Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/21

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CHAPITRE XXI.

Nouvelles expériences de l’Amérique. — Martin prend un associé et fait une acquisition. — Renseignements sur Éden, d’après le plan ; item sur le lion britannique ; item sur la nature de la sympathie professée et exercée par l’association des Sympathisants réunis pour les toasts à l’eau ; autrement dite : watertoast association.


Le coup appliqué à la porte de M. Pecksniff n’offrait pas, malgré sa vigueur retentissante, la moindre ressemblance avec le bruit d’un train lancé à toute vapeur sur un chemin de fer américain. Il est bon de commencer le présent chapitre par cette déclaration sincère, de peur que le lecteur n’imagine que les rumeurs qui nous étourdissent en ce moment les oreilles ont quelque rapport avec le marteau de la porte de M. Pecksniff ou bien avec la prodigieuse agitation causée par ce tapage et divisée par portions égales entre ce digne homme et M. Pinch.

La maison de M. Pecksniff est à plus de mille lieues d’ici : et cette heureuse histoire se retrouve encore dans la noble compagnie de la Liberté et de la sympathie morale ; elle savoure derechef l’air béni de l’Indépendance ; derechef elle contemple avec une pieuse terreur ce sens moral qui fait qu’on ne rend à César rien de ce qui appartient à César. Derechef elle respire à longs traits cette atmosphère sacrée que respira avant elle l’homme illustre… (Ô noble patriote, père de nombreux disciples !…) l’homme qui rêvait de liberté dans les bras d’une esclave, et qui en s’éveillant vendait sur le marché public les enfants qu’il avait eus de sa maîtresse.

Comme les roues résonnent et crient ! comme le chemin à rail plat s’ébranle, tandis que le train court à grande vitesse ! La locomotive mugit ; on dirait qu’elle est fouettée et tourmentée ainsi qu’un travailleur d’os et de chair, et qu’elle se tord dans l’agonie. Mais ce n’est qu’un rêve : car dans cette république l’acier et le fer sont infiniment plus considérés que la chair et le sang. Si l’œuvre intelligente de l’homme vient à être chargée au delà de sa puissance, elle possède en elle-même les éléments de sa vengeance ; tandis que le misérable mécanisme créé par la main divine, n’offrant pas le même danger, peut être manié, opprimé, brisé au gré du conducteur. Voyez cette machine ! Il en coûte à un homme condamné à payer l’amende et à faire réparation à la loi outragée beaucoup plus de dollars pour avoir, en état d’ivresse, détérioré cette insensible masse de métal, que pour avoir causé la mort de vingt créatures humaines ! Aussi les étoiles du drapeau national projettent leur rayon sur des traces sanglantes, et la Liberté, abaissant son bonnet sur ses yeux, adopte pour sa sœur l’Oppression aux traits hideux.

Le conducteur de la machine du train dont le bruit vient de nous éveiller dès notre entrée en matière, n’était pas certainement préoccupé de pensées de cette nature ; il est même probable qu’il n’en avait d’aucune espèce pour lui troubler le cerveau. Appuyé contre la galerie de la locomotive, les bras et les jambes croisés, il fumait ; et sauf que, de temps en temps, par un grognement aussi court que sa pipe, il approuvait quelque manœuvre adroite de son collègue le chauffeur, qui charmait ses loisirs en jetant du haut du tender des tisons enflammés aux nombreux bestiaux égarés sur la ligne ; le conducteur gardait une telle immobilité, un air d’indifférence si complète que, si la locomotive avait été tout simplement un petit cochon de lait, notre homme n’eût pas vu ses mouvements avec plus d’insouciance. Nonobstant le calme et la parfaite tranquillité d’esprit de ce fonctionnaire, le convoi marchait bon train ; et, comme les rails n’étaient pas parfaitement posés, les cahots et les chocs qu’il produisait dans sa course n’étaient ni rares ni légers.

Trois grands wagons se suivaient, liés les uns aux autres : le wagon des dames, le wagon des messieurs et le wagon des nègres. Ce dernier était peint en noir, comme pour faire mieux comprendre quels hôtes il était destiné à recevoir. Martin et Mark Tapley s’étaient mis dans le premier, qui était le plus commode ; et, comme ce wagon était loin d’être rempli, d’autres gentlemen, qui ne détestaient point la compagnie des dames, s’y étaient également placés. Le maître et le domestique étaient assis côte à côte et entretenaient une conversation animée.

« Ainsi, Mark, dit Martin, le regardant d’un air d’anxiété, ainsi vous êtes satisfait de voir New-York derrière nous ?

— Oui, monsieur, dit Mark ; enchanté.

— Vous n’y étiez donc pas jovial ? demanda Martin.

— Au contraire, monsieur. La plus joyeuse semaine de toute ma vie, je l’ai passée chez Pawkins.

— Que pensez-vous de nos projets ? demanda Martin, d’un ton qui dénotait qu’il y avait déjà quelque temps qu’il suspendait cette question.

— Ils sont magnifiques, monsieur. Quel meilleur nom pour aucun lieu du monde que celui de Vallée d’Éden ? Quel homme pourrait choisir pour se fixer un meilleur endroit que la Vallée d’Éden ?… On m’a dit, ajouta Mark après une pose, qu’il n’y manque pas non plus de serpents : ainsi vous voyez que notre Éden sera complet comme l’autre. »

Bien loin de rester sur cette agréable nouvelle avec la moindre marque d’effroi, Tapley en l’évoquant laissa paraître sur sa physionomie une expression de joie radieuse ; tellement radieuse, qu’un étranger eût pu supposer qu’il avait toute sa vie appelé de ses vœux la société des serpents, et qu’il jetait un vivat d’allégresse en touchant à la réalisation de ses plus ardents désirs.

« Qui vous a dit cela ? demanda rudement Martin.

— Un officier de la milice, dit Mark.

— Que le diable vous emporte, imbécile que vous êtes ! s’écria Martin, riant de bon cœur, en dépit de lui-même. Quel officier de la milice ? il y en a tant : ça pousse ici comme le chiendent dans les champs.

— Oui, c’est vrai ; il y en a autant que d’épouvantails pour les moineaux en Angleterre, monsieur ; et, pour plus de ressemblance, les épouvantails de là-bas sont aussi une espèce de milice, car ils ont comme eux veste et gilet, avec un bâton fourré dedans. Ah ! ah ! ah ! Ne faites pas attention, monsieur ; je ris comme ça de temps à autre. Pas moyen de m’empêcher d’être jovial. Eh bien oui, c’est un des guerriers intimes de la pension Pawkins qui m’a conté la chose. « Si mes informations sont précises, m’a-t-il dit, pas positivement en parlant du nez, mais d’une voix bien enchifrenée tout de même, vous vous rendez à la Vallée d’Éden ? – J’ai entendu parler de ça, lui ai-je répondu. – Oh ! dit-il, s’il vous arrive d’y coucher, n’oubliez pas, jusqu’à ce que la civilisation y ait fait des progrès, de prendre une hache à côté de vous. – Est-ce qu’il y a des puces ? lui ai-je demandé. – Mieux que ça, qu’il dit. – Des vampires ? – Mieux que ça. – Des moustiques peut-être ? – Mieux que tout ça. – Mieux que ça, que je dis. – Il y a des serpents, des serpents à sonnettes ; pourtant vous n’aviez pas non plus tout à fait tort, jeune étranger : on y trouve aussi au beau milieu des chemins des insectes ruminants qui vous croquent très-bien l’homme ; mais n’y faites pas attention, c’est seulement pour vous tenir compagnie, c’est seulement des serpents qui vous donneront du fil à retordre ; chaque fois qu’en vous éveillant vous en apercevrez un tout dressé sur votre lit, en forme de tire-bouchon dont le manche est posé sens dessus dessous sur son train de derrière, coupez-le en deux, car c’est venimeux. »

— Pourquoi ne m’avez-vous pas averti de cela auparavant ? s’écria Martin, dont les traits prirent une expression qui redoubla l’air de gaieté de Mark.

