était attaqué par des voleurs. Il leur répondit que celui qui n’avait rien ne les craignait point. « Mais, répliquèrent-ils, ils peuvent vous tuer. — À la bonne heure, dit Hilarion ; mais je ne crains pas la mort, parce que j’y suis préparé. » Ils admirèrent une si grande fermeté dans un jeune homme de dix-huit ans, car il n’en avait pas alors davantage, et lui avouèrent qu’ils s’étaient égarés pendant la nuit, et que Dieu les avait comme aveuglés. Ils lui promirent enfin de se corriger de leurs vices, et le laissèrent en paix.

Il bâtit à vingt ans une cellule un peu plus solide avec des briques, de la boue, et des tuiles cassées, mais si petite et si incommode, qu’à peine pouvait-il s’y étendre. Elle était située au bord de la mer, à une lieue environ de Thabath ; on la voyait encore du temps de saint Jérôme. Ce saint docteur entre dans un détail tout particulier en parlant de son abstinence. Il dit qu’il pratiqua toute sa vie un jeûne très-austère, qu’il ne rompit pas même aux jours de fêtes, ni dans ses maladies, ne mangeant jamais qu’après le soleil couché. Il s’interdit l’usage du pain, et ne mangea par jour que quinze figues ; encore quand le démon l’attaquait par la tentation, il passait trois et quatre jours sans prendre aucune nourriture, se contentant après ce temps de manger quelques figues et du suc des herbes pour réparer ses forces épuisées. Aussi son corps devint si exténué par cette grande austérité, qu’il ne lui restait presque plus que la peau sur les os. Depuis l’âge de vingt-un ans jusqu’à trente-cinq, il ne garda pas toujours le même régime ; il le changea selon le besoin, mais toujours en si petite quantité, qu’on reconnaissait dans ces changements son amour invariable pour la pénitence. Ainsi, depuis vingt-un ans jusqu’à vingt-quatre, il mangeait quelques lentilles trempées dans de l’eau froide ; les trois années suivantes, du pain sec avec de l’eau et du sel ; ensuite, jusqu’à trente ans, des herbes sauvages et des racines crues ; après ce temps, six onces de pain d’orge et des herbes cuites. Mais sentant que sa vue s’affaiblissait et que son corps se couvrait d’élevures piquantes, il ajouta un peu d’huile aux herbes, et vécut ainsi jusqu’à l’âge de soixante-trois ans. Alors, jugeant par la faiblesse de son corps que sa fin était proche, et ne voulant d’ailleurs rien relâcher de ses austérités, parce que sa ferveur lui tenait lieu de force, il s’abstint tout à fait de pain, et ne prit pour toute nourriture, jusqu’à quatre-vingts ans, qu’un potage d’herbes où on mêlait de la farine, ce qui allait à peine à cinq onces ; encore observa-t-il toujours constamment de ne le prendre qu’après le soleil couché.

Nous pouvons ajouter à cette vie si austère la privation de toutes les consolations humaines, et de celles même qui eussent beaucoup pu satisfaire sa piété. On remarque que dans cinquante ans qu’il demeura en Palestine, il n’alla qu’une fois à Jérusalem, et ce fut autant par dévotion que de peur qu’on ne crût, s’il n’y allait point en étant si proche, qu’il méprisait les saints lieux. Jusqu’alors il avait gardé si étroitement sa solitude, qu’il n’entrait point dans les villes ni même dans les villages. Enfin nous pouvons mettre entre ses pratiques de pénitence le travail des mains, qu’il diversifiait, soit en labourant la terre, soit en faisant des paniers de jonc, à l’exemple des solitaires d’Égypte.

Mais son principal exercice était l’oraison, le chant des psaumes et la lecture des saintes Écritures, qu’il étudia même par cœur, et dont il récitait les paroles avec un profond respect et une tendre onction, comme s’il eût vu Dieu présent et qu’il les eût entendues de sa divine bouche.

Le démon, voyant une ferveur si extraordinaire dans un si jeune solitaire, voulut l’étouffer dès le commencement et l’attaqua par des tentations violentes. Hilarion avait vécu jusqu’alors dans une innocence angélique et n’avait pas encore éprouvé les révoltes humiliantes de la chair. Les premiers assauts qu’il ressentit l’étonnèrent ; mais il n’en fut pas découragé ; au contraire, s’élevant contre son corps qui lui déclarait la guerre, il lui dit avec un zèle enflammé par l’amour de la pauvreté, et en frappant sa poitrine, comme s’il eût voulu, par les coups qu’il se donnait, chasser ces mauvaises images de son esprit : « Attends, malheureux âne, je t’empêcherai bien de regimber ; bien loin de te donner de l’avoine, tu n’auras que de la paille. Je te ferai souffrir la faim et la soif, je te chargerai sans ménagement, et je te ferai travailler par le chaud et par le froid, afin que tu penses plutôt à manger qu’à te donner du plaisir. »

L’ennemi de son âme, n’ayant pu réussir par cette voie, tâcha de le surprendre et de l’intimider par la représentation de mille fantômes ; mais le saint se moquait de tous ces prestiges, qui montraient la malice et la faiblesse en même temps du malin esprit, et les rendait vains par sa prière et l’invocation du nom de Jésus-Christ avec une foi animée de la charité.

