Albert Méricant (p. 5-36).
II  ►

VIERGES EN FLEUR

I

Des lèvres s’ouvrent… Des seins palpitent… l’éternel mystère d’amour hante le sommeil du jeune homme.

Le train rapide l’emporte à travers la presqu’île des fées, cette terre sauvage, toujours magique, des fleurs d’or et des filles aux yeux glauques de sirènes.

Le rêve du voyageur s’est peuplé de sorcières jolies, de châtelaines blondes, de baigneuses souples. La lande, le manoir, les roches sont fleuris : les pervenches des yeux, les pivoines des lèvres et les roses des seins resplendissent partout, en grappes, en guirlandes.

Mais un brusque réveil disperse les visions. Une voix brutale a brisé le charme.

— Saint-Brieuc ! Dix minutes d’arrêt !

Le train est en gare. Les voyageurs se précipitent ; les portes claquent ; les voix glapissent…

Lentement, Philbert se soulève sur les coussins.

Il est seul, dans son compartiment de première classe, depuis le départ, à Paris.

Maintenant, il craint l’invasion de gêneurs. La foule l’inquiète. Il est six heures à peine : il aimerait reprendre son rêve, prolonger encore le sommeil interrompu, jusqu’à Plouaret, où il devra descendre.

Mais, à cette heure matinale, des caravanes de touristes assaillent les voitures, se jettent avec leurs couvertures et leurs valises dans les wagons.

Philbert se poste à la portière, maussade, espérant défendre l’entrée par sa mine rébarbative.

Il aperçoit soudain une jeune et jolie voyageuse, coquettement moulée dans une robe de drap sombre, coiffée d’un chapeau de feutre blanc… elle cherche une place… Ah ! celle-là peut monter…

Philbert maintenant ne pense plus à dormir. Il se dit qu’une heure de tête-à-tête avec la Belle serait un peu de joie, un peu de rêve réel, de doux enchantement.

Une heure !…

Combien d’amours naissent, s’épanouissent, vivent et meurent en moins de temps !…

Philbert monologua.

— Une heure !… Que dis-je !… Nous ne serons à Plouaret qu’à six heures trente… Ah ! très chère, très aimée inconnue, pensez-y, si vous vouliez, nous aurions près de cent minutes heureuses à savourer… Allons, qu’attendez-vous ; par ici, pstt ! venez…

Avait-elle entendu sa prière, exauçait-elle son vœu ? La dame, revenant sur ses pas, mit la main sur les cuivres de la portière, puis, hésitante, elle s’éloigna.

Regrettant le régal un instant espéré, Philbert construisit le roman rapide, à toute vapeur, que son imagination avait entrevu :

« Dix minutes de silence, d’abord, à s’observer. Elle est gentille, je ne suis pas trop mal ; puis je connais mon art, ce qui vaut mieux que la banale beauté des jolis garçons. Dix minutes d’entretien sur le paysage, la contrée, les bains de mer. Puis un quart d’heure de flirt très vif, très audacieux. Environ dix minutes d’attaques impétueuses. Le corsage déjà capitule, s’écroule. Et, sans tarder, nos bouches, avec des sonorités de clairons vainqueurs, sonnent le triomphe durant une bonne et délicieuse demi-heure. Il reste cinq minutes pour pleurer les adieux… »

Philbert s’était recouché sur les coussins. Déjà le train partait, quand la porte s’ouvrit. Un jeune prêtre apparut, monta, prit une place.

Brusquement, Philbert se dressa, croyant qu’à la dernière minute, la petite dame, bien avisée, obéissait à ses appels. Sa désillusion fut dure. Il proféra :

— Ah ! Ma guigne !

Mais déplorant aussitôt son irrespectueuse exclamation :

— Pardon, monsieur l’ecclésiastique. Je vous fais des excuses bien plates pour mon accueil un peu bourru, J’espérais entrevoir un petit minois rose. Et vous en conviendrez, malgré toute votre amabilité, vous ne m’apportez pas le plaisir souhaité.

Le prêtre fronça les sourcils, pinça les lèvres, fit une grimace et s’efforça d’exprimer par les contorsions de sa physionomie un dédain très hautain, un superbe mépris.

Puis il prit son bréviaire et lut des oraisons, d’abord en murmurant, chuchotant les prières, bientôt les prononçant à haute et forte voix :

Pater noster qui es in cœlis, sanctificetur nomen tuum, adveniat regnum tuum, fiat voluntas tua sicut in cœlo et in terra ; panem nostrum…

Philbert interrompit :

Feminam quotidianam da nobis hodie !