— Je n’y avais ma foi pas songé, monsieur, répondit celui-ci. Cela m’est entré par une oreille et sorti par l’autre. Mais Dieu me pardonne, cet officier-là appartenait sans doute à une autre compagnie d’exploitation, et il n’aura bâti cette histoire que pour nous faire aller dans son Éden à lui, et non dans celui de ses concurrents.

— C’est assez vraisemblable, observa Martin. Tout ce que je puis dire, c’est que je le souhaite de tout mon cœur.

— Je n’en doute pas, monsieur, répliqua Mark, qui était trop occupé lui-même de cette anecdote peu rassurante pour avoir songé à l’effet qu’elle allait produire sur son maître ; car de toute façon il nous faudra y vivre, vous savez, monsieur.

— Vivre ! s’écria Martin. Oui, c’est aisé à dire ; mais s’il nous arrive de ne point nous éveiller quand les serpents à sonnettes s’amuseront à se dresser en tire-bouchon sur nos lits, il ne sera pas aussi aisé de vivre que vous le prétendez.

— La chose est parfaitement exacte, dit une voix si rapprochée qu’elle sembla chatouiller l’oreille de Martin. Cela est affreusement vrai. »

Martin regarda autour de lui ; il trouva qu’un gentleman, assis par derrière, avait avancé sa tête entre lui et Mark en appuyant son menton sur le rebord du dossier de leur petite banquette, et s’amusait à écouter leur conversation. Il avait cet air insouciant et nonchalant que déjà les deux voyageurs avaient remarqué chez la plupart des gentlemen du pays ; ses joues étaient tellement creuses, qu’il fallait qu’il fût toujours à les sucer par dedans ; le soleil, en le brûlant, ne l’avait rendu ni rouge ni brun, mais d’un jaune sale. Il avait des yeux noirs et brillants qu’il tenait à demi fermés, ne regardant absolument que par les coins, et même alors d’une manière qui signifiait en quelque sorte : « Vous ne m’attraperez pas ; vous le voudriez bien, mais il n’y a pas moyen. » Ses bras reposaient négligemment sur ses genoux, tandis qu’il se penchait en avant ; dans le creux de sa main gauche il tenait un morceau de tabac en carotte, comme les paysans anglais y tiennent une tranche de fromage ; dans sa main droite était un couteau. Il se jeta au milieu de la conversation avec aussi peu de cérémonie que s’il eût été particulièrement invité, depuis plusieurs jours, à écouter des deux parts les arguments pour donner son avis ; et quant à la possibilité qu’on se souciât médiocrement de l’honneur de sa connaissance ou de son intervention dans des affaires privées, il ne s’en préoccupa pas plus qu’un ours ou un buffle.

— Cela est affreusement vrai, répéta-t-il, en adressant par condescendance un salut à Martin, comme à un barbare d’étranger. La vermine y grouille, elle y est bien importune. »

Martin ne put s’empêcher de froncer le sourcil, disposé qu’il était peut-être à faire entendre que le gentleman n’était guère moins importun que la susdite vermine. Mais, se rappelant que la sagesse commande d’être romain à Rome, il prit en un moment l’air le plus gracieux possible, et l’honora d’un sourire.

Leur nouvel ami n’ajouta pas un mot pour l’instant ; car il était fort occupé à couper une chique dans son morceau de tabac, et pendant ce temps il sifflotait doucement. Quand il l’eut façonnée à son gré, il prit l’ancienne qu’il posa sur le bord du dossier, entre Mark et Martin, tandis qu’il introduisait la nouvelle dans le creux de sa joue, où elle fit l’effet d’une grosse noix ou plutôt d’une rainette moyenne. Satisfait de l’opération, il piqua de la pointe de son canif la chique émérite, et l’élevant pour la leur faire voir, il dit, du ton d’un homme qui s’y connaissait, qu’elle « était usée à profit. » Alors il la jeta devant lui, mit son couteau dans une poche, son tabac dans l’autre, appuya comme auparavant son menton sur le dossier, et, goûtant le dessin du gilet de Martin, avança la main pour en tâter l’étoffe.

« Comment appelez-vous ceci ? demanda-t-il.

— Sur ma parole, dit Martin, je n’en sais pas le nom.

— Ça coûte un dollar au moins l’aune ?

— Réellement, je n’en sais rien.

— Dans mon pays, dit le gentleman, nous connaissons le prix de nos pro—duits ! … »

Martin n’ayant pas jugé à propos de discuter sur cette question, il y eut un temps d’arrêt.

« Eh bien, reprit le nouvel ami, après les avoir attentivement regardés l’un et l’autre durant ce long silence, comment va la vieille marâtre ? »

M. Tapley, voyant dans cette question une nouvelle version de cette impertinente formule anglaise : « Comment va votre mère ? » l’eût relevée à l’instant même, si Martin ne l’eût prévenu aussitôt.

« Vous entendez par là la vieille patrie ? dit-il.

— Oui, répliqua l’Américain. Comment va-t-elle ? Elle continue, je pense, d’avancer à reculons, comme d’ordinaire ! Très-bien ! Comment va la reine Victoria ?

— Sa santé est excellente, j’imagine, dit Martin.

— La reine Victoria ne sera pas à l’aise dans ses souliers royaux, pas plus tard que demain.

— Je ne comprends pas, dit Martin. De quoi s’agit-il ?

— Vous verrez si elle ne sera pas saisie d’un rude frisson, quand elle apprendra ce qu’on fait de ce côté-ci !

— Je n’en crois rien, dit Martin, j’en ferais le serment. »

Le bizarre gentleman le considéra d’un air de pitié pour son ignorance ou son aveuglement et dit :

« Eh bien ! monsieur, je vous l’affirme : il n’y a pas dans les États-Unis du bon Dieu une locomotive avec son mécanisme brisé qui soit aussi lacérée, aussi hachée, aussi recroquevillée pour jamais dans sa ruine, que ne le sera cette jeune créature, dans sa luxueuse habitation de la Tour de Londres, quand elle lira le second supplément de Watertoast Gazette. »

Plusieurs autres gentlemen avaient quitté leurs places et s’étaient groupés autour des interlocuteurs durant l’entretien qui précède. Ils goûtaient au plus haut point ces dernières paroles. L’un d’eux très-maigre, porteur d’une cravate blanche lâche et flottante, d’un grand gilet blanc et d’une longue redingote noire, crut devoir mettre dans la balance le poids de l’autorité qu’il possédait parmi les assistants.

« Hem ! monsieur La Fayette Kettle, dit-il, en ôtant son chapeau.

— Attention ! attention ! » murmura le groupe.

