Albert Méricant (p. 92-125).
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IV

— Nous arrivons, monsieur, voyez la mer, là-bas.

D’un geste large, le voiturier montrait l’immensité bleue, l’azur de l’eau mêlé à l’azur du ciel, paraissant tout à coup dans une trouée des arbres et des buissons.

Philbert ouvrit les yeux.

Une torpeur pesait sur son front, étreignait son crâne.

La mer !

La brise forte, les effluves violents des algues et des sels peu à peu le ranimèrent.

Alors il se souvint.

Et ce fut comme un rêve, qui s’efface au matin, se meurt dans une brume : ces trois nuits de délires et d’extases passées au castel de féerie ; la beauté voluptueuse, et l’accueil du baiser des trois sœurs amoureuses ; cette gerbe de fleurs de chair épanouie, Jeanne, Yvonne, Michelle !

Mais c’était le passé déjà. Réalités et rêves se confondent, dans le lointain qu’on fuit pour aller devant soi.

La voiture arrivait au sommet d’une côte : des granits rugueux hérissaient la route. Le bourg de Trégastel étalait ses maisons au pied d’un haut calvaire. Et la mer s’étendait dans sa majesté calme et miroitante des matins d’été, ourlée par la majestueuse broderie des roches qui l’enrubannent, de Ploumanach à Trébeurden.

De très rares villas s’élevaient sur la côte pareilles à des maisons de poupées semées au pied de roches géantes. Plus loin, un palais se dressait sur la grève.

— Cette grande bâtisse, dit le voiturier, c’est le castel Saint-Anne, où je dois sans doute vous conduire, monsieur ?

— Point. Je vais à l’hôtel.

— Mais il n’en est pas d’autre. Les sœurs ont fait de leur couvent une maison hospitalière, ouverte aux baigneurs, où l’on vous accueillera très volontiers. Les prix sont modérés…

— Mais, on m’y recevra ?

— Assurément. Du reste, vous n’avez guère le choix : il y a bien une auberge, mais vous y seriez mal.

— Soit. Je vais au couvent.

Philbert pensa : « L’aventure est plaisante ; moi, le fils de Don Juan, chez les nonnes : morbleu ! voilà le loup dans la bergerie, l’ennemi chez les vierges ! Rassurez-vous, mes sœurs, je ne chercherai pas à troubler vos cervelles, à semer dans vos chairs les ferments de passion. Je suis le pèlerin, épuisé et dolent, implorant le repos, et n’ayant qu’un désir : vivre très chastement, comme un anachorète, fuir le péché, durant quinze jours, enfin, se libérer même des tentations qui rongent aussi les moelles. Et mon ami l’abbé Le Manach n’aura pas à redouter qu’on lui ravisse sa mystique bonne amie. Mes forces sont à bout ; l’intrépide ennemi des vierges devient vierge lui-même.

Philbert fut accueilli par la supérieure, et se sentit troublé, honteux, déconcerté.

Il lisait dans les yeux de cette sainte femme une telle bonté, une telle grandeur, qu’il lui semblait commettre une mauvaise action, en venant mêler quelques jours de sa vie à l’existence douce et innocente des religieuses. Mais il secoua bientôt cette impression, et même eut pitié de sa faiblesse.

— Don Juan, se dit-il, n’eût pas eu ces scrupules. Il eût mis ce couvent à folie et à feu.

Pourtant, en circulant dans les escaliers vastes, d’une architecture simple et claustrale,
il était envahi par un apaisement profond, immense, infini.

Mais il eut un sourire : les lendemains de fête n’ont-ils pas toujours ce calme menteur, cette accalmie d’après tempête ?

Il descendit vers la grève.

Dans une échancrure des rochers de granit rose, entassés les uns sur les autres, avec des aspects de fantasmagorie, les baigneurs sur le sable attendaient la marée.

Philbert vit quelques prêtres, pérorant, entourés de familles d’allure provinciale. De grosses mamans surveillaient leurs progénitures ; de vieux messieurs lisaient des feuilles catholiques ; les petits grouillaient, piaillaient, cherchaient des coquillages ; c’était le petit trou familial et quiet qu’il avait désiré, la plage où les maillots n’ont pas de suggestion, où ne rode jamais le désir, où la chair qu’on voit ne hante pas le cerveau, où l’on peut vivre, enfin, sans nulle obsession.

Philbert se laissa couler doucement sur la grève, tourné vers la mer, ses regards perdus vers le frisson des vagues.