Il persévéra ainsi pendant vingt-deux ans dans sa solitude, soutenant de fréquents et rudes combats de la part des ennemis invisibles, et n’étant connu que de réputation dans la Palestine, lorsque Dieu voulut le faire éclater par le don des miracles et en faire l’instrument de sa miséricorde pour la conversion et la sanctification d’un grand nombre d’âmes. Elpide, homme fort pieux et de grande considération, puisqu’il fut ensuite préfet du prétoire d’Orient, revenait de voir avec sa femme, nommée Aristenète, et ses trois fils, le grand saint Antoine ; mais, quand ils furent à Gaze, soit par l’intempérie de l’air, soit, dit saint Jérôme, parce que Dieu voulait glorifier aux yeux du monde son serviteur Hilarion, les trois enfants furent saisis en même temps d’une fièvre double-tierce si violente, que les médecins en désespéraient. Leur mère affligée les pleurait déjà comme s’ils fussent morts, et ne pouvait se consoler. On lui dit qu’il y avait dans le désert voisin un saint solitaire qui pouvait bien obtenir leur guérison par la force de ses prières ; et aussitôt elle s’empressa si fort de l’aller voir, suivie seulement de quelques femmes et de quelques eunuques qu’elle avait à son service, qu’à peine elle donna le loisir à son mari de lui faire préparer un âne pour lui servir de monture. Dès qu’elle fut à la porte de sa cellule, elle s’écria : « Je vous conjure, serviteur de Jésus-Christ, par la croix de ce très-débonnaire Sauveur et par le sang qu’il a versé pour nous, de venir à Gaze donner la vie à mes enfants, afin que cette ville, livrée aux erreurs du paganisme, en rende gloire à Dieu, et que l’idole de Marnas y soit abattue et Jésus-Christ glorifié. »

Le saint lui représenta qu’il ne quittait pas sa cellule, et que depuis qu’il était dans ce désert il s’était proposé de n’entrer jamais dans aucune ville ni dans aucun village ; mais sa résistance ne fit que rendre l’affligée Aristenète plus pressante. Elle se prosterna en terre, elle insista par ses cris et par ses larmes ; tous ceux qui étaient présents en versaient aussi comme elle : « Rendez-moi mes enfants, lui disait-elle, je vous en conjure ; et que ceux que le grand Antoine a tenus dans ses bras en Égypte me soient conservés en Syrie par votre bénédiction. » De sorte qu’Hilarion, touché lui-même jusqu’aux larmes de l’affliction de cette dame, ne crut pas devoir résister davantage, et lui promit qu’il se rendrait après le soleil couché auprès des malades. Il y fut donc sur le soir, et, ayant invoqué sur chacun d’eux en particulier le nom de Jésus-Christ, ils eurent sur-le-champ une crise si heureuse, qu’ils furent en état de manger, reconnurent leur mère, baisèrent les mains du saint, et se trouvèrent guéris.

Le bruit de cette guérison miraculeuse se répandit aussitôt par tout le pays et les provinces voisines jusqu’en Égypte, et chacun s’empressa de recourir à saint Hilarion. Cela fut cause aussi de la conversion d’un très-grand nombre d’idolâtres, et plusieurs embrassèrent la vie monastique, ce qui donna occasion à bâtir beaucoup de monastères.

Saint Jérôme fait, en suite de ce prodige, une longue énumération de plusieurs autres que le saint opéra en diverses rencontres, et cite les nombreux possédés qu’il délivra. Il dit aussi que Dieu rendit Hilarion si célèbre, que saint Antoine le Grand, ayant appris quelle était la sainteté de sa vie et l’éclat de ses miracles, lui écrivit plusieurs lettres et recevait les siennes avec beaucoup de consolations ; aussi lorsque quelqu’un venait à lui des différents quartiers de la Syrie pour être guéri par ses prières de quelque maladie, ou délivré des malins esprits, il leur disait : « Pourquoi venez-vous de si loin et avec tant de fatigues et de peines, ayant chez vous mon fils Hilarion ? »

Ces guérisons miraculeuses ne produisirent pas seulement de merveilleux effets sur les corps, elles en opérèrent de plus admirables dans les âmes, par les impressions qu’elles firent sur les esprits et sur les cœurs des peuples de la Palestine et des pays voisins. À l’exemple du saint, on bâtit de toutes parts des monastères, et une multitude prodigieuse de solitaires qui s’y formèrent se rangea sous sa conduite. Il en rendit à Dieu des actions de grâces avec un cœur plein de zèle et d’ardeur pour sa gloire, et il exhortait puissamment chacun en particulier à ne pas recevoir en vain la grâce du Seigneur : « Car, disait-il, la figure de ce monde passe, et la véritable vie est celle que nous pouvons acquérir dans le ciel par les travaux de la pénitence que nous embrassons dans celle-ci. »

Pour leur donner des exemples d’humilité et de charité, il les visitait tous les ans un peu avant la vendange, parcourant leurs cellules les unes après les autres, sans en oublier aucune, parce que toutes les âmes lui étaient également chères ; ce qui étant su des solitaires, dès le commencement, ils se joignaient à lui en grand nombre pour l’accompagner dans cette visite, portant leurs provisions, et ils s’assemblaient quelquefois jusqu’à deux mille. Mais dans la suite l’estime générale qu’on avait pour lui fit que chaque bourgade lui fournissait volontiers, et à toute sa suite, les vivres nécessaires lorsqu’il venait visiter les solitaires de son voisinage.

