Albert Méricant (p. 176-Ill.).
◄  VI
VIII  ►

VII

Durant quatre jours, Philbert parcourut une contrée sauvage, des landes et des bois, des hameaux misérables. Peu à peu, la surexcitation de sa chair affolée par le désir de Luce se calma. Mais son cœur demeura plus vivement atteint par le frisson d’amour. C’était une douceur infiniment exquise, un attendrissement profond et délicieux. Philbert faisait des rêves de félicité presque chaste ; il voyait une vie quiète et sans angoisses, avec la bien-aimée, en quelque château de légende, sur une grève, ou dans une lande de la terre d’Armor.

S’isoler avec elle, en ces décors sauvages, devenir Roméo et Juliette, avoir de nouveau seize ans, et s’adorer, s’aimer, — s’aimer jusqu’à la mort !

Sans doute, l’apaisement de la nature, le silence de cette contrée, l’aspect de ses paysages et de ses habitants l’attendrissaient ainsi.

L’homme est soumis à l’enveloppement des êtres et des choses qui l’environnent. Nul ne peut s’arracher à cette contagion…

Puis Philbert retourna, plein d’espoir, vers Trégastel, heureux de dire à Luce ses doux projets de joie. La première personne qu’il aperçut, près du couvent Sainte-Anne, fut l’abbé Le Manach.

Le prêtre, souriant, les yeux hostiles et ironiques, vint le saluer.

Son rire épouvanta Philbert :

— Hé ! vous êtes joyeux, l’abbé !… Avez-vous donc été, mon bon disciple, digne de votre maître ?

Tandis qu’il s’efforçait à recéler son trouble, il se rappelait les conseils mauvais, la conquête de Luce indiquée au rival ; il considérait maintenant comme une infamie, un outrage à l’aimée, les paroles maudites : « Soyez l’initiateur ! »

Pourquoi donc aujourd’hui riait-il, cet abbé ?

Et Philbert se sentit au cœur une morsure qui le suppliciait et le déchirait :

— Vous avez, lui dit-il, l’allure magnifique d’un triomphateur ! Allez, je vous écoute. Dites-moi, mon ami, la lutte et la victoire !

L’abbé riait toujours ; il répondit enfin :

— Ah ! vous vous exaltez ; au lieu de vous réjouir que je sois bon disciple, vous me semblez plutôt en rage et furieux… Eh bien, mon cher monsieur, venez ; tout en rôdant sur la grève, je vous apprendrai que votre élève a su profiter de vos enseignements. Je vais marier Luce.

— Marier Luce !

— Mon plan, jugez-en, est parfait. Entre nous, la petite est une pécore que touchèrent très peu votre amour et le mien. Oui, c’est une rusée, ayant très peu de sens, et moins de cœur encore ; son but et son désir, nous n’avions su le voir, ni l’un ni l’autre, est de se marier richement. Toutes les demoiselles aujourd’hui sont ainsi : filles des bons et honnêtes bourgeois de leur siècle, réduites par l’atavisme à des rêves mesquins et châtrées d’idéal, elle ont l’ambition de bien se vendre, dans le mariage. Or, j’ai trouvé pour Luce mieux que tous ses espoirs ; je lui apporte, sur un plat d’argent, le mari qu’il lui faut, un noble du pays, gentilhomme breton, très riche, deux millions !

— Oui, c’est la forte somme. Et la tentation est puissante.

— Aussi Luce a déjà succombé.

— Quoi ! déjà, dites-vous ?

— Mais vous semblez douter… interrogez vous-même la belle demoiselle… Oh ! je sais que d’abord elle songeait à vous. Vous étiez hier encore un excellent parti ; Luce était renseignée, savait que vous avez une fortune honorable, de belles relations ; une agence de Paris, sur sa demande, lui avait adressée une notice biographique très complète sur vous, votre manière de vivre, votre situation, vos ressources…

— Mais vous calomniez la pauvre enfant !… Est-il possible qu’elle ait jamais fait de semblables calculs ?

— Je n’invente rien ! J’ai vu la réponse qui a été communiquée par l’agence, La Sécurité des commerçants et des familles, à ses questions nombreuses !…

— Elle est en vérité d’une prudence rare, votre naïve vierge de Bretagne !