Mais les rochers surtout le captivaient et l’enchantaient.

Ils s’entassaient dans un chaos formidable. En les examinant, on découvrait des formes vagues et imprécises, des silhouettes de monstres gigantesques, des profils presque humains, des images étranges, des ogres, des titans, des fées, des mélusines. Les flots se brisaient à leurs pieds, s’engouffraient avec fracas dans leurs gueules accroupies et penchées. L’une de ces pierres, rosée comme des chairs, semblait une femelle, écroulée et pâmée en des joies solitaires ; et sa bouche écumait, tordue par la folie.

Philbert, à plat ventre sur le sable, contemplait cette féerie, et laissait sa pensée courir dans un galop de chasse à la chimère.

En ce Trégastel sauvage, l’âme de la Bretagne semblait réfugiée : enfuie des plages, épouvantée par la musique des casinos, l’envahissement des touristes anglais, elle semblait ici protégée par les formidables granits. Ils défendaient la mer, ainsi que des dragons ; ils dressaient une barrière inexpugnable à la rage architecturale des spéculateurs qui sèment les villas, les hôtels sur tout le littoral.

La mer montait. Le flux vint menacer Philbert, le prendre à sa rêverie. Il se leva. Déjà, des cabines prochaines descendaient des baigneuses en maillots défraîchis.

Ce fut subitement une apparition de gorges ballonnantes et de croupes oscillantes.

Les messieurs bedonnants, les dames gélatineuses étalaient la fierté de leurs ventres repus.

Inconscients des hideurs exhibées, ils allaient, à petits pas, quêtant, eût-on dit, des regards.

Un couple accapara l’attention de Philbert.

Elle et lui : des bourgeois frisant la quarantaine.

Ils s’étaient détachés des groupes, marchaient seuls.

Ils passèrent devant Philbert. Leurs voix aigres se chamaillaient.

Lui. — Hortense, mon amie, vous êtes ce matin à faire rougir un troupier. Quelle tenue, ma chère ! Pour qui vous prendra-t-on, grand Dieu ! Seules les filles de mœurs abominables osent ainsi se montrer en costume indécent. On dirait que vous êtes nue. Vos têtons et vos fesses n’ont plus aucun secret pour les regards curieux.

Elle. — Vous êtes fou, François, ou de mauvaise humeur. Mon costume est semblable à celui que portait hier Mlle Luce.

Lui. — Songez, ma bonne Hortense, que mademoiselle Luce est une enfant encore et que vous aurez bientôt quarante ans.

Elle. — Taisez-vous, taisez-vous, François. Vous hurlez ; prenez donc un tambour, rassemblez tous les gens, pour leur crier mon âge. Apprenez, malhonnête, qu’une femme a seulement l’âge qu’elle paraît. Et je me sens très jeune.

Aucune de ces dames n’est faite comme moi : ma poitrine se tient. Voyez, les jeunes filles d’aujourd’hui ont pour deux sous de nénés sur la gorge, et c’est flasque, et ça croule. Moi, monsieur François, c’est du plomb. Si vous récriminez, c’est pure jalousie : tous ces messieurs m’admirent.

Lui. — Hortense, tu deviens folle, ma pauvre femme !

Elle. — Othello !

Lui. — Moi, jaloux ! J’ai peur du ridicule. Pardon de te vexer. Mais hier j’entendais M. de Villerognon, tandis que tu nageais, dire : « Pas de danger que Mme Houdet coule. Elle a sur l’estomac deux vessies natatoires qui pourraient la porter jusqu’en Amérique.

Elle. — M. de Villerognon est un impertinent qui se venge aujourd’hui de mon dédain. Ah ! si j’avais voulu, ces vessies natatoires, ainsi qu’il les appelle, il les eût adorées, à genoux. Vous riez ! Monsieur Houdet, vraiment vous êtes un lâche. On insulte votre femme et vous ne dites rien.

Lui. — Ah ! c’eût été le comble ! Voyons, sois raisonnable, ma poulette ; dorénavant au lieu de ce maillot, choisis le costume plus décent que tu portais ces jours derniers.

Elle. — Un costume de grand’mère ! Non, monsieur, non. Je n’ai pas tant d’occasions de me faire admirer, pour renoncer à celles qui se présentent.

Lui. — Et demain, si quelqu’un avait la fantaisie de s’offrir votre peau, vous me cocufieriez sans vergogne, avec ces belles raisons.