Il dressait ordinairement un mémoire de sa visite, marquait les lieux où il devait loger et ceux où il ne faisait que passer, et dirigeait si bien ses pas, que, sans en faire d’inutiles, il n’oubliait pourtant aucun frère, si peu considérable qu’il fût. Allant, dans une de ses visites, au désert de Cadès, il se rencontra à Éluse, en Idumée, précisément le jour que le peuple de cette ville, encore idolâtre, était assemblé dans le temple de Vénus pour célébrer sa fête ; car les Sarrasins adoraient cette divinité à cause de la planète de ce nom, qu’on appelle l’Étoile du matin, comme nous l’avons dit dans la Vie de saint Nil. Dès que ces païens surent qu’il passait à leur voisinage, se souvenant qu’il avait délivré plusieurs personnes de leur nation qui étaient possédées du démon, ils vinrent en foule au-devant de lui avec leurs femmes et leurs enfants, et lui criaient tous en baissant la tête : Bareth, c’est-à-dire, Bénisses-nous. Il les reçut avec douceur et humilité, et les conjura de cesser d’adorer les pierres, mais d’adorer plutôt le vrai Dieu. En même temps il levait les yeux au ciel, versant beaucoup de larmes, et leur promettait de les venir voir souvent, s’ils voulaient croire en Jésus-Christ. Ô merveille de la grâce de Dieu ! s’écrie saint Jérôme ; ils ne le laissèrent point aller qu’il ne leur eût tracé le plan d’une église, et que leur sacrificateur, couronné comme il était, et prêt à offrir la victime qu’on allait immoler à l’idole, n’eût été fait catéchumène, pour être instruit et ensuite marqué par le saint baptême du caractère de Jésus-Christ. On établit peu de temps après un évêque dans cette ville, comme il paraît par l’histoire de saint Nil.

Les solitaires de ces quartiers avaient des vignes qu’ils cultivaient, et c’était plutôt pour en manger le fruit que pour en faire du vin, dont ils n’usaient pas ordinairement. Le saint exigeait pourtant d’eux un grand détachement, et il ne pouvait souffrir qu’ils eussent des sentiments d’avarice. Il avait aussi une horreur extrême des solitaires qui gardaient en réserve de l’argent ; ou ce qu’ils recueillaient de leurs vignes et de leurs jardins, et qui tenaient un compte de leurs dépenses, ou qui s’attachaient trop à leurs meubles. Il fit paraître en plus d’une rencontre combien il condamnait cette infidélité, indigne d’une personne qui a quitté le monde pour embrasser la pauvreté religieuse et n’avoir que Jésus-Christ pour trésor ; et Dieu manifesta par plus d’un miracle combien il approuvait ses sentiments.

Depuis que Dieu l’eut rendu célèbre par le don des miracles et de la parole, pour inspirer l’amour de son culte et de la perfection religieuse, il était chargé de tant de solitaires, et l’affluence des personnes affligées de maladies ou d’autres peines qui venaient à lui était si grande, qu’il commença à regretter les premiers temps où, vivant seul dans le désert, il goûtait les douceurs de sa retraite, n’ayant d’autre conversation qu’avec le Ciel. Le souvenir de cet état de tranquillité lui faisait sentir davantage sa situation présente et l’accablait de douleur ; il ne cessait de pleurer et de gémir. Les frères, à qui il ne s’en était pas expliqué, lui en demandèrent le sujet ; il leur dit : « Comment ne m’affligerais-je pas ? je suis retourné au siècle par une autre route, et je reçois ma récompense dans cette vie. Ne voyez-vous pas que dans toute la Palestine et les provinces voisines on me considère comme si je valais quelque chose ? D’ailleurs je possède des campagnes et des meubles sous prétexte de pourvoir aux besoins du monastère. » Ils comprirent par là qu’il méditait sa retraite, et ils le gardèrent avec plus de soin, surtout le moine Hésyque, qui lui était attaché avec une tendresse filiale. Il avait alors soixante-trois ans, et il passa deux ans à gémir ainsi et à répandre des larmes. Dans ce temps-là Aristenète, cette dame dont nous avons dit qu’il avait guéri les trois fils, vint le voir sans aucun cortége qui indiquât qu’elle était la femme du préfet du prétoire, et lui dit qu’elle était dans le dessein de pousser son voyage jusqu’à la solitude de saint Antoine pour le voir encore une fois. « Je voudrais bien y aller aussi, lui dit-il les larmes aux yeux ; mais, outre que je suis comme prisonnier dans ce monastère, ce voyage ne me saurait être utile, puisqu’il y a deux jours que le monde est privé d’un tel père. » Il n’avait pu l’apprendre que par révélation, car il fallait bien plus de temps pour en avoir des nouvelles par la voie ordinaire. Aristenète le crut, et quelque temps après elle apprit d’ailleurs que saint Antoine était mort, comme il le lui avait dit.