— Très pratique surtout… Car, entre deux jeunes hommes, elle choisira sans hésiter le plus riche, fût-il bête et laid, cacochyme et quinteux ! Raphaël du Guiny, mon cousin, cher monsieur, à fortune égale, ne soutiendrait pas une minute la comparaison avec vous ; c’est un rustre, élevé parmi les paysans ; et bien qu’il soit de très authentique noblesse, à le voir on dirait un butor, un manant. Mais il a deux millions : vous ne les avez pas !

— L’abbé, vous m’avez joué un tour de jésuite ; je ne vous en veux pas pourtant, bien que je souffre. L’abbé, je suis un sot ; je veux me confesser. Depuis deux ou trois jours, je me berçais puérilement dans le leurre d’un rêve absurde : aimer Luce, être aimé, et vivre désormais avec elle, selon les lois des imbéciles, des bourgeois ! Allons, mon rêve est mort. De profundis, et gai ! gai ! enterrons l’idylle !

Le couple Houdet passait.

— Voyez ! voyez la belle pêche ! cria le mari.

Il montrait à l’abbé une gibecière remplie de homards.

— Je suis allé, raconta-t-il, en compagnie de deux marins, dans les rochers de Ploumanach, et nous y avons fait une récolte superbe. C’est un sport très émotionnant : je pars demain matin, à cinq heures, pour les Sept-Îles ; nous trouverons là-bas des langoustes merveilleuses.

M. Houdet avait pris l’abbé par le bras. Mme Houdet et Philbert marchaient côte à côte.

— Et vous allez aussi en mer ? demanda le jeune homme.

— Non, monsieur. Je ne partage pas les goûts ridicules de mon mari et je ne trouve aucun attrait à ces promenades, dans de mauvaises barques, avec de grossiers matelots. J’ai une nature paresseuse, une nature d’Orientale ; j’aime à rêver langoureusement ; je hais le mouvement. J’adore, le matin, demeurer dans mon lit, en faisant de beaux songes…

La gorge de la dame, à ces mots, se gonfla. Le corsage entr’ouvert laissait voir un coin rose.

Philbert rivait ses yeux à cette chair mouvante.

— De beaux rêves ! fit-il… Pourquoi aimer se perdre dans les mirages et les illusions, au lieu de savourer de douces réalités ?

— À mon âge, monsieur, on n’a plus que le rêve !… Les lauriers sont coupés : les roses sont flétries…

— Je vois encore des fleurs !

Et les yeux de Philbert se posaient sur les seins.

— Des fleurs, murmura-t-il, en pleine éclosion ; et je sens leur parfum qui m’enivre et m’affole.

— Monsieur… monsieur…

— Ah ! je voudrais changer vos rêves en réel, vous dire que ces fleurs m’attirent, me captivent, et que, depuis longtemps, ma bouche les convoite. Vous êtes, pardonnez mon audace, madame, vous êtes de ces femmes que les vrais amoureux adorent. Et j’ai la prétention d’être de ces fervents !

— Monsieur, vous me troublez ; je devrais vous prier de ne pas murmurer ces paroles enjôleuses ; j’aime mieux vous avouer loyalement qu’elles me ravissent, et qu’elles jettent un clair rayon dans ma pauvre existence. Oui, oui, je vous écoute avec une allégresse profonde. C’est la première fois que des mots aussi doux me caressent, m’émeuvent : j’ai été jeune ; sans trop me flatter, je puis vous dire que j’ai été jolie… ma beauté s’est fanée, inutile ; aujourd’hui, voici qu’à mon automne vous me faites entendre l’amoureuse harmonie d’un peu d’adoration. Je vous en remercie de tout mon pauvre cœur, ridicule sans doute d’être demeuré jeune. Parler comme vous faites à une vieille femme, c’est une bonne action, c’est de la charité !

— Non, madame, c’est moi qui demande l’aumône, en implorant la joie de glaner votre beauté ! Oh ! posséder une heure votre bouche, vos seins, vous étreindre en mes bras !…

— La refuser, cette heure d’ivresse et d’allégresse, ce serait presque un crime…

— Une heure de délices ! Une heure de paradis, de ciel !… Oh ! dites moi que je l’aurai bientôt…

— Demain matin, à l’aube, je serai seule, seule dans ma chambre.