Elle. — Je suis une honnête femme, François, vous le savez. Que les galants approchent, je saurai repousser leurs audaces. Mais on peut être coquette sans songer le moins du monde à la cascade.

Lui. — Ce n’est pas de la coquetterie, mais une rage de montrer ta gorge à tout le monde. Hier soir, à table d’hôte, ton corsage dégrafé, laissait apercevoir le suif de tes deux boules…

Elle. — Monsieur, vous m’insultez ! Nous plaiderons en divorce.

Frémissante, irritée, la dame se jeta dans la mer. Son mari l’y rejoignit bientôt. Et Philbert, amusé par ces débats grotesques, se disait que la vie des honnêtes bourgeois, des braves gens, des gens moraux et respectables, n’est que bouffonnerie et qu’hypocrisie.

La fraîcheur de la mer le tenta.

Une femme louait cabines et costumes.

Il obtint un maillot. Toute sa lassitude se dissipa dans les frissons vivifiants du bain. Ses membres alourdis reprirent leur souplesse. Il nagea, plongea, alla se reposer un instant sur les roches. Les baigneurs admiraient l’audace de cet inconnu, qui s’aventurait imprudemment, follement.

Il regagna sa cabine. Il y venait d’entrer, quand il entendit, dans la loge voisine, un frou-frou de soieries ; un doux parfum de femme en même temps montait. Sa curiosité aussitôt en éveil, son regard inspecta la cloison, espérant une fente : il n’en trouva pas ; mais les planches qui séparaient les cabines ne joignaient pas le toit ; et monté sur le banc qui meublait sa cellule, Philbert vit une femme qui se déshabillait. Ses robes, ses jupons, d’une élégance exquise, étaient accrochés aux parois. Et, parmi les dentelles de la chemise et du pantalon, le curieux entrevit un corps jeune et frêle, tout gracieux, menu, mais de lignes charmantes : une gorge naissante, d’un gentil modelage ; une croupe creusée de fossettes mignonnes. La chemise tomba ; et nue quelques instants, la baigneuse s’assit, sous les yeux de Philbert. Lentement, elle prit un maillot d’azur sombre, s’y glissa, protégea sa noire chevelure sous un bonnet écarlate, ouvrit la porte, disparut.

— Hé ! hé ! se dit Philbert, voilà qui réconforte mon regard effaré par les tétons d’Hortense.

Nul désir ne germait en sa chair terrassée et vaincue, après les nuits de joie à Kerbiquet. Et son admiration était le culte chaste d’un fervent dont l’unique dieu, c’est la Beauté.

Descendu sur la plage, pour revoir la jeune fille s’ébattre au milieu des caresses des vagues, Philbert reconnut, dans un groupe de prêtres, l’abbé Yves le Manach. Il alla le saluer.

— Ah ! vous, monsieur, soyez le bienvenu. Depuis trois jours, anxieux, je vous espère et vous attends.

— Vous me croyiez perdu, n’est-ce pas, dans l’enfer ?

— J’aime mieux vous avouer que ce n’était pas précisément votre sort qui m’épouvantait. Grand coureur d’aventures, vous finirez un jour, je le déplore, par voir en effet s’ouvrir sous vos pas les portes de l’abîme…

— Pourvu que, chez le diable, les femmes soient jolies, j’entrerai le sourire aux lèvres et la bouche joyeuse !

— Je désirais vous voir, en égoïste qui songe plutôt à ses petites affaires et ne pense qu’à soi. Vous sachant très expert en questions amoureuses, je veux vous consulter.

— Ah ! ah !

— Ne riez pas. Je souffre, mon ami, ayez pitié de moi.

— Ces douleurs, cher abbé, sont — croyez-moi — des joies.

— C’est horrible ! Je sens des feux et des déchirements dans ma poitrine.

— Votre cœur n’est donc pas un sépulcre glacé, une tombe où ne gît qu’un mort, un cimetière ! Souffrir, être broyé, torturé, ah ! c’est vivre ! Je souhaite parfois ces angoisses, ces affres que je ne connais plus ! Oh ! souffrir ! Oh ! gémir ! Sentir là quelque chose qui saigne et se révolte ! Regardez-moi, l’abbé : trois jours se sont passés depuis notre séparation : et j’ai eu trois amours. Trois vierges, s’il vous plaît. D’adorables maîtresses. Leurs baisers furent doux, leurs caresses capiteuses : je devrais, ayant perdu ces délices, me sentir des regrets plein le cœur, des larmes plein les yeux…

— Et vous ne pleurez pas… parce que vous n’aimez pas.

