Vierges en fleur/09
IX
Philbert déambulait à travers les tristes rues de Saint-Pol-de-Léon, un peu déçu et désillusionné, car au lieu de la ville morte aux parfums d’autrefois qu’il avait cru trouver, c’était une cité froide, et sans nul charme, malgré ses clochers à jour, qu’il avait parcourue. Brusquement la silhouette d’un passant le hanta. Le visage entrevu sous un chapeau de paille à larges bords, il l’avait vu ailleurs, et l’aspect de cet homme évoquait une image mieux connue autrefois.
Philbert, tout à coup, se rappela. Il se hâta, rejoignit le passant, puis, joyeux, s’écria :
— Cet animal d’Oscar !
— Tavernier !
— Quelle rencontre !
— Que viens-tu faire ici ?
— Et toi ?
— Moi, c’est tout simple. J’habite cette ville.
— Pauvre vieux !
— Tu me plains ?
— Oui, je te juge digne de toute ma pitié.
— Je t’assure pourtant que je suis très heureux.
— Mais que fais-tu ici ?
— Je dors, je bois, je mange, je fume, je circule, je fais l’amour. C’est tout.
— Mais qui donc t’amena ici ?
— Ma femme.
— Ah ! tu es marié ?
— Depuis deux ans.
— Je l’ignorais.
— C’est vrai. J’ai disparu subitement. J’ai quitté mes amis. J’ai renoncé à cette vie parisienne que j’aimais tant. Moi l’élégant fêtard, le joyeux compagnon, tu me vois transformé en bon rural. La cause ? Tu devines. Cherche la femme. Une a mis le grappin sur moi. C’est notre sort, à tous. Comme aux autres, ton tour viendra, mon bon.
— Je proteste très fort.
— Naïf… Quelques années encore, et tu seras lié, ligotté, entravé. Vois-tu, l’heure fatale sonne inéluctablement, pour nous les vieux routeurs des écumes de Paris, les sceptiques, les blasés, aussi bien que pour les autres. Il n’est pas d’exception à la règle : la sirène nous guette dans l’ombre, profite d’un moment où notre force vacille, et se jette sur nous. Elle nous englue, se colle à notre peau !
— Je viens précisément de dompter un de ces sortilèges.
— Mais un autre demain te vaincra, va, crois-moi. Mon aventure à moi est banale. J’avais passé la quarantaine ; j’étais désemparé. Après nos nuits de noces, de liesses dans les bras des jolies amoureuses, quand je me retrouvais seul chez moi, une tristesse immense m’envahissait. Être seul, toujours seul ! Les lendemains de fête, ça rend mélancolique. Et des désirs vous viennent d’une femme très douce marchant autour de vous, et rompant votre spleen par des babils très tendres. Déjà les rhumatismes, les gouttes, les gastralgies s’appesantissent, nous rendent moroses, inquiets et souffrants. On se dit qu’une amie, mieux que des domestiques, sucrera nos tisanes et prendra soin de nous.
— Que le diable m’accorde de crever assez tôt pour ne pas me résoudre à cette extrémité ! Mais c’est abominable l’existence commune, avec une femme qui n’a plus rien de la femme, qui devient une garde-malade, une sœur de charité, et que vous écœurez de vos tares physiques.
— Tu parles, mon ami, comme un homme très
jeune, et qui voit l’avenir dans un lointain qu’il
ne croit pas atteindre. Mais les ans viennent vite,
la quarantaine sonne, puis c’est la cinquantaine ;
et l’on veut vivre encore, et l’on veut que la vie
garde tous ses plaisirs. Oui, mon vieux, je connais
des aïeules encore prêtes aux ébats de
l’amour, si venait un amant. Et c’est l’illusion
sans terme de la vie, qui jusqu’au dernier jour
nous berce doucement dans ses bons leurres !
Va, va, tu vieilliras aussi, et te colleras plus ou
moins légitimement ; oui, de gaieté de cœur, tu
te mettras la corde au cou et te laisseras prendre.
— Tu dis peut-être vrai. Le cerveau à la longue doit se liquéfier, se ramollir.
— Sois poli, dis simplement qu’il se modifie.
— Je fais le fanfaron, en ce moment. J’ai peur. Je viens précisément de me sauver d’un piège où j’ai bien cru rester. Je suis fort, aujourd’hui, mais hier je pleurais, et j’aurais enchaîné ma belle liberté, si Elle avait voulu.
— Suivons nos destinées, va, mon cher, toute lutte est inutile et vaine. Des courants inconnus nous entraînent ainsi que des épaves. Résignons-nous, passons, suivons le fil de l’eau. Vois, je ne me plains pas, je suis heureux. Je comprends la banale et douce quiétude des médiocres, sans rêve, sans espoir et sans foi. Vivre, c’est accomplir une série de fonctions physiologiques : digérer, se mouvoir, se reposer, jouir. Il faut penser très peu : la pensée c’est le mal qui nous torture et nous angoisse ! On doit anéantir ce qui grouille au cerveau, et tendre au nirvana. Allons boire l’absinthe, fumer de bons cigares, et très bien dîner. Je vais t’introduire dans mon humble demeure, t’initier à ma végétation, te montrer les racines et les vrilles qui m’attachent désormais à ce terroir.