M. Kettle s’inclina.

« Au nom de cette société, monsieur, et au nom de notre patrie commune, comme au nom de cette cause intéressante de la sympathie sacrée à laquelle nous sommes dévoués, je vous remercie. Je vous remercie, monsieur, au nom des Watertoast Sympathizers ; je vous remercie, monsieur, au nom de Watertoast Gazette ; je vous remercie, monsieur, au nom de la bannière étoilée des grands États-Unis ; je vous remercie pour votre plaidoyer aussi éloquent que catégorique. Et si, monsieur, ajouta l’orateur, touchant Martin du manche de son parapluie afin d’appeler son attention, car Martin écoutait Mark qui lui parlait à voix basse ; si en ce lieu, en ce moment même, je me hasarde à exprimer une opinion qui touche indifféremment au sujet en question, je dirai, monsieur, que le Lion britannique verra ses ongles arrachés par le noble bec de l’Aigle américain, et qu’on lui apprendra à jouer sur la harpe irlandaise et le violon écossais cet air qu’exhalent toutes les conques vides éparses sur les rivages de la verte Colombie ! »

Ici le gentleman maigre se rassit au milieu d’une sensation profonde ; et chacun prit un air très-grave.

« Général Choke, dit M. La Fayette Kettle, vous embrasez mon cœur ; monsieur, vous embrasez mon cœur. Mais le Lion britannique n’est pas sans représentants ici, monsieur ; et j’aimerais assez à entendre sa réponse à vos observations.

— Sur ma parole, s’écria Martin en riant, puisque vous me faites l’honneur de me considérer comme son représentant, je dirai simplement ceci : c’est que jamais je n’ai appris que la reine Victoria lût la gazette… n’importe quoi, et que je ne pense même pas que ce soit probable. »

Le général Choke sourit à l’assemblée et dit, en manière de patiente et bienveillante explication :

« On lui envoie la gazette, monsieur, on la lui envoie par la malle.

— Mais si on l’adresse à la Tour de Londres, répliqua Martin, je crains fort qu’elle ne parvienne pas à sa destination, car la reine ne demeure pas là.

— Messieurs, dit à son tour M. Tapley, affectant la plus grande politesse et regardant les gentlemen avec un sérieux parfait, la reine d’Angleterre demeure d’ordinaire à l’Hôtel des Monnaies pour surveiller les finances. Elle a aussi, en vertu de son poste, un appartement chez le lord-maire, à Mansion-House ; mais elle ne l’occupe que très-rarement, parce que la cheminée du salon a l’inconvénient de fumer.

— Mark, dit Martin, je vous serai infiniment obligé si vous avez la bonté de ne pas nous lancer à la tête vos absurdités, quelque plaisantes qu’elles puissent vous sembler. Je vous faisais simplement observer, messieurs, quoique ce soit, du reste, chose peu importante, que la reine d’Angleterre n’habite point la Tour de Londres.

— Général !… s’écria M. La Fayette Kettle ; vous entendez ?

— Général ! répétèrent plusieurs autres. Général !

— Chut ! silence, je vous prie ! dit le général Choke en agitant la main et parlant avec un calme, une affabilité, une bienveillance des plus touchants. J’ai toujours remarqué, comme une circonstance fort extraordinaire, que j’attribuerai à la nature des institutions britanniques et à la tendance qu’elles ont à supprimer cet esprit de recherche et d’examen si largement répandu jusque dans les forêts vierges de notre vaste continent de l’Océan occidental ; j’ai toujours remarqué, dis-je, que les connaissances des Anglais eux-mêmes sur ces sujets particuliers n’équivalent point à celles que possèdent nos concitoyens intelligents et grands amateurs de voyages. Voici qui est intéressant et qui confirme mon observation : quand vous dites, monsieur, continua-t-il en s’adressant à Martin, que votre reine n’habite pas la Tour de Londres, vous tombez dans une erreur où tombent également ceux mêmes d’entre vos concitoyens dont le mérite et l’honorabilité commandent le plus le respect. Mais vous avez tort, monsieur. Elle doit y habiter…

— Lorsqu’elle est à la cour de Saint-James, interrompit Kettle.

— Lorsqu’elle est à la cour de Saint-James naturellement, répliqua le général, toujours avec la même bienveillance ; car, si elle habitait le château de Windsor, elle ne pourrait être à Londres en même temps. Votre Tour de Londres, monsieur, continua le général, souriant avec la douce conscience de son savoir, est naturellement votre résidence royale. Placée dans le voisinage immédiat de vos parcs, de vos promenades, de vos arcs de triomphe, de votre Opéra et de votre royal Alamcks, cette tour se présente naturellement comme le lieu le plus propre à tenir une cour fastueuse et frivole. Et par conséquent c’est là qu’on tient la cour.

— Avez-vous été en Angleterre ? demanda Martin.

— Par écrit, monsieur, dit le général, jamais autrement. Nous sommes un peuple de lecteurs, monsieur. Vous trouverez chez nous un degré d’instruction qui vous surprendra, monsieur.

— Je n’en doute pas le moins du monde, » répondit Martin.

Mais ici il fut interrompu par M. La Fayette Kettle, qui lui murmura à l’oreille :

« Vous connaissez le général Choke ?

— Non, répondit Martin sur le même ton.

— Mais vous savez qu’on le considère ici comme un…

— Comme un des hommes les plus remarquables de ce pays, n’est-ce pas ? dit Martin, à tout hasard.

— Le fait est certain, répliqua Kettle. Je vois bien que vous avez entendu parler de lui !

— Je crois, dit Martin, s’adressant de nouveau au général, que j’ai le plaisir d’être porteur d’une lettre d’introduction auprès de vous, monsieur. Elle est de M. Bevan, du Massachussets, » ajouta-t-il en lui présentant la lettre.

Le général prit la lettre et la lut avec attention ; de temps en temps il suspendait sa lecture pour regarder les deux étrangers. Après avoir terminé, il s’approcha de Martin, s’assit à côté de lui et lui serra les mains.

« Très-bien ! dit-il ; ainsi vous songez à vous établir à Éden ?

— Cela dépendra de votre opinion et des avis de l’agent, répondit Martin. On m’a appris qu’il n’y a pour moi rien à faire dans les anciennes villes.

— Je puis vous recommander à l’agent, monsieur, dit le général. Je le connais. Moi-même, je suis membre de la Compagnie de colonisation d’Éden. »

Cette nouvelle était grave pour Martin, car son ami avait insisté sur ce que le général n’avait aucun rapport, du moins à ce qu’il croyait, avec aucune compagnie terrienne, et pourrait par conséquent lui fournir des renseignements d’autant plus désintéressés. Le général lui expliqua qu’il n’était entré dans cette compagnie que quelques semaines auparavant, et que depuis ce temps il n’y avait plus eu de rapports entre lui et M. Bevan.

« Nous n’avons que bien peu de choses à risquer, dit Martin d’un ton d’appréhension, quelques livres sterling seulement, c’est tout notre avoir. Or, pensez-vous que, pour un homme de ma profession, ce soit une spéculation qui permette de concevoir des espérances de succès ?

— Comment donc ! dit gravement le général, si cette spéculation n’offrait ni espérance ni avenir, je n’y eusse pas engagé mes dollars, je vous prie de le croire.