— Nous aurons une aurore de joie et de passion.

En rejoignant Philbert, l’abbé Le Manach fut surpris de voir que le nuage de tristesse amoncelé par l’annonce imprévue du mariage de Luce,
s’était évanoui totalement. L’ennemi des vierges paraissait rayonnant et ravi.

— Hé, mon cher ! vous voici guilleret et pimpant. Ah ! l’on ne dirait pas, certes, que Don Juan vient d’essuyer une défaite.

— La défaite, monsieur l’abbé, est compensée. Je perds Luce : je trouve un régal plantureux. Les amants comme moi n’ont pas de temps à perdre à gémir, à pleurer. Quand m’échappe une femme que j’avais désirée, je ne m’attarde pas à geindre : je me console. Je ne vous ai pas dit encore ma devise, l’abbé. La voici : un clou chasse l’autre ! Le clou Luce n’est plus planté dans mon écorce !

— Quelle princesse avez-vous donc rencontrée, depuis quelques minutes ? Tout à l’heure, en rentrant, avec ce bon Houdet, j’ai vu sur le chemin deux femmes en voiture : elles se dirigeaient vers l’auberge à Prigent. À leur costume, à leur allure, j’ai reconnu, je crois, des Parisiennes : vous avez retrouvé peut-être des amies ?

— Oui, c’est cela, mon bon ! Et je vous en offre une…

— Merci.

— Vous avez tort.

Aux premières lueurs du jour, Philbert, qui depuis le château de Kerbiquet avait jeûné d’amour, circulait à travers le couvent, impatient, hâté de voir M. Houdet sortir. Sitôt que le brave homme eut disparu dans les rochers de la grève, Philbert se précipita vers la porte d’Hortense.

L’amoureuse ayant coquettement transformé la chambre banale d’hôtel, en avait fait un nid mignon. Les fenêtres hermétiquement closes, les tentures tirées mettaient une ombre vague à peine diluée par la lumière rose d’une veilleuse. Dans les vases, des fleurs mourantes versaient de doux parfums. Enfouie dans le lit, parmi les fines dentelles frissonnantes de sa chemise, Hortense tressaillait d’inquiétude et de joie.

Philbert n’apercevait que l’or de ses cheveux.

Il écarta les draps, et dans les lingeries découvrant le visage pâle où se lisait de la honte et de l’angoisse :

— Oh ! chère, chère, pourquoi me cacher ainsi ta beauté ?

— Je tremble, ami, j’ai peur d’être trouvée laide et vieille, et ridicule par vous…

Très tendrement, il joua avec les cheveux blonds, puis chercha des baisers sur la bouche extasiée ; et ces baisers avaient un frais parfum de jeunesse. La bourgeoise ridicule était transfigurée. Hors le cadre grossier de ses élégances provinciales, séparée de l’époux comique, Hortense maintenant avait le charme mûr et très voluptueux des femmes à leur automne.

Sa gorge, abondamment épanouie, avait conservé une agréable harmonie grasse et moelleuse. Et tout son corps était une proie succulente, dans sa maturité chaude. Philbert se réjouissait en des griseries douces.

Hortense s’exalta. Pour la première fois, sa chair se magnifiait dans l’étreinte superbe. Accoutumée jadis aux sobres exercices de l’union maritale, dégoûtée de ce sport, depuis plusieurs années ayant renoncé aux pratiques de l’accouplement triste, elle s’éveillait cette aurore, dans l’ivresse vivifiante de la passion. Alors une tristesse à sa joie se mêla. Toute sa vie perdue, sans amour, sans liesses, lui sembla un sacrilège, une monstruosité.

Et c’était au déclin seulement qu’elle savait l’unique bonheur, la seule félicité !

Philbert, sous ses baisers, goûta l’amertume d’une larme.

— Tu pleures, ma chérie !