Le prêtre balbutia :

— Monsieur, monsieur !

— Monsieur l’abbé, répondit Philbert, vous devez vous méprendre et me considérer comme un de ces bons niais d’anticléricaux qui croient se montrer très forts parce qu’ils injurient les prêtres. J’ai la prétention de n’être pas si sot. Et c’est du fond du cœur que je mêle ce matin ma prière à la vôtre. Vous demandez du pain au bon Père éternel. Chacun son goût. Moi je lui demande de la femme.

— Vous voulez vous marier ?

— Que le Dieu tout-puissant me préserve de ce mal. Libera nos a malo et uxore.

— Je ne vous comprends pas.

— Monsieur l’abbé, nous pouvons parler ainsi que des camarades : nous sommes du même âge, autour de la trentaine. Vous avez entendu assez de confessions, pour n’avoir pas à vous offenser de mes libres propos. Du reste, rassurez-vous, je sais me tenir. J’ai, à Paris, dans le nombre de mes amis, quelques-uns de vos confrères, qui sont de très aimables et très spirituels causeurs. Vous connaissez sans doute, de nom, l’abbé Varmel ?

— Le très grand orateur. Celui qui a prêché l’an dernier le mois de Marie à la Madeleine ?

— Lui-même. Nous nous sommes connus dans l’atelier du peintre Dorsay ; nous avons admiré ensemble les jolies petites créatures qui servaient de modèles à notre ami, et nous avons ensemble apprécié leur beauté.

— Voilà des médisances.

— La pure vérité, monsieur l’abbé. Ah ! vous, en ces pays, le diable ne vous tente guère. Mais dans l’enfer parisien, il assaille jour et nuit la vertu de vos confrères ; et comme il se présente sous des aspects charmants, il met souvent en déroute les meilleures résolutions d’implacable chasteté ; car la chair est si faible…

— Oui, murmura le prêtre, elle est faible, monsieur.

— J’en sais quelque chose, d’autant plus que moi je n’ai aucune raison pour tenter de lutter. La chair, monsieur l’abbé, la chair, la chair, la chair ! Une gorge moelleuse et blanche, une jambe bien faite, des yeux qui flambent, une bouche qui se pâme, voilà toute ma vie. Hormis la chair et le baiser rien n’est beau, rien n’est bon, rien n’est vrai ici-bas. L’abbé Varmel est de mon avis. En cette vallée d’ombre et de larmes, dit-il, la femme c’est la lumière et le sourire, et Dieu nous l’a donnée pour nous initier, dès ce bas monde, aux splendeurs éternelles. Aussi je vous promets qu’il s’initie consciencieusement. Il a pour bonne amie, en ce moment, une petite Italienne qui est un trésor.

— L’abbé Varmel doit être très influent et tout-puissant près de monseigneur l’archevêque de Paris : avec sa protection, je pourrais facilement être nommé vicaire dans une paroisse de la capitale. Oh ! monsieur, je vous en prie, soyez assez bon pour me recommander à votre ami. Je suis de bonne famille, bien élevé, très instruit, docteur ès lettres, et je me morfonds dans ce triste diocèse de Saint-Brieuc.

— Je vous promets d’exaucer ce désir.

— Voici ma carte.

Philbert lut :

L’ABBÉ YVES LE MANACH
vicaire à Plouguernac.

Il dit :

— Voilà déjà que vous succombez, en pensée, à la tentation, la grande tentation des démones parisiennes. Pourtant, en ce pays sauvage, il doit fleurir autour des grèves quelques roses mystiques au parfum affolant, des vierges qui se flétrissent dans les solitudes des vieux manoirs, sans être jamais cueillies. À votre place, j’eusse été le chercheur de ces ignorées ; je leur aurais apporté la joie d’un amour qu’elles rêvent sans cesse.

— Les vierges, répondit le prêtre, oh ! c’est trop dangereux. On peut les admirer et se griser de leur odeur jusqu’à en perdre la raison. Mais c’est l’abominable supplice de Tantale qu’on renouvelle. La bouche peut se tendre, effleurer, s’entr’ouvrir. Mais il ne faut pas mordre aux pommes de ces Èves.