— Je ne fais que cela : même je me surmène !

— Non, non, l’amour n’est pas la confusion des chairs ; mais le frémissement et l’assomption des âmes !

— Tiens ! la phrase est jolie…

— Vous vous moquez.

— Non pas… Nous oublions, l’abbé, la consultation. Parlez, je vous écoute.

— Je vous prie de vouloir bien observer Luce,
de lire, si c’est possible, en ses regards, en ses gestes, en ses attitudes, et de me dire très franchement si elle m’aime ou non.

— Peste ! la mission est vraiment délicate. Si la petite me paraît éprise de vous, mon cher, il me sera fort agréable de vous en confirmer la douce certitude. Mais si je reconnais qu’au contraire il n’est pas d’espoir pour votre tendresse, je serai désolé d’être le tortionnaire qui donne le signal du supplice…

— Je veux savoir, je veux ! Depuis mon arrivée ici, ma croyance en Luce s’est presque abolie. Je la vois si coquette, si aimable avec tous ! Quelques instants, le soir, je puis l’entretenir. Elle me déconcerte. Parfois sa voix tendre me réconforte, parfois elle me désespère. Je ne sais rien de plus horrible que ces alternatives d’espérance et de crainte.

Je demande deux jours pour observer, juger. Mais, d’abord, il est essentiel que vous me présentiez à votre douce vierge, à la fleur de lis de votre jardin secret.

— La voici justement qui passe devant nous.

Moulée dans le maillot d’azur sombre que l’eau avait plaqué contre ses chairs, coiffée du bonnet écarlate, les jambes nues, — des jambes ciselées avec un art parfait de trouble et de tentation, — Luce était la baigneuse que Philbert avait surprise, nue, dans toute sa beauté jeune et frêle.

Il formula son appréciation d’amateur ravi :

— La petite est exquise : un bibelot délicieux. Ah ! l’abbé, je comprends tous vos enthousiasmes.

— Elle est belle !

— Elle est pire ! Elle a l’ensorcellement et le charme des femmes minces, les plus terribles, les plus preneuses. Une chatte de race : gare à vous, les souris !

— De ses ongles aigus et cruels, je sens bien qu’elle me déchiquettera : je serai son joujou, le joujou qu’on éventre, qu’on assassine, sans un remords, sans une pitié.

— Qui sait ? Luce peut-être est une de ces perverses que la soutane attire et qui, aimant un prêtre, savourent surtout les joies du sacrilège. Désormais je me mets à l’affût et j’observe. Deux jours de patience, l’abbé, et je vous donnerai sans doute l’assurance qu’on vous aime beaucoup.

Les baigneurs maintenant ressortaient des cabines ; on désertait la plage. Une cloche tinta.

— Voici le déjeuner, dit l’abbé. Nous allons nous séparer. Nous autres ecclésiastiques avons un réfectoire spécial et ne sommes pas admis dans la salle à manger des hôtes du couvent.

— Alors, nous nous retrouverons en sortant de table. Grâce à vous, mon ami, je pourrai babiller : car je m’ennuierais prodigieusement avec tous ces pères, ces mères de famille, et leurs indécentes familles de cinq et six moutards. Mais aussi quel repos, vaste, incommensurable. Et j’en ai grand besoin, après ma triple noce !

Philbert se mêla à la foule empressée qui se précipitait à la pâture. Les fringales irritées par l’air vif de la mer se déchaînèrent dans un silence grave, coupé par le cliquetis des faïences, des fourchettes et le rythme assourdi des mâchoires ruminant.

Philbert examinait Luce. Elle était placée entre sa tante et un jeune homme, un de ces petits hommes niais et laids qu’une jeune fille considère comme des pantins négligeables. Elle bavardait, grignotait. Ses regards, qui rôdaient, rencontrèrent Philbert ; leurs yeux, en se joignant, se menacèrent presque, ainsi que des ennemis.

Le jeune homme pensa : « Elle m’a vu tantôt avec son cher abbé, elle flaire en moi un inconnu hostile. Tant mieux, la chasse sera vive : va, va, petite oiselle, vole et fuis, je saurai déjouer tes ruses, te traquer, t’atteindre et voir ce que tu as dans la cervelle ! »

Au dessert, un monsieur, en face de Luce, proposa :

— Si nous tentions, cet après-midi, l’ascension des rochers du Père Éternel ? Mesdames, vous viendrez avec nous, j’espère, et serez courageuses. Mademoiselle Luce, vous devez être alerte et vive comme une chèvre, vous grimperez là-haut ?