Quoique ses disciples le gardassent à vue, dans la crainte qu’il ne leur échappât, il persista toujours dans le dessein de le faire, et enfin il l’exécuta.

Il déclara qu’il voulait partir, et donna ordre qu’on lui amenât un âne ; car ses jeûnes et ses autres austérités l’avaient mis hors d’état de faire le voyage à pied. À peine le bruit s’en fut répandu, qu’il s’assembla de toutes parts plus de dix mille personnes, chacun s’efforçant de l’empêcher, comme si son éloignement eût dû causer la ruine de la Palestine. Mais sans se laisser ébranler par leurs sollicitations, il remuait le sable de son bâton et disait : « Mon Dieu n’est point trompeur ; je ne puis voir les églises renversées, les autels de Jésus-Christ foulés aux pieds, le sang de mes enfants répandu. » On jugea, en l’entendant parler ainsi, que Dieu lui avait révélé quelque secret qu’il ne voulait pas divulguer, et on ne se trompait pas, comme on le verra dans la suite. On persista pourtant à le garder ; mais il protesta hautement qu’il ne prendrait aucune nourriture qu’on ne l’eût laissé en liberté. En effet, il fut sept jours sans manger ni boire, et on fut forcé de le laisser partir. Un peuple innombrable l’accompagna jusqu’à Béthénie, bourg dépendant de Gaze, dont nous aurons occasion de parler bientôt. Là il congédia cette troupe, et ne choisit pour l’accompagner que quarante solitaires qui portaient de quoi se nourrir, et qui étaient assez robustes pour soutenir le jeûne, malgré les fatigues du voyage, et ne manger qu’après le coucher du soleil, selon l’usage.

Il arriva le cinquième jour à Peluse, où il visita les solitaires du voisinage et du désert de Lychnos. Il se rendit aussi auprès des évêques Draconce et Phylon, qui étaient exilés par les ariens pour la cause de la foi, le premier à Theubate, et le second à Babylone, et sa présence consola merveilleusement ces deux serviteurs de Jésus-Christ. De Babylone il alla à Aphrodite, où il déclara au diacre Baïsan et aux autres solitaires du lieu, qu’il se hâtait de se rendre à la montagne de saint Antoine pour y célébrer le jour anniversaire de sa mort.

Il y arriva en trois jours avec beaucoup de fatigues. Isaac et Pélusien, qui avaient été les disciples de saint Antoine, et dont le premier lui avait servi d’interprète, lui racontèrent les particularités de la vie qu’il avait menée, et lui montrèrent son petit jardin, l’endroit où il avait accoutumé de prier, l’étroite cellule où il couchait, et jusqu’aux instruments dont il se servait pour le travail. Hilarion désira de voir l’endroit où on l’avait enterré. À cette demande, ils le prirent à part ; mais on ne sait pas s’ils le lui montrèrent, ou s’ils s’en excusèrent sur la défense que le saint leur avait faite de ne le découvrir à personne, de peur que Pergame, homme des plus opulents de ces quartiers-là, ne vînt enlever son corps pour l’emporter chez lui et lui bâtir une chapelle.

Après avoir rendu ses devoirs à la mémoire du grand saint Antoine, et satisfait sur sa montagne sa pieuse curiosité, il retourna à Aphrodite, et ne retint que deux frères auprès de lui. Il s’arrêta avec eux dans un désert proche de là, et, comme s’il n’eût fait que commencer à servir Dieu, il pratiqua l’abstinence et le silence avec une ferveur étonnante. Il goûtait ainsi à son gré les charmes de la solitude, lorsque sa charité le trahit encore, et son humilité l’obligea de s’exiler de nouveau. Il y avait trois ans, depuis la mort de saint Antoine, qu’il n’avait plu ; ce qui faisait dire au peuple que les éléments mêmes en faisaient le deuil. Les habitants, sachant que saint Hilarion demeurait à leur voisinage, coururent à lui comme à l’envi, tant les femmes que les hommes, et le prièrent, comme héritier des vertus du grand Antoine, de leur obtenir la cessation de cette longue sécheresse qui les réduisait tous à la famine. Saint Hilarion ne put entendre leurs lamentations et leurs plaintes sans en être touché ; il leva les yeux et les mains au ciel pour demander à Dieu la pluie dont ils avaient besoin, et aussitôt elle tomba en abondance. Ce miracle fut bientôt suivi d’un second, qui ne contribua pas moins à manifester le grand crédit qu’il avait auprès de Dieu ; car la terre, ainsi arrosée par la pluie, produisit une grande quantité de serpents et d’autres bêtes venimeuses, dont beaucoup de personnes furent piquées ; mais le saint, à qui ils eurent de nouveau recours, bénit de l’huile qu’il leur donna, et qui guérissait aussitôt leurs plaies.