— Oui, je maudis le sort qui m’a jusqu’à ce jour privée de ces délices ! Pourquoi ne t’avoir pas à seize ans, rencontré, mon cher amant, pourquoi ?… Pourquoi l’amour vient-il si tard ? Ah ! pauvres filles, nous ignorons son charme. Nos parents et le monde nous vantent des vertus qui font la vie stupide. Mais vous, les bons amants, vous devriez venir nous arracher à ces torpeurs, nous crier qu’ici-bas rien n’est bon que d’aimer, aimer à chair perdue, aimer de tout son corps, de ses yeux enchantés, de sa bouche affamée, de sa gorge brûlante, de tout son être enfin !

— Ma chère, mais je suis un des ardents soldats de cette sainte croisade. Je m’obstine à crier aux pucelles qu’on trompe, le cri de ralliement ; « Dieu vous veut ! Dieu vous veut ! Consacrez votre cœur, votre corps à l’amour. Bouche à bouche, vivons, aimons, aimons, mourons. »

Philbert tenait Hortense, pâmée et alanguie ; ses mains avaient ravagé les dentelles, et le corps de l’amante resplendissait ; la blancheur veloutée de la gorge et des cuisses se nacrait, aux lueurs roses et pâles de la veilleuse.

— Oh ! soupira Philbert, que tu es belle ainsi : on voudrait sur ton corps enchanteur passer de longues nuits de fêtes et de festins. Ta chair est une pâte délicieuse, irritante pour la gourmandise insatiable de ma bouche qui ne peut se repaître, et qui se précipite avec furie, tu voie, pour se nourrir de toi, exquise douce amie, si bonne à caresser !

Il se réfugiait dans la gorge, plongeait sa tête extasiée dans le val parfumé qui creuse son abîme d’ivresse infinie entre les seins gonflés et frémissants d’amour.

Une alerte rompit, quelques instants, leur bonheur.

Un poing heurta la porte :

— Ciel ! mon mari peut-être !

— L’aventure est fâcheuse. Ce qui me désespère plus que tout c’est qu’il vient trop tôt, ce brave Houdet, car j’espérais encore une heure dans tes bras.

— Ami, je n’ai pas peur. Qu’il se venge et me tue ! Ah ! ce serait divin, dis, de mourir ainsi, l’un à l’autre liés dans un dernier baiser.

— Oui, ce serait divin. Mais je veux encore vivre. M. Houdet n’est pas un ogre impitoyable. Puis, s’il voulait pourtant mordre, je montrerais aussi les dents.

Hortense demanda :

— Que veut-on ?

Une voix menue répondit :

— Pardon, madame, je venais faire la chambre. Il est onze heures.

C’était une nonnette. Mme Houdet, attristée, soupira :

— Je ne mourrai donc pas, ce matin. Je le regrette. Adieu, mon bel ami, sauvez-vous ; et gardez, comme une vieille fleur fanée, le souvenir d’une pauvre femme qui vous a donné, en une matinée, toute sa chair, tout son cœur, et toute sa vie. Adieu, mon cher amour. Adieu ! Adieu ! Je ne goûterai plus à toutes ces ivresses que tu m’as enseignées ; mais je les revivrai, chaque jour, je le jure ; et je te reverrai, mon cher amant, dans mes beaux rêves. Je serai bien heureuse.

Adieu, adieu, merci !…

Sur la grève, Philbert aborda Luce, et souriant, moqueur :

— Permettez, lui dit-il, que l’on vous félicite et qu’on forme des vœux très sincères…

— Pourquoi me parlez-vous ainsi, l’air ironique et presque impertinent ?

— C’est que l’on m’annonça, ma noble demoiselle, votre prochain mariage avec un beau monsieur, que vous adorez, dit-on, car il possède le plus puissant talisman pour se faire chérir des filles comme vous !

Luce, cinglée en pleine face par l’injure, se révolta :

— C’est encore l’abbé qui m’a calomniée. Et vous osez, monsieur, me traiter de la sorte, m’insulter grossièrement, parce que vous avez cru à ses infamies. À mon retour de Plougarec, l’abbé m’a proposé, en effet, un mariage…

— Vous avez refusé ?

— Je n’ai pas accepté… J’ai déclaré que je voulais d’abord réfléchir.