— Je ne parle pas des vendeurs, dit Martin ; mais les acheteurs… les acheteurs !…

— Les acheteurs, monsieur ? répéta le général d’un ton tout à fait expressif. Eh bien ! vous arrivez d’un vieux pays, d’un pays, monsieur qui a empilé des veaux d’or aussi haut que Babel, et les a adorés durant des siècles. Nous sommes un pays neuf, monsieur ; nous n’avons pas pour nous l’excuse de nous être abandonnés à des pratiques de décadence pendant le long cours des âges ; nous n’avons pas de faux dieux ; ici, monsieur, l’homme existe et marche dans toute sa dignité. Si ce n’est pas pour cela que nous avons combattu, nous aurions mieux fait de nous tenir tranquilles. Me voici moi, monsieur, ajouta le général, posant droit son parapluie pour en faire le symbole de son individualité (et c’était un parapluie tout délabré, triste caution pour garantir la loyauté de son propriétaire qui le prenait à témoin), me voici moi, monsieur, avec la tête grise et avec un sens moral. Conviendrait-il à mes principes de mettre un capital dans cette spéculation, si je ne pensais qu’elle est toute pleine de bonnes chances et d’espérances pour les autres hommes, mes frères en Dieu ? »

Martin essaya de paraître convaincu, mais cela lui semblait difficile, car il songeait à New-York.

« Pourquoi sont faits les grands États-Unis, monsieur, continua le général, si ce n’est pour la régénération de l’homme ? Mais de votre part il est naturel de prendre de telles informations, car vous arrivez d’Angleterre et vous ne connaissez pas mon pays.

— Alors vous pensez, dit Martin, que, sauf la peine qu’il faut se donner et que nous sommes tout prêts à subir, on peut raisonnablement espérer, et Dieu sait si nous sommes trop ambitieux, un succès raisonnable dans ce pays ?

— Si l’on peut espérer un succès raisonnable à Éden, monsieur !… Mais voyez l’agent, voyez l’agent ; voyez les cartes et les plans, monsieur, et après cela vous partirez ou vous resterez, selon les chances que vous présentera l’établissement. Éden n’en est pas encore réduit à mendier des acquéreurs.

— C’est un endroit terriblement agréable, ce qui ne l’empêche pas d’être en même temps effroyablement salubre ! » dit M. Kettle, se mêlant à la conversation comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

Martin ne voulut pas discuter la validité de semblables témoignages, par la seule raison qu’il éprouvait une secrète méfiance de l’affaire ; il pensa que ce serait peu convenable et peu digne d’un gentleman. Il remercia donc le général de la promesse qu’il lui avait faite de le mettre directement en rapport avec l’agent, et il convint avec lui de voir ce fonctionnaire le lendemain matin. Il pria alors le général de lui apprendre ce que c’était que les Watertoast Sympathizers, dont il avait parlé en s’adressant à M. La Fayette Kettle, et quelles étaient les infortunes auxquelles s’appliquait leur sympathie. Là-dessus le général, prenant son air le plus sérieux, répondit qu’il pourrait parfaitement s’éclairer sur ce point, dès le lendemain même, en assistant à un grand meeting de cette société, qui serait tenu dans la ville vers laquelle on se dirigeait : « Meeting que mes concitoyens m’ont invité à présider, » ajouta le général.

Ils n’atteignirent qu’à une heure avancée de la soirée le terme de leur voyage. Tout près du chemin de fer s’élevait un immense édifice peint en blanc, assez laid pour ressembler à un hôpital ; sur la façade se lisaient ces mots : Hôtel National. Par devant, il y avait une galerie de bois ou véranda. Là, quand le train s’arrêtait, on était tout surpris et presque effrayé d’apercevoir une grande quantité de semelles de bottes ou de souliers perdus dans la fumée de cigares ; du reste, pas d’autre trace de créatures humaines. Cependant, à la longue, apparaissaient quelques têtes et quelques épaules ; en rapprochant ces indices des bottes et des souliers, on arrivait à découvrir que certains locataires de l’hôtel, qui se plaisaient à mettre leurs talons là où les gentlemen des autres pays mettent habituellement leur tête, étaient en train de jouir à leur manière de la fraîcheur de la soirée.

Il y avait dans cet hôtel une grande salle à boire, ainsi qu’une grande salle publique, dans laquelle on apprêtait la table générale pour le souper. On voyait en ce lieu d’interminables escaliers blanchis à la chaux, de longues galeries en haut, en bas, également blanchies à la chaux ; des quantités de petites chambres à coucher blanchies à la chaux ; et à chaque étage une véranda s’étendait sur les quatre faces de la maison, qui formait un grand square de brique avec une mauvaise petite cour au centre, où séchaient quelques serviettes. Ça et là, des gentlemen arrivaient en bâillant, avec leurs mains dans leurs poches ; mais soit dans la maison, soit dehors, partout où une demi-douzaine de personnes étaient réunies, tout dans leur air, leur costume, leur mœurs, leurs manières, leurs habitudes, leur tournure d’esprit et leur conversation, reproduisait exactement M. Jefferson Brick, le colonel Diver, le major Pawkins, le général Choke et M. La Fayette Kettle, toujours, sans cesse, et toujours. Ces gens-là faisaient les mêmes choses, ils disaient les mêmes choses, ils jugeaient toutes choses d’après le même programme, et ils y rapportaient toutes choses. En observant comment ils agissaient et comment ils se comportaient les uns et les autres dans leur mutuelle et charmante compagnie, Martin commença à comprendre parfaitement qu’ils en fussent venus à former ce peuple si sociable, si gai, si aimable, si gracieux, que l’on connaît.

Au bruit d’un gong étourdissant, cette séduisante compagnie arriva par troupes de toutes les parties de la maison à la salle publique, tandis que des boutiques du voisinage accouraient une multitude d’autres convives : car la moitié au moins de la ville, gens mariés ou célibataires, résidait à l’Hôtel National. Le thé, le café, les viandes sèches, la langue, le jambon, la saumure, le gâteau, les rôties, les confitures, le pain et le beurre, tout fut dévoré avec la rapidité et l’avidité habituelles ; puis, comme d’ordinaire, la compagnie s’écoula par degrés, les uns allant à leur bureau, les autres à leur comptoir, et d’autres enfin à la salle à boire. Pour les dames, il y avait une table plus simple, où leurs maris et leurs frères étaient admis si cela leur convenait ; mais du reste, à tous égards, elles s’amusaient exactement comme chez Pawkins.

« Voyons, Mark, mon cher compagnon, dit Martin fermant la porte de sa petite chambre, il nous faut tenir un conseil solennel ; car notre sort sera décidé demain matin. Êtes-vous bien résolu à mettre vos économies dans les risques de l’association ?

- Monsieur, si je n’avais pas été déterminé à tenter l’aventure, répondit Tapley, je ne serais pas venu ici.

- Combien y a-t-il là ? demanda Martin en prenant un petit sac.

- Trente-sept livres dix schellings six pence. C’est du moins ce qu’on m’a dit à la caisse d’épargne ; car jamais je ne les ai comptés. Mais ils s’y connaissent mieux que moi, ajouta Mark avec un mouvement de tête qui exprimait sa confiance sans bornes dans la science et l’arithmétique de cette institution.

- L’argent que nous avons apporté sur nous, dit Martin, est réduit à un peu moins de huit livres sterling. »

M. Tapley sourit et regarda à droite et à gauche, afin que son maître ne supposât point qu’il attachât la moindre importance à ce fait.

« Sur la bague… sa bague, Mark… dit Martin, contemplant tristement son doigt vide.

— Ah !… soupira Tapley ; pardon, monsieur.

— Nous avons obtenu, en espèces anglaises, quatorze livres. Ainsi, même avec cela, votre apport dans le fonds social serait encore de beaucoup le plus considérable des deux. Maintenant, Mark, dit le jeune homme avec son ton d’autrefois, et juste comme s’il eût parlé à Tom Pinch, j’ai songé à un moyen d’en tirer parti pour vous, et même, j’espère, d’élever matériellement votre condition.