Ces nouveaux prodiges lui attirèrent les honneurs qu’il craignait, et pour les éviter il prit le chemin d’Alexandrie, dans l’intention de passer de là dans le vaste désert d’Oasis ; et, comme il n’avait pas la coutume d’entrer dans les villes, il s’arrêta chez des solitaires de sa connaissance, du territoire de cette ville, qui demeuraient au bout du quartier appelé Bruchion. Ceux-ci le reçurent avec une joie inexprimable, se flattant qu’il demeurerait du moins quelque temps avec eux ; mais leur joie se changea en douleur quand ils apprirent de ses disciples qu’il allait partir dès le soir. Les uns se jetèrent à ses pieds, les autres se couchèrent sur le seuil de la porte, tous le conjurèrent de ne pas les quitter, lui protestant qu’ils mourraient plutôt que de souffrir d’être privés d’un tel hôte. Il les consola en leur disant qu’il se hâtait de partir pour ne pas leur attirer de fâcheuses affaires, et qu’ils verraient bientôt qu’il ne se trompait pas. Comme ils savaient qu’il était guidé par l’esprit de Dieu, ils n’osèrent s’opposer davantage à son départ, et le lendemain ils virent arriver des idolâtres de Gaze accompagnés des licteurs du préfet pour se saisir de lui, parce qu’ils avaient su qu’il était venu la veille à leur monastère, où les païens comptaient qu’il passerait quelques jours. Pour bien entendre ceci il faut savoir que, Julien l’Apostat ayant été fait empereur, les habitants de Gaze, obstinés dans leur idolâtrie jusqu’à la fureur, crurent ne pouvoir mieux lui faire leur cour que de lui présenter une requête contre le saint et contre Hésyque, son fidèle disciple, les accusant d’être magiciens, et demandant qu’ils fussent poursuivis et qu’on les fit périr. C’était aussi pour se venger contre saint Hilarion de l’affront qu’il avait fait à leur dieu Marnas, et des païens qu’il avait convertis. Ils obtinrent sans peine de ce prince, qui ne haïssait pas moins qu’eux les chrétiens, ce qu’ils désiraient ; et, en conséquence, après avoir détruit son monastère, ils le cherchèrent partout, et vinrent, comme nous l’avons dit, jusqu’au monastère de Bruchion ; mais, l’ayant manqué, ils se dirent l’un à l’autre : « On nous l’a bien dit que c’est un magicien, et qu’il connaît l’avenir. »

On comprit aussi alors ce que le saint avait prédit lorsqu’il quitta la Palestine : qu’il ne pouvait voir les églises renversées, les autels foulés aux pieds, et le sang de ses enfants répandu ; car les habitants de Gaze, ne consultant plus que leur rage contre les chrétiens, sous un prince dont on secondait les désirs en les maltraitant, exercèrent contre eux des cruautés étranges. Après avoir brûlé l’église qu’ils avaient dans leur ville, mis en pièces plusieurs chrétiens, et contraint d’autres à s’enfuir, entre lesquels se trouva le grand-père de l’historien Sozomène, que saint Hilarion avait converti avec plusieurs autres de ses parents, ils commirent des cruautés plus monstrueuses encore que les premières : car ils ouvrirent le ventre à des prêtres et à des vierges consacrées à Jésus-Christ, mirent leurs entrailles à nu, les remplirent d’eau, et se donnèrent l’horrible divertissement de faire manger l’un et l’autre ensemble par les pourceaux, comme firent aussi les païens d’Ascalon.

Cependant saint Hilarion se sauva de Bruchion dans le désert d’Oasis par des détours qui n’étaient pas pratiqués, et y demeura un an. Adrien, du nombre de ses disciples, arrivé de Palestine, lui donna la nouvelle de la mort de Julien, tué dans la poursuite des Perses, et que Jovien, prince très-catholique, lui avait succédé. Il voulut le presser de retourner en Palestine ; mais le saint avait formé un autre dessein. Voyant que sa réputation le suivait partout, et qu’il commençait à être connu et honoré dans l’Oasis comme en Orient, il prit le parti de passer la mer et de se retirer dans quelque île, ne pouvant, comme il le souhaitait, vivre inconnu dans la terre ferme.

Il loua pour cela un chameau, et vint à Parétoine, où il s’embarqua avec un autre disciple, nommé Zanan ou Gazan, et passa en Sicile. Comme ils étaient en pleine mer, il délivra le fils du patron du navire, que le démon avait saisi.