— Très volontiers, dit Luce.

Philbert cherchait à lire, sur le visage de la jeune fille, ces lueurs fugitives qui révèlent parfois les mystères de l’âme. Il avait l’habitude de ces examens : il connaissait les plis que tracent les passions et les frémissements, qui annoncent les troubles profonds de la chair. Mais c’était dans les yeux surtout qu’il savait découvrir le secret d’une vie. Aussi s’efforçait-il à saisir les regards errants de la jeune fille. Un instant, il parvint à les arrêter.

Luce était étonnée de la persistance de cet étranger à vouloir rencontrer et retenir ses yeux. Mais bientôt elle s’apprivoisa, croyant sentir un culte, une adoration. Alors, un sourire effleura ses lèvres, elle n’eut plus cette mine altière et dédaigneuse qui avait d’abord durci de sa grimace sa gentille figure. Se sentant regardée, elle devint nerveuse, s’agita, bavarda, rougissant tantôt et tantôt pâlissant.

Le repas à peine terminé, les groupes s’étaient dispersés dans la salle à manger. Une religieuse s’approcha de Philbert et l’invita à s’inscrire sur le registre des étrangers. Rapidement, il traça les indications exigées ; puis, trouvant un album de vues photographiques où toutes les merveilles de cette côte fantastique de Bretagne étaient reproduites, il s’attarda quelques instants à regarder les images. Et, cherchant Luce ensuite, il l’aperçut qui ouvrait le registre où il venait d’écrire son nom.

Il sourit, en pensant : « Tiens, tiens, je l’intéresse ! Elle veut savoir qui je suis, d’où je viens ; si j’étais un fat, je croirais déjà que je ne lui déplais pas. Qui sait ? La douce vierge, ainsi que ses pareilles, n’a sans doute qu’un désir et qu’un but : le mariage ; son amour pour l’abbé n’est qu’une passionnette, un rêve qui s’efface et passe. Elle cherche un mari. Va, chasse, pauvre enfant. Tu es victime aussi de ces lois criminelles qui asservissent la vierge, entravent sa chair, lui défendent l’entrée des paradis terrestres. Tu veux l’affranchissement dans le mariage. Pauvres, pauvres pucelles, vous n’aurez donc jamais le courage de la rébellion ; vous vous courberez donc toujours sans résistances, sans vous dresser toutes à la fois, dans une révolte grandiose qui aurait pour drapeaux vos chairs blanches et roses offertes à l’amour !

L’hôtellerie des religieuses, située en un décor superbe, domine les cent baies de la côte déchiquetée et les plaines d’ajoncs semées de rocs immenses. Un cloître aux lourds piliers de granit rose s’ouvre en face des golfes et de leurs archipels : c’est là que les baigneurs, après les repas, se réunissent pour les bavardages, préparent les excursions aux villages voisins, à l’église miraculeuse de Notre-Dame-de-la-Clarté, au sémaphore de Ploumanach, aux plages de Perros-Guirec.

Philbert y retrouva l’abbé Le Manach.

— Eh bien ? Commencez-vous à lire dans la chère âme ? interrogea le prêtre. N’avez-vous pas remarqué combien elle est frivole et coquette ? Dites, qu’en pensez-vous ?

— Diable, mon cher ami, vous êtes impatient. Mlle Luce était à un bout de la table et j’étais relégué vers l’autre extrémité. Dans ces conditions, l’observation devait être vague, insignifiante. Je ne sais rien encore, rien, rien, rien.

— Oh ! comme vous devez rire de ma folie ?

— Sachez que si l’on rit des amants fous, des amantes folles, le rire n’est jamais chargé d’ironie, ni de raillerie ! Non. Le rire est bienveillant ; les naïvetés, les imprudences, les maladresses de ceux qui aiment sont pleines de charme. Vous êtes un enfant, l’abbé, un tout petit enfant ; et vous faites joujou pour la première fois !

Un gros monsieur cria :

— Allons, les voyageurs pour le Père Éternel ! Qui nous aime nous suive. En route, mauvaise troupe !

Des mamans, des papas, des enfants se rangèrent autour de celui qui les conviait. Luce vint aussi, dans un groupe de vieilles femmes.

— Monsieur, demanda Philbert, à l’organisateur du petit voyage, me permettrez-vous de me joindre à votre caravane.