— Ah ! ne mentez donc pas. Votre décision est bien arrêtée. Vous voulez épouser le hobereau breton. Et vous avez raison. Il est digne de vous, sans doute ; il est de votre race, ce monsieur Du Guiny, de la race bâtarde qui tient du paysan rapace et du bourgeois vaniteux ; allez, je vous bénis, mon enfant ; soyez heureuse comme vous le méritez, faites beaucoup d’enfants…

— Mais, je vous le répète, je n’ai pas accepté. Vous êtes en colère ; pourtant, suis-je coupable ? Oui, je sais, là-bas, dans la chaumière, quand la vieille femme nous a demandé si nous étions fiancés, nos mains se sont étreintes, nos bouches ont dit : Oui ! Mais était-ce sérieux ? Étiez-vous bien sincère ?…

— Luce, à cette heure-là, j’ai cru voir le bonheur ! Oui, oui, je vous le jure, j’ai eu la vision d’un paradis terrestre où vous étiez mon Ève — et ce rêve est brisé ; depuis hier il est mort.

— Il ressuscitera, peut-être…

À cet instant, la vieille tante de Luce accourait, rayonnante :

— Ah ! monsieur, vous voici revenu de ce vilain pays où nous nous sommes rencontrés l’autre soir. En arrivant ici, une bonne nouvelle nous attendait. On demande ma nièce en mariage : une affaire superbe : deux millions, cher monsieur.

— Peuh ! C’est évidemment une dot, deux millions, surtout en cette pauvre Bretagne de bourses plates. Mais vous pouviez espérer mieux… pour mademoiselle…

— Mieux… Mais pensez, monsieur, nous n’avons, nous, que de petites rentes.

— Mademoiselle Luce est belle. La beauté vaut mieux que deux millions. Si j’avais su qu’elle était à vendre…

— Oh ! oh ! oh ! cria Luce.

— Si j’avais su qu’elle était à vendre, répéta Philbert, j’aurais offert davantage. S’il en est temps encore, moi j’élève l’enchère : Deux millions a offert le noble Du Guiny. Je riposte et je crie : Trois millions ! Trois millions !

— Trois millions ! fit la tante.

— Tu vois bien que monsieur se moque de nous ! murmura Luce.

— Vous vous trompez, mademoiselle. Allez, renseignez-vous. La Sécurité des commerçants et des familles vous dira que je puis trouver les trois millions, et même davantage, pour m’offrir la femme qui me plaît…

Luce se cachait la tête dans les mains. Elle sanglotait.

La tante gronda :

— Vous faites pleurer cette enfant, monsieur,
c’est mal, c’est méchant. On n’insulte pas ainsi une jeune fille.

— Madame, mes paroles n’avaient rien d’outrageant. Si elles ont pu vous blesser aussi légèrement que ce soit, je veux sur-le-champ réparer mon offense. J’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Luce. Je vaux le Du Guiny : J’ai plus de trois millions.

— Vous êtes un vilain, répondit la jeune fille, et je ne vous veux pas.

Mais sa voix, son sourire éclatant parmi les larmes, reniaient son refus.

La tante déclara :

— Nous ne disons pas non, monsieur. Veuillez toutefois nous accorder quelques jours…

— Pour réfléchir… Soit… J’attendrai, mesdames, le verdict.

Philbert n’aimait plus Luce : sa tendresse avait été tuée en quelques instants, étranglée par le dégoût, par la désillusion, par la rage de s’être ainsi trompé en croyant qu’il était aimé ! Mais il la désirait toujours, cette vierge au corps souple et félin ; et maintenant il était résolu à la posséder, par toutes les ruses, par toutes les félonies. C’était la guerre, une guerre implacable et féroce qu’il lui déclarait. Son hostilité sauvage se réveillait ; il était désormais l’ennemi furieux et terrible de la vierge, désirant le carnage amoureux, la victoire effrénée, les râles du triomphe !

Et c’était pour cela qu’il mentait, sans remords, qu’il demandait à la vieille parente la main de sa nièce, et qu’il clamait ses faux millions.