— Oh ! monsieur, pas un mot de cela, répliqua Mark. Je n’ai pas besoin de m’élever. Je me trouve bien comme je suis.

— Écoutez-moi donc, dit Martin : la chose est très-importante pour vous, et me causera à moi une vive satisfaction. Mark, je veux que vous soyez mon associé dans l’affaire, un associé au pair. J’y mettrai, comme capital complémentaire, les connaissances et l’habileté que je possède dans ma profession ; et vous toucherez la moitié des profits annuels, aussi longtemps que durera l’association. »

Pauvre Martin ! toujours il bâtissait des châteaux en l’air ; toujours, dans son égoïsme présomptueux, il oubliait tout le reste pour ne penser qu’à ses riches espérances et à ses ardents projets. En ce moment même, il jouissait avec orgueil de la pensée qu’il patronnait Mark et le récompensait magnifiquement !

« J’ignore, monsieur, ce que je dois répondre pour vous remercier, dit Mark d’un ton beaucoup plus grave que son ton habituel, mais d’après un motif tout différent que celui que Martin assigna à ses paroles. Je vous survivrai, monsieur, de mon mieux et jusqu’à la fin. Voilà tout.

— Nous nous entendons parfaitement, mon cher compagnon, dit Martin, qui se leva d’un air de satisfaction personnelle et de condescendance ; désormais nous ne sommes plus maître et valet, mais amis et associés, à notre satisfaction réciproque. Si nous nous déterminons pour Éden, l’affaire commencera aussitôt que nous y serons arrivés. La raison sociale, ajouta Martin qui battait toujours le fer quand il était chaud, la raison sociale sera Chuzzlewit et Tapley.

— Dieu vous bénisse, monsieur ! s’écria Mark ; ne fourrez pas mon nom là dedans. Je ne connais pas les affaires. Il vaudra mieux mettre : et Cie. J’ai quelquefois pensé, dit-il encore en baissant la voix, que j’aimerais assez à connaître une Compagnie… Mais je ne m’attendais guère à en devenir une.

— Vous ferez comme il vous plaira, Mark.

— Merci, monsieur. Si un gentleman de la campagne, tenant auberge ou autrement, venait à avoir besoin de se faire faire un jeu de quilles, je pourrais me charger de cette partie de notre négoce, monsieur.

— Beaucoup mieux qu’aucun architecte des États-Unis, dit Martin. Allez demander une couple de savetiers au sherry : nous boirons au succès de notre raison sociale. »

Ou bien il avait oublié déjà qu’ils n’étaient plus sur le pied de maître et de valet (et souvent depuis il l’oublia), ou bien il considérait cette espèce d’office comme étant du nombre des fonctions générales de : « Et Cie. » Cependant Mark obéit avec son empressement habituel ; et, avant qu’ils se quittassent pour aller se coucher, il fut convenu entre eux qu’ils iraient ensemble le lendemain matin chez l’agent, mais que Martin déciderait lui-même la question d’Éden. Mark n’eut à ses propres yeux, au point de vue même de la jovialité, aucun mérite à faire cette concession : car il savait parfaitement que, de toute manière, la chose finirait par là.

Le lendemain, il se trouva que le général était à la table commune. Après le déjeuner, il ouvrit l’avis de se rendre chez l’agent sans perdre de temps. Les étrangers, qui ne demandaient pas mieux, s’empressèrent d’y consentir : ils partirent donc immédiatement ensemble pour l’office de la colonie d’Éden, lequel était tout au plus à portée de mousquet de l’Hôtel National.

C’était une petite hutte, assez semblable à un bureau de péage. Mais si une grande terre peut tenir quelquefois dans un cornet à dés, pourquoi tout un territoire ne serait-il pas vendu dans une baraque ? Ce n’était, il est vrai, qu’un bureau provisoire ; car les Édeniens était sur le point de faire construire un bâtiment magnifique pour servir de centre à leurs transactions, et déjà même ils en avaient désigné l’emplacement : or, c’est beaucoup en Amérique. La porte des bureaux était toute grande ouverte, et sur le seuil était l’agent. C’était probablement un homme qui allait vite en besogne : car il paraît qu’il n’avait plus rien à faire, occupé qu’il était à se balancer en arrière et en avant sur une chaise à bascule, avec l’une de ses jambes plantée sur l’encadrement de la porte et l’autre repliée sous son corps, comme pour couver son pied.

Cet homme était très-maigre ; il avait un immense chapeau de paille et un habit de drap vert. Vu la chaleur du temps, il était sans cravate, et avait laissé le devant de sa chemise tout ouvert : de sorte que, chaque fois qu’il parlait, on voyait quelque chose remuer et sautiller dans sa gorge, comme les petits marteaux d’un clavecin quand on frappe sur les touches. Peut-être était-ce la Vérité qui faisait un petit effort pour monter à ses lèvres, sans parvenir jamais jusque-là.

Deux yeux gris étaient profondément cachés en embuscade dans la tête de l’agent, mais l’un d’eux était privé de lumière et demeurait tranquille. De ce côté de son visage, il semblait écouter ce que faisait l’autre. Chacun de ses profils offrait donc une expression distincte ; et, quand la partie mouvante de la figure était le plus animée, la partie immobile était dans son état le plus glacial de haute surveillance. On n’avait qu’à passer de l’autre côté pour retourner l’homme comme un gant et lire au vif, dans la mobilité de ses traits, l’esprit de calcul et de sérieuse attention qui faisait le fond de son caractère.

Chacun de ses longs cheveux noirs tombait aussi roide qu’un fil d’archal ; les mèches en désordre descendaient sur ses arcades sourcilières, comme si le coq dont la patte était encore profondément marquée au coin de ses yeux, avait becqueté et lacéré sa chevelure dans une ardeur sauvage, en croyant avoir affaire à quelque oiseau de proie de son espèce.

Tel était l’homme qu’abordèrent les voyageurs et que le général salua du nom de Scadder.

« Tiens ! c’est vous, général, répondit-il ; comment vous portez-vous ?

— Plein d’activité et d’ardeur, monsieur, pour le service de mon pays et la cause de la Sympathie. Voici deux gentlemen qui ont affaire à vous, monsieur Scadder. »

Celui-ci leur donna des poignées de mains ; et il continua à se balancer sur sa chaise à bascule.

« Je pense savoir pour quelle affaire vous avez amené ici ces étrangers, général.

— Fort bien, monsieur ; vous devez vous en douter.

— Général, vous avez la langue trop longue, dit Scadder. Vraiment, vous ne savez pas vous taire, c’est un fait. Vous parlez terriblement bien en public, mais vous ne devriez pas aller si vite de l’avant en affaires.

— Si je comprends votre pensée, dit le général après un instant de réflexion, je veux être pendu !

— Vous savez bien, dit Scadder, que nous ne voulons point vendre les lots au premier acquéreur venu, mais que nous avons décidé de les réserver pour des aristocrates de nature !

— Eh bien ! monsieur, en voici, s’écria le général avec chaleur. En voici !

— En ce cas, c’est bien, répliqua l’agent d’un ton de reproche. Mais vous ne devriez pas pour cela prendre des airs avec moi, général. »

Le général souffla à l’oreille de Martin que Scadder était l’homme le plus franc du monde dans son langage, et qu’il ne voudrait pas pour dix mille dollars lui avoir fait volontairement injure.