— Et pourquoi pas, monsieur ?… Ah ! l’enchanteur plaisir et la suprême fête : s’approcher doucement, ne pas effaroucher les petites pucelles, devenir peu à peu leur ami, éveiller leurs sens, troubler leurs faibles cœurs, leur faire désirer l’éden de la caresse, les attirer enfin, les jeter au baiser. Puis, cette œuvre accomplie, et le feu de l’amour versé jusqu’à leurs moelles, courir à d’autres chairs vierges pour les flamber encore. Faire une ample moisson de ces virginités. Quel sacerdoce, monsieur, et quel apostolat !

— Vous êtes un débauché pervers et monstrueux.

— Je suis l’ennemi des vierges. Je ne puis tolérer que des filles jolies et jeunes volent à l’amour les années de leur puberté ; par sot orgueil, par rébellion contre la nature et l’instinct, ou par préjugé stupide, se privent de la joie qui ferait deux heureux à la fois.

— Mais vous ne pensez pas au scandale ! Dans nos villes et nos campagnes, on est épié, surveillé, traqué par la curiosité haineuse des gens.

— Oh ! les amoureux savent tromper les plus sûrs espionnages, déjouer la surveillance des vieux parents jaloux.

— Supposons en effet qu’avec la complicité propice de la nuit, de nos forêts pleines d’ombre, des roches qui se creusent en grottes solitaires, les amants se puissent joindre. Mais ensuite ? Les fruits du doux péché d’amour révèlent bientôt le baiser qu’on avait pu cacher.

— Vous êtes d’un autre siècle. En celui-ci, on ne fait plus d’enfants.

— On en fait encore : voyez !

Le train s’était arrêté à la station de Chatelaudren. Une douzaine de marins, natifs des villages voisins, après un congé, quittaient le pays, retournaient à la mer. Silencieuses, farouches en leurs muettes douleurs, quelques jeunes femmes, au ventre gonflé par la maternité prochaine, après l’adieu se tenaient le visage caché dans leurs mouchoirs.

— Les pauvres créatures ! s’écria Philbert. Voilà que leurs hommes s’en vont, sur les océans, pour des années, peut-être pour toujours. Comme elles maudissent ce train funèbre. Et des enfants naîtront dans cette tristesse, sans le baiser du père, en débarquant au monde… Ah ! c’est beau la patrie, grande faiseuse de veuves et d’orphelins…

— Ne les plaignez pas trop ces malheureuses… Les matelots qui partent ne sont pas leurs maris. Les filles de ces contrées sont très dévergondées ; dès seize ans elles se donnent au premier amoureux qui passe, dans un fossé, sur la grand’route. Elles sont comme des bêtes courant après le mâle.

— Ces bêtes-là, monsieur l’abbé, valent mieux que les vierges pudiques qui moisissent dans le froid de la chasteté, y dessèchent à la fois et leur chair et leur cœur ; ces vierges que je voudrais, toutes et toutes, culbuter aussi, jupes troussées, bouches ouvertes, pour en faire des femmes, les livrer au baiser, les vouer à l’amour. Oui, j’ai la haine furieuse, impitoyable, contre la virginité. Et ce n’est pas une rage stupide, irraisonnée. J’ai trente ans à peine, mais j’ai vécu dix vies, j’ai dépensé mon cœur, mon cerveau et mon sexe. Don Juan eut des maîtresses par centaines, par mille. Celles que j’ai tenues et baisées sous ma lèvre sont tellement nombreuses que je ne puis les compter ; et voyez-vous, l’abbé, c’est sur le sein des femmes seulement que l’on vit. C’est là que l’on apprend tout, la douceur et l’amertume, la sincérité et le mensonge, la cruauté et la bonté, la lâcheté et le courage, tout, tout, tout. Je suis donc très savant, infiniment savant. Eh bien ! j’ai constaté que la vierge, dont on loue la pudeur, dont on vante le charme, est une horrible bête, quelque chose d’infâme, de presque criminel. C’est à croire qu’elles sont empoisonnées par la tare physique qui les ferme à la vie, et qu’elles n’ont en elles rien de bon, rien d’humain. Oui, pour que la bonté, que l’humanité pénètrent en elles, il faut que soit rompue la barrière fatale. Alors, devenues femmes, en quelques heures elles se métamorphosent ; tout en elles se mue, le cœur enfin rayonne. Vous vous extasiez, vous, de leur naïveté, de leur grâce, de leurs mines ; vous vous émerveillez de ce que vous appelez leur pureté. Cette pureté-là n’est que de la boue, de l’eau de marécage que le soleil de l’amour purifiera. Ah ! si vous pouviez lire au fond d’un cœur de vierge : c’est un chaos sordide, un cloaque pourri. Non, vous ne savez pas toutes les infamies qui grouillent là-dedans ! Et moi, je les connais !