— Bien volontiers, monsieur ; vous nous ferez plaisir en venant avec nous. Si quelqu’une de ces dames veut gravir les rochers, vous lui prêterez main-forte.

— Nous allons très loin ?

— À deux cents mètres. Voyez, là, devant nous, cet amas de granits. Sur la plus haute pierre, vous apercevez une statue et une croix. C’est le Père Éternel.

— L’ascension ne doit pas être très périlleuse.

— Détrompez-vous, monsieur. D’ici, en effet, il semble qu’il soit facile d’escalader ces blocs. On ne se rend bien compte de leur hauteur que lorsqu’on est au pied. Des grottes sont creusées à la base, elles sont très vastes. On les traverse, on se trouve alors dans un sentier étroit, il faut se hisser sur de vieux murs, puis grimper, sauter, bondir ; c’est assez dangereux.

— Et cela vous amuse ?

— Énormément ; monsieur. Mais il ne faut pas s’exagérer le péril : on risque tout au plus de se briser la patte.

— Charmant ! délicieux !

— Hé ! vous tremblez, jeune homme ; Moi, malgré mon gros ventre et mes quarante-cinq ans, je me plais à cette ascension. Je me sens plus jeune, plus léger. Lorsque je suis là-haut, près du Père Éternel, je suis fier et content de moi, comme si j’étais juché au sommet du mont Blanc ! Quand je suis descendu, c’est un autre plaisir. Je pense que j’aurais pu me casser la jambe, peut-être me fendre la tête en dégringolant : et je me sens alors très brave, très audacieux…

— Presque un héros, enfin !

— Monsieur, vous monterez avec nous, n’est ce pas ?

— Mille regrets. Je ne suis pas tenté par ces gloires innocentes.

— Vous avez peur, avouez !

— J’avoue.

— Ah ! la jeunesse d’aujourd’hui ne vaut plus celle de notre temps. Vous êtes des avortons, des jeunes filles. Plus d’enthousiasme, plus
d’entrain, plus de belles folies. Si vous m’aviez connu lorsque j’avais vingt ans : j’étais un coq gaulois, chantant clair, buvant ferme !

— Aimant ?

— Chut… ou pourrait nous entendre… Ce soir, nous irons seuls au cabaret, chez Prigent, et je vous ferai rougir, monsieur l’endormi, en vous racontant mes fredaines inouïes.

La bande était maintenant au pied des roches. On traversa les grottes, puis on se rassembla dans un étroit passage, sur un sol glissant.

Philbert laissa passer les enfants et les femmes. Il resta le dernier, à quelques pas de Luce.

Devant les escarpements des granits, la bande se disloqua. Les mamans effrayées, entraînèrent leurs petits ; il ne resta guère que cinq ou six baigneurs, et Luce, que n’arrêtèrent pas les effrois de sa tante. Les hommes s’accrochèrent aux aspérités des rocs, se hissèrent, atteignirent une première plate-forme. Et de là, apercevant Luce et Philbert :

— Montez, montez, mademoiselle !

— Montez, montez, monsieur !

Luce se décida.

Ses petits pieds cherchèrent les reliefs et les anfractuosités des granits, pour s’y accrocher. Elle parvint ainsi au sommet d’une muraille et gagna aisément un bloc rose, aux surfaces polies. Mais là, elle cria :

— Je ne puis plus monter.

On lui dit :

— Élancez-vous.

— J’ai peur.

— Courage.

— Non, non, je n’ose pas, je ne puis pas.

Philbert l’avait suivie.

Il se tenait près d’elle, plus bas, dans les rochers.

La robe de Luce s’était retroussée. Ses jambes apparaissaient ; elles étaient gantées en des bas écossais, qui rendaient plus troublantes les formes gracieuses que Philbert avait déjà admirées, dans la cabine, puis au sortir du bain ; nues, elles n’avaient pas cette suggestion obscure, cette hantise étrange. La chair transparaissait sous les mailles obscures, s’éclairait de subits rayons clairs. Au-dessus des bas sombres, parmi le frémissement des dentelles du pantalon, c’était une éclosion de fleurs roses, d’étoiles scintillant dans un nuage de broderies. Philbert, les yeux perdus vers cette vision soudaine, entendit une voix douce qui l’implorait :

— Monsieur, je vous en prie, aidez-moi à descendre.