« Je remplis mon devoir, et avec tout cela je me fais des ennemis de ceux à qui je ne veux que rendre service, dit Scadder à voix basse en regardant la route et se remettant à se balancer. Ils se fâchent contre moi parce que je ne veux pas vendre trop bon marché leur Éden. Voilà bien la nature humaine ! Très-bien !

— Monsieur Scadder, dit le général, prenant son attitude d’orateur ; monsieur ! voici ma main, et voici mon cœur ! Je vous estime, monsieur, et je vous demande pardon. Ces gentlemen sont de mes amis ; sinon, je ne les eusse pas amenés ici, monsieur ; sachant bien, monsieur, que les lots sont actuellement à trop bon marché. Mais ce sont des amis à moi, monsieur, des amis intimes. »

Cette explication satisfit tellement M. Scadder, que notre homme prit et secoua chaudement la main du général, après s’être, pour cela, levé de sa chaise à bascule. Ensuite il invita les amis intimes du général à le suivre dans son bureau. Quant au général, il fit observer, avec sa bonne grâce habituelle, qu’appartenant à la compagnie, il ne devait se mêler en rien d’une transaction de ce genre. Puis ce fut à son tour de s’emparer de la chaise à bascule et de regarder la perspective, comme un bon samaritain qui attend un voyageur pour lui venir en aide.

« Oh !… » s’écria Martin, dont l’œil se fixa sur un vaste plan qui occupait tout un côté de l’office.

L’office n’avait guère que cela, sauf quelques échantillons géologiques et botaniques, un ou deux registres rouillés, un pupitre grossier et un tabouret.

« Oh !… Qu’est-ce que c’est ?

— Ceci vous représente Éden, dit Scadder, se curant les dents avec une espèce de petite baïonnette qu’il avait fait sortir de son couteau en touchant un ressort.

— Vraiment ? je n’eusse pas cru que ce fût là une ville.

— Vous ne l’eussiez pas cru ?… c’en est pourtant bien une. Et une ville florissante, qui plus est ! Une ville toute d’architecture ! »

Il y avait des banques, des églises, une cathédrale, des marchés, des comptoirs, des hôtels, des magasins, des demeures élégantes, des quais, une bourse, un théâtre, des monuments publics de toute nature, sans oublier les bureaux de la Guêpe d’Éden, journal quotidien ; le tout offert en perspective aux yeux des deux voyageurs.

« Dieu me bénisse ! c’est réellement une ville très-importante ! s’écria Martin en se retournant.

— Certainement, très-importante, dit l’agent.

— Mais, dit Martin, regardant de nouveau les monuments publics, je crains qu’il n’y ait plus rien à faire pour moi.

— Tout n’est pas encore bâti, répondit l’agent ; non, non, tout n’est pas entièrement achevé. »

Ce fut un grand soulagement pour Martin.

« Le marché est-il bâti ? demanda-t-il.

— Ceci ? dit l’agent en piquant de son cure-dent la girouette indiquée au haut du plan. Laissez-moi voir. Non, ceci n’est point bâti.

— Une bonne besogne pour commencer ! n’est-ce pas, Mark ? » murmura Martin en poussant du coude son associé.

Mark, qui avait gardé une contenance impassible et s’était contenté de contempler tour à tour le plan et l’agent, répondit simplement : « Une besogne rare ! »

Un silence profond s’ensuivit. M. Scadder, laissant reposer un peu son cure-dent, se mit à siffler quelques mesures du Yankee-Doodle et à essuyer la poussière qui couvrait le toit du théâtre.

« Je suppose, dit Martin, feignant de regarder de plus près le plan, mais laissant deviner, par le tremblement de sa voix, quelle importance il attachait intérieurement à la réponse, je suppose qu’il y a déjà… plusieurs architectes ?

— Il n’y en a qu’un, dit Scadder.

— Mark, murmura Martin en le tirant par la manche, entendez-vous ?… Mais, reprit-il tout haut, qui donc alors a fait tous ces travaux que nous avons devant les yeux ?

— Comme le sol est très-fertile, peut-être que les monuments poussent spontanément, » dit Mark.

Il était, en disant ces mots, près du mauvais profil de l’agent ; mais Scadder changea aussitôt de place pour pouvoir l’observer de son œil actif et valide.

« Tâtez mes mains, jeune homme, dit-il.

— À quoi bon ? » demanda Mark, cherchant à se soustraire à l’invitation.

Scadder étendit ses mains.

« Sont-elles sales ou propres ? » dit-il.

Au point de vue physique, elles étaient évidemment sales. Mais il était clair que M. Scadder les présentait à l’examen dans un sens figuré, et comme emblème de son caractère moral ; Martin se hâta donc de les déclarer aussi pures que la neige qui voltige encore dans les airs.

« Mark, dit-il avec une certaine impatience, je vous prie de ne pas jeter à tort et à travers des remarques de cette nature, qui, pour être innocentes dans l’intention, n’en sont pas moins déplacées et ne sauraient être agréables aux étrangers. Je suis vraiment très-contrarié.

— De quoi se mêle le Co[1] ? pensa Mark ; le voilà déjà qui met les pieds dans le plat ! Quand il ne devrait être qu’un associé assoupi, un associé qui n’a qu’à s’endormir bien vite et ronfler de tout son cœur… Un Co n’a pas autre chose à faire, à ce que je vois. »

M. Scadder ne disait rien, mais il s’était adossé au plan et il piqua plus de vingt fois le pupitre avec son cure-dent, regardant Mark en même temps comme s’il le poignardait en effigie.

Martin se hasarda enfin à faire observer, d’un ton d’humble prière :

« Vous ne m’avez pas dit qui a accompli tous ces travaux ?

— Ne vous inquiétez pas de savoir qui l’a fait ou ne l’a pas fait, dit l’agent d’un ton bourru. Peu importe comment la chose est arrivée. Peut-être est-ce un homme qui s’est sauvé avec un joli monceau de dollars ; peut-être n’avait-il pas un sou dans sa poche. Peut-être était-ce un farceur ; peut-être un serpent à sonnettes.

— Voilà ce que vous nous valez, Mark !… dit Martin.

— Peut-être, poursuivit l’agent, n’y a-t-il pas de plantes qui croissent à Éden. Non ! peut-être ce pupitre et ce tabouret ne sont-ils pas de bois d’Éden. Non ! peut-être n’y a-t-il pas une masse innombrable de colons qui y soient allés. Non ! peut-être n’existe-t-il pas d’endroit de ce nom dans le territoire des États-Unis. Oh ! non !

— J’espère que vous devez être satisfait du succès de votre plaisanterie, Mark, » dit Martin.

Mais ici et fort à propos intervint le général, qui, de la porte où il était resté, appela Scadder pour l’inviter à fournir à ses amis des détails sur ce petit lot de cinquante acres avec maison y annexée, lequel, après avoir appartenu d’abord à la Compagnie, était dernièrement retombé dans ses mains.

« Général, répondit l’agent, vous avez trop le cœur sur la main. C’est un lot dont le prix pourrait monter. »

Il consulta toutefois ses livres, en grondant il est vrai, et, tenant toujours tourné vers Mark son côté mobile, quelque incommode que fût pour lui-même cette position, il donna à lire aux deux étrangers une feuille qu’il déploya sous leurs yeux. Martin la lut avidement, puis il demanda :

« Maintenant, où est cet endroit sur le plan ?

— Sur le plan ? répéta Scadder.