Maintenant, il allait seul, dans les sentes abruptes des rochers, fuyant la plage où les baigneurs s’éparpillaient. Il montait sur les amoncellements de granits qui ourlent la côte, à l’ouest, et font, jusqu’à Trébeurden, un littoral sauvage, inhabité, sans ports.

Il cherchait à calmer son énervement ; il mêlait ses cris aux mille voix hurlantes de la mer ; il se meurtrissait les poings contre les granits.

Il cria :

— Je suis fou ! je suis fou ! Je l’aimais, cette indigne ! Je souffre comme un sot, comme un naïf, moi, moi ! C’est ridicule ! C’est honteux ! Et malgré l’apaisement de ma chair fourbue, ma force s’insurge encore pour vouloir la tendresse et le baiser de Luce !… Je suis fou !… À la mer ! Que l’eau refroidisse mon ardeur et me lave de ce mal d’aimer !

Durant une heure il nagea, plongea parmi les récifs, en proie à une surexcitation qu’il n’avait jamais connue.

Quand il sortit de l’eau, il trouva sur la grève deux jeunes abbés qu’il avait rencontrés plusieurs fois dans les couloirs et dans le cloître du couvent.

Ils s’entretenaient avec des jeunes Bretonnes.

— À quelle heure ? demandaient les prêtres.

— À deux heures précises. Ce sera une très belle fête. Kersabiec, le bon joueur de biniou de Trégastel, parti depuis deux ans sur les équipages de l’État, se trouve justement ici, en congé pour quelques jours : il nous fera entendre les vieux airs bretons que nous aimons tant. Puis nous danserons jusqu’à la nuit. Gariou, le fermier, offrira une tonne de cidre, et M. Karnivel nous fera servir des gâteaux.

Philbert écoutait avec intérêt cette conversation. Il apprit que la fête aurait lieu le lendemain, à l’occasion du défrichement d’une lande, selon la vieille coutume de la contrée.

Les abbés, qu’il accompagna jusqu’au couvent, lui donnèrent des détails pittoresques sur les traditions locales, les danses, les pardons, les jeux du Finistère et des Côtes-du-Nord. Ils lui apprirent que les « défrichements » sont de curieux spectacles pour les étrangers, et l’engagèrent à s’y trouver dès le commencement.

Au cours des bavardages d’après dîner, Philbert annonça la fête aux baigneurs. Et chacun s’écria qu’il voulait y aller.

La nuit était tombée. Doucement, une voix murmura :

— Voudrez-vous, moi aussi, que je vous accompagne ?

C’était Luce.

— Oh ! je vous en supplie, fit-elle, répondez.

Et dans l’ombre sa main cherchait la main de Philbert.

Il répondit :

— Pourquoi ne viendriez-vous pas ? Je n’irai pas seul, là-bas, puisque tout le monde m’accompagne…

— Je ne suis pas tout le monde…

— Oh ! si… Je vous ai cru différente des autres ; je vous ai vue plus belle que vous n’êtes vraiment. Si, si, Luce, vous êtes bien mademoiselle Tout-le-Monde. Qu’importe : je vous aime ainsi. Que vous faut-il de plus ?

— Non, vous ne m’aimez pas. Je le vois, je le sens.

— Étrange créature !

— Étrange, oui, croyez-moi. Je ne me comprends pas moi-même. Je crois que je suis par instants une déséquilibrée, une détraquée…

— Erreur, Luce, vous êtes une demoiselle très forte, très sérieuse, très pratique.

— Non, non…

— Je vous connais maintenant, ma chérie.

J’en suis sûr, vous ferez une excellente épouse.

— Je vous aimerais bien.

— Alors, le choix est fait ?… Battu, le duc Guiny ?

— Je vous dirai cela demain, au défrichement.

Sous un soleil ardent, dont les feux embrasaient la mer et moiraient de coulées métalliques les vagues flamboyantes, la petite caravane des baigneurs de l’hôtel se mit en route vers la lande de Botherel. Philbert marchait en tête avec l’abbé Le Manach. On avançait péniblement dans les sables mouvants des grèves, parmi les herbes aiguës des dunes, où séchaient les goémons et les lichens récoltés par les femmes de la côte.