Étant arrivé à Pachya, promontoire de la Sicile, il offrit le livre des Évangiles qu’il avait écrit de sa main, étant jeune, au patron, qui le refusa constamment, voyant surtout que lui et son disciple n’avaient que ce livre et l’habit qu’ils portaient. Le saint tressaillit de joie de ne posséder rien de ce monde et d’être regardé par les habitants du lieu comme un mendiant ; mais, craignant toujours d’être reconnu par les marchands qui venaient d’Orient s’il s’arrêtait sur les côtes de l’île, il s’avança dans le pays à six à sept lieues de la mer, dans un lieu désert, où il faisait chaque jour un fagot que son disciple allait vendre dans les villages pour en avoir du pain.

« Mais, dit saint Jérôme, la ville, selon la parole de Jésus-Christ, qui est bâtie sur une montagne, ne peut demeurer cachée, et il en fut de même du serviteur de Dieu. » Un écuyer ou armurier, étant à Rome possédé du démon, s’écria dans l’église Saint-Pierre : « Hilarion, serviteur de Jésus-Christ, est entré depuis peu de jours en Sicile ; personne ne le connaît encore, et il se flatte d’y demeurer caché ; mais j’irai, et je le ferai bien connaître. » Il partit avec ses valets, traversa la mer, se rendit à Pachya, et, le démon dont il était possédé le menant droit à la porte de sa pauvre cellule, il s’y prosterna et fut délivré sur-le-champ.

Ce premier miracle qu’il fit en Sicile attira aussitôt auprès de lui une multitude prodigieuse de malades et de gens de piété, les uns pour être guéris, les autres pour s’édifier. Du nombre des premiers fut un des principaux du pays, qui recouvra la santé par ses prières le même jour qu’il vint le voir. Comme il était fort riche, il voulut lui faire des présents qui répondaient à son opulence ; mais saint Hilarion, en les refusant, lui dit ces paroles de Jésus-Christ à ses disciples : Donnez gratuitement ce que vous avez reçu gratuitement. (Matth., x.)

Il devint célèbre en Sicile autant qu’il l’avait été en Palestine, et dans ces entrefaites, Hésyque, son disciple favori, le cherchait partout et parcourait tous les déserts, dans l’espérance qu’en quelque endroit qu’il se fût retiré il ne demeurerait pas caché, et qu’il pourrait par là découvrir le lieu de sa retraite. Il ne se trompa point ; car, après trois ans de recherches, un Juif qui faisait le métier de fripier dans Méthone, aujourd’hui Modon, dans la Morée, lut dit qu’il avait paru en Sicile un prophète des chrétiens qui faisait tant de miracles, qu’on le tenait pour un des saints de l’antiquité. Hésyque voulut l’interroger sur son habit, sa taille, la langue qu’il parlait, et principalement sur l’âge qu’il avait ; mais il ne lui en sut rien dire, parce qu’il ne lui en parlait que sur le bruit public. Cela suffit pourtant à Hésyque pour le déterminer à passer en Sicile, où tout le monde lui parla d’abord de ses prodiges ; et surtout on lui rapporta avec admiration que, faisant un si grand nombre de miracles, il n’avait jamais voulu rien prendre de personne, pas même un morceau de pain. Il ne lui fut pas difficile de trouver sa cellule, où l’affluence seule du monde qui y abordait suffisait pour la lui faire connaître. Aussitôt qu’il vit saint Hilarion, il se jeta à ses pieds avec une joie inexprimable, et les arrosa de ses larmes. Il apprit ensuite de Zanan que le saint avait résolu encore de s’enfuir dans quelque pays barbares où l’on n’entendit pas même sa langue, et il le mena à Épidaure en Dalmatie, où il fut à peine arrivé, que ses miracles le découvrirent encore ; car un serpent monstrueux ayant paru dans ce quartier, et dévorant non-seulement les troupeaux, mais aussi les hommes, touché de ce malheur, il fit amasser du bois pour dresser un bûcher, et, après avoir invoqué le nom de Jésus-Christ, ordonna à cet horrible dragon de monter sur ce bûcher, où il mit lui-même le feu et le consuma en présence de tout le peuple. Sa charité n’ayant pu se refuser à ce besoin si pressant, il ne songea plus qu’à une nouvelle retraite ; mais elle fut retardée par ce célèbre tremblement de terre qui arriva alors, dont tous les historiens, tant ecclésiastiques que profanes, ont parlé, et qu’ils marquent le 21 juillet de l’an 365. La mer s’enfla horriblement, et la ville d’Épidaure était menacée d’un renversement général. Les habitants coururent en foule au saint et l’emmenèrent au rivage, comme pour l’opposer aux fureurs des flots. Il fit trois signes de croix sur le sable ; et étendant ensuite les mains contre la mer, on la vit s’élever comme une montagne avec un bruit épouvantable, et, après avoir été quelque temps ainsi suspendue, elle retourna sur elle-même. « Toute la ville, dit saint Jérôme, rend encore aujourd’hui témoignage de cette merveille, et les mères ont soin de l’apprendre à leurs enfants, afin qu’ils en transmettent le souvenir à ceux qui viendront après eux. »