— Oui. »

Scadder se tourna vers le tableau et réfléchit un moment, comme si, pour répondre au défi, il avait résolu de se montrer exact à cela près de l’épaisseur de l’ombre d’un cheveu. Enfin, après avoir lentement décrit en l’air des cercles avec son cure-dent, comme un pigeon voyageur qu’on vient de lancer, il fit tout à coup un bond vers le plan qu’il perça de part en part, au milieu même du quai.

« C’est ici !… dit-il, laissant vibrer son couteau planté dans le mur. C’est bien ici ! »

Martin lança un regard rayonnant sur son Co., et son Co. vit que le tour était fait.

Le marché ne fut cependant pas conclu aussi facilement qu’on eût pu s’y attendre ; car Scadder était taquin et d’un caractère difficile, et il sema l’affaire d’obstacles inattendus : tantôt invitant les étrangers à y bien songer et à prendre encore une semaine ou même une quinzaine, tantôt aussi leur prédisant qu’ils ne seraient pas contents de l’affaire, et tantôt leur offrant de revenir sur le contrat et de l’annuler, et murmurant de violentes imprécations contre la démence du général. Mais le total de la somme incroyablement minime du prix d’achat (cent cinquante dollars seulement, à peine quelque chose de plus que trente guinées sur le capital apporté par le Co. dans l’association d’architecture) fut payé finalement ; et Martin, dans son ivresse, à l’idée qu’il était désormais propriétaire de terrains dans la florissante ville d’Éden, se sentit grandir tellement, que sa tête était prête à percer le toit de la baraque de l’agent.

« S’il arrivait, dit Scadder en remettant à Martin ses titres contre l’échange de son argent, que l’affaire ne réussît pas, n’en faites point retomber le blâme sur moi.

— Non, non, répondit gaiement le jeune homme, nous ne vous en voudrons pas. Général, venez-vous ?

— Je suis tout à vous, monsieur, dit le général, lui donnant la main avec une cordialité grave, et je souhaite que vous n’ayez qu’à vous féliciter de votre acquisition. Vous voilà maintenant, monsieur, naturalisé citoyen de la plus puissante et de la mieux civilisée des nations qui jamais aient orné le monde ; une nation, monsieur, où l’homme est uni à l’homme par le vaste lien de l’affection réciproque et de la fidélité. Puissiez-vous, monsieur, rester digne de votre patrie d’adoption ! »

Martin le remercia et prit congé de M. Scadder, qui s’était immédiatement réinstallé sur sa chaise à bascule, dès que le général l’eut quittée, et qui avait recommencé à se balancer en avant et en arrière, tout comme si cet exercice hygiénique n’avait jamais souffert d’interruption. Mark se retourna plusieurs fois, tandis qu’il suivait avec ses compagnons le chemin qui menait à l’Hôtel National ; mais en ce moment M. Scadder dirigeait de leur côté son profil inerte, où l’on ne pouvait distinguer qu’une parfaite insensibilité. Quelle étrange différence avec l’autre côté ! M. Scadder n’était pas homme à rire, et jamais il ne riait aux éclats ; cependant chaque sillon de sa patte d’oie et chacune des veines métalliques qui couraient sur cette partie de sa tête se tordaient dans un rire moqueur. La figure complexe de la Mort et de la Dame qu’on voit au haut de la vieille ballade n’était pas plus positivement partagée en deux et n’offrait pas deux parties plus monstrueusement disparates que les deux profils de Zephaniah Scadder.

Le général pressait le pas, car midi sonnait à l’horloge ; c’était l’heure précise où le grand meeting des Watertoast Sympathizers devait avoir lieu dans la salle publique de l’Hôtel National. Désireux d’assister à la démonstration et de juger par ses propres yeux de ce qui allait s’y passer, Martin ne s’éloigna point du général, et, le serrant de plus près encore lorsqu’ils entrèrent dans la salle, il arriva par ce moyen jusqu’à une petite plate-forme qui se trouvait à l’extrémité et qui était composée de plusieurs tables : un fauteuil y avait été disposé pour le général, et M. La Fayette Kettle, en sa qualité de secrétaire, faisait un grand étalage de documents sur papier ministre ; c’étaient sans doute des spécimens d’éloquence braillarde.

« Eh bien, monsieur, dit-il en échangeant une poignée de mains avec Martin, voici un spectacle devant lequel le Lion britannique aura la queue basse entre les jambes et poussera un rugissement lamentable ! »

Martin pensa à part lui qu’il était bien possible que le Lion britannique se trouvât fort dépaysé dans cette ménagerie, mais il garda pour lui cette idée. Alors on vota la prise de possession du fauteuil par le général, sur la motion d’un jeune homme pâle appartenant à l’école de Jefferson Brick, qui partit de là pour prononcer un discours fortement épicé d’allusions aux douceurs de la famille, au foyer domestique et aux chaînes de la tyrannie qu’il fallait briser.

Oh ! comme l’orateur riva son clou au Lion britannique ! L’indignation du jeune et brillant Colombien ne connaissait pas de bornes. S’il avait pu être seulement un de ses ancêtres, dit-il, il vous aurait joliment poivré ce Lion-là ; comme un autre Brute Tamer, il vous l’aurait apprivoisé à coups de fouet, et lui aurait donné une leçon qu’il n’eût pas été tenté d’oublier. « Ça un lion ! s’écria le jeune Colombien, où est-il ? Qui est-il ? Qu’est-il ? Qu’on me le montre. Qu’on me l’amène. Ici, lion ! disait-il dans l’attitude d’un athlète ; viens sur cet autel sacré. Ici ! s’écria le jeune Colombien, prenant dans son illusion les tables à manger qui lui servaient de tribune pour l’autel sacré et le mausolée de ses ancêtres. Ici, sur les cendres de nos pères cimentées par le sang qui fut versé comme de l’eau dans nos plaines natales de Chickabiddy Lick !… Amenez-nous ce Lion ! Seul à seul avec lui, je ne crains pas de le défier. Je dis à ce Lion que, quand la main de la Liberté l’aura saisi par la crinière, on verra bientôt son cadavre rouler devant nous, et pendant ce temps les Aigles de la Grande République poufferont de rire, ha ! ha ! ha ! »

Quand il fut démontré que le Lion ne viendrait pas, et qu’il se tenait prudemment à l’écart, tandis que le jeune Colombien restait debout, les bras croisés, seul dans sa gloire, et que, par conséquent, les Aigles pouvaient sans inconvénient pousser leur rire sauvage sur la crête des montagnes, il s’éleva des applaudissements dont je suis étonné que la violence n’ait pas suffi pour déranger les aiguilles de l’horloge des Horse-Guards, et changer l’heure dans la capitale de l’Angleterre.

« Quel est cet orateur ?… » demanda Martin à M. La Fayette en langage télégraphique.