Luce traînait sa tante. La pauvre vieille dame soufflait, suait, geignait :

— Quelle idée folle, par une température du Sénégal, de courir ainsi, de se tuer, de souffrir ; et pour aller voir quoi, mon Dieu ! des paysans, de ces Bretons pouilleux et sales qu’on a rencontrés cent fois déjà dans les quartiers malpropres de Saint-Brieuc et de Lannion !

D’autres protestations se mêlèrent aux siennes. Une partie de la bande renonça à la fête et reprit le chemin de l’hôtel.

Avec quelques jeunes femmes plus intrépides, parmi lesquelles se trouvait Mme Houdet, Luce suivit Philbert.

On s’arrêta un instant à l’abri d’un amas de roches, sous lesquelles se creusait une sorte de gorge pleine d’ombre.

M. Houdet, radieux, se mit à bavarder :

— Un miracle, messieurs ! Depuis deux jours, ma femme est métamorphosée. Son humeur déplorable qui s’acharnait sans cesse contre moi, vous l’avez constaté combien, oh ! combien de fois, a fait place à une douceur charmante. Plus de gronderies, plus de crises de nerfs ; je ne reconnais plus Hortense. Vous avez, j’en suis sûr, remarqué le changement dont je me félicite.

— C’est vrai, répondit Mme Houdet, un miracle s’est accompli : je ne suis plus la même femme.

Ses yeux reconnaissants allèrent vers Philbert.

Seul, l’abbé Le Manach aperçut ce regard.

Après la halte, il entraîna l’ennemi des vierges :

— Ah ! je connais maintenant le remède qui vous a guéri de Luce. Remède, c’est le mot. Ainsi, mon pauvre ami, vous cultivez aussi les femmes de quarante ans.

— Hé, oui. Comme entremets, entre deux pucelles. Un peu de sucre, de miel. Les amoureuses mûres me donnent la sensation d’un plat sucré. C’est doux, c’est reposant ; l’arome cependant ne manque pas de charme.

— Toute la gamme alors ; les viols, les adultères.

— Oh ! ne condamnez pas l’adultère, l’abbé. C’est la tranquillité et la paix des ménages. Voyez depuis deux jours, comme ces deux époux, qui passaient leurs journées à se chicaner, à se disputer, sont unis maintenant. Houdet a proclamé lui-même son bonheur.

— Le pauvre !

— Vous le plaignez ?

— Oui certes !

— Mais sa femme ? Gémissez-vous aussi sur son malheureux sort ?

— Ses yeux sont maintenant imprégnés d’allégresse. Ah ! vous avez raison peut-être ; le bonheur, ici-bas ne fleurit que dans le vice et la débauche…

— Deux bouches qui se lient, deux corps qui s’entrelacent, cela n’est pas le vice, l’abbé, mais c’est l’amour. Je n’ai jamais aimé ni Luce, ni Hortense ; ni l’une, ni l’autre ; c’est la Femme que j’aime, la Femme, la Maîtresse, l’Unique, l’Adorée, que je retrouve toujours, sous des formes diverses. C’est le monstre charmant, aux mille et mille bouches. Le rêve ce serait d’avoir cent mille lèvres !…

— Pour jeter votre souffle empesté de débauche…

— Non, pour semer la joie ! Pour révéler l’amour à toutes celles qui l’espèrent : comme le disait votre doux Jésus aux femmes qui l’approchaient, dans les villages de Galilée, la créature humaine ne vit pas seulement du pain de froment. Il lui faut aussi le pain délicieux, vivifiant de l’amour. Je suis un affamé. Et ma faim délicate ne dévore pas, n’engloutit pas : elle aspire les parfums et les sucs de la chair ; elle les cueille, avec ferveur, délicieusement, dans un baiser. Ah ! croyez-moi l’abbé, l’amour seul est beau, dans les boues de la vie ; seul il nous illumine : il est le vrai soleil !…

Le prêtre tressaillait, luttait contre le trouble que toutes ces paroles créaient en son esprit :

— L’horreur que je ressens pour vous, par instants, devient presque de l’admiration. Et je me dis, anxieux, que vous êtes peut-être un semeur de bonheur !