Luce, apeurée, ne sachant où poser les pieds, s’épouvantait. Et ce qui l’effrayait par-dessus tout, c’était le danger menaçant de ces yeux qui fouillaient, qui montaient, qui se glissaient en elle. Au risque de tomber, de se blesser peut-être, elle se serait précipitée dans le vide, sans la crainte de se dévêtir davantage et d’offrir à ces yeux encore plus de sa chair.

Philbert très lentement se dressa, leva les mains, cueillit Luce par la taille. Il la déposa frissonnante sur le sol. Mais ses doigts ne déliaient pas le lien qu’ils avaient mis aux flancs de la jeune fille ; ils prenaient un plaisir extrême à faire une ceinture à ce corps souple et jeune. Luce leva les yeux : les grimpeurs de rochers avaient disparu. Alors elle se laissa mollement fléchir, et murmura :

— J’ai peur !

Soutenant toujours Luce, Philbert doucement l’attira, et la prit en ses bras, grisé par le parfum de cette chair de vierge. Elle se dégagea brusquement, s’évada ; et de loin, la voix encore angoissée, elle cria :

— Je vous remercie bien, monsieur : j’ai eu très peur !

Philbert pour la reprendre courut à travers la grotte. Mais elle avait déjà rejoint les groupes des dames prudentes, qui s’étaient réfugiées, tout près, sur les gazons.

Alors, dépité, irrité, il s’isola, descendit vers la grève, alla s’installer devant la mer.

Ces jambes aperçues et ces étoiles roses luisant dans la blancheur des dentelles, avaient énervé son désir de leur tentation. Il oubliait maintenant la mission de confiance que l’abbé Le Manach lui avait donnée et ne songeait plus qu’à faire pour soi-même la conquête de Luce.

Mais bientôt il repoussa cette hantise comme une mauvaise action, et se promit très sincèrement de renoncer à ses desseins.

Puis la chaleur torride du soleil l’accablant, il ferma les yeux, s’endormit sur le sable.

Une dispute très aigre, entre François et Hortense Houdet, l’éveilla en sursaut.

L’épouse courroucée, proférait des injures.

Lui. — Peste, ma douce amie, voyez, le ciel est pur ; voyez, la mer est calme. Pourquoi cette tempête imprévue et stupide ?

Elle. — Monsieur Houdet, vous n’êtes qu’un porc !

Lui. — Continuez !

Elle. — Je savais depuis longtemps que vous étiez un imbécile. Je n’aurais jamais cru que vous étiez un cochon.

Lui. — Crescendo. L’ouragan augmente.

Elle. — Vous êtes bien heureux qu’il n’y ait pas des agents ou des gendarmes ici. Je vous ferais arrêter, scélérat, criminel !

Lui. — La prison. Pourquoi pas la guillotine aussi ?

Elle. — Assurément, la guillotine, pour couper votre horreur !

Lui. — Comprends pas ?

Elle. — Regardez, gâteux, votre brayette ouverte.

Lui. — Mon amie, tu pouvais me faire cette observation sans tant de cyclones et de mugissements. Le beau malheur, vraiment ! À mon âge, madame, ces distractions sont sans conséquence…

Elle. — Distractions ! distractions ! Vous êtes un misérable. J’excuserais une inadvertance. Mais je suis persuadée que votre indécence est voulue, préméditée.

Lui. — Ma chère, je vais te faire retenir un cabanon dans une maison de folles.

Elle. — C’est plutôt vous qu’il faut ligoter et entraver avec la camisole de force.

Lui. — Hé ! hé ! ma chère, tu vois ma paille.

Elle. — Il dit : Une paille, mon Dieu !

Lui. — Tu ne vois pas tes poutres ! Ton corsage est ouvert ; tes tétons se promènent.

Elle. — Soyez calme, monsieur, ils ne s’échapperont pas.

Lui. — Je puis vous faire, Hortense, la même réponse.

Elle. — Allons, boutonnez-vous bien vite.

Lui. — Quand vous aurez d’abord fermé votre corsage. Ah ! ah ! je l’ai trouvé enfin le truc pour vous obliger à la modestie. Si vous ouvrez, moi j’ouvre aussi ; vous entendez, madame ?

Elle. — Quand il fait chaud, une femme a le droit de se décolleter un peu. Il n’y a là ni impudicité ni obscénité.

Lui. — Tout n’est que conventions et que préjugés. Et s’il me plaît, à moi, de me…

Elle. — …Déculotter ? Eh bien, on vous traînera devant les tribunaux, on vous condamnera à la prison ; et moi je porterai le nom déshonoré d’un galérien.