La vertu de Dieu qui était dans Hilarion ne cessant point d’opérer des miracles, Hilarion, craignant toujours que son cœur ne fût tenté de vanité pour les applaudissements que ces prodiges lui attiraient, s’enfuit de nuit sur un petit brigantin, et, deux jours après, il monta dans un vaisseau marchand qui faisait voile pour l’île de Chypre. Il rencontra en chemin des pirates qui venaient à toutes rames sur le navire pour le piller. Tout l’équipage, effrayé et consterné, se croyait perdu et eut recours à ses prières. Il se mit à sourire, et, se tournant vers ses disciples, il leur dit ces paroles de Jésus-Christ : « Hommes de peu de foi, pourquoi craignez-vous ? Ces gens-là sont-ils en plus grand nombre que l’armée de Pharaon que Dieu engloutit dans la mer ? » Les pirates n’étaient pas plus loin qu’un jet de pierre, quand le saint, levant la main contre eux, dit : « Qu’il vous suffise d’être venus jusque-là. » On les vit alors, par un prodige inouï, reculer, malgré leurs efforts, avec autant de vitesse qu’ils étaient venus pour les aborder.

La tranquillité qu’il se promettait à Chypre ne dura que trois semaines. Les possédés, répandus dans l’île, annoncèrent partout son arrivée. On les entendait crier dans différentes villes : « Hilarion est venu, il faut nous hâter d’aller le voir. » Il s’était retiré à trois quarts de lieue de l’ancienne ville de Paphos, dont il ne restait que les ruines. Plusieurs personnes, entendant les cris des possédés, disaient : « Nous avons entendu parler d’Hilarion comme d’un grand serviteur de Dieu, mais nous ignorons l’endroit où il demeure. » Ils le trouvèrent bientôt, et en moins d’un mois il se vit environné de près de deux cents personnes, tant hommes que femmes. Il en fut pénétré de douleur, voyant que les démons ne le laisseraient jouir d’aucun repos ; et, comme s’il eût voulu se venger d’eux, il les chassa tous en moins d’une semaine des corps des possédés, par la force de ses prières.

Il resta encore deux ans en ce lieu, pensant souvent où il pourrait trouver un asile dans lequel il ne fût connu que de Dieu seul. Hésyque était allé par son ordre en Palestine pour y visiter les frères et l’état de son monastère, que les païens de Gaze avaient ruiné. À son retour, il apprit du saint le projet qu’il avait formé de passer en Égypte dans les Bucolies, où il n’y avait point de chrétiens, et dont les habitants étaient des plus barbares, se flattant qu’il y serait plus caché que partout ailleurs. Mais Hésyque, ayant parcouru divers endroits de l’île, lui en trouva un qui parut très-propre au désir qu’il avait de se cacher. Il était à quatre lieues de la mer, environné de montagnes qu’on ne pouvait traverser qu’en grimpant avec beaucoup de danger et de peine, et, outre cela, il y avait quantité d’arbres extrêmement touffus qui en dérobaient la vue. Quand Hésyque eut fait cette découverte, il lui en vint donner avis, et lui persuada de s’y fixer. Le saint alla reconnaître le lieu, et après avoir franchi les montagnes, qu’il trouva d’autant plus à son gré qu’elles lui paraissaient plus rudes, il découvrit un petit jardin arrosé par une eau vive qui descendait d’une colline, et plusieurs arbres fruitiers.

Il s’arrêta en ce lieu. Sozomène dit que ce fut à la persuasion de l’évêque de Chypre, qui était sans doute saint Épiphane, et que ce lieu s’appelait Carburin. Saint Hilarion avait connu ce saint prélat durant son séjour dans la Palestine, où, avant qu’il fût fait évêque, il avait professé la vie monastique ; et nous devons rapporter à ce dernier séjour qu’il fit dans cette île ce que nous lisons dans le Recueil des paroles et des actions remarquables des Pères des déserts, savoir, que saint Épiphane envoya un jour prier l’abbé Hilarion de le venir voir, afin de s’entretenir ensemble avant que la mort les séparât. Saint Hilarion étant venu, comme ils étaient à table, on leur présenta quelques oiseaux ; et saint Épiphane lui en ayant servi, ce saint lui dit : « Excusez-moi, mon père ; depuis que je porte l’habit de solitaire je n’ai rien mangé qui ait eu vie. » Saint Épiphane repartit : « Et moi, depuis que je porte le même habit, je n’ai jamais souffert que personne s’endormît ayant quelque chose sur le cœur contre moi, comme je ne me suis aussi jamais endormi ayant quelque chose à démêler avec un autre. — Pardonnez-moi, mon père, repartit saint Hilarion, la règle que vous observez est plus excellente que la mienne. »

Il demeura dans ce lieu cinq ans, qui furent les derniers de sa vie, et ce séjour lui était plus délicieux, non pas tant à cause du jardin et des arbres fruitiers qu’il y avait (car il n’en goûta jamais), que parce qu’il comptait y vivre plus en solitude, ne présumant pas que personne osât franchir les barrières de montagnes que la nature avait mises entre ce désert et les lieux habités.