— Vous avez rencontré, sans doute, quelque monstre dont l’âme, dans un corps vierge, était abominablement souillée. Mais il ne faut pas croire que toutes soient ainsi. J’ai plongé mes regards dans le cœur des jeunes filles ; au confessionnal, j’ai connu leurs secrets. Je les défendrai donc, ces chastes vierges en fleur…

— Non, l’abbé. À Paris, où vous irez bientôt, vous apprendrez comme moi, que leur miel est du fiel. Alors vous n’aurez plus ces douces ingénuités. Comme moi, vous deviendrez aussi l’ennemi des vierges, — mais le bon ennemi que je suis, qui lutte sans rigueur, ne frappe qu’avec des caresses, n’attaque qu’avec des baisers. Oui, je cèle ma rage sous une mensongère et sincère tendresse ! Même, à ces heures-là, ma haine se dissipe ; car la virginité disparaissant, c’est mon ennemie qui s’évanouit. Je n’ai plus dans les bras qu’une amie délicieuse, et maintenant je l’aime…

— Singulier amour, qui passe au bout d’un jour.

— Est-ce ma faute, à moi, si la femme perd son parfum sitôt qu’on l’a possédée ? Au lieu de m’attarder à vouloir retrouver cette fraîche senteur d’inconnu, de mystère, que l’amie nous apporte à l’aube d’un amour et qu’elle ne nous donnera plus jamais ensuite, je vais chercher une nouvelle fleur.

— Vous êtes un effrayant consommateur de vierges, une espèce de minotaure.

— J’en dévore très peu, mon cher abbé. Ces repas-là souvent manquent d’attraits. Et si je m’acharne à poursuivre les vierges, c’est pour
être fidèle à mes principes. Car, pour notre agrément personnel, les aimables petites dames qui cultivent l’adultère, les veuves qui ne peuvent se sevrer de l’étreinte et les prostituées surtout, sont préférables.

— Les prostituées !

— Le mot est effrayant. Les gens honnêtes, les gens moraux, qui sont des idiots, des crétins, des coquins, pensent déshonorer, avec ce laid vocable, les bonnes créatures prêtes à toujours aimer, les femmes qui, vraiment, sont fidèles aux lois, aux lois éternelles et splendides de la vie.

— Vous êtes un monsieur terriblement immoral, et vous m’effrayez.

— Et vous êtes, l’abbé, un parfait hors nature, ainsi que la majorité de nos contemporains qui veulent s’affranchir des normes de l’amour.

— Je crois que vous vous amusez à m’épouvanter avec vos paradoxes.

— Nullement, j’essaie de vous convertir au vrai, au beau, au bien.

— Quel singulier apôtre !

— Du moins très convaincu. Toute ma religion, son dogme et sa doctrine, se résument en ce mot : aimer !

— Aimer !

— Aimer ! Ne riez pas ! Oui, c’est l’amour immense et infini que je sens en moi ; l’amour de tout ce qui est, des choses et des êtres ; l’amour des horizons vastes et des ciels bleus ; l’amour des chênes fiers et des humbles ajoncs qui vivent sur ces landes que nous traversons ; l’amour de l’océan, des vagues, des rochers ; l’amour de l’inconnu qui passe et qui me frôle ; l’amour du créateur qui nous donne la vie. Mais tous ces amours-là, qui donc nous les apprend ? C’est l’unique, le cher, l’initial amour qui naît en nous lorsque nos lèvres s’entrelacent aux lèvres de l’amante, et que nos bras la lient à nous ; l’amour qui nous emporte un instant dans le ciel !

— Taisez-vous, taisez-vous !

— Je ne suis pas le diable, pour que vous étendiez les mains et me repoussiez ainsi.

— Non, vous êtes la voix qui parle et vibre en moi ; la voix qui, dans mes nuits d’insomnie désolée, me crie qu’il faut aimer, aimer, aimer ! La voix qui, jusqu’au pied de l’autel, me poursuit et me dit que l’amour, c’est la raison de vivre !