C’était une retraite confortable, presque coquette ; la petite maison de granit était ornée de roses grimpantes et de ruisseaux de lierre. Un jardin, tout autour, l’encadrait de verdure et d’épanouissements. Des chiens, sur le gravier des allées s’allongeaient. Une fenêtre s’ouvrait sur une cuisine luisante, parée de cuivres et de faïences, où la coiffe d’une petite servante jetait comme un rayon de blancheur, un éclat.
Philbert considéra la silhouette gentille de la jeune Bretonne.
— C’est ta bonne à tout faire ?
— Non : c’est mon coin d’azur, très pur, idéal. Cette enfant est ici depuis un an : elle met dans la maison le charme de sa jeunesse et de sa fraîcheur.
— Ouf ! de la poésie !
— Appelle-moi gâteux ! Mais je ne rougis pas de ma déliquescence. Oui, j’aime cette enfant, je l’aime chastement. Mais je l’aime en papa, sans peur et sans reproche.
— Tu es le chevalier Bayard du pot-au-feu !
— Raille, Un jour tu seras comme moi ridicule. Fixe ! Voici ma femme.
Une grosse dame, en peignoir rouge, apparut sur le seuil, suivie d’un angora.
— Ma chère, le hasard m’amène cet ami, un vieil ami d’antan qui passe en ce pays.
— Soyez le bienvenu, monsieur.
Philbert pensa :
— Celle-ci, c’est la prose !
La dame était énorme. Sous les étoffes minces du peignoir, la gorge dessinait ses masses écroulées ; le ventre se haussait pour soutenir les seins. C’était l’obésité dans toute sa splendeur.
Oscar, très galamment embrassa son épouse ; puis ses mains lui tapotant le bas des reins ;
— Philbert, je te présente la femme la plus plantureuse de Saint-Pol-de-Léon !
La grosse dame minauda :
— Oscar, sois convenable, et ne fais pas le fou.
— Oh ! Philbert me connaît, je ne me gêne point. C’est un frère. Dis, vieux, ma femme est belle ! Je suis très amoureux d’elle et le crie bien haut. Oui, nous avons vingt ans encore : nous sommes de vieux jeunes, et jusqu’à cent dix ans, nous resterons gamins. Fanoche, ma cocotte en sucre, fais servir les apéritifs et les havanes…
En dégustant l’absinthe, tandis que la grosse dame saignait un poulet en l’honneur du convive, Oscar dit à Philbert :
— Fanoche est une brave créature. Originaire de la Bretagne, à vingt ans elle partait pour la grande ville, pensant y trouver fortune. Après des aventures banales, sans intérêt, elle tenait à trente ans une maison de rendez-vous galants. C’est là que je l’ai connue : grâce à son obligeance, j’avais le premier choix de son petit troupeau ; nous fûmes bientôt d’excellents amis, et peu à peu notre affection devint plus tendre, plus sérieuse. Quelques mois, nous fûmes de bons amants. Puis un jour Fanoche me confia ses projets. Elle avait quelques rentes. Son rêve était de se marier, puis de retourner au pays natal, et d’y vivre désormais en honnête rentière, plantant ses choux, soignant ses poules. J’étais vanné, fini et plus très riche : un beau matin, on se maria. Un prêtre, pour deux cents francs, nous promit la bénédiction du ciel. Et voilà mon roman. M. François Coppée pourrait le mettre en vers :
C’étaient deux bons bourgeois de Saint-Pol-de-Léon,
À les voir ont eût dit Baucis et Philémon.
Le dîner fut joyeux. Oscar et son épouse étaient de bons gourmands, prisant la bonne chère. Les mets étaient exquis et les vins précieux.
Oscar pontifiait, célébrait le régal.
— Tiens, savoure ces huîtres. Des huîtres de Tréguier. Le pays de Renan produit de fins mollusques : j’ai, là-bas, un ami qui possède des parcs où il les engraisse avec des soins inouïs et leur fait acquérir cette chair moelleuse, incomparable que n’ont ni les Marennes, ni les Ostendes, ni les Côte-Rouge. Et lampe-moi ce vin : un Château-la-Tour-Blanche 1869, comme on n’en trouverait dans aucune cave de Paris.
— Délicieux, divin.
— Je suis un sybarite… Donne-moi maintenant ton avis sur cette timbale d’escalopes de langoustes et de quenelles truffées.
— Superlativement délicat.
— Et ce vin ? Musigny, 1865.
— Je me pâme.
— Mon cher, j’ai deux passions : le bec et le croupion. Je suis un raffiné. Fanoche flatte mes vices avec une science et un talent vraiment extraordinaires. Regarde-moi, je suis un satisfait, un heureux ! Ami, suis mon exemple. Si tu veux, Fanoche et moi, nous te chercherons une gentille petite compagne.