Lorsqu’il se félicitait de ce que personne ne venait plus troubler sa retraite, étant sorti par hasard de son petit jardin, il vit devant lui un homme paralytique de tout le corps et couché par terre. Il était avec Hésyque, à qui il demanda qui était cet homme et comment on l’avait transporté là. Le malade répondit qu’il avait possédé le champ dont le petit jardin où il était faisait partie ; et le saint, touché de son état, et obligé de faire encore un nouveau miracle, se mit à pleurer, et lui dit : « Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je vous ordonne de vous lever et de marcher. » À peine eut-il prononcé ces paroles, que le paralytique se trouva libre de tous ses membres et parfaitement guéri. Le bruit s’en répandit aussitôt, et le besoin faisant surmonter toute difficulté des chemins, non-seulement on vint encore à lui en foule, mais on prit soin qu’il ne se retirât pas ailleurs, car on savait qu’il changeait facilement de retraite, « non, dit saint Jérôme, par inconstance et légèreté d’esprit, mais parce qu’il fuyait les honneurs et qu’il ambitionnait de mener une vie cachée et méprisable aux yeux des hommes. »

Il était arrivé à sa quatre-vingtième année, et son cher disciple Hésyque était allé faire un voyage en Palestine. L’autre disciple, qui était resté auprès de lui pour le servir dans sa vieillesse, était mort aussi depuis peu de jours : alors, sentant lui-même qu’il n’avait plus longtemps à vivre, il écrivit une lettre courte à Hésyque, comme par manière de testament, dans laquelle il marquait qu’il lui laissait son livre des Évangiles et ses habits, qui consistaient en une robe ou un sac, une coule et un petit manteau.

À peine sut-on à Paphos qu’il était tombé malade, qu’un grand nombre de personnes de piété vinrent le voir, parce qu’elles savaient qu’il avait prédit qu’il serait bientôt délivré des liens du corps pour aller jouir de Dieu. Entre autres il y avait une sainte dame appelée Constance, que la reconnaissance autant que la dévotion y amena ; car le saint avait guéri miraculeusement son gendre et sa fille. Les voyant assemblés autour de lui, il leur fit promettre à tous d’enterrer dans le jardin son corps tout vêtu comme il était aussitôt qu’il serait expiré, sans le garder un seul moment. Alors la chaleur le quittant dans tous ses membres, comme il était près d’expirer, ayant pourtant les yeux ouverts, il dit : « Sors, mon âme, sors, qu’est-ce qui t’arrête ? Il y a près de soixante-dix ans que tu sers Jésus-Christ, et tu crains la mort ! » En disant ces paroles il rendit son âme à Notre-Seigneur, et incontinent après on le mit en terre dans son petit jardin, comme il l’avait recommandé ; de sorte qu’on sut à la ville son enterrement aussitôt que sa mort. Quoiqu’il eût ordonné qu’on l’ensevelît avec ses vêtements, cela n’a rien de contraire à ce qu’il marquait à son disciple Hésyque, qu’il les lui laissait. Nous verrons bientôt qu’il les recouvra lorsqu’il transporta furtivement ses reliques en Palestine.

Hésyque, ayant appris sa mort, retourna en diligence en Chypre, et demeura environ dix mois dans le jardin où on l’avait enseveli, comme s’il avait voulu y établir sa demeure. Mais au dixième mois, tandis que les habitants se flattaient de posséder en paix les reliques du saint, il les enleva au péril de sa vie, et les porta à Majuma en Palestine, et de là à son ancien monastère. Cette seconde translation se fit avec pompe. Tous les solitaires et les peuples des environs accompagnèrent le saint corps, qui était aussi entier que s’il eût été vivant, et rendait même une si agréable odeur, qu’on eût dit qu’il avait été embaumé avec les plus excellents parfums ; ses habits aussi étaient dans le même état que lorsqu’il mourut, quoiqu’ils eussent resté au moins un an dans la terre : ainsi Hésyque put recueillir, en les retenant, l’héritage que le saint lui avait laissé, ce qu’il avait prévu sans doute en le lui marquant dans sa lettre.

Constance, cette pieuse dame dont saint Hilarion avait guéri le gendre et la fille, comme nous l’avons dit, avait accoutumé de veiller à son sépulcre, et de lui parler, en implorant le secours de ses prières, comme s’il eût été présent. Quand elle apprit qu’Hésyque avait enlevé son corps, elle en mourut de douleur. Si les habitants de Chypre furent privés de ce sacré dépôt, ils se glorifièrent d’avoir toujours part à sa protection ; ainsi ils prétendirent avoir son esprit, tandis que ceux de Palestine possédaient son corps. Dieu approuva leur zèle pour la vénération du saint. Il ne se faisait pas moins de miracles en Chypre, par son intercession, qu’en Palestine. Saint Jérôme dit que de son temps il s’en faisait tous les jours, surtout dans le jardin où il avait d’abord été enterré, à cause peut-être qu’il s’était plu en ce lieu plus qu’en aucun autre.

Quant à Hésyque, il passa le reste de ses jours auprès du corps de saint Hilarion, dans les ruines de l’ancien monastère, et y vécut en parfait religieux.