Le secrétaire écrivit très-gravement quelque chose sur une feuille de papier qu’il roula et fit passer de main en main. C’était une variante de l’ancienne redite : « Un des hommes les plus remarquables peut-être de notre pays. »

Au jeune Colombien succéda un autre orateur non moins éloquent, et qui fit vibrer aussi des ouragans d’applaudissements. Mais ces deux « remarquables » jeunes gens, dans leur exaltation (dont la poésie elle-même ne pourrait donner qu’une faible idée) oublièrent de dire avec qui ou avec quoi sympathisaient les Watertoasters, en d’autres termes pourquoi et comment ils étaient sympathiques. Martin demeura donc longtemps dans des ténèbres aussi épaisses qu’auparavant, jusqu’à ce qu’enfin un rayon de lumière s’offrit à lui par l’organe du secrétaire, qui, en lisant les procès-verbaux des séances précédentes, lui rendit le sujet un peu plus clair. Il apprit alors que la Watertoast Association sympathisait avec un politique irlandais qui, sur certains points, était en dissentiment avec l’Angleterre, et qu’elle agissait de la sorte, sinon parce qu’elle aimait beaucoup l’Irlande, du moins parce qu’elle n’aimait pas du tout l’Angleterre : car elle éprouvait, à l’endroit des Irlandais émigrés, autant de jalousie que de méfiance, et ne les supportait que pour leur activité qui les rendait si utiles, le travail étant infiniment plus méprisé dans la glorieuse république que dans aucun autre lieu du monde. Cette découverte rendit Martin curieux de savoir quels nœuds de sympathie la Watertoast Association avait formée ; il n’eut pas longtemps à attendre : car le général se leva pour donner lecture d’une lettre écrite de sa propre main à l’homme politique d’Irlande.

« Mes amis et concitoyens, dit le général, voici le contenu de cette lettre :

« Monsieur,

« Je m’adresse à vous, au nom de la Watertoast Association des United Sympathizers. Cette association est fondée, monsieur, dans la grande république de l’Amérique ! Aujourd’hui elle retient son souffle et gonfle les veines bleues de son front prêtes à se rompre en contemplant, monsieur, avec une attention fébrile et une ardeur sympathique, vos nobles efforts en faveur de la cause de la Liberté. »

Au nom de la Liberté, et chaque fois que ce nom revenait, tous les sympathiseurs hurlaient de toute la force de leurs poumons avec neuf vivats répétés à neuf reprises et un dixième en sus pour faire le compte rond.

« Au nom de la Liberté, monsieur, de la sainte Liberté, je m’adresse à vous. Au nom de la Liberté, je vous envoie avec cette lettre une contribution pour les fonds de votre Société. Au nom de la Liberté, monsieur, je contemple avec indignation et dégoût cet animal détesté dont la moustache est souillée de sang figé, cet animal dont la basse cruauté et l’ardente convoitise ont toujours été un fléau, un supplice pour le monde. Les visiteurs tout nus de l’île de Crusoë, monsieur ; les femmes éplorées de Pierre Wilkins ; les enfants des broussailles, barbouillés de mûres sauvages ; que dis-je ? jusqu’aux hommes de haute stature, originaires des districts houillers de la Cornouaille, tous portent les traces de la sauvage férocité de ce monstre. Où sont, monsieur, les Cormorans, les Blunderbores, les grands Feefofums cités dans l’histoire ? Tous, oui, tous ont été exterminés par sa main destructive.

« Je fais allusion, monsieur, au Lion britannique.

« Dévoués d’esprit et de corps, de cœur et d’âme, à la Liberté, monsieur, à la Liberté, consolation bénie du limaçon sur la porte de la cave, de l’huître dans son lit d’écaille, de la mite paisible dans sa maison de fromage ; de votre patrie renfermée dans sa ceinture de rochers comme au fond de sa coquille ; nous vous offrons notre sympathie en son nom sans tache. Ô monsieur ! sur notre terre heureuse et chérie, ses feux sacrés brûlent toujours brillants, clairs et sans fumée : une fois qu’ils auront été allumés dans le vôtre, le Lion sera rôti tout entier.

« Je suis, monsieur, au nom de la Liberté, votre ami affectueux et fidèlement sympathique,
« Cyrus CHOKE, 
« Général U. S. M.[2] »

Il advint que, juste au moment où le général commençait à lire cette lettre, le train du chemin de fer arriva, apportant la malle d’Angleterre. On remit au secrétaire un paquet qu’il ouvrit pendant la lecture de l’adresse, et tandis que retentissaient les vivat en l’honneur de la Liberté. Tout troublé à la vue du contenu de ce paquet, il saisit le moment où le général s’asseyait pour s’élancer vers lui et lui mettre dans les mains une lettre avec divers fragments extraits des journaux anglais, sur lesquels, dans un véritable état d’exaltation, il appela son attention immédiate.

Le général, fort échauffé par son œuvre, était précisément en disposition convenable pour subir une influence électrique ; mais il n’eut pas plus tôt pris connaissance de ces documents, qu’il eut la figure bouleversée par la colère, et que la bruyante assemblée, stupéfaite à cette vue, devint en un moment silencieuse.

« Mes amis, cria le général en se levant, mes amis et concitoyens, cet homme nous a trompés.

— Quel homme ?… s’écria-t-on de toutes parts.

— Celui-ci !… dit le gentleman tout essoufflé, en élevant la lettre qu’il venait de lire à haute voix quelques minutes auparavant. Je trouve dans ce document qu’il a été, qu’il est encore, l’avocat de l’émancipation des noirs !… »

S’il y a quelque chose de certain sous le soleil, c’est que ces fils de la Liberté, s’ils avaient tenu là entre eux l’Irlandais, l’eussent, sans pitié, frappé à coups de pistolet, de poignard, tué enfin lâchement et violemment. Le plus téméraire de leurs propres concitoyens n’eût pas engagé ni voulu risquer un brin de paille de fumier sur la vie d’un homme dans une pareille position. Ils déchirèrent la lettre, en jetèrent les fragments en l’air, piétinèrent dessus quand ils furent retombés, hurlèrent, grognèrent, sifflèrent, jusqu’à ce qu’ils fussent exténués.

« Je propose, dit le général, lorsqu’il se fut remis lui-même, que la Watertoast Association des United Sympathizers soit immédiatement dissoute.

— Oui, à bas l’association ! Oui, au diable ! Qu’on n’en parle plus ! brûlons ses archives ! Démolissons la salle ! Détruisons-en le souvenir !

— Mais, dit le général, songez, mes chers concitoyens, aux cotisations que nous possédons. Nous avons des fonds ; que ferons-nous de ces fonds ? »

On décida sur-le-champ qu’une pièce de vaisselle plate serait offerte à certain juge constitutionnel qui, du haut de son siège, avait laissé tomber ce noble principe : « que la canaille blanche pouvait toujours légalement tuer un nègre ; » et qu’une autre pièce d’argenterie, de même valeur, serait présentée à certain patriote qui avait déclaré, du haut de son banc de la législature, « que lui et ses amis croyaient pouvoir pendre, sans forme de procès, tout abolitionniste qui viendrait leur faire visite. » Pour le surplus, il fut entendu qu’il serait consacré à aider l’action de ces lois libérales et égalitaires, selon lesquelles il est infiniment plus criminel et plus dangereux d’enseigner à un nègre la lecture et l’écriture, que de le brûler tout vif en place publique. Tout étant réglé ainsi, le meeting se sépara dans le plus grand désordre.

Et voilà comment finit la Watertoast Sympathy.

Au moment où Martin remontait à sa chambre, son regard fut attiré par la bannière républicaine qui avait été descendue du haut du toit en l’honneur du meeting, et flottait à une fenêtre devant laquelle il passait.

« Fi ! dit-il. Vue à distance, tu fais un assez joli drapeau. Mais il n’y a qu’à s’approcher assez de toi pour regarder le jour au travers et considérer ton tissu, et tu n’es plus qu’un méchant lambeau de bouracan. »


  1. En anglais, Co, compagnie.
  2. De la milice des États-Unis