— C’est la voix du doux Jésus de Nazareth qui disait aux hommes d’aimer, qui essuyait les larmes de la Magdeleine, qui sauvait la femme adultère ! Du Jésus, votre maître, dont les disciples criminels ont travesti la sainte doctrine.

— Oui, c’est vrai, vous avez remué en moi un trouble redoutable. Et j’oublie, avec vous, que je ne m’appartiens pas et ne suis plus vivant ; ainsi que les jésuites, je ne suis qu’un cadavre ; mon corps et mon esprit sont morts. De profundis !

— Ressuscitez, l’abbé. Levez-vous de la tombe.

— Hélas ! la pierre sépulcrale qui m’écrase est trop lourde.

— Alors, vraiment, vous ne l’avez jamais renversée, pour vous échapper un instant dans les paradis terrestres ?

L’abbé ne répondit pas. Mais son visage s’éclaira d’une lueur d’extase.

Philbert s’interrompit un instant, observa le jeune prêtre qui se réfugiait sans doute maintenant dans la beauté de souvenirs radieux.

Le train courait à travers des terres vallonnées où les ajoncs dressaient leurs piques et leurs fleurs. Des maisons de granit apparaissaient soudain, entourées de pommiers aux rameaux étrangement convulsés et tordus. Le ciel était de pourpre et d’azur, et des nuages d’argent accouraient de la mer. Quelques clochers à jour dressaient leurs flèches coquettes, découpées ainsi que de vieilles dentelles, pour parer le pays d’Armor.

À chaque station, des marins de l’État se séparaient des vieux parents et des bonnes amies, pour retourner à Brest ; partout de jeunes femmes pleuraient ; leurs coiffes blanches frissonnaient et semblaient sangloter ; et leurs ventres gonflés frémissaient de la douleur des jeunes êtres pleurant aussi déjà.

— Pauvres gens ! Pauvres gens ! dit Philbert.

— Ah ! j’envie la douleur de ces hommes qui partent, balbutia l’abbé. Du moins, ils sont aimés ; et les larmes amères qu’ils cueillent dévotement sur les yeux des amies, dont ils conserveront le goût, ne sont pas sans douceur. Mais que je parte, moi, que je meure, personne ne versera de pleurs ! Que j’arrive, personne pour me bien accueillir, ne me tendra sa bouche. Vous le voyez, monsieur, un prêtre n’est qu’un homme, un homme faible et lâche, et digne de pitié.

— Ainsi vous n’aimez pas, vous n’êtes pas aimé ? Ma question est sans doute indiscrète, offensante. Mais nous nous confessons l’un à l’autre ce matin. Ce n’est pas par curiosité que je vous interroge, mais par affectueux et loyal intérêt. Je vous sens malheureux : toute misère m’émeut, me fait un peu souffrir.

— Eh bien ! oui, c’est vrai, j’aime !…

— On vous aime ?

— Sait-on jamais ?

— Quelque dévote, une de ces mangeuses de prêtres, qui sont des hystériques et des neurasthéniques, et qu’on voit, ténébreuses dans l’ombre des églises, rôder près des piliers, tourner ainsi que des chauves-souris…

— Non, monsieur, une vierge…

— Elle l’est encore ?

— Encore… Oui…

— Soyez donc mon disciple. Hardi ! Ferme, assaillez…

— Non, mon amour est pur.

— On commence toujours ainsi.

— C’est une jeune fille honnête et que je ne voudrais pas entraîner dans les tristesses d’un amour charnel, d’un amour de prêtre qui ne lui donnerait que tristesse et désolation. Mais je l’aime ardemment ; elle connaît mon trouble, et souffre comme moi.

— C’est donc qu’elle vous aime !

— Elle le dit du moins.

— Pourquoi ne la croyez-vous pas ?

— Je crois qu’elle est sincère : mais son affection est-ce bien de l’amour ? Elle n’a que vingt ans : orpheline, elle est élevée par sa tante, une vieille fille candide et ignorante ; elle ne s’est jamais mêlée au monde qui corrompt et pervertit ; elle a l’âme aussi vierge que le corps, et m’aime comme on aime un grand frère, un parent.

— Mais ce n’est pas le monde qui pervertit les vierges. Anges de perversion, c’est plutôt elles qui pourrissent le monde.

— Non, non, je vous assure.

— Mon fils, continuez votre confession.