Le débat peu à peu se calma.

Philbert s’amusait follement.

C’était la comédie après le roman. Et la farce bientôt atteignit au sublime.

M. Houdet, vautré sur le sable, fumait sa pipe. Mme Houdet, ayant rencontré le regard de Philbert, prit soudain une mine langoureuse, pâmée. Ses yeux se fermèrent à demi, comme pour distiller des tendresses, tandis que sa gorge tumultueuse précipitait ses battements, semblait promettre une voluptueuse sarabande.

Pour ne pas éclater de rire, Philbert se mordit les lèvres, puis détourna les yeux.

Hou ! hou ! les bons et les honnêtes bourgeois ; leurs vertueuses épouses ! Quels fantoches ! Quels singes ! Puisque la vie humaine n’est qu’une curée à l’ivresse charnelle, pourquoi ces hypocrites se paient-ils de masques, n’osent-ils pas avouer leurs faims, leurs appétits ; pourquoi ces bêtes veulent-elles qu’on les prenne pour des anges ?

Hortense Houdet, maintenant, ne quittait plus Philbert des yeux. Elle l’appréciait, le flairait, le déshabillait. Elle cambrait le buste, sournoisement soulevait le bas de sa jupe, découvrant peu à peu chevilles et mollets. Et Philbert contempla : la chaussure était fine, les bas jolis, la jambe un peu grosse, mais de formes tentantes… Pourquoi pas ?… La dame était trop mûre. Le visage pourtant, assez habilement fardé, gardait une artificielle jeunesse, et les yeux, maintenant, allumés par la convoitise, avaient des éclats troublants. L’abondance des chairs n’était pas sans-charme. L’aventure en tout cas serait plaisante. Puis, Philbert se disait qu’un homme n’a pas le droit de se refuser au désir d’une femme, — fût-elle vieille et laide ! Justement, il avait sur la conscience le remords de la peine infligée jadis à une pauvre amante dont il avait méprisé la laideur : elle s’était traînée en vain à ses genoux, implorant un baiser, mendiant une caresse ; il avait repoussé la bouche qui se posait, très humble, sur ses mains et sur ses vêtements.

Et bien des fois depuis, il s’était condamné, avait cherché la pauvre créature, ne l’avait pas revue. C’était le seul péché qui attristât son âme ; il ne se le pardonnait pas.

Aussi, était-il prêt, si Mme Houdet continuait son manège, à ne pas se soustraire à ses désirs ardents — et il s’avoua même qu’il aurait un certain plaisir à s’imposer cette pénitence, pour expier la faute d’autrefois.

Le soir, après dîner, les hôtes du couvent se réunissaient encore sous le cloître, à peine éclairé par la lueur d’une veilleuse. Dans cette obscurité, les hommes allaient, venaient ; les femmes circulaient, bavardaient. Et des ombres passaient, lentes, silencieuses ; c’étaient les religieuses qui gagnaient la chapelle.

Au loin, les lumières rouges des sémaphores et des phares étoilaient les ténèbres. Philbert, seul, loin des groupes, suivait les feux tournants qui s’allument et disparaissent alternativement dans le mystère des nuits.

Une voix près de lui chuchota. C’était Luce.

Accoudée sur la balustrade, avec sa tante, elle épiait Philbert, s’évertuait par son bavardage à captiver son attention.

Lorsqu’elle vit que le jeune homme maintenant s’arrachait à sa contemplation des immensités et l’observait, elle eut des mines gentilles, des gestes gracieux.

Puis, s’approchant :

— Monsieur, je ne vous ai pas remercié peut-être comme j’aurais dû le faire tantôt. Mais j’étais si émue, si troublée…

Elle balbutiait, ne sachant terminer la phrase. S’adressant à sa tante.

— Sans monsieur, lui dit-elle, j’aurais fait une chute, au Père Éternel ; mais grâce à son secours, j’ai pu descendre sans encombre…

— Tu vois, mon enfant, fit la tante d’une voix épouvantée… Je te disais bien que c’était une imprudence de vouloir escalader ces roches. Agréez mes vifs remerciements, cher monsieur.

— Oh ! répliqua Philbert, ne croyez pas madame, que j’aie accompli un sauvetage très émouvant. Je n’ai eu qu’à tendre les bras pour recevoir mademoiselle !… On ne me décorera pas pour cet exploit.

— Mais si ! fit Luce, prenant une fleur à son corsage, et l’offrant.