Vieilles gens et vieilles choses/6
LA FERRURE DE LA MAURISE
La Maurise Porraz fut pendant trente-cinq ans notre fermière. C’était, quand j’avais huit ans, une bonne grosse mère, vive et gaie comme une alouette, n’ayant jamais une minute de repos. De l’aube à minuit elle travaillait toujours. Ses enfants, son ménage, les bouvillons, les porcs, les poules, elle tenait à tout. L’ouvrage lui fondait dans les mains, et quand la maison était propre, la soupe cuite, la basse-cour tranquille, la Maurise prenait une pioche et s’en allait retourner un carré du jardin dont elle seule prenait souci. Toutes ces choses, elle les faisait sans grand fracas, heureuse de contenter son monde et de voir tout prospérer autour d’elle.
Ceux qui l’avaient connue jeune disaient qu’on n’avait jamais baptisé une aussi jolie fille dans la paroisse de Triviers. Elle était née, disait-elle, l’an qu’on avait tué le roi de France, et s’était mariée l’année après la grande misère c’était là tout ce qu’elle savait d’histoire et de chronologie.
Voici comment se fit son mariage, dont tout le pays parla longtemps. L’aventure est aussi véridique que curieuse, et peut-être trouverait-on encore à Challes quelques vieilles gens qui s’en souviendraient comme moi.
La Maurise était la seconde fille de Bernard Couter, un cadet de famille qui n’avait rien. Je me trompe : il avait une mauvaise baraque près des châtaigniers de Bois-Plan, où deux douzaines de poules eussent été fort gênées, mais où il vivait, lui, sa femme, ses deux filles et une chèvre.
C’était un journalier, travaillant tantôt ici, tantôt là pendant les mois chauds de l’année, rapportant fidèlernent à la Clinon, sa querelleuse moitié, les quelques sous qu’il recevait pour prix de son labeur.
L’ainée des filles, laide mais forte et vaillante, s’était vite casée : un vigneron du château de Challes l’avait épousée. Restait la jolie Maurise, non moins robuste et entendue que sa sœur, mais qui par malheur s’était prise, dès longtemps, d’amitié pour Claude Porraz ; un cadet aussi celui-là, beau garçon et fort comme un cric, seulement n’ayant pas plus de patrimoine que la Maurise n’avait de dot.
Ils avaient trente-cinq ans à eux deux quand leurs amours commencèrent. C’était un enfantillage encore ; on n’y prenait pas garde ; quelques-uns même en riaient, mais eux, du premier jour, mirent tout leur cœur dans l’espoir de vivre unis.
Bernard Couter, qui savait ce qu’il en était de la pauvreté, moralisait sa fille à perte de vue sur les inconvénients de marier la faim avec la soif. De leur côté, les parents de Claude ne voulaient point entendre parler de ses projets, quelque éloignés qu’ils puissent paraître, François leur aîné ayant arnené déjà une belle-fille dans la maison, ce qui, à leur dire, suffisait amplement pour mettre la misère au landier.
Donc, les pauvres amoureux continuaient à passer leurs veillées d’hiver et leurs après-vêpres d’été ensemble, sans trop savoir ce qu’il adviendrait plus tard, supportant les lazzis des uns et les remontrances des autres avec bonne grâce mais bien décidés à en arriver un jour ou l’autre à leurs fins.
— Mais, mon garçon, disait Bernard, quand vous seriez tous deux en âge et que je te dirais oui, où en serais-tu tout de même ?… As-tu seulement de quoi ferrer ta femme ?…
Cela, c’était vrai de reste : notre galant n’aurait pas su où prendre les trois louis nécessaires à l’achat de la croix avec son cœur d’or et la bague d’argent, qui constituaient ce qu’autrefois on appelait la ferrure de l’épouse.
Et c’est parce qu’il pensait à toutes ces choses qu’il était bien triste et bien découragé, Claude Porraz, chaque fois qu’il quittait la Maurise pour retourner au Chaffard, où ses parents demeuraient.
Dans ce temps-là, le grand Napoléon prenait tous les garçons depuis l’âge de dix-huit ans pour les emmener avec lui faire la guerre aux quatre coins de l’Europe ; il ne laissait dans les villes et les villages que les bossus, les borgnes, les boiteux et les manchots. La conscription enleva donc Claude comme les autres ; seulement, parce qu’il était grand et fort, on en fit un canonnier de la garde de l’Empereur. C’était un honneur dont il se serait bien passé, mais il n’y avait rien à dire : c’était réglé comme ça d’avance, on allait où l’on vous envoyait… et voilà !
Quand il vint faire ses adieux à la Maurise, celle-ci lui prit la main, et le regardant dans le fond des yeux :
— Va seulement, Daudon[1], lui dit-elle, je t’attendrai tout le temps qu’il faudra.
Et les unes après les autres les années se passèrent sans que la jeune fille changeât d’idée.
Malgré qu’elle fût devenue plus fraîche et plus avenante qu’une rose des haies, aucun des jeunes gens, qui, par faveur ou autrement, demeuraient au pays, n’osaient s’arrêter à causer avec elle, quand elle travaillait aux champs ou menait paître le long des fossés de la route sa vieille chèvre blanche.
On savait que c’était peine perdue de lui parler mariage, et chacun respectait son sentiment.
Pourtant c’était bien dur alors, l’absence… bien peu savaient lire de ceux qui étaient partis… De loin en loin, il arrivait d’Espagne, de Russie ou d’Allemagne une lettre d’un soldat de la paroisse.
Ces pages, écrites par un camarade complaisant, disaient toujours les mêmes choses : on s’était battu ; on se battait, on allait se battre… c’était là le résumé de la vie de l’époque.
Pauvres lettres ! que de temps on mettait à les lire, à deviner ces noms de pays ou de villes que jamais on n’avait entendus !… Les voisins, avertis, arrivaient les uns après les autres, et à chaque nouvelle entrée, on recommençait la lecture.
Claude, lui, était le seul du village qui fût canonnier de la Garde ; aussi jamais personne ne donna de ses nouvelles, jamais il n’écrivit, c’était comme s’il eût été mort.
Enfin, quand toutes les guerres furent terminées, que les Anglais eurent emmené une bonne fois pour toutes de l’autre côté de la mer l’empereur de France, ce qui restait de soldats en vie revint au pays.
Il y eut alors dans toutes les maisons une grande fête ou un grand deuil. Les mères, les sœurs, les fiancées s’attardaient, soir et matin, au détour de chaque sentier, au sommet de chaque côte déboisée, et regardant loin, bien loin devant elles si quelqu’un des leurs ne cheminait point dans les replis sinueux de la route ou dans les chemins caillouteux du village.
Les premiers venus parlaient des autres : un tel était mort à Moscou, l’autre en Espagne ; celui-ci était passé caporal ou sergent, celui-là n’avait plus donné de ses nouvelles… Et les parents pleuraient le mort ou continuaient à espérer le retour de l’absent.
Claude Porraz revint des derniers. Fait prisonnier dans la campagne de France, il lui avait fallu du temps pour être libre et revenir du fond de l’Allemagne, où les Prussiens l’avaient emmené.
Au Chaffard, on le croyait mort ; mais la Maurise, sans rien savoir de lui, l’attendait toujours.
Un soir enfin, il frappa à la porte de Bernard Couter ; c’était la première habitation sur la route de Chambéry à Triviers. Les deux vieux étaient seuls. Claude eut de la peine à se faire reconnaître, il était si changé ! Après les premiers bonjours, il demanda tout tremblant si la Maurise ne demeurait plus avec eux. La Clinon grommela quelques paroles entre ses dents d’un air fâché. Elle n’avait jamais aimé le jeune homme et lui en voulait d’avoir empêché sa fille de se marier richement.
Bernard, plus franc et moins intéressé que sa femme, secoua la tête tristement et répondit :
— Ne sais-tu pas, garçon, ce que la Maurise t’avait promis ?… Eh bien ! malgré l’ennui et… la misère, la petite t’a tenu parole, elle t’a attendu…
Depuis ce jour-là, les deux amoureux semblèrent reprendre leur vie d’autrefois ; mais hélas ! il ne pouvait être encore question de mariage pour eux. Les temps étaient devenus si durs, la famine s’était si bien abattue sur tout le pays de Savoie que, dans les meilleures maisons des villages, le pain manquait et que les pauvres n’avaient plus d’autres aliments que l’herbe des prés et quelque peu de graines fourragères ramassées sur les planches des fenils ou dans les coins oubliés des vieux greniers. Plus de travail, plus de ressources, plus d’espérances ! On entendait derrière les portes closes des pleurs d’enfants qu’aucune parole ne pouvait apaiser, et le long des champs et des haies, on voyait errer, sombres et désespérés, des pères et des mères cherchant quelques pousses d’herbes nouvelles ou déterrant les racines de chicorées et d’oseilles sauvages pour la maigre soupe du soir.
Oh ! la sinistre année que celle-là, et comme le souvenir en est resté vif et poignant dans la mémoire des vieux ! On venait d’avoir l’une après l’autre les deux invasions ; la terreur des habits blancs était à peine calmée. Chacun essayait de réparer ses pertes, de se reprendre au travail trop longtemps interrompu par les sanglantes fantaisies de Napoléon ; les champs étaient de nouveau labourés et ensemencés ; on espérait vivre tranquille en peinant et se privant autant que les paysans savent le faire quand ils le veulent.
Mais, hélas ! le froid, la pluie, l’inondation même vinrent paralyser tous les efforts, abattre tous les courages. Que faire contre le manque de soleil, les bourrasques, les averses continuelles ? Que faire quand le foin versé pourrissait sur plante, quand le peu d’épis venus à bien germait sur la tige en andains, en javelles ? Que faire des pommes de terre gâtées, du raisin resté vert, des fruits tombés avant la maturité ? Jamais misère pareille ne s’était vue : le froment se vendait cinquante francs le sac ; le vin ?… il n’y en avait pas !
Avec ça, le pays n’était pas tranquille. Il y avait des bandes de rôdeurs de nuit, on arrêtait les voitures sur les grandes routes et les colporteurs dans les chemins écartés. Toutes sortes de mauvais bruits couraient parmi les gens du hameau on avait enlevé la vache du vieux Chiron dans son écurie on avait arrêté Ambroise Basset au pont Dégala ; parfois, ceux qui rentraient tard voyaient des bandes de cinq ou six hommes filer le long des bois de Barby, gravir les rocs pelés des Combes de Challes, et disparaître, à la moindre alerte derrière les grandes haies ou les massifs de buis bordant les vignes du mas du château. Quels étaient ces individus ? où allaient-ils ? Quelques uns prétendaient que les Mandrins, ces vieux débris des bandes du célèbre brigand, tentaient de se reformer dans les environs de Chambéry. La Savoie les connaissait bien ces terribles aventuriers que rien n’arrêtait. Les grands-pères en avaient tant parlé le soir dans les veillées que tout le monde tremblait au souvenir des orgies, des vols, des massacres dont les vallées de Nance, de Novalaise et des Echelles avaient jadis été le théâtre. La terreur s’ajoutait donc aux autres souffrances, et l’on était triste, triste, et personne n’osait penser à l’avenir.
Chez Bernard Couter, plus qu’ailleurs peut-être, la misère noire et tenace s’était fait sentir.
Ceux-là n’avaient pas eu de prés à faucher, de champs à moissonner, de bétail à vendre !…
Si fait, cependant. À la dernière extrémité, quand toute l’herbe sèche avait été mangée, quand les ronces n’eurent plus de feuilles, les broussailles de pousses tendres à ronger, Bernard s’était défait de la chèvre blanche. Les deux écus qu’il en avait tirés durèrent un peu de temps, puis il n’y eut plus rien, plus rien dans la baraque de Bois-Plan.
La Clinon, hargneuse et méchante, accablait de reproches son mari. Pour la Maurise, elle n’eût point osé l’attaquer en face, elle savait trop que la jeune fille saurait se défendre à l’occasion. Mais Bernard… c’était autre chose !
Depuis près de trente ans qu’elle le tourmentait de querelles journalières, le pauvre homme n’avait jamais eu l’idée de lui clore la bouche d’un soufflet ou d’une taloche. Ah ! Bernard… il était à elle, c’était son homme, son souffre-douleur et son gagne-pain ; elle pouvait donc, la mégère, l’accabler d’insultes et de malédictions ! Et, certes, il n’en chômait pas.
Ah ! s’il n’avait pas été toute sa vie un lâche, un pousse-mou, un gaga, est-ce qu’il n’aurait pas forcé sa fille à se mettre au pain !… Pourquoi n’avait-elle pas pris Jacquot des Voiron ?… Parce qu’il était borgne ? La belle raison ! Ça l’empêchait-il de faucher son andain aussi droit que les autres ? Et le vieux Grisard de Saint-Baldoph, il n’était peut-être pas assez bon pour son lève-nez de fille qui n’avait que les ongles et les dents ?… Et c’était ainsi, des journées entières, une avalanche d’injures que le placide Bernard se gardait bien d’arrêter.
Au fond du cœur, il eût peut-être bien désiré que la Maurise ne se fût pas entêtée à aimer son Claude, mais il ne se sentait ni la force, ni la volonté de la contrarier. Elle ne voulait pas ?… Eh bien ! elle ne voulait pas, puis voilà ! Si elle restait à marier, elle ne resterait pas à mourir, après tout ! Chacun n’était-il pas maître de sa peau, aussi bien une fille qu’un garçon ?
C’était, d’habitude, par ces raisonnements assez concluants que se terminaient les fréquentes altercations des deux vieux, qui, du reste, avaient toujours lieu en l’absence de leur fille.
Celle-ci, sans en avoir l’air, n’ignorait pas ce qui se passait entre son père et sa mère, et c’était son crève-cœur, mais elle se sentait devenir toute froide à l’idée de prendre un autre mari que le canonnier, comme on l’appelait dans la paroisse.
Certainement, du train dont les choses marchaient, elle avait encore de belles croûtes à manger avant d’être sa femme !… Claude lui avait dit assez souvent que le gros Porraz ne voulait pas deux belles-filles à la maison, et que s’ils se mariaient, il leur faudrait aller en ferme tout de suite.
Être fermière ! ah ! cela ne l’effrayait pas la courageuse jeune fille, bien au contraire ! Avoir des bœufs, des vaches, des poules, se sentir sur les bras autant de besogne qu’on en peut faire, avoir de la peine, des embarras, un grand branle en un mot, quel rêve pour la Maurise ! Mais pour cela il aurait fallu des avances, de l’argent pour le cheptel, de l’argent pour les outils, les semences et la première cense… et que d’autres choses encore… cela faisait trembler rien que d’y penser !
Autrefois, avant que Claude partît pour son sort, tout leur temps se passait en rires et en chansons, c’était à celui qui aurait plus vite tillé son paquet de chanvre, dépouillé le plus gros tas de maïs, rempli le premier sa benne de raisins foulés, et lorsqu’assis sous le grand poirier du pré, les après-midi des dimanches, ils causaient du temps lointain où ils puiseraient la soupe à la même marmite, jamais une pensée de tristesse, jamais un souci n’était venu assombrir leur front. Maintenant ils ne pouvaient plus se voir sans se sentir envie de pleurer… Lui, Claude, si crâne au travail, si dur à la fatigue, était tout sombre et tout accablé devant la Maurise, et de longues heures se passaient dans un silence douloureux.
Il savait bien, le brave cœur, que chez les Couter les cendres du foyer n’étaient pas souvent chaudes, que la maie était vide et le buffet sans provisions ; il savait bien que la Clinon passait sa vie à le maudire, que Bernard souffrait sans se plaindre et que surtout la Maurise séchait d’ennui…
Mais que faire ? que faire ?… Plus il y pensait, plus les choses se brouillaient dans sa tête, et moins il trouvait le moyen de sortir d’embarras,
Un dimanche, en quittant la jeune fille à l’heure habituelle, Claude rencontra un camarade de Barby. Sans avoir grande envie de causer, il répondit cependant honnêtement à Paul Guidon qui était, lui, un passe-à-quatre fini, tenant aussi ferme la fourchette à table que la pioche à la vigne, et faisant sonner à toute occasion la monnaie dont son gousset était garni.
On ne savait pas, par exemple, d’où venait cet argent. Fils d’un fermier des hospices qui payait un lourd fermage, il était peu probable que son père lui donnât les pièces blanches avec lesquelles il faisait le garçon le dimanche.
Pourtant, il en avait, et c’était là un mystère qui faisait jaser bien des gens.
Paul s’aperçut vite que Claude était sombre et contraint. Du reste, il savait dès longtemps d’où provenait l’ennui de son compagnon.
— Écoute, lui dit-il après s’être entretenu de choses insignifiantes, parlons peu et que ce soit bon. Tu veux te marier avec la Maurise de Bernard Couter ? De ce côté-là, tu as raison, c’est une bonne luronne qui vous retourne les mottes de terre comme un cuisinier une omelette, elle fera donc ton affaire si tu prends une ferme, ou comme que ce soit ; mais ton père ne veut rien te donner ; toi, tu n’as pas le premier sou pour t’acheter une marmite, tu te casses les reins à piocher pour ton frère et sa marmaille, et de tout ça, tu es gonfle de chagrin et tu ne sais pas que devenir. Eh bien ! là, tu as tort, parce que, vois-tu, celui-là qui veut gagner de l’argent y arrive toujours. Tiens, regarde ! j’en ai bien moi, est-ce que tu crois que c’est le père Colas qui m’en donne ? Ah ! ben, oui ! Comptes-y !
Et, ce disant, le jeune homme montrait à Claude une poignée de gros sous et de menue monnaie.
— C’est bien aisé de dire : on peut, on peut, reprit Porraz d’un ton piteux, encore faut-il savoir où tu le trouves l’argent que tu as… À moins de le voler, je ne saurais où en prendre, moi !…
— Ah ! canonnier, mets un peu le sabot à ta langue, répliqua Paul. Qui te parle de voler ? Je ne suis pas un Mandrin, moi ! je ne prends pas l’argent dans la poche des autres, et les sous que je gagne ne font pleurer personne !
— Je ne dis pas… mais alors, interrogea Claude, je ne puis pas comprendre, et… cependant, je donnerais gros pour en savoir autant que toi.
— Veux-tu venir coucher chez nous ce soir, Daudon, reprit Guidon, je te conterai l’affaire.
À dater de cette nuit-là, Claude changea à la fois d’humeur et d’allures. Durant toute la semaine, il travaillait avec ses parents, ne marchandant pas sa peine ni sa bonne volonté ; mais quand venait le samedi soir, notre garçon quittait les champs de bonne heure, s’en allait accrocher sa pioche au râtelier, chaussait ses gros souliers d’hiver, et muni d’un fort bâton d’épines qu’il avait cuit lui-même au four, il prenait d’un bon pas la route de Chambéry, et personne ne le revoyait plus avant le lendemain matin. Que faisait-il toute la soirée et même une partie de la nuit ? C’est ce qui avait d’abord inquiété son père et sa mère. Mais lui, il avait si bien répondu à toutes les questions, il les avait si bien déroutés dans leurs suppositions, que ceux-ci finirent par croire que son cœur s’était tourné d’un autre côté et qu’il allait courtiser quelque autre fille de Saint-Alban ou de Bassens.
S’ils eussent été moins éloignés de la maison des Couter, ils auraient su que, loin d’oublier sa prétendue, leur garçon passait chaque dimanche toutes les heures de liberté auprès d’elle.
Il semblait, du reste, redevenir gai et parleur comme aux premiers temps de leurs amours, et ce qui était tout à fait extraordinaire, c’est qu’il était parvenu à apaiser un peu l’ire de la Clinon. On pouvait même prévoir le temps prochain où elle lui ferait un accueil relativement gracieux.
C’est que Claude, depuis sa rencontre avec Paul Guidon, n’arrivait plus les mains vides : tantôt ceci, tantôt cela, le jeune homme trouvait toujours un prétexte pour apporter quelques menues friandises auxquelles la mère Couter faisait grand honneur. Un jour même, le canonnier posa sur la table une bouteille d’eau-de-vie, en disant que rien ne guérirait mieux les maux d’estomac de la vieille femme qu’un doigt ou deux de goutte de temps en temps. Cette fois-là, Claude parut se croire tout de bon de la famille, tant sa future belle-mère lui fit des protestations d’amitié.
Eh bien ce qui aurait dû combler d’aise la Maurise la rendait, au contraire, triste et soucieuse ; sans bien s’en rendre compte, la conduite nouvelle de Claude la tourmentait ; elle ne pouvait comprendre ce qui motivait ce changement si brusque d’humeur, puis ces cadeaux, bien modestes, il est vrai, mais qui se renouvelaient si souvent… Comment se procurait il l’argent nécessaire pour en faire l’achat, car la jeune fille en savait assez sur les Porraz pour croire que toute cette provende ne venait pas de chez eux. Et alors ?… Elle avait essayé de faire parler Claude ; mais celui-ci, toujours sur ses gardes, ne s’était point embrouillé dans ses réponses, et la Maurise avait dû se contenter des explications que son fiancé lui donnait.
Quant à Bernard, il comptait si peu dans la maison, que personne ne lui demandait son avis, et, pensa-t-il bien ou mal, il jugeait plus prudent de laisser faire ce qu’il ne pouvait empêcher.
Pourtant, les jours et les mois se passaient.
La nouvelle récolte s’annonçait bonne, les paysans reprenaient confiance, les visages s’épanouissaient un peu en voyant les riches promesses de la terre, et plus que tout autre, Claude paraissait franchement heureux. Depuis quelque temps surtout, on eût dit qu’un espoir grandissant lui redonnait force et courage ; il parlait plus souvent de mariage à la Maurise, l’assurant qu’ils seraient plus tôt mariés qu’elle ne le croyait, et que certainement avant l’autre carnaval, c’est-à-dire avant quinze mois, ils seraient mari et femme.
— Comment peux-tu me parler comme ça, Daudon ? lui dit-elle finalement un jour. Tu sais bien que nous ne sommes pas plus avancés à présent qu’il y a sept ans : tu n’as rien, ni moi non plus…
Et de grosses larmes vinrent aux yeux de la pauvre petite.
— Maurise, ne te fâche pas de mes paroles, reprit Claude tout attristé des larmes de la jeune fille, ce que j’ai dit, je le maintiens, tu me connais assez pour savoir que je ne parle pas en l’air !
— Et alors, avec quoi comptes-tu payer les dépenses et nous mettre en ménage ? demanda un peu brusquement la Maurise. Voyons ! explique-toi une bonne fois, moi je ne puis plus tenir comme ça…, réponds donc, avec quoi ?…
Claude, pris au piège, et désireux de convaincre sa fiancée, tira de sa poche un écu presque neuf, et le faisant reluire fièrement au soleil, il répliqua :
— Avec quelques douzaines de ceux-là !…
En voyant la pièce blanche, la Maurise avait pâli.
— Oh ! malheureux ! où as-tu pris ça, où as-tu pris ça ?… dit-elle. Et tremblante, elle secouait le bras de Claude pour le presser de répondre.
Celui-ci se rapprocha d’elle.
Ne te tourmente pas, mie, lui dit-il d’un ton soumis et caressant. Je sais bien que j’ai eu tort, que je devais tout te dire puisqu’on est pour être mari et femme… mais, vois-tu, dans les premiers temps je t’ai caché les choses parce que j’avais crainte de t’ennuyer et que tu me fisses renoncer à mon idée… Tu sais bien, continua-t-il, que si je ne m’aide pas de moi-même, il faudra passer toute notre jeunesse l’un sans l’autre… Alors, j’ai fait à ma tête… et voilà tout.
Eh bien ! à présent, dis-moi de quoi il s’agit, reprit la paysanne, et s’il n’y a point de mal à faire ce que tu fais, je te promets que je te laisserai libre de gagner de quoi nous marier et que je te garderai le secret.
Oh ! Maurise, se récria Claude, tu peux bien penser que je ne veux faire de tort à personne et que, quand ce serait encore pour nous mettre tous deux chez nous, je ne prendrais pas deux liards à un enfant. Ne me connais-tu pas, mie… depuis le temps qu’on se parle ! acheva le jeune homme d’un air un peu fâché.
— Que si, Daudon, que si je te connais ! et je ne veux pas te faire de la peine, mais que veux-tu ? quand on ne sait pas, on pense tout de travers… Voyons, pria de nouveau la jeune fille, soit franc dis-moi ce que c’est.
Claude, un peu décontenancé, mais se sentant forcé de parler, mit sa bouche tout près de l’oreille de la Maurise.
— Je me suis fait contrebandier, prononça-t-il à demi voix.
— Oh ! Jésus ! Marie ! nous sommes perdus, murmura la pauvrette. Contrebandier ! mais tu vas te faire tuer, mon Daudon, tu vas aller par les galères ! Ah ! pauvre moi ! Contrebandier ! Je ne veux pas que tu fasses ce métier-là, entends-tu ? Je ne veux pas ! J’aime cent fois mieux rester fille le reste de mes jours que de te savoir par les routes toutes les nuits avec les gâpians à tes trousses… Et puis, continua vivement la paysanne, c’est un péché de frauder le gouvernement. Comment feras-tu pour tes Pâques ? Le curé t’arrêtera en confession et toute la paroisse le saura. Non, non, laisse-moi ces gens tranquilles. Si on n’a rien, on n’a rien, mais au moins on garde son honneur sur sa tête.
Ils parlèrent comme ça bien longtemps, l’un expliquant ses raisons et tâchant de rassurer sa craintive fiancée, l’autre grondant, priant, se fâchant tour à tour, afin de faire renoncer Claude à ses périlleuses expéditions.
En fin de compte, et comme compromis, le jeune homme jura qu’il ne ferait plus que trois voyages pour tenir ses engagements, puis il quitterait la bande de Paul Guidon pour reprendre sa vie d’autrefois.
Ceci bien promis et bien signé par deux ou trois baisers, les amoureux se dirent adieu jusqu’au prochain dimanche.
La fille de Bernard Couter n’avait point exagéré la frayeur et l’éloignement qu’éprouvaient les simples paysans à ce nom de contrebandier, qui avait alors une toute autre signification et une toute autre portée que de nos jours. Les lois étaient si cruelles pour les fraudeurs ! On allait fort bien en galère pour avoir passé six livres de sel sans déclaration, absolument comme y allaient les meurtriers, les incendiaires et les voleurs de grands chemins. L’homme des champs, habitué à juger de la gravité des choses par leurs résultats matériels, ne pouvait manquer d’ériger en crime une faute qui mettait le coupable au rang des pires scélérats. Puis, il y avait encore la crainte de la réprobation religieuse. Les curés, seuls régulateurs de la morale publique, seuls arbitres de la conscience, n’entendaient pas badinage sur certains sujets, la contrebande était du nombre. Quiconque avait enfreint les règlements douaniers pour une valeur de trois francs, ne pouvait recevoir l’absolution, et ce n’était pas là, croyez-le, une punition d’écolier ! Être arrêté en confession !… il y avait de quoi y réfléchir. Toute la paroisse le savait, tout le monde en jasait, sans compter que fort souvent le prône du dimanche contenait des allusions plus ou moins voilées à l’adresse de ceux qui n’avaient point fait leurs Pâques.
Toutes ces raisons réunies faisaient que le métier de contrebandier, quelque lucratif qu’il fût dans un pays enclavé comme le nôtre entre deux frontières, n’était exercé que par des hommes n’attachant qu’une importance très limitée aux avantages d’une bonne renommée et aux pieuses faveurs de l’Église.
Pourtant, soit la misère présente, soit manque d’ouvrage, depuis que la Savoie était redevenue une province du royaume de Sardaigne, le nombre de fraudeurs s’était considérablement accru, et plus d’un cultivateur, garçon ou père de famille, s’était embauché, ainsi que Claude Porraz, dans les bandes nouvellement organisées par des chefs intelligents et audacieux, traitant les affaires sur une grande échelle.
Ainsi établie, la contrebande devenait une véritable industrie profitant, il est vrai, plus aux commerçants suisses et français qu’aux pauvres diables qui risquaient leur peau ou au moins leur liberté pour un gain peu proportionné à leur peine. Mais il fallait vivre… mais l’argent était rare, bien rare, et après tout, avec un peu d’adresse, de bonnes jambes, un écu était tantôt gagné !
Les choses, d’ailleurs, étaient fort bien organisées, et les douaniers perdaient de belles heures en embuscade pour n’arrêter par-ci par-là qu’un pauvre diable moins leste que les autres. Je pourrais écrire bien des pages à propos des aventures que j’entendis raconter dans mon enfance, dont les héros ou les victimes étaient des contrebandiers fort connus dans le pays.
On ne saurait s’imaginer quelle fécondité d’imagination déployaient ces hommes pour éluder la surveillance incessante des gâpians et pour tenir à distance les curieux qui, trop souvent, devenaient des espions ou des délateurs.
Je me souviens avoir vu, le soir de la Toussaint, la farandole des morts dans les bois de Bramefarine, situés entre Allevard et Pontcharra. C’était, autant que l’éloignement et l’obscurité permettaient d’en juger, une ronde de fantômes agitant chacun une torche fumeuse et tournant, tournant avec une vertigineuse rapidité le long des côtes ravinées de la montagne ; à la ronde fantastique succédaient des simulacres de combats, une mêlée, une cohue où les flammes tremblantes des brandons jouaient le rôle d’épées et de lances flamboyantes. Les villageois se signaient tout autour de moi, jurant que c’étaient les âmes des protestants que l’on avait massacrés dans les gorges de Bréda et de Saint-Hugon du temps des vieilles guerres, et qui se réunissaient chaque année la veille des Morts pour célébrer quelque fête diabolique. J’avais plus peur qu’eux, et je n’osais plus m’attarder le soir dans mes courses à travers champs, je revoyais toujours la farandole.
Plus tard, après l’annexion de la Savoie à la France, un vieux bonhomme de *** me donna l’explication fort simple de ces apparitions. C’était, me dit-il, une bande de contrebandiers qui, pour frapper de terreur les gens du pays et rester libres d’arpenter en tous sens les grands bois d’Avalon, des Bretonnières et du Moutaret, avaient imaginé de jouer aux revenants et y avaient, ma foi, fort bien réussi. Si les fraudeurs de la vallée de l’Isère n’étaient point à court de ruses pour échapper à la surveillance des douaniers, ceux des frontières de la Suisse, des départements de l’Ain et du Rhône ne manquaient pas d’expédients pour arriver au même but. Leurs bandes s’étaient divisées en équipes de six ou sept hommes lesquels se rendaient à un endroit désigné à l’avance, et trouvaient là les ballots de marchandises déposés par une autre troupe ne faisant qu’un trajet déterminé.
Cette organisation permettait d’employer des gens connaissant parfaitement tous les sentiers, couloirs, embuscades fréquentés par les douaniers ; en outre, les distances étant très limitées, chaque homme conservait ses forces entières en cas de course forcée.
La troupe de Paul Guidon, à laquelle appartenait Claude, se chargeait à Chambéry et s’en allait déposer ses ballots près d’une masure du mas de la Maladière, le fameux vignoble de Montmélian.
Pour plus de précautions, l’ordre était que chacun se rendrait isolément au lieu du chargement, prendrait sa balle et partirait sans attendre ses compagnons, marchant, du reste, à volonté, par les chemins qu’il préférait.
Impossible aussi aux douaniers de suivre dans des directions opposées ces hommes qui paraissaient revenir de la ville et se rendre directement chez eux.
L’organisation, comme on le voit, laissait peu à désirer, et les chances de succès restaient certainement du côté des contrebandiers, au grand dommage des finances de l’État, ce qui ne touchait guère de pauvres diables de paysans besoigneux et ignorants.
C’était le troisième samedi d’octobre. Claude, ce soir-là, devait faire sa dernière course, suivant la promesse exigée par la Maurise.
Comme d’habitude, il était parti à la nuit du Chaffard, mais au lieu de prendre par les marais pour rejoindre la route au-delà de La Ravoire, une fantaisie d’amoureux le poussa vers Bois-Plan. Il voulait faire encore une tentative auprès de sa fiancée avant de se délier complètement vis-à-vis de Paul Guidon.
Hélas ! ce fut bien inutilement qu’il répéta, pour la vingtième fois peut-être, ses meilleures raisons à la jeune fille. Celle-ci lui signifia carrément que s’il voulait continuer ce métier-là, il ne fallait plus penser à elle.
— Si c’est comme ça que tu me parles, Maurise, je vois bien que tu ne tiens pas tant à moi que moi je tiens à toi, dit tristement Claude ; enfin, puisque ce n’est tout de bon pas ton idée, je dirai ce soir à Paul que je me dédis. Tant pis pour après ! achevat-il avec un geste de découragement.
— Ne te mets pas tant l’ennui dans la tête, Daudon, reprit la Maurise amicalement, il y en a bien d’autres que nous qui s’en sont tirés sans avoir deux quarts vaillants d’avance. Nous en ferons autant qu’eux quand le bon Dieu voudra que ce soit notre tour. Il y a plus de rosée sur l’herbe que sur le chêne.
Plaise à Dieu que ce soit vrai ce que tu dis, Maurise, soupira Claude, qui, sur ce souhait, reprit rapidement la direction de Chambéry. Il faisait froid, la matinière (vent d’est) soufflait dur, fouettant les cimes des grands noyers, tourmentant les rameaux pendants des haies et chassant en tourbillons épais les feuilles déjà jaunes et desséchées.
Il y avait dans l’air toute espèce de bruits lugubres : sifflement du vent, craquement des branches mortes, froissement des feuilles, tout faisait rage et vacarme. Néanmoins le ciel était clair comme un miroir et tout piqué d’étoiles. Pas de lune, — elle ne devait se lever qu’un peu avant le jour. — C’était bien la nuit qu’il fallait aux contrebandiers comme aux voleurs.
Claude Porraz avançait, avançait toujours sans prendre garde au tintamarre qui se faisait autour de lui. Tristement, il songeait que maintenant c’était fini de croire à son prochain mariage… fini d’espérer avoir un chez lui, une famille, un avenir, fini… fin, tout fini, et le pauvre garçon sentait son cœur se gonfler de chagrin, sa gorge se serrer et ses yeux se remplir de larmes. Oh ! pourquoi la Maurise ne voulait-elle pas se laisser convaincre ? Pourquoi ? pourquoi ?
Si tout avait marché comme j’avais pensé, se disait notre désolé garçon, à l’autre Saint-Jean j’aurais pris la ferme du vieux monsieur Gaillard. Ce n’est pas bien grand, mais les terres sont bonnes et de bon rapport ; nous aurions fait marcher ça rondement, la Maurise et moi, en faisant des plantations ou seulement en soignant bien ce que l’on aurait fait. Nous aurions tenu de bonnes vaches, qui auraient servi pour labourer et qui nous auraient donné des élèves, du lait, du beurre, des tommes. J’aurais acheté, pour la foire froide, une truie qui nous aurait fait une grosse portée de cochons pendant l’hiver. En les vendant pour la Saint-Pierre, — mettons dix à vingt-cinq francs pièce, — cela aurait fait deux cent cinquante francs… Nous aurions tenu des poules et, en en faisant couver une demi-douzaine, on aurait pu vendre des œufs et des poulets. Chaque samedi la Maurise, en allant au marché à Chambéry, aurait pu rapporter sa pièce de cent sous… et en mettant les écus les uns à côté des autres, non seulement nous aurions eu pour payer la cense à chaque Saint André, mais on aurait encore pu mettre de côté pour s’habiller, s’outiller et faire élever les enfants…
Et le pauvre garçon poussa un profond soupir. Tout en faisant ces comptes à la Perrette, Claude enfilait la grand’rue du faubourg Montmélian. En arrivant au lieu du chargement, il trouva Paul Guidon qui avait déjà son ballot prêt et se disposait à sortir. Son cœur se serra de nouveau en pensant à la pénible commission qu’il avait à lui faire ; aussi, ce fut avec un certain tremblement dans la voix qu’il lui dit :
— Dis donc, Pau’, veux-tu me faire le plaisir de m’attendre vers les capucins ? J’ai quelque chose à te dire.
— C’est bon, on t’attendra, répondit laconiquement le jeune homme, qui, en voyant l’air de Claude, soupçonna de suite une mauvaise nouvelle.
Quelques minutes après les deux contrebandiers se trouvaient réunis.
— Eh bien, qu’as-tu à me dire ? interpella Paul, sans autre préambule.
— Je veux te prévenir que je quitte la bande et que je fais ce soir mon dernier voyage.
— Je ne te croyais pas un capon, mon pauvre Daudon, mais puisque tu as peur, tu fais bien.
— Oh, Paul ! tu ne pouvais pas me faire une plus grosse injure que de me dire que je suis un couyon.
Tu sais bien que ce n’est pas vrai et, si tu voulais me croire, je te dirais que c’est avec le plus grand regret que je renonce au métier.
— Et alors, qu’est-ce qui t’y force ? N’es-tu pas majeur ?
— C’est vrai, mais vois tu, la Maurise ne veut pas. Elle s’est inquiétée de mes absences et a voulu en connaître la cause ; j’ai été obligé de lui dire ce que je faisais, et elle m’a fait promettre de renoncer à être contrebandier, autrement elle ne voudrait plus m’épouser. Et tu sais que je ne pourrais pas vivre sans elle. C’était déjà pour gagner de quoi acheter la ferrure que j’avais suivi ton conseil.
— Es-tu donc déjà assez riche pour t’en passer ?
— Certes, nou ! mais puisqu’elle ne veut pas. Tout en causant, les jeunes gens ne se départaient pas de leur vigilance habituelle, et promenaient de tous côtés des regards inquiets.
Attention, dit tout à coup Paul Guidon après avoir jeté un coup d’œil en arrière, m’est avis que nous avons derrière nous deux gogos qui ont tout l’air de nous moucharder. Pressons le pas et, s’ils nous emboîtent, nous nous glissons sous le pont Dégala.
Malgré l’heure avancée, à la lueur du dernier reverbère de la ville, on voyait deux personnes marcher très vite. Paul ne s’était pas trompé ; les contrebandiers étaient surveillés, et plus ils pressaient leur marche, plus les ombres qui les poursuivaient gagnaient du terrain.
— Filons, et lestement, Daudon.
Et tous deux se mirent à courir à toutes jambes. Ils eurent bientôt distancé les poursuivants et, pour les dépister, se glissèrent sous le pont Dégala. Il y avait au-dessous du tablier de ce pont une petite excavation bien connue des contrebandiers et qui servait souvent de refuge à eux et à leurs ballots, suivant les circonstances.
La tradition rapporte, à ce sujet, qu’il existait autrefois une communication souterraine entre ledit pont et une maison voisine qui servit plusieurs fois d’asile à Mandrin et à sa bande. Quelques personnes du pays racontent même, pour l’avoir entendu dire à leurs ancêtres, que le célèbre brigand y séjourna assez longtemps en compagnie d’une maîtresse que les habitants de la localité désignaient sous le nom de la dame aux grands talons !
Favorisés par l’obscurité, les jeunes gens purent disparaître sans avoir été aperçus, et ce fut avec une certaine satisfaction qu’ils entendirent ce petit colloque des douaniers passant au-dessus d’eux :
Que diable sont-ils devenus, Pinet ?
— Tu leur as vu prendre la patelle. Sois sûr que c’étaient bien des contrebandiers et que nous avons été reconnus.
— Je le crois aussi. Eh bien ! puisque nous avons perdu la piste, il vaut mieux nous en retourner ; ces gaillards pourraient être cachés dans quelque coin, nous tomber dessus avec leurs bâtons ferrés, et nous faire passer le goût du pain sans même nous crier gare ! Ma foi, le gouvernement n’est pas assez généreux pour que je lui fasse hommage de mes cervelles. Allons nous-en.
Il paraît que l’autre douanier fut du même avis, car on les entendit repasser le pont et retourner en silence du côté de Chambéry.
La Maurise a tout de même raison, se disait Claude Porraz du fond de sa cachette, ce n’est pas sans danger que l’on fait ce métier. Nous avons pu échapper aujourd’hui, c’est bien, mais il ne faut qu’une fois pour qu’un malheur arrive. Si cela avait été de jour, ou seulement une nuit de clair de lune, ils avaient cependant le droit de nous tirer dessus comme on a le droit de tuer un chien enragé. S’ils avaient su où nous trouver, ils auraient pu nous prendre comme des rats dans une trape et nous faire condamner aux galères… On se défendrait, me dirait Guidon… Oui ! avec nos bâtons, pendant qu’ils ont des fusils… Et puis, on n’assomme pas des chrétiens comme un bœuf à l’abattoir ; pour moi d’abord, je n’aurais jamais ce courage, quel que soit le danger. Paul a donc bien raison de me dire que je suis un capon. D’ailleurs, il n’y a plus à hésiter, puisque la Maurise ne le veut pas, ce sera fait comme elle l’a dit. Et puis tant pis, ce sera à la volonté de Dieu.
Les deux jeunes gens, après avoir attendu quelques minutes pour laisser aux douaniers le temps de s’éloigner, s’apprêtaient à sortir de leur retraite, quand ils entendirent dans le lointain un bruit de grelots et le roulement d’une voiture.
C’est le courrier de Turin, dit Paul, laissons-le passer, nous sortirons ensuite, et le bruit que nous pourrions faire sera couvert par celui de la voiture.
Mais tout à coup ils entendirent les grelots s’agiter vivement, le fouet claquer plus fortement et des voix qui semblaient appeler au secours.
— Qu’est-ce que cela ? exclama Claude, en prêtant l’oreille et en appuyant la main sur le bras de son compagnon.
Au secours ! au secours ! cria-t-on de nouveau.
Nos jeunes gens laissèrent leurs ballots sur place, ne conservant que leurs bâtons, et en deux ou trois bonds furent sur la grande route.
Ils eurent bientôt reconnu d’où venait l’appel. À quelque distance d’eux un bruit confus de voix, de coups de fouet, de cris, de piétinements de chevaux se faisait entendre.
— Bien sûr que c’est un mauvais coup que l’on veut faire, dit Guidon, et ils se mirent à courir de toutes leurs forces.
À mesure qu’ils avançaient, le bruit paraissait diminuer ; on n’entendait plus que de temps à autre le son des grelots.
— Courage courage ! on y va, cria Claude, quand ils ne furent plus qu’à quelques pas de la voiture.
Aussitôt la scène changea. Les jeunes gens virent deux ombres quitter la route et fuir à toutes jambes à travers champs.
Les lapins se sauvent, dit Paul ; c’est du gibier de carabiniers, et nous ne sommes pas à la chasse. Voyons plutôt le mal qu’ils ont fait ou voulaient faire. Ce disant, il donnait du pied contre une masse noire qui se débattait à terre.
— En voilà déjà un, reprit-il, en essayant de relever l’individu qui gigottait.
— Et moi j’en tiens un autre, dit Claude en remettant sur pied un second personnage.
— Avez vous du mal ?
— Qui êtes-vous ?
— Que vous est-il arrivé ? demandèrent ensemble chacun des jeunes gens.
Un des voyageurs put enfin se débarrasser d’un bâillon qu’on lui avait mis dans la bouche et répondre à ces différentes questions.
Le véhicule était celui de milord Wilman, voyageant en poste et venant de Turin. Malgré la célérité des chevaux, la route ayant été empierrée à frais, on n’avait pu arriver plus tôt à Chambéry, le seul endroit où un voyageur de ce rang pouvait décemment loger. En arrivant dans la plaine de la Madeleine, deux individus étaient sauté au cou des chevaux, avaient fait descendre le postillon, l’avaient bâillonné et lié ; la même chose avait été faite pour l’Anglais, et tous deux, couchés sur le bord de la route, étaient tenus en respect par un des brigands muni d’un pistolet, pendant que l’autre fouillait la voiture.
C’était dans ce moment que les deux contrebandiers étaient arrivés au secours.
Le postillon, qui était d’Aiguebelle, avait raconté tout ceci d’une voix tremblante. Quant à milord Wilman, il était tellement effrayé qu’il ne pouvait rien dire. On le débarrassa à son tour de ses liens.
— Avez-vous du mal ? lui demanda Guidon.
— Je ne sais pas, répondit-il, sans bien savoir ce qu’il disait.
— Et vous, cocher ?
— Je ne crois pas, sauf que j’ai eu une peur que je ne sais plus où j’en suis.
— C’est bon, buvez tous deux une goutte de ceci.
Et Paul tendit à l’Anglais d’abord et au postillon ensuite, une gourde remplie d’excellente eau-de-vie qu’il portait toujours avec lui dans ses expéditions nocturnes.
— Pour le moment, ils ne valent pas plus l’un que l’autre, dit Guidon à son compagnon, et nous ne pouvons les abandonner ; mets-les tous deux dans le carrosse, pendant que je vais chercher les ballots et nous les conduirons quelque part.
Ainsi que nous l’avons déjà dit, Claude Porraz était un robuste paysan, fort comme un turc ; il prit à bras le-corps milord Wilman qui restait collé sur place, et le déposa doucement sur les coussins de la voiture en le câlant de son mieux, fit monter le postillon sur le banc de face, et quand Paul Guidon fut de retour :
— Écoute, lui dit Claude, je crois, qu’il ne faut pas aller sur Chambéry ; d’abord, on pourrait nous pincer avec nos ballots, et nous ne saurions pas non plus que faire de nos voyageurs. Retournons du côté de Montmélian, ça nous rapproche de la Maladière, et à Saint-Jeoire nous nous arrêterons à l’hôtel du père Thomas où nous sommes connus.
— Bien pensé, répondit Paul, qui entreposa les ballots sur le siège, et, ayant fait retourner les chevaux, nos deux amis reprirent à pied et au pas la route de Montmélian, tout en causant des événements qui venaient d’arriver.
À cette époque il n’était pas rare de rencontrer des chaises de poste. Ce moyen de transport avait surtout été adopté par les Anglais qui, poussés par leur caractère aventureux, allaient au loin dépenser leur or et promener leur nullité, espérant trouver dans une existence hasardeuse un remède à leur spleen.
Ces voyageurs de profession se faisaient construire des berlines qui contenaient dans leur intérieur tout le confort nécessaire à ces enfants gâtés de la fortune et, de poste en poste, de relais en relais, ils faisaient dans les différentes contrées civilisées de l’Europe des voyages qui duraient plusieurs années.
Aujourd’hui que les chemins de fer ont simplifié les moyens de transport, cette race de nomades est à peu près disparue.
La lune commençait à éclairer faiblement la campagne. De temps à autre nos jeunes contrebandiers, heureux de leur bonne action, allaient prendre des nouvelles des voyageurs, et c’était avec une véritable satisfaction qu’ils leur voyaient reprendre vie et courage.
On arrivait près de Saint-Jeoire.
Daudon, dit Paul, il ne faut pas qu’une affaire en fasse négliger une autre. Je vais me charger des deux ballots pour les porter à destination, et toi tu prendras soin des voyageurs.
— C’est entendu, et je ferai de mon mieux.
— Est-ce donc tout de bon que tu ne veux plus du métier ?
— Puisque ma promise ne veut pas, dit simplement Claude.
— Eh bien comme tu voudras ; mais, tu sais, garde ta langue au chaud à présent que tu connais nos secrets ; et puis, si tu as besoin d’un ami, rappelle-toi que nous avons couru les dangers ensemble et que je ne suis pas un Cosaque, moi.
— Merci, dit Claude ému, en serrant la main que son compagnon lui tendait.
Paul prit les deux ballots et disparut
Arrivé à Saint-Jeoire, Claude frappa à la porte de l’hôtel qu’il connaissait. C’était encore de très bonne heure, un profond silence régnait partout. Il fallut frapper de nouveau et très fort pour se faire entendre. Une tête parut enfin à la fenêtre.
— Venez nous ouvrir, monsieur Thomas, dit Porraz ; il y a chevaux et voyageurs à soigner.
— On y va, répondit l’hôtelier, qui, apercevant la berline, flaira de suite une bonne aubaine.
Bientôt maître et valet furent sur pied. Ce dernier se hâta de dételer les chevaux et de les conduire dans l’écurie, où les pauvres bêtes trouvèrent bon foin et bonne litière.
De son côté, le patron engageait les voyageurs à passer dans la grande cuisine de l’auberge. Mais, avant de quitter la voiture, l’Anglais, qui avait repris ses sens et son sang-froid, demanda qu’on lui apportât de la lumière. Il fit alors une perquisition minutieuse du véhicule, et ce fut avec une satisfaction non dissimulée qu’il constata que les caissons n’avaient pu être forcés, que sa grande malle était encore ficelée derrière la berline, et que le vol dont il avait été victime ne consistait que dans la perte de sa canne et de son parapluie, objets très faciles à remplacer.
Soulagé de cette inquiétude, il entra plus calme dans la grande salle, où bientôt tous se réchauffaient près d’un bon feu, et se réconfortaient avec tout ce que l’hôtelier avait pu leur servir de mieux.
Peu après, le postillon disparut. Sous prétexte d’aller donner un coup d’œil à ses chevaux, il s’étendit sur une botte de paille et s’endormit profondément.
Milord Wilman, resté seul avec Claude, s’occupa enfin de son sauveur, et, dans un français un peu martyrisé, il le remercia et lui demanda comment lui et son compagnon se trouvaient sur la route à une heure aussi avancée de la nuit.
Cette question embarrassa beaucoup le pauvre garçon. Il resta un moment sans rien dire, et la rougeur lui monta au front. Il comprit que ne pas répondre c’était faire naître de fâcheux soupçons ; cependant pouvait-il avouer qu’il faisait de la contrebande ? C’est alors qu’il comprit encore que le métier n’était pas honnête, puisqu’il n’osait en parler ouvertement.
Après un moment d’hésitation, voyant le regard interrogateur de l’Anglais fixé sur lui, il se dit qu’après tout il pouvait bien se confier à un homme qui, dans quelques jours, serait loin du pays, et ne pouvait ni lui vouloir du mal ni lui porter préjudice. Il lui raconta donc tout simplement comment il s’était fait contrebandier, afin de gagner quelque chose pour pouvoir se marier avec une jeune fille qu’il aimait.
L’Anglais prit beaucoup d’intérêt au récit du jeune homine, lui demanda même plusieurs explications sur sa position et ses projets, et comme il apprit que le village que Claude habitait se trouvait sur la route qu’il fallait parcourir pour aller à Chambéry, il lui témoigna le désir de voir sa fiancée en passant.
Après cette nuit d’émotion, milord Wilman avait besoin d’un peu de repos. Il demanda une chambre, mais avant de se retirer, il fit promettre à son sauveur qu’il attendrait son réveil, et qu’ils retourneraient ensemble dans la commune de Challes.
Il était plus de midi quand nos trois voyageurs se retrouvèrent sur pied. Après avoir encore pris un repas, le postillon monta sur son cheval, l’Anglais et Claude dans la voiture, et l’équipage reprit au grand trot la route de Chambéry.
Les deux premiers avaient pu dormir, et ce sommeil réparateur les avait remis dans leur état normal, mais il avait été impossible au jeune paysan de fermer les yeux. Toute la matinée, il avait songé à l’inquiétude que devaient avoir ses parents sur son absence prolongée, et peut-être aussi sa chère Maurise. Combien il regrettait d’avoir promis d’attendre, au lieu de courir les rassurer tous. Chaque minute lui paraissait des heures.
Le brave garçon ne s’était pas trompé dans ses suppositions. Quand le père Porraz eut reconnu que son fils n’était pas venu coucher, il avait commencé à grommeler dans la maison, puis il était descendu chez les Couter, pensant qu’il y avait passé la nuit à blonder. Son intention était de lui donner une forte semonce, car il lui était arrivé quelquefois de rentrer tard, mais il ne découchait jamais, à moins de causes sérieuses, et toujours il en prévenait ses parents à l’avance.
Quel ne fut donc pas l’étonnement et le désappointement du père Porraz quand on lui apprit que l’on n’avait pas vu son garçon depuis la veille, à la tombée de la nuit. Il s’en retourna très inquiet en ruminant toutes sortes de suppositions, sans cependant aborder celle de la contrebande et de ses dangers, puisqu’il ne connaissait pas les engagements de son fils à ce sujet.
Il n’en était pas de même de la pauvre Maurise, et le père Porraz, en venant réclamer son fils chez les Couter, ne se doutait pas du mal qu’il venait de faire à la jeune fille. Elle savait bien, elle, que son fiancé était parti pour faire un voyage de contrebande, et elle avait tout droit de croire qu’il lui était arrivé un malheur. Ah ! comme elle se reprochait d’avoir été aussi faible et d’avoir encore autorisé cette dernière course qui devait lui être si fatale. À coup sûr, son Daudon gisait dans quelque coin, tué par ces vilains gâpians… ou bien il avait été pris par eux, et, pour le moment, il était en prison en attendant qu’on l’envoie aux galères. Et, dans ces tristes alternatives, la pauvre enfant pleurait toutes les larmes de ses yeux.
C’était un dimanche, impossible de penser à aller à la messe dans cet état ; elle était donc restée toute la journée avec ces sombres pensées, sans vouloir les communiquer à ses parents, et regardant à chaque instant dans le lointain, espérant toujours voir arriver son amoureux.
Enfin, la voiture roulait vers le village et ce grand chagrin devait se changer en grande joie.
Pendant le trajet, milord Wilman remercia de nouveau chaleureusement Claude du secours que, lui et son compagnon, lui avaient donné dans la nuit et lui offrit un rouleau de pièces d’or comme gage de sa reconnaissance.
Le brave garçon ne voulait pas le recevoir. Il lui semblait que ce n’était pas de l’argent gagné, ou tout au moins qu’il y en avait trop pour le petit service qu’il avait rendu. Mais l’Anglais y mit de l’insistance ; d’un autre côté, Claude y vit la réalisation de son mariage, et il accepta non seulement pour lui, mais aussi pour son compagnon.
On approchait de Challes et, ainsi qu’il en avait été convenu, le jeune paysan indiqua au postillon le chemin qu’il devait prendre pour arriver devant la baraque des Couter.
De loin, on voyait les villageois sortant des vêpres se disséminer de côté et d’autre pour rentrer à domicile. Claude avait donc l’espoir de trouver de suite sa chère Maurise. Son cœur battait bien fort il se représentait la surprise des Couter et même de tous les habitants en le voyant arriver en voiture à deux chevaux ; il s’essayait à raconter l’histoire des voleurs sans parler en rien de ce qui touchait à la contrebande, enfin il jouissait à l’avance de la joie de sa promise quand il lui montrerait sa main pleine d’or et qu’il lui dirait à présent nous pouvons nous marier !
Une chaise de poste ne s’était jamais vue dans les chemins caillouteux de Challes ; aussi fut-elle suivie par un grand nombre d’enfants et même de grandes personnes, tous curieux de savoir ce qui arrivait. La voiture s’arrêta devant la maison indiquée, et quelle ne fut pas la surprise de chacun quand ils en virent descendre Claude Porraz et un monsieur qui, ma foi, avait l’air d’être bien cossu.
— Bonjour Clinon, bonjour père Bernard, dit Claude, en voyant le père et la mère Couter paraître sur leur porte. Où donc est la Maurise ?
— Ah ! Seigneur, tu fais bien d’arriver mon pauvre garçon depuis ce matin elle pleure que c’est une fontaine, dit le père très étonné de voir arriver son futur gendre en équipage.
La jeune fille paraissait à son tour et se précipitait dans les bras de son fiancé en lui disant
— Ah ! mon pauvre Daudon… que j’ai eu peur le que ton absence m’a fait de mal. Qu’est-il donc arrivé ? Et elle le regardait avec des yeux encore pleins de larmes.
Le jeune homme la pressa contre lui et lui mit un gros baiser sur le front.
En ce moment elle aperçut seulement la voiture et l’étranger.
— Qui est ce monsieur ? dit-elle.
L’Anglais, debout à quelques pas de distance, les regardait d’un air ému.
— Entrons d’abord, dit Claude, et offre ta meilleure chaise à ce brave milord, car c’est un bienfaiteur.
Après qu’ils furent tous assis, sauf la Clinon, par la raison toute simple qu’il n’y avait plus de siège, le jeune homme prit la parole.
Il raconta comme quoi, la veille au soir, il était allé à Chambéry pour une commission, qu’il s’y était rencontré avec Paul Guidon et que, revenant tous deux sur le tard, ils avaient été assez heureux pour porter secours à ce monsieur qui venait d’être attaqué par des voleurs ; qu’ensuite ils étaient revenus jusqu’à Saint-Jeoire, etc., etc. Enfin, parlant de la générosité de milord Wilman, il rompit le rouleau qui lui avait été donné et montra sa main pleine de pièces d’or.
À ce spectacle inattendu, il y eut une exclamation générale. Le père et la mère Couter ouvraient des yeux grands comme des verres de lanterne. Quant à la Maurise, sa joie était muette, mais son émotion bien visible.
— Yes, dit alors l’Anglais, qui comprenait beaucoup mieux le français qu’il ne le parlait, et qui, pendant tout le temps du récit, s’était contenté de faire des signes de tête affirmatifs, yes, lui a sauvé la bourse et la vie de moa et j’ai donné à lui mon gratitude.
Charmante miss, ajouta-t-il en s’adressant plus directement à la jeune paysanne, je voulais donner aussi à vô mon petite…
Après un moment d’hésitation, le mot faisant visiblement défaut, l’Anglais plongea la main dans une des nombreuses poches de sa confortable douillette et en retira un petit livre qu’il consulta.
— Mon petite cadeau de noce, dit-il enfin, et il lui offrit une jolie bourse tricotée en cordonnet bleu, à travers les mailles de laquelle on voyait briller quelques pièces d’or.
Il y eut alors une nouvelle explosion de la Clinon et du père Bernard, mais la Maurise restait confondue, et c’est à peine si elle put murmurer quelques paroles de remerciment.
L’Anglais se leva, prit la main de la jeune paysanne, la mit dans celle de Claude, et les pressant toutes deux dans les siennes : pensez toujours, leur dit-il, que j’étais l’ami de vô.
Et après cette espèce de fiançailles il sortit gravement, mais visiblement impressionné.
Claude embrassa sur les deux joues sa chère Maurise : à ce soir, mie, lui dit-il, je vais rassurer le père et la mère Porraz. Et il suivit l’Anglais.
La berline continuait à être entourée de curieux. Les enfants ne pouvaient se lasser d’admirer cette belle voiture peinte en marron avec des filets rouges. Tout ce petit monde allait, venait, inspectait, commentait les moindres détails en se communiquant des réflexions qui excitaient l’envie ou l’hilarité générale. Les plus hardis se tenaient près des chevaux, essayaient de leur faire une petite caresse en leur passant la main sur le museau, et se reculaient effrayés quand ceux-ci piaffaient d’impatience ou relevaient fièrement la tête en faisant sonner leurs grelots.
Le postillon avait mis pied à terre et, après avoir recouvert ses chevaux d’une grossière couverture en laine, il profita de ce temps d’arrêt pour fumer une pipe. Tandis qu’il battait le briquet, un jeune homme un peu plus osé que les autres essaya de lui faire quelques questions, auxquelles il répondit avec tant de complaisance que bientôt un cercle nombreux se forma autour de lui, et, pendant qu’à l’intérieur de la chaumière, Claude faisait part à la famille Couter de ce qui s’était passé et de la libéralité de l’Anglais, le conducteur, de son côté, racontait à ses curieux auditeurs les événements de la nuit. Aussi, le soir de ce même jour, tout Challes connaissait l’aventure de Daudon Porraz, et chacun en jasait et la commentait à sa manière.
Claude aida milord Wilman à remonter en voiture et à se calfeutrer dans ses magnifiques fourrures, puis il accompagna l’équipage jusqu’au moment où celui-ci quitta le chemin du village pour prendre la grande route blanche de Chambéry.
Alors, il serra une dernière fois la main de ce bienfaiteur qu’il ne devait plus revoir, et lui souhaita bon voyage.
La berline s’ébranla ; les roues écrasèrent le gravier avec un bruit sec ; les sabots des chevaux lancèrent des étincelles. Le jeune paysan regarda la voiture qui s’éloignait rapidement et la suivit jusqu’à ce qu’il la vit enfin disparaître dans un nuage de poussière, doré par le soleil couchant. Et tandis que l’Anglais, livré à ses réflexions, se félicitait du plaisir d’avoir fait deux heureux et de l’aventure qui l’avait distrait de la monotonie de son voyage, Claude prenait allègrement le chemin du Chaffard.
Les Porraz avaient déjà appris, par la rumeur publique, une partie des événements arrivés à leur garçon, mais ils n’en connaissaient ni les heureux résultats, ni les détails ; aussi, pendant le repas du soir, celui-ci dut satisfaire la légitime curiosité de ses parents en répondant à une foule de questions qui lui furent adressées.
À la veillée, il retourna chez les Couter, où il était impatiemment attendu, et c’est alors qu’on mena les projets à grandes guides. Il fut convenu que dès le lendemain Claude irait arrêter la petite ferme de M. Gaillard, bien qu’elle ne fût libre qu’à la Saint-Jean prochaine.
Le mariage fut fixé bientôt après Pâques, et en attendant que les jeunes époux pussent entrer dans la ferme, Claude viendrait habiter chez les parents de sa femme et les aiderait dans les travaux du printemps.
La petite fortune fut comptée : la bourse longue offerte à la jeune paysanne contenait cinq pièces d’or de chaque côté, et il y en avait trente dans le rouleau remis à Claude ; seulement, il fallait en soustraire dix pour Paul Guidon. L’Anglais avait lui-même fixé cette somme, tenant à donner au contrebandier un gage de sa reconnaissance, tout en avantageant Porraz afin de favoriser son mariage et son établissement dans une ferme. Le jeune homme déclara que le lendemain, à l’aube, il irait porter la part de Paul et l’inviterait à la noce comme premier garçon d’honneur.
Malgré les dix louis prélevés, il restait encore amplement aux futurs époux pour acheter un peu de linge et préparer leur entrée en ménage.
On choisit une belle journée de carnaval pour aller acheter la ferrure à Chambéry, et certes, le fiancé ne lésina pas, car, je ne vis jamais plus gros cœur d’or et plus belle croix que celle que la vaillante fermière portait, du reste, très fièrement.
Telle est l’histoire que je me suis fait raconter bien souvent par la Maurise elle-même, et que j’écoutais chaque fois avec un nouveau plaisir.
Bien des événements sont survenus depuis. Après la mort de grand’mère, mon père vendit sa petite propriété de Challes et emmena les Porraz à la ferme de la Chapelle-Blanche. Comme dans tous les mariages d’inclination, ou à peu près, et ainsi qu’il était d’usage à cette époque, ils eurent beaucoup d’enfants ; l’un d’eux se laissa tenter par l’appât des richesses que l’on devait trouver à Buenos-Ayres, et peu après y attira toute sa famille.
Depuis lors, je n’ai plus entendu parler d’eux.
- ↑ Claude, en français.