— Notre amour est né si rapidement, si vivement, que nous avons été surpris l’un et l’autre de cette attraction qui me poussait vers elle, qui l’amenait à moi. À mon confessionnal, où elle était venue, je fus tout d’abord ébloui par la blancheur de son âme, j’admirai sa limpide clarté, et mon regard, tombant vers sa douce beauté, je fus délicieusement ému. Sans doute je ne sus pas cacher le sentiment étrange qui m’agitait, car elle balbutia tout à coup et pâlit. Elle revint souvent, deux fois chaque semaine, me conta peu à peu sa vie, me prit comme confident de ses rêves innocents. Un jour, elle m’apporta des fleurs pour l’autel de Marie, je dérobai une rose au bouquet et l’emportai chez moi. J’osai avouer mon larcin à la jeune fille ; elle en parut heureuse, et bientôt m’apporta une nouvelle fleur, murmurant timidement : Celle-ci est pour vous. Puis, elle me demanda, plus tard : Qu’avez-vous fait de la rose que je vous ai donnée, elle est depuis longtemps flétrie sans doute, et vous l’avez jetée ! Je ne répondis pas, mais je pris sur mon cœur, où elle était toujours, la chère fleur desséchée. Luce me l’arracha. Comme je m’attristais : Ce sera moi, dit-elle, qui l’aurai maintenant sur mon cœur. Puis elle me tendit un œillet blanc ; mais, avant de me le donner, elle posa un instant sa lèvre sur la corolle. Et voilà, mon ami, tout mon pauvre roman. Nous échangeons des fleurs, des fleurs où nous avons mis nos ardents baisers ; lorsqu’elle est près de moi, séparés l’un de l’autre par la grille du confessionnal, j’ai parfois des envies terribles d’approcher et de prendre la bouche qui ne me fuirait pas. Mais je lutte et suis fort. Pourtant j’ai des révoltes et maudis ce triste, cet affreux courage que j’ai de résister à l’appel de l’amour !…

— Vous êtes cependant sur la bonne voie…

— J’y suis plus que vous ne pensez. Car ce train, où nous sommes, vers elle me conduit. Depuis un mois elle est loin de moi, et je ne puis plus vivre sans elle. Je vais la rejoindre.

— Voici que le roman se corse…

— Oh ! que non. Ce n’est pas encore l’enlèvement. Luce est allée passer l’été à Trégastel, au couvent Sainte-Anne-des-Rochers, où l’on reçoit quelques familles de baigneurs et des ecclésiastiques. Je vais vivre là-bas quelques jours, plus près d’elle. Nous nous verrons souvent.

— Parfait. Le curieux que je suis s’offrira le spectacle de cette aventure. Je vais à Trégastel.

— Ah !

— Vous semblez fâché ?

— Un peu, je vous l’avoue.

— Rassurez-vous… Je ne serai pas un témoin gênant. Mais je pourrai vous être un conseiller utile.

— Quelle idée de venir en notre Bretagne sauvage, vous le viveur, le mondain de Paris !

— L’attrait de l’inconnu, et la magie d’Armor.

— Mais vous vous ennuierez. Ni joies ni distractions n’existent sur ces côtes.

— Hé ! justement, je fuis les casinos, les fêtes, les foules élégantes et bruyantes. Je cherche un trou sauvage, un coin perdu, sans femmes, où je puisse vivre un mois de repos absolu, respirer le bon air, me brûler au soleil. N’avoir ni compagnon, ni ami, être le passant que personne ne connaît, qui ne connaît personne, et pouvoir m’affranchir de parler, de penser : voilà mon rêve. Je suis très éreinté. L’amour est un labeur qui fatigue et tue avec son éternel travail de jour et de nuit… Comme je m’enquiérais d’une plage réconfortante, dépourvue de tentations, où l’on n’est pas hanté par la vision des baigneuses que la vague déshabille en fondant leurs costumes, en collant leurs jerseys sur leur peau comme un mince épiderme de couleur, un ami m’indiqua Trégastel et ses grèves. Voilà pourquoi j’élis ces parages vertueux.

— Vous me faites très peur.

— Moi ?

— Je tremble pour ma Luce.

— La femme d’un ami m’est sacrée…

— Luce n’est pas ma femme…

— Rassurez-vous, l’abbé, je n’irai pas rôder, comme un diable, à ses trousses. Je ne murmurerai pas à l’oreille de votre Ève des sortilèges charmeurs. Puis, ne me prenez pas pour le séducteur à qui l’on ne résiste pas. Votre pure amie, j’imagine, n’est pas la demoiselle à la cuisse légère qui s’offre, à la disposition du premier venu demandant, en passant, l’aumône du baiser. C’est, vous me l’avez dit, une de ces vierges chastes qui ne défaillent pas, qui possèdent une âme triplement vierge dans un corps verrouillé, ferré, cadenassé.

— Mais les plus pures âmes et les plus chastes corps cèdent si facilement aux hantises du vice ! En conversant avec vous, je comprends maintenant l’empire que les Don Juan de votre race exercent sur la femme…

— J’ai passé dix années de ma vie à apprendre l’art de faire l’amour. J’en connais évidemment assez bien la théorie et la pratique. Mais quiconque veut se donner la peine d’étudier, d’observer, de travailler, peut devenir aussi savant que moi. Engluer une femme, l’attirer au baiser, c’est facile, l’abbé. Les plus réfractaires et les plus récalcitrantes, on les enveloppe, on les trouble, on les conquiert sans trop de peine ; car pour les plus rebelles, l’heure du berger sonne au moins sept fois par jour ; l’essentiel, voyez-vous, c’est d’arriver à l’heure précise. On n’a qu’à faire un signe : la dame vous attend !

— Ainsi vous ne vivez que pour…

— … Faire l’amour ! Et je m’en glorifie ! Le jour où je serai caduc, impuissant ou trop laid je prendrai le rapide pour un monde meilleur.

— Impie !

— Non, je suis un croyant ; mais mon dieu, c’est Eros !

Après un silence :

— Nous arrivons, dit l’abbé. Voici Plouaret. Nous allons descendre et prendre le train qui nous conduira en vingt minutes à Lannion.

Plouaret.

Parmi les voyageurs s’agitant et grouillant, Philbert reconnut la jeune et jolie dame aperçue, désirée, à la gare de Saint-Brieuc ; elle s’installait dans une voiture du chemin de fer de Lannion. Il se précipita près d’elle et s’assit ; puis, fermant la portière au nez de l’abbé qui allait monter, il cria :

— Nous nous retrouverons à Tregastel… peut-être…

Et se tournant à demi vers la dame :

— Car on ne sait jamais si l’on parviendra au but que l’on s’est fixé. Les accidents de route sont fréquents…

— Oh ! pas sur cette ligne, fit la voyageuse en riant. Rassurez-vous, monsieur, vous ne déraillerez pas.

— Je déraille déjà… Oui, madame…

— Mademoiselle, si vous voulez bien…

— Mademoiselle, soit. Je disais qu’on ne sait jamais où l’on va. Où serons-nous, ce soir ?… J’allais à Tregastel…

— Eh bien ?

— Je n’y vais plus…

— Pourquoi ?… Oh ! pardonnez ma question indiscrète. Mais vous me faites parler malgré moi ; nous ne nous sommes jamais vus, et voilà que nous conversons comme si nous nous rencontrions dans un salon d’amis.

— Permettez que je me présente : Philbert Tavernier, trente ans, sans profession. Un désœuvré, diraient les imbéciles. Vaste erreur, car je sais très bien occuper mon temps.

— Je me présente aussi ; Jeanne de Kerbiquet, vingt-huit ans, vieille fille…

— Fille, c’est bien possible, mais vieille, je le nie.

— Pourtant dans le pays c’est ainsi qu’on nous nomme, mes sœurs et moi : les trois vieilles filles de Kerbiquet.

— Ce pays est peuplé de crétins et de brutes.

— Oh ! vous exagérez !

— Si je n’ai pas l’honneur de connaître les trois demoiselles de Kerbiquet, j’en vois au moins une, et d’après celle-là je juge les autres ; je suis sûr qu’elles sont d’adorables personnes.

— Mes sœurs sont mieux que moi, beaucoup mieux, quoique un peu plus âgées : l’une a trente ans, l’autre trente-deux.

— Vouées toutes les trois au célibat !

— Je vous l’ai dit : vieilles filles !

— Trois bouches inutiles !

— Vous n’êtes pas gentil !

— Trois bouches qui pourraient charmer, mais qui ne veulent pas.

— Ce n’est pas le vouloir, monsieur, qui nous a fait défaut. Ce qui nous a manqué, pour nous marier, ce fut la dot. Nous ne sommes pas riches : notre père en mourant nous a laissé de très petites rentes, juste de quoi vivre dans ce pauvre pays.

— Erreur, vous possédez un trésor important, le plus précieux de tous : la beauté !

— Les jeunes hommes préfèrent les bons écus sonnants ?

— Quels jeunes hommes ? Les sots, les rustres, les croquants ! Pourquoi n’avez-vous pas quitté ce pays de sauvages, n’êtes-vous pas allées à Paris ?…

— Nous nous sommes résignées à notre sort. Nous habitons, près de Lannion, un vieux manoir en ruines, mais d’aspect merveilleux, le castel Kerbiquet. Une ferme voisine nous donne assez de revenus, pour être presque des châtelaines : à la ville nous serions misérables. Nous vivons maintenant ainsi que des garçons, indépendantes, très libres, hors les convenances et les étiquettes. Voyez, je vous raconte à vous, un inconnu, mon existence, mes secrets et même mes tristesses. Mais cette libre allure garçonnière n’a pas le ridicule des pruderies farouches des vieilles demoiselles.

— Hé !… je proteste encore, et de nouveau m’afflige que vous vous ensevelissiez dans la solitude de ces territoires. Avec votre beauté, avec votre nature raffinée, élégante, vous eussiez été une reine de Paris.

— Ah ! Paris ! C’est l’Éden, le Paradis terrestre. Il n’est ouvert, hélas ! qu’aux riches… pas à nous !

— Il est ouvert à toutes les belles, à toutes les jolies ! Et des adorateurs fervents auraient jeté à vos pieds tout l’or qui vous manquait.

— Si je vous comprends bien, monsieur, vous voulez dire qu’on nous eût achetées. Je pourrais m’offenser de vos propos, mais je sens que vous ne voulez pas me blesser, et que vous me montrez la honte et l’infamie, très inconsciemment, parce que vous êtes habitué à vivre avec des femmes sans dignité, sans cœur. Monsieur, je vous l’ai dit, les demoiselles de Kerbiquet sont pauvres : elles ne sont pas à vendre.

— Cette déclaration est très belle et très noble. Mais les grands mots et les principes hautains ne font pas le bonheur. Et voyez-vous, mademoiselle, la vie réellement n’a qu’un but : la joie ! Pourquoi la repousser et pourquoi la maudire ?

— Mais ce n’est pas la joie que je fuis. C’est la honte…

— Être aimée… une honte !

— Je ne diffame pas l’amour, je condamne l’abjection de celles qui trafiquent de leurs sourires, de leurs corps. Puisque je vous ai fait déjà ma confession, jusqu’au bout je veux être loyale et sincère. Si, par un héritage espéré depuis longtemps, nous avions la fortune enfin, mes sœurs et moi, nous irions au hasard dans les villes de joie, à Paris, à Trouville, à Aix, à Monaco ; et ma foi, si quelques beaux jeunes hommes nous tentaient, nous ne serions peut-être pas toujours rebelles à la tentation…

— Mademoiselle, j’implore le grand honneur de baiser très respectueusement votre petite main. Vous m’inspirez une sincère et grande admiration. Vous êtes une femme de race souveraine.

— Monsieur !

— Et je déplore encore qu’un pareil trésor de jeunesse, d’esprit et de beauté, demeure ainsi enfoui…

— Trois trésors, je vous prie ; vous oubliez mes sœurs.

— Permettez-moi de solliciter de votre bonne et récente camaraderie une grâce qui me serait précieuse : accordez-moi l’autorisation de visiter le vieux castel de Kerbiquet. Je suis un curieux ; les vieilles pierres évoquent en mon âme des sensations étranges et troublantes ; j’aime à rêvasser dans un décor de ruines, parmi les brousses et les lierres. J’admirerais surtout les magnifiques fleurs qui parent Kerbiquet…

— Ces miraculeuses roses-pleurantes qui tapissent la tour et laissent retomber leurs corolles pâles, ainsi que des larmes, sur les vieux créneaux écroulés…

— Je parle des trois fleurs de chair qui pleurent aussi parfois leur mélancolie et leur nostalgie des édens inconnus, des paradis d’amour.

— Mes sœurs et moi, monsieur, vous ferons bon accueil. Et nous serons charmées de recevoir un hôte dont les babils m’ont offert ce matin un étrange plaisir. Voici qu’il va falloir nous séparer : nous entrons à Lannion. Mais j’attends votre visite, bientôt, à Kerbiquet.

— Bientôt !… Aujourd’hui même, puisque vous permettez.

Et leurs mains s’enlacèrent, doucement, tendrement…