Philbert répliqua brutalement :
— Ah ! non, merci, mon vieux !
Fanoche, la proxénète, faisant des mariages ! Certes, elle devait connaître de vieilles dames rêvant, après avoir traîné sur les trottoirs parisiens, une vie très bourgeoise, une vieillesse sûre et affranchie des besognes forcées de la chair. Philbert eut la vision, dans la fumée de son cigare, d’un ménage semblable à celui d’Oscar et de Fanoche ; et c’était lui, le fier moissonneur d’amours et d’amours vierges, qui était le mari grotesque, vieux Lovelace, entre une grosse dame — la prose — et une servante — la poésie.
Et ce fut bientôt une épouvante, qui s’exaspéra, une obsession odieuse.
Oui, sans doute c’était le sort qui l’attendait. Un jour il tomberait dans les griffes d’une femme — non plus une jeune et fraîche Luce — mais une ancienne, une flétrie, une boule de graisse gonflée des sales sèves de mille et un amants.
Philbert se rappela les pareilles déchéances de la plupart des viveurs, qu’il avait connus, vers la crise de la quarantaine.
Le temps des belles amours, des caprices vaillants, des romans de joie, passe vite. Les rides, les cheveux blancs transforment en vieillards les pimpants et les fiers Don Juan. Lors, il faut se résoudre à rouler tristement de pavés en pavés, pour y glaner des fleurs fanées et galeuses, être l’ignoble vieux qui guette les fillettes, leur enseigne le vice, commet le sacrilège de mêler son haleine puante au souffle frais ; — ou bien se résigner, comme Oscar et les autres, à des accouplements immondes.
Philbert, maintenant, marchait dans le salon, tandis que somnolait Fanoche et qu’Oscar dégustait le café, les liqueurs.
Soudain, dans une glace, il vit une silhouette, et crut être le jouet d’un hideux cauchemar.
Un fantôme était là ; l’image d’un vieil homme, aux yeux éteints, aux traits décrépits, à l’allure cassée. Et ce vieux, c’était lui ; il se reconnaissait dans ce masque avachi et pâlot.
Il eut peur.
Déjà, était-elle sonnée l’heure fatale, l’heure triste où l’on n’est plus l’amant — mais le client !
Il s’écria :
— Oscar !
— Hé, quoi, mon vieux ?
— Voyons, regarde-moi bien en face, et sois franc ; N’ai-je pas vieilli ? mon visage n’est-il pas terni, décomposé ? Suis-je un jeune homme encore ou bien un vieux monsieur ?
— Hé ! hé ! Tu as baissé, depuis deux ans, mon cher. Tu me sembles affaissé, moins fringant. L’heure de la retraite est proche.
Philbert se sentit froid jusqu’aux moelles. Il s’affaissa sur un divan, près de Fanoche qui s’éveilla.
— Ah ! fit la grosse dame, excusez-moi, je m’étais un peu assoupie.
Elle se mit à bavarder, conta quelques histoires de Saint-Pol-de-Léon, cita les bourgeois du voisinage qui couchaient avec leurs bonnes ; puis, agressive :
— Oscar, Oscar, si jamais je t’y pinçais à faire la bête à deux dos avec notre servante, je prendrais les ciseaux, vieux paillard…
— Tu es folle, Fanoche. Tu sais bien que je suis le modèle des époux.
Philbert, en entendant ces propos, évoquait le noceur élégant, audacieux qu’avait été Oscar, Il revoyait son camarade, les nuits de fête, parmi les jolies filles, et comparait cette image à la caricature qu’il contemplait ce soir.
Au lieu de s’évader du ménage comique, il voulut se repaître, jusqu’à la nausée, du spectacle qu’il avait sous les yeux. On atteignit minuit.
— Tu vas passer la nuit ici, dit Oscar ; nous
avons heureusement une chambre à t’offrir.
Toutes les hôtelleries de Saint-Pol-de-Léon ont
clos leurs portes : on se couche à l’heure des
poules, en ce pays. Ce soir, tu nous as débauchés…
À travers les cloisons minces, longtemps Philbert entendit les baisers des époux, scandant les étreintes conjugales.
Oscar râlait, criait, l’aigre voix de Fanoche proclamait le plaisir amoureux. Ces deux êtres, sans doute mettaient tout leur orgueil à révéler leur libertinage de vieillards érotiques. La marchande d’amour, dans sa vaniteuse coquetterie d’épouse très chérie, d’amante qui connaît l’art d’affoler le mâle, se plaisait — pour son hôte — à jouer, cette nuit, la grande scène de volupté, tant de fois répétée et donnée autrefois, aux clients parisiens…
Philbert ne riait plus… Une immense détresse engloutissait son cœur.
— Oh ! non, dit-il, non, non, je ne tomberai pas dans cette boue des mariages ineptes. Je me suiciderai plutôt que d’accoupler ma vie à celle d’une Fanoche… Mais qui sait ?… Autrefois, Oscar eût parlé comme moi et le voilà sombré… Ah ! que la vie est bête !…