Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/50

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CHAPITRE XXV.
Grande surprise de Tom Pinch. – Confidences échangées entre sa sœur et lui.


Le soir suivant, Tom et sa sœur, assis ensemble et prenant le thé, causaient, avec leur calme accoutumé, d’une foule de choses, mais nullement de l’histoire de Lewsome, ni de rien qui s’y rattachât : car John Westlock (réellement ce John était pour son âge extrêmement réfléchi) avait tout particulièrement recommandé à Tom de ne point parler, jusqu’à nouvel ordre, de cette affaire à sa sœur, de peur qu’elle n’en conçût de l’inquiétude.

« Je ne voudrais pas, mon cher Tom, avait-il dit avec quelque hésitation, voir une ombre se répandre sur son visage heureux, ou savoir qu’une pensée triste pénétrât dans son bon petit cœur ; non, je ne le voudrais pas pour tous les biens et les honneurs de l’univers ! … »

En vérité, John était singulièrement et merveilleusement affectueux. « Il eût été le propre père de Ruth, disait Tom, qu’il ne lui eût pas témoigné un plus profond intérêt. »

Cependant la conversation, bien que très-soutenue entre Tom et sa sœur, était moins vive, moins gaie que d’ordinaire. Tom était bien loin d’en rendre sa sœur responsable ; il aimait mieux croire que c’était lui qui se trouvait plus triste ce jour-là. Et le fait qu’il l’était, car le plus léger nuage qui passait dans le ciel paisible de Ruth jetait son ombre sur Tom.

Or, ce soir-là il y avait un nuage suspendu au-dessus de la petite Ruth. Quand Tom regardait dans une autre direction, les yeux animés de la jeune fille, s’attachant fixement sur son frère, brillaient d’un éclat plus vif encore que de coutume, puis s’obscurcissaient. Quand Tom devenait silencieux et portait sa vue au dehors sur le ciel coloré par l’été, Ruth faisait parfois un mouvement saccadé, comme si elle était au moment de se jeter au cou de son frère ; mais elle se retenait, et, lorsqu’il ramenait son regard vers elle, Ruth lui montrait un visage riant, et lui parlait le plus gaiement du monde. Si elle avait quelque chose à donner à Tom, ou quelque prétexte plausible de s’approcher de lui, elle restait là tout agitée, autour de lui, sa petite main timide posée sur l’épaule de son frère, sans pouvoir se décider à la retirer, et elle témoignait ainsi qu’elle avait sur le cœur une confidence qu’elle avait bien envie de lui faire, sans en avoir le courage.

C’est ainsi qu’ils étaient assis ce soir-là, Ruth avec son ouvrage devant elle, mais sans travailler, et Tom avec son livre devant lui, sans lire, quand Martin frappa à la porte. Devinant qui ce pouvait être, Tom alla lui ouvrir, et il rentra dans la chambre, accompagné de Martin. Tom paraissait surpris : car, en échange de son accueil cordial, Martin avait proféré à peine une parole.

Ruth s’aperçut également qu’il y avait dans l’attitude de leur visiteur quelque chose d’étrange, et elle leva un regard interrogateur sur le visage de Tom, comme pour y chercher une explication. Tom secoua la tête et adressa à Martin le même appel muet.

Martin, sans s’asseoir, alla vers la fenêtre et s’y tint à regarder dehors. Au bout de quelques moments, il se retourna pour parler ; mais aussitôt, et sans avoir rien dit, il détourna de nouveau la tête.

« Qu’est-il arrivé, Martin ? demanda Tom avec anxiété. Mon cher camarade, quelle mauvaise nouvelle nous apportez-vous donc ?

– Ô Tom, répondit Martin d’un ton d’amer reproche, vous entendre feindre cet intérêt pour ce qui peut m’arriver, c’est quelque chose de plus pénible encore pour moi que votre conduite déloyale.

– Ma conduite déloyale ! Martin ! … ma… »

Tom ne put rien ajouter de plus.

« Comment, Tom, avez-vous pu me laisser vous remercier avec tant d’ardeur et de sincérité pour votre amitié, au lieu de me dire, en honnête homme, que vous m’aviez abandonné ! Est-ce là de la sincérité, Tom ? Est-ce là de la franchise ? Est-ce digne de l’amitié que vous m’aviez prouvée jusqu’ici ? Comment avez-vous pu, lorsque vous vous étiez déjà tourné contre moi, m’engager à vous ouvrir mon cœur ? Ô Tom ! Tom ! »

Son accent témoignait d’un si cruel déplaisir, et en même temps d’un tel regret pour la perte d’un ami dans lequel il avait placé sa confiance ; il exprimait tant de vieille affection pour Tom, et tant de chagrin et de compassion pour son indignité supposée, que celui-ci mit un moment sa main devant son visage, comme s’il se reconnaissait atteint et convaincu d’être un monstre d’ingratitude et de fausseté.

« Je vous proteste, dit Martin, et que je meure si je mens, que je pleure surtout la perte de l’homme que j’avais cru connaître en vous, et que c’est sans aucun sentiment de colère que je songe à ma propre injure. C’est seulement en face de pareilles épreuves, de si cruelles découvertes, que nous apprécions toute la mesure de notre amitié d’autrefois pour celui qui nous l’avait inspirée : car je ne vous l’ai pas assez fait voir, c’est vrai ; je me reproche de ne pas vous l’avoir assez témoignée ; mais enfin je vous jure que, même à l’époque où je vous montrais le moins de considération, Tom, je vous aimais comme un frère. »

Pendant que Martin parlait ainsi, Tom s’était remis, et il eût pu représenter l’Esprit de Vérité dans son costume le plus simple (très-souvent l’Esprit de Vérité porte un costume très-simple, grâce à Dieu ! ) quand il répondit en ces termes :

« Martin, j’ignore ce que vous voulez dire ; j’ignore ce qui a pu égarer votre esprit et les étranges raisons que vous croyez avoir de me traiter ainsi ; mais elles sont fausses, sur ma parole. Il n’y a pas l’ombre de vérité dans l’impression dont vous paraissez accablé. C’est une illusion d’un bout à l’autre, et je vous prédis que vous regretterez profondément l’injure que vous me faites. Je puis dire, le visage levé, que j’ai toujours été droit et sincère envers vous comme envers moi-même. Vous verrez que vous en serez fâché. Oh ! oui, vous en serez bien fâché, Martin.

– Je le suis déjà, répliqua Martin secouant la tête. Jusqu’à présent je ne savais pas ce que c’était que le chagrin.

– Au moins, dit Tom, quand j’aurais toujours été ce que vous m’accusez d’être maintenant ; quand je n’aurais jamais occupé une place dans votre estime ; quand, au contraire, j’eusse été toujours l’objet de votre mépris et d’un mépris mérité, vous devriez du moins me dire en quoi vous m’avez trouvé déloyal et sur quel fondement vous appuyez vos accusations. En conséquence, je ne sollicite pas de vous, Martin, cette satisfaction comme une faveur, mais je vous la demande comme un droit.

– Mes propres yeux sont mes témoins, répondit Martin. Dois-je les croire ?

– Non, dit Tom avec calme, non, s’ils m’accusent.

– Mes témoins, ce sont vos paroles, c’est votre conduite. Dois-je les croire ?

— Non, répéta Tom avec le même calme, non, si elles m’accusent. Mais elles ne m’ont jamais accusé. Quiconque les a interprétées d’une manière aussi odieuse m’a outragé presque aussi cruellement que… vous l’avez fait. »

Ici, son calme l’abandonna.

« Je suis venu, dit Martin, pour en appeler à votre bonne sœur, et je veux qu’elle m’entende…

– Pas à elle ! interrompit Tom ; n’en appelez pas à elle, je vous prie ! Elle ne vous croirait pas. »

Et en même temps il passa dans son bras celui de Ruth.

« Eh bien ! au contraire, je le crois ! … dit la jeune fille.

– Non, non, s’écria Tom, ne dites pas cela. Je sais bien que ce n’est pas vrai. Chut ! chut ! Êtes-vous assez nigaude !

– Je n’ai jamais songé à en appeler à vous contre votre frère, dit vivement Martin. Ne me croyez pas assez dur, assez cruel pour cela. Seulement, je vous invitais à entendre la déclaration suivante : Je ne suis pas venu ici pour faire des reproches (je n’en ai pas à faire) ; c’était uniquement pour exprimer mon profond regret. Vous ne pouvez savoir combien il est amer, car vous ne savez pas combien de fois j’ai pensé à Tom ; combien de fois, au milieu des circonstances les plus critiques, je me suis promis de mieux apprécier son amitié, et vous ne savez pas la constante et suprême confiance que j’avais en lui.

– Chut ! chut ! dit Tom arrêtant sa sœur au moment où elle allait parler. Il se trompe ; il s’abuse. N’y faites pas attention. Soyez sûre qu’il finira par y voir clair.

– Dieu bénisse le jour qui m’ouvrira les yeux, s’écria Martin, si ce jour arrive jamais !

– Amen ! dit Tom. Ce jour arrivera. »

Martin garda quelques instants le silence ; puis il reprit d’une voix plus calme :

« C’est vous qui l’avez voulu, Tom, et vous serez bientôt consolé de notre séparation. D’ailleurs, elle se fera sans colère… de mon côté du moins.

– Ni du mien non plus, dit Tom.

– C’est tout simplement votre ouvrage, votre désir ; car, je le répète, c’est vous qui l’avez voulu. Vous avez voulu faire le choix que tout le monde aurait fait à votre place ; seulement, je ne m’y attendais pas de votre part. Peut-être dois-je en accuser plutôt mon propre jugement que votre perfidie. D’un côté, la richesse et la faveur qui méritent bien quelque considération ; de l’autre, l’amitié sans prix d’un malheureux abandonné à des luttes pénibles. Vous étiez libre de choisir ; vous l’avez fait, et ce choix n’était pas difficile. Mais ceux qui n’ont point le courage de résister à de telles tentations devraient du moins avoir la force d’avouer qu’ils y ont cédé ; et si je vous blâme, Tom, c’est de m’avoir accueilli avec de chaudes démonstrations, de m’avoir encouragé à être franc et ouvert avec vous, de m’avoir poussé à vous faire des confidences, d’avoir professé que vous étiez tout à moi quand vous vous étiez vendu à d’autres. Je ne pense pas, ajouta Martin avec une vive émotion (écoutez bien : ce que je vous dis là part du cœur) ; je ne puis penser, Tom, maintenant que je suis en face de vous, qu’il soit dans votre caractère d’avoir voulu me faire un mal sérieux, quand bien même je n’eusse pas découvert, par hasard, au service de qui vous vous êtes mis. Mais je vous aurais embarrassé ; je vous aurais induit à plus de duplicité encore ; j’aurais pu vous faire perdre cette faveur que vous avez payée si cher au prix de votre ancienne honnêteté ; et pour tous deux il est heureux que j’aie découvert ce que vous désiriez tant tenir secret.

« Soyez juste, dit Tom, qui depuis le commencement de cette dernière interpellation n’avait point détourné du visage de Martin son regard plein de douceur ; soyez juste même dans votre injustice, Martin. Vous oubliez que vous ne m’avez pas dit encore de quoi vous m’accusez.

– À quoi bon ? … répliqua Martin en agitant la main et se tournant vers la porte. Vous n’en sauriez pas davantage quand bien même je m’appesantirais sur ce sujet ; et cela ne servirait qu’à renouveler mes regrets. Non, Tom. Le passé restera le passé entre nous. Je puis prendre congé de vous en ce moment, en ce lieu (où vous vous montrez si aimable et si bon), aussi cordialement, sinon aussi gaiement que nous ayons jamais pu le faire depuis le premier jour où nous nous y sommez rencontrés. Mille prospérités, Tom… Je…

– Vous me quittez ainsi ? Vous pouvez me quitter ainsi ? … dit Tom.

– Je… vous… vous l’avez voulu, Tom ! Je… j’aime à croire que vous avez agi sans réflexion, dit Martin d’une voix mal assurée. Je le crois… J’en suis sûr ! … Adieu ! … »

Et le voilà parti.

Tom conduisit sa petite sœur jusqu’à sa chaise, et il s’assit sur la sienne. Il prit son livre et lut, ou fit semblant de lire. Alors il dit tout haut en tournant une page : « Il en sera bien fâché ! » Et une larme coula le long de son visage et tomba sur le feuillet.

Ruth vint s’agenouiller devant lui et jeta ses bras autour du cou de son frère.

« Non, Tom ! non, non ! Remettez-vous, cher Tom !

– Je suis tout à fait… remis, dit Tom. Cela s’éclaircira.

– Quelle scène cruelle ! quelle ingratitude ! s’écria Ruth.

– Non, non, dit Tom. Il est convaincu ; je ne puis comprendre pourquoi ni comment. Mais cela s’éclaircira. »

Cependant Ruth se pressait plus encore contre lui, et elle se mit à pleurer comme si son cœur allait se briser.

« Ne pleurez pas, ne pleurez pas, dit Tom. Pourquoi cachez-vous votre visage, ma chérie ? »

Alors, au milieu d’un flot de larmes s’échappèrent ces paroles :

« Ô Tom, cher Tom, je connais le secret de votre cœur. Je l’ai découvert ; vous ne pouvez me dérober la vérité. Pourquoi ne me le disiez-vous pas ? Je suis sûre que je vous eusse rendu plus heureux si vous l’aviez fait. Vous avez pour elle un amour tendre, Tom ! »

Tom fit avec sa main un mouvement, comme s’il eût voulu repousser sa sœur. Mais cette main pressa celle de sa sœur avec tant de vivacité, que toute l’histoire de son amour était là ; dans cette étreinte silencieuse il y avait toute l’éloquence de la passion.

« Malgré cela, dit Ruth, vous avez été si fidèle et si bon, mon cher frère ; malgré cela, vous avez été si franc et si désintéressé, vous avez si bien lutté contre vous-même ; malgré cela, vous avez été si doux, si sincère, si modeste, que je ne vous ai jamais vu lancer à votre rival un seul regard de reproche, que je ne vous ai pas entendu dire une seule parole irritante. Et pourtant vous avez été cruellement méconnu ! Ô Tom, cher Tom, vous qui êtes aimé comme jamais frère ne l’a été, ne serez-vous jamais heureux aussi de ce côté, dites, Tom ? Garderez-vous toujours ce chagrin dans votre cœur, vous qui méritez tant d’être heureux ? ou bien y a-t-il pour vous quelque espérance ? »

Et de nouveau elle approcha son visage de celui de Tom, et lui enlaça le cou, et pleura sur le sort de son frère, et versa tout son cœur et toute son âme de femme dans le soulagement et l’amertume de cette découverte.

Au bout de peu de temps, Ruth et Tom étaient assis l’un auprès de l’autre ; elle était occupée à contempler avec une ferme confiance le visage de son frère. Alors Tom lui parla ainsi d’un ton affectueux, mais grave :

« Je suis très-heureux, ma chère, de ce qui vient de se passer entre nous, non parce que c’est un témoignage assuré de votre tendre affection (car j’en avais auparavant la certitude), mais parce que mon esprit se trouve par là délivré d’un grand poids. »

Tom avait les yeux brillants en parlant de l’affection de Ruth, et il embrassa sa sœur sur la joue.

« Ma chère enfant, continua-t-il, quelque sentiment que j’éprouve pour elle (tous deux semblaient éviter, par un accord mutuel, de prononcer le nom qui était dans leur pensée), depuis longtemps, depuis le premier jour, j’ose le dire, j’ai regardé cela comme un rêve… comme une chose qui aurait pu réussir dans des circonstances très-différentes, mais qui ne pourrait jamais se réaliser. À présent, dites-moi, comment voulez-vous que je sois jamais heureux de ce côté ? »

Ruth adressa à Tom un petit regard tellement significatif, que le frère fut obligé bon gré, mal gré, de le prendre pour une réponse et de poursuivre ainsi :

« Par son propre choix et son libre consentement, elle est fiancée à Martin ; elle l’était longtemps avant que ni lui ni elle connussent mon existence. Et vous voudriez qu’elle devînt ma fiancée ?

– Oui, dit-elle nettement.

– Oui ! reprit Tom. Mais ce serait affreux, au contraire. Pensez-vous, dit-il encore avec un sourire grave, que, lors même qu’elle ne l’aurait jamais vu, elle aurait été concevoir de l’amour pour moi ?

– Pourquoi pas, cher Tom ? »

Tom secoua la tête et sourit de nouveau.

« Vous me voyez, Ruth (et c’est très-naturel de votre part), tel qu’un héros de roman, et, par une sorte de jugement poétique, vous décidez que je pourrais enfin, grâce à quelque moyen imaginaire, épouser la personne que j’aime. Mais il y a, ma chère, une plus haute justice que la justice poétique, et celle-là ne saurait arranger l’ordre des événements d’après les mêmes principes. En conséquence, les gens qui lisent l’histoire des héros de romans, et qui l’ajustent à leur propre taille pour devenir des héros à leur tour, trouvent très-beau d’être mécontents, sombres et misanthropes, et peut-être même un peu blasphémateurs, parce que les choses ne sauraient être réglées selon leurs vues et leur intérêt personnel. Voudriez-vous me voir grossir le nombre de ces gens-là ?

– Non, Tom. Mais je sais, ajouta-t-elle timidement, que c’est un chagrin qui gâte toutes vos joies. »

Tom eut un moment l’idée de contester le fait. Mais c’eût été pure folie, et il y renonça.

« Ma chérie, dit-il, je reconnaîtrai votre affection en vous disant la vérité, toute la vérité. C’est un chagrin pour moi. Je l’ai plusieurs fois senti, bien que j’y aie toujours résisté. Mais quelqu’un qui vous est précieux peut mourir… et vous pouvez rêver dans vos songes que vous êtes dans le ciel avec l’âme envolée, et considérer comme un chagrin de vous réveiller à la vie sur la terre, qui n’est pas cependant plus rude pour vous que quand vous vous étiez endormie. Il m’est pénible aussi de contempler mon rêve, quoique j’aie toujours su que ce n’était qu’un rêve, même lorsqu’il s’offrit à moi pour la première fois ; mais je n’ai pas à accuser la réalité que je retrouve autour de moi. Elle est toujours la même qu’autrefois. Ma sœur, ma douce compagne, qui me rend ce lieu si cher, m’est-elle moins dévouée, Ruth, qu’elle ne me l’eût été si cette vision ne m’eût jamais troublé ? Mon vieil ami John, qui eût pu si aisément me traiter avec froideur et négligence, est-il moins cordial pour moi ? Les gens qui m’entourent sont-ils moins bons pour cela ? Faut-il que mes paroles soient amères, mes regards farouches, et que mon cœur se glace, parce qu’il est tombé sur mon chemin une excellente et belle créature qui, sauf mon égoïste regret de ne pouvoir l’appeler ma femme, pourrait, comme toutes les autres bonnes et belles créatures, me rendre plus heureux et meilleur ? … Non, sœur chérie, non, dit Tom avec force : en me rappelant tous mes motifs de bonheur, j’ose à peine nommer chagrin ce crève-cœur secret ; mais, quelque nom qu’on puisse lui donner, je remercie le ciel de ce que ce sentiment m’a fait plus sensible à l’affection et à l’attachement, et m’a rendu vingt fois plus tendre. Je n’en suis pas moins heureux, Ruth, pas moins heureux ! »

Elle ne pouvait parler, mais elle l’aimait autant qu’il le méritait. Oui, elle l’aimait autant qu’il le méritait.

« Elle dessillera les yeux de Martin, dit Tom avec un éclair d’orgueil, et alors tout sera éclairci ; car, pour elle, je sais bien que rien au monde ne pourra lui faire dire que j’aie trahi son fiancé. Tout s’éclaircira par elle, et il en aura un profond regret. Notre secret, Ruth, nous appartient ; il doit vivre et mourir avec nous. Je ne crois pas que j’eusse jamais pu vous l’avouer, ajouta Tom avec un sourire ; mais combien je suis heureux que vous l’ayez découvert ! … »

Jamais ils n’avaient fait ensemble une promenade aussi agréable que le fut celle de ce soir-là. Tom contait tout à sa sœur avec tant de franchise et de simplicité, il témoignait tant de désir de payer sa tendresse par la plus entière confiance, que le frère et la sœur prolongèrent leur excursion bien au delà de l’heure accoutumée, et restèrent longtemps encore à veiller après leur retour au logis. Lorsqu’ils se séparèrent pour le reste de la nuit, il y avait sur les traits de Tom une expression si calme et si belle, que Ruth ne put se décider à s’enfermer tout de suite, mais que, retournant sur la pointe du pied jusqu’à la porte de la chambre de son frère, elle regarda à l’intérieur et resta sur le seuil jusqu’à ce que Tom la vît ; alors elle l’embrassa de nouveau, puis enfin se retira. Et dans ses prières et dans son sommeil, le vrai moment des fervents souvenirs pour un être aimant, toujours le nom de Tom revenait à sa pensée.

Une fois seul, Tom se mit à méditer sur la découverte de Ruth, et il se demanda avec un profond étonnement comment la jeune fille avait pu deviner cela. « Car, se disait-il, j’avais gardé si soigneusement mon secret ! C’était absurde à moi, c’était inutile, je le vois clairement à présent, puisque la connaissance qu’elle en a me cause un si grand soulagement ; mais enfin, je le lui avais caché avec tant de soin ! Naturellement je la savais intelligente et vive, et c’est pour cela que je me tenais si bien sur mes gardes ; mais je ne me serais jamais, le moins du monde, attendu à cela. Je suis sûr que ça lui est venu comme ça tout d’un coup. En vérité, c’est un exemple bien étrange de pénétration ! … »

Tom ne pouvait pas s’ôter cela de la tête ; il y pensait encore en la posant sur l’oreiller.

« Comme elle tremblait, pensa Tom, passant en revue les plus petites circonstances, comme elle tremblait quand elle commença à me dire qu’elle savait ce secret, et comme son visage était coloré ! Mais c’était naturel, oh ! oui, bien naturel. Cela n’a pas besoin d’explication. »

Tom ne se doutait guère combien c’était naturel. Tom ne se doutait pas qu’il y eût dans le cœur de Ruth, depuis peu de temps, quelque chose qui avait aidé la jeune fille à lire dans le secret de son frère. Ah ! le pauvre Tom ! il n’avait pas compris les chuchotements de la Fontaine du Temple, bien qu’il passât devant chaque jour.

Le lendemain matin, il fallait voir comme Ruth était vive et de bonne humeur à la besogne ; rien que son toc toc matinal à la porte de Tom, et le bruit de ses petits pas, c’était déjà une musique bien agréable pour l’oreille de son frère, quand même Ruth n’aurait pas parlé. Mais elle parla ; elle lui dit qu’il faisait la plus belle matinée qu’elle eût jamais vue : c’était la vérité ; d’ailleurs, ce n’aurait pas été vrai, qu’elle en eût toujours fait une matinée charmante pour lui.

Déjà elle avait apprêté le déjeuner quand il descendit ; déjà le chapeau était tiré du carton pour la promenade matinale, et Ruth avait tant de nouvelles à raconter, que Tom en était tout stupéfait. Il fallait donc qu’elle fût restée sur pied toute la nuit à en faire collection, pour faire plaisir à son frère ! C’était M. Nadgett qui n’était pas encore rentré ; c’était le pain qui avait baissé de deux sous ; c’était le thé qui était deux fois plus fort que le précédent ; c’était le mari de la laitière qui était sorti guéri de l’hôpital ; c’était l’enfant aux cheveux bouclés de la maison d’en face, qui, la veille, avait été perdu durant toute la journée ; c’étaient toutes sortes de confitures que Ruth allait faire avec une ardeur héroïque, et, par bonheur, il y avait dans la maison un chaudron qui se trouvait faire tout juste l’affaire ; elle savait par cœur le dernier livre que Tom avait apporté à la maison, quoique ce fût un livre bien ennuyeux. Enfin, elle en avait tant à dire, que le déjeuner fut achevé avant le chapitre de ses confidences. Alors elle se coiffa de son petit chapeau, serra le thé et le sucre, mit les clefs dans son sac, attacha, comme de coutume, une fleur à la boutonnière de Tom, et se trouva toute prête à l’accompagner, avant même qu’il sût qu’elle avait commencé ses préparatifs. En résumé, comme le dit Tom avec un air de confiance et de persuasion intime qui ressemblait à un défi lancé au genre humain, jamais on n’avait vu semblable petite femme.

Ce n’est pas tout : elle rendait Tom lui-même causeur. Et comment vouliez-vous qu’il lui résistât ? Elle lui faisait des questions si intéressantes, tantôt sur des livres, tantôt sur la date de telle église, tantôt sur les orgues, puis sur le Temple, puis sur mille sortes de choses ! Le fait est qu’elle illuminait le chemin (et le cœur de Tom par la même occasion) d’un tel rayon d’entrain et de gaieté, que le Temple sembla à Tom tout vide et tout désert, quand à la porte il lui fallut se séparer de Ruth.

« L’ami de M. Fips n’est pas arrivé encore aujourd’hui, je suppose, » pensa Tom, tout en gravissant l’escalier.

En effet, il n’était pas encore arrivé, car la porte était close comme à l’ordinaire, et Tom l’ouvrit avec sa clef. Tom avait rangé les livres dans un ordre parfait, raccommodé les pages déchirées, recollé les dos cassés, et substitué des étiquettes neuves à celles qui étaient devenues illisibles. On n’aurait plus reconnu l’appartement, tant il y régnait d’ordre et de propreté. Il éprouva un certain orgueil à contempler les changements dont il avait l’honneur, bien qu’il n’y eût là personne pour les approuver ou les critiquer.

Il était donc occupé pour le moment à tirer une magnifique copie de son brouillon de catalogue ; et, comme il avait suffisamment de temps devant lui, il apportait à ce travail, sur lequel il se concentrait, tout le soin ingénieux, toute l’application qu’autrefois il dépensait sur les cartes ou les plans dans le laboratoire de M. Pecksniff. C’était une vraie merveille de catalogue, car Tom songeait parfois qu’il gagnait trop facilement son argent, et il avait intérieurement résolu de verser sur ce monument bibliographique une partie du superflu de ses loisirs.

Ainsi, Tom s’escrima toute la matinée avec les plumes et la règle, le compas et la gomme élastique, et le crayon et l’encre noire, et l’encre rouge. Cela ne l’empêcha pas de penser beaucoup à Martin et à leur entrevue de la veille, et il se fût senti bien plus à l’aise s’il eût pu se résoudre à s’ouvrir sur ce sujet à son ami John pour lui demander son avis. Mais, outre qu’il savait la bouillante indignation que John en ressentirait, il se dit que son ami assistait Martin en ce moment dans une affaire de la plus haute importance, et que priver ce dernier d’un concours si précieux au milieu d’une telle crise, ce serait lui faire un tort très-grave.

« Je garderai cela pour moi, se dit Tom avec un soupir ; oui, je garderai cela pour moi. »

Et il se remit à la besogne, plus assidûment que jamais, avec les plumes et la règle, le compas et la gomme élastique, et le crayon et l’encre noire, et l’encre rouge, pour tâcher d’oublier.

Il y avait une heure au moins qu’il travaillait sans bouger, quand il entendit retentir le bruit d’un pas dans le couloir d’entrée de la maison.

« Ah ! dit Tom, jetant un regard vers la porte, il n’y a pas longtemps encore cela m’eût causé de la curiosité, et j’eusse attendu avec impatience. Mais c’est bien fini. »

Le pas se fit entendre de nouveau ; on montait l’escalier. Tom compta.

« Trente-six, trente-sept, trente-huit, dit Tom ; maintenant vous allez vous arrêter : personne ne dépasse la trente-huitième marche. »

Celui qui montait s’arrêta en effet, mais seulement pour reprendre haleine ; car le pas recommença à retentir : quarante, quarante-un, quarante-deux, et ainsi de suite.

La porte était ouverte. Comme le pas avançait, Tom tourna de ce côté un regard impatient et curieux. Une figure arrivait sur le palier, et, se présentant au seuil de la porte, s’y arrêtait pour contempler de là Tom Pinch. Celui-ci se dressa sur sa chaise, à demi convaincu qu’il voyait un fantôme.

Le vieux Martin Chuzzlewit ! le même qu’il avait laissé chez M. Pecksniff, faible et caduc !

Le même ! … Oh ! non, ce n’était pas le même homme, car ce vieillard était vigoureux pour son âge, et il s’appuyait sur une canne qu’il tenait d’une main solide, tandis que, par un signe de l’autre main, il invitait Tom à ne pas faire de bruit. Ce visage résolu, cet œil ardent, cette main énergiquement posée sur la canne, cette expression triomphante écrite sur la physionomie du vieillard, tout cela jeta en même temps dans l’âme de Tom une lumière rayonnante qui l’éblouit.

« Vous m’avez longtemps attendu, dit Martin.

– On m’avait annoncé que mon patron arriverait bientôt, dit Tom ; mais…

– Je sais. Vous ignoriez quel il était. Tel avait été mon désir. Je suis heureux qu’on l’ait si bien respecté. Je comptais être auprès de vous beaucoup plus tôt. Je croyais le moment venu. Je m’imaginais ne pouvoir en apprendre davantage, ni surtout en apprendre pis sur cet homme, que je n’en avais appris jusqu’au jour où je vous vis pour la dernière fois. Mais j’étais dans l’erreur. »

Tout en parlant, le vieillard s’était approché de Tom, et il lui prit la main.

« J’ai vécu dans la maison, Pinch, et je l’ai vu là faire auprès de moi le chien couchant à mes pieds durant des jours, des semaines et des mois. Vous le savez, j’ai souffert qu’il me traitât comme son outil, comme son instrument. Vous le savez, vous l’avez vu. J’en ai supporté dix mille fois autant que j’eusse pu en endurer si j’avais été le vieillard décrépit qu’il s’imaginait trouver en moi. Vous le savez. Je l’ai vu offrir son amour à Mary, vous savez cela. Qui peut le savoir mieux que vous, mieux que vous, mon brave et fidèle cœur ? Jour par jour, son âme vile s’est mise à nu devant moi, et pas une seule fois je ne me suis trahi. Jamais je n’eusse pu supporter une telle torture, si je n’avais pas eu devant moi la perspective de ce jour où nous voici enfin arrivés. »

Martin s’arrêta, même au milieu de son discours passionné s’il est permis d’appeler passion la résolution et la fermeté, pour presser de nouveau la main de Tom. Puis il dit avec une grande énergie :

« Fermez la porte, fermez la porte. Il ne tardera pas à me rejoindre, mais il pourrait arriver trop tôt. Le temps, ajouta le vieillard, dont les yeux et tout le visage rayonnaient tandis qu’il parlait, le temps des réparations est venu. Je ne voudrais pas pour des millions de pièces d’or que cet homme allât mourir ou se pendre auparavant. Fermez la porte ! … »

Tom obéit, sachant à peine s’il veillait ou s’il faisait